Chapitre 31

Une visite au magasin Bruneau

Ce mois de mai avait de quoi décourager les plus optimistes avec le thermomètre qui s’obstinait à demeurer autour du point de congélation. Quelques degrés de faible chaleur soulevaient un espoir aussitôt anéanti par plusieurs jours de froid. La neige qui tombait encore dans les campagnes laissait les champs gelés et incultes, sans compter que les glaces sur les rivières les rendaient toujours impropres à la navigation. À peine venaient-elles de disparaître sur le bassin de Chambly. Tout le monde était donc logé à la même enseigne, constatait le marchand Pierre Bruneau. D’ailleurs, il n’avait pas à se plaindre que ses affaires étaient si mauvaises. Les étagères de son magasin n’étaient pas entièrement dégarnies et il avait réussi à se constituer une clientèle fidèle chez les Canadiens de Chambly. Quant à son associé, monsieur Yule, il ne pouvait faire autrement que de se montrer satisfait. Pierre payait son loyer rubis sur l’ongle. Et, vu la pénurie de certaines marchandises, l’Écossais avait même fourni au magasin Bruneau du tabac, de la cassonade et du rhum en quantité, se contentant d’un maigre profit sur la vente; un petit arrangement que le marchand se gardait bien de révéler à ses bien-aimés parents. À titre de principaux bailleurs de fonds, ils avaient suffisamment de soucis.

Par contre, la froidure lui avait joué un mauvais tour. L’hiver dernier, Pierre avait acheté du blé en grande quantité pour l’engranger à Chambly. En avril, il avait engagé le navigateur Hippolithe Maugué pour le transporter jusqu’à Québec sur sa goélette. Mais l’Henriette n’avait jamais pu se rendre à Chambly à cause des glaces et le blé s’était gâté: une perte sèche.

Pourtant, malgré son dépit amoureux, il n’était pas question de quitter Chambly! Il s’était attaché à l’endroit où il s’était fait des amis parmi les notables du village. Jamais, au grand jamais, il ne retournerait à Québec sous la férule de sa chère mère! Même de loin, elle ne pouvait s’empêcher de se mêler de ses affaires: la dernière lettre qu’il venait de recevoir et qu’il lisait en prenant son petit déjeuner en était une éloquente démonstration.

Mon cher fils, écrivait la bonne dame, le Bon Dieu a décidé de nous éprouver en prolongeant un hiver comme jamais vu de mémoire d’homme. Avec cette neige dans les champs, inutile d’ajouter qu’aucun blé n’a encore été semé. Aux premiers jours de mai, la malle de février n’était toujours pas arrivée. Les vaisseaux venant d’Angleterre sont retardés dans le golfe par les glaces, ce qui signifie que les marchandises destinées à Chambly retarderont encore plus. On dit de moi que je radote, mais ne l’avais-je pas prédit? Ce magasin de Chambly est une pure folie et je crains la faillite.

À la lecture de cette dernière phrase, Pierre grinça des dents. «Bien sûr, songea-t-il. À en croire ma mère, je devrais plier bagage et rentrer à Québec la queue entre les jambes.» Il poursuivit: Les petites et Marie-Julie te réclament, elles se plaignent sans cesse de l’absence de leur grand frère bien-aimé. Papineau vient de recevoir une lettre de mademoiselle Boileau. Quelle déception de voir qu’il réussit là où tu as échoué! Et quelle misère pour ta sœur. Elle qui était gaie comme un pinson est devenue distante et s’en tient à la stricte politesse dans ses rapports avec notre pensionnaire.

De nouveau, Pierre grogna. L’entêtement de sa mère relevait du prodige. Elle refusait farouchement de tenir compte de deux faits inéluctables: d’une part, Emmélie était la fiancée de Louis-Joseph Papineau, et d’autre part, sa propre relation avec mademoiselle Boileau était purement amicale. Jamais il ne serait amoureux d’elle. Elle lui inspirait les mêmes sentiments fraternels qu’il éprouvait pour sa sœur Marie-Julie. Son obstination lui faisait penser aux saints mystères: incompréhensible pour le commun des mortels. Papineau retarde son mariage: il affirme qu’il en a plein les bras avec sa maison de la rue Bonsecours à Montréal, et le Parlement à Québec. Il cherche aussi à se faire une clientèle comme avocat, mais il semble que Joseph Bédard, le frère de ton curé, livre une concurrence féroce. Porte-toi bien, veille sur les comptes et prie pour le retour du beau temps.

Ta mère affectionnée,

M. A. Robitaille Bruneau

Pierre poussa un immense soupir d’exaspération. Agacé, il jeta la lettre dans le poêle.

— C’était donc de si mauvaises nouvelles, monsieur? demanda Céleste, en lui retirant son assiette.

— Plutôt déprimantes comme une pluie de novembre, ronchonna Pierre d’un ton morne.

— À c’temps-ci, vaut mieux la pluie que la neige, émit la servante avec philosophie.

Cette réflexion pleine de sagesse dessina un mince sourire sur le visage contrarié du marchand. Il s’entendait bien avec Céleste. La servante tenait son ménage avec un soin méticuleux: le linge était toujours propre, la vaisselle bien lavée et tous les jours, les planchers de bois du logis étaient scrupuleusement balayés et les tapis, dûment secoués. Quant à sa cuisine, qu’il qualifiait d’honnête, il s’en contentait. Pierre savourait surtout le fait d’être chaque jour son propre maître, mais il avait pris l’habitude de réfléchir à voix haute, appréciant le gros bon sens de sa servante; dans sa solitude de célibataire, elle était sa seule compagnie.

— Vot’ mère a une manière bien particulière de vous manifester son affection, elle ne cherche que vot’ bien, monsieur, si je peux me permettre.

— Oh! Je le sais, admit Pierre. Mais pourquoi faut-il qu’elle énonce toujours de si sombres prédictions? Enfin, restons-en là, lâcha-t-il, car il ne tenait pas à s’étendre sur le sujet. J’entends enfin William qui se lève.

William Morin, le commis qui logeait sous les combles, était un cadeau de sa mère: puisqu’il t’en faut un, aussi bien qu’il vienne de Québec et connaisse les usages de notre commerce, avait-elle précisé dans la lettre que lui avait remise le jeune homme de vingt-trois ans arrivé de Québec avec l’air hébété de quelqu’un qui ne sait trop ce qu’il vient faire là. Quant à son expérience, elle n’existait que dans l’esprit de sa mère, s’était-il vite rendu compte. Le garçon n’avait pas inventé la poudre! Pierre l’avait pris en main, l’incitant à couper ses cheveux longs; il lui avait fourni une veste et une culotte convenable, ainsi qu’une chemise de lin et un mouchoir de cou rouge qui faisait la joie du jeune homme. Ce dernier ferait un commis convenable le jour où il apprendrait à se lever tôt!

Il consulta sa montre, mécontent. À cette heure, le magasin aurait dû être ouvert.

— Morin! Tu es encore en retard! Aussitôt la dernière bouchée avalée, file au quai de l’église avec la charrette voir si la goélette de Maugué y est amarrée. La navigation a repris entre Montréal et Chambly.

En attendant les arrivages de Québec, il avait fait affaire avec Austin Cuvillier, un marchand de Montréal qui avait anglicisé son prénom à force de fréquenter les marchands britanniques. Le curieux personnage avait subi de nombreuses faillites avant de créer la Mary C. Cuvillier & Company que son épouse, née Marie-Claire Perrault, administrait pour lui. Pierre n’aimait guère ce couple de marchands ambitieux, sauf qu’ils pouvaient lui livrer des marchandises sèches dans un délai raisonnable. Pierre attendait un arrivage de riz et de macaroni.

Le marchand franchit la porte de communication qu’il avait fait aménager entre les deux logements. Après avoir retiré la barrure de la devanture de la boutique, quelle ne fut pas sa surprise de se retrouver face à une pauvre créature engoncée dans l’embrasure de la porte, grelottant dans un mince manteau. Pierre reconnut la jeune madame Papineau, la nouvelle épouse du maître menuisier honni.

C’était la première fois qu’elle se présentait à son magasin. Le jeune couple avait disparu du village peu après leur mariage, car après son renvoi de chez Salaberry, l’ouvrage s’était fait rare pour le maître menuisier. Ils étaient partis vivre chez le frère d’Antoine qui habitait aux confins de la seigneurie. Pierre avait entendu dire que le menuisier était revenu s’installer au village. La rumeur se confirmait par la présence de cette femme frissonnante qui l’attendait à une heure aussi matinale. Elle espérait sans doute le trouver seul avant que ne se présentent les premiers clients.

— Madame Papineau, entrez donc, la salua-t-il avec ce ton enjoué, propre au commerçant que rien ne peut surprendre.

— Pardonnez mon audace, dit madame Papineau en resserrant sa vêture contre elle tandis que Pierre ranimait le feu. Monsieur Bruneau, tout le monde dans la paroisse vante votre esprit charitable. Je viens faire appel à votre bonté, car j’ai besoin de produits de première nécessité.

— Oh!

Pierre ne savait que dire. Toutefois, les propos directs et francs demandaient réflexion. Cette femme voulait donc qu’il lui fasse crédit. Il n’y avait là rien d’anormal puisque porter la marchandise au compte d’un client était la manière habituelle de faire. Les gens réglaient au mois et dans le cas de certains habitants, cela pouvait aller jusqu’à la Saint-Michel, jour marquant la fin des récoltes. Normalement, il n’aurait eu aucune hésitation à accorder le crédit à l’épouse d’un maître artisan. Toutefois, celle qui se tenait devant lui était la femme d’Antoine Papineau, l’artisan de ses déboires sentimentaux.

— Monsieur, je vous assure que je ne serais jamais venue vous déranger si je n’étais pas certaine de pouvoir vous payer, s’écria la femme devant ses hésitations. Mon mari a retrouvé du travail, il est présentement dans la paroisse de Sainte-Marie à construire une maison pour un de ses nombreux cousins.

Comme Pierre hésitait toujours, madame Papineau ajouta avec un fort accent de sincérité:

— Je vous dois la vérité: mon mari ignore que je suis ici tout comme il ignore que j’attends un enfant. Il est parti depuis deux semaines. Et mon père m’a prié de vous remettre ceci.

Elle lui remit un billet qu’elle gardait serré dans sa main. Pierre le déplia pour lire: Moi, Julien Piedalue, me porte garant du compte de madame Antoine Papineau.

Poussée par la nécessité d’aller travailler ailleurs, son mari l’avait laissée seule au village et presque sans ressource. Quelle humiliation pour une fille Piedalue, une famille qui avait sa fierté! Touché, Pierre décida qu’elle méritait son aide.

— Que vous faut-il, madame? demanda-t-il avec autant de déférence que si elle eût été madame Valade.

Et il tira de sous le comptoir un petit carnet et un crayon de plomb pour noter sa commande:

— J’aurais besoin d’un baril de lard salé, d’un sac de pois, de la farine, du sucre et du sel, ainsi qu’une chopine de mélasse.

— Et où dois-je aller faire porter tout cela?

— Chez nous, tout à fait au bout de la rue du Faubourg.

Les Papineau avaient donc réintégré leur maison, se dit Pierre tandis que la femme ressortait de la boutique. Il espérait qu’elle ait suffisamment de bois pour se chauffer. Probablement que sa propre famille l’avait pourvue de ce côté-là, surtout avec cette froidure qui persistait. Bon! Il avait suffisamment plaint cette femme. Après tout, elle avait choisi d’épouser un opportuniste. Celui-là même qui l’avait contraint de renoncer à l’amour de Marie-Josèphe.

«Marie-Josèphe…» Difficile de chasser de ses pensées celle qu’il avait aimée au premier coup d’œil, sans qu’elle n’ait daigné lui offrir la moindre chance de lui plaire. Emmélie l’avait enjoint à la patience, affirmant que le temps ferait son œuvre. Et de la patience, il en avait à revendre. Il s’était donc jeté à corps perdu dans le travail pour tromper son attente. Une année s’était ainsi écoulée.

Depuis que Marie-Josèphe était de retour au village, à peine l’avait-il aperçue à la grand-messe dominicale. Qu’attendait-il, au juste? Une occasion de la revoir enfin? Son cœur bondissait dès que tintait la clochette de la porte annonçant un client, espérant la voir franchir le seuil de la boutique.

Le bruit d’une charrette attira son attention. William était de retour. Maugué avait bel et bien livré ce matin-là un arrivage en provenance de Québec. Pierre aida son commis à décharger les barils et les caisses de marchandises, puis il s’employa à inscrire les quantités dans son registre. Lorsque l’angélus sonna, il ne pensait plus à Marie-Josèphe.

Les voitures zigzaguaient tant bien que mal entre les cavaliers, les badauds et les charrettes lourdement chargées qui encombraient le chemin pour se rendre au faubourg Saint-Jean-Baptiste. Rien ne pouvait entamer la bonne humeur de ces dames, et Marie-Josèphe se laissa gagner par l’euphorie ambiante. Emmélie avait eu raison d’insister. Sortir et respirer l’air printanier la ravivait, comme une fleur étiolée à qui l’on viendrait de donner à boire.

Une fois dépassé le fort, lorsqu’elles se retrouvèrent devant la boutique, Marie-Josèphe éprouva la curieuse impression d’être brusquement seule. Pourtant, ses amies riaient toujours en se dirigeant vers la porte, curieuses de voir ce qu’elles pouvaient tirer des derniers arrivages de chez Bruneau, comme on le disait déjà familièrement, à croire que le marchand était installé au village depuis les débuts de Chambly en 1665!

— Viens! la pressa Emmélie. Dès que tu seras dans la place, tout ira bien.

Marie-Josèphe avait presque envie de la croire. Elle voyait la boutique du marchand pour la première fois et l’endroit lui parut franchement accueillant, avec son lambris repeint dans une jolie teinte de jaune et sa longue galerie entourée d’une balustrade blanche. Les dames s’engouffrèrent joyeusement dans la porte d’entrée surplombée de l’affiche indiquant: «Magasin général Bruneau».

Marie-Josèphe appréhendait quand même le moment où son regard rencontrerait celui de Pierre Bruneau. Celui-ci étant déjà occupé avec une cliente, elle se tint donc un peu à l’écart, musardant çà et là entre les étalages en détaillant la marchandise. Cette activité lui permit de relâcher la tension.

— Depuis qu’il sait marcher, ce petit coquin court partout, racontait la dame qui était au comptoir. Heureusement, son bonnet est garni d’un bourrelet pour l’empêcher de se blesser.

Tout en bavardant, la cliente disait être à la recherche d’étoffes bonnes à confectionner de petites robes d’enfant pour l’été.

— Voilà madame de Beaumont! murmura Marguerite à madame Bresse.

Marguerite se détourna, outrée d’entendre cette dame – certains prétendaient qu’elle était la maîtresse du notaire Boileau –, faire mention sans équivoque de l’enfant illégitime qui vivait sous son toit.

Madame Bresse partageait son sentiment.

— Si on m’avait dit que je me retrouverais nez à nez avec une femme de mœurs légères, je n’aurais pas mis les pieds ici aujourd’hui, chuchota-t-elle.

Françoise frémissait de crainte depuis qu’elle avait appris que son mari rendait visite à madame de Beaumont. Il avait beau prétendre qu’il s’agissait d’une simple relation d’affaires – la dame était une bienfaitrice des Sœurs grises de Montréal –, il lui était impossible d’avoir confiance en une créature qui avait le pouvoir d’ensorceler les hommes.

De son côté, Marguerite avait fini par se rappeler la première fois qu’elle avait aperçu madame de Beaumont. Alexandre et elle venaient à peine de se marier. Ils étaient à Montréal, à l’hôtel de monsieur Dillon, et cette femme s’était montrée bien familière avec son mari. À l’époque, elle était trop naïve pour comprendre ce que signifiaient le chassé-croisé de regards et le fait qu’Alexandre était mal à l’aise. Aujourd’hui, elle soupçonnait son mari d’avoir eu autrefois une liaison avec cette Beaumont et cette pensée l’indisposait. Son frère Godefroi se rendait pourtant à la maison du chemin Sainte-Thérèse les mardis et les jeudis soir. Qu’importe, elle ne l’aimait pas. Mais comment l’éviter, alors qu’elle saluait Emmélie comme une vieille connaissance?

— Chère mademoiselle Boileau, comment se porte votre mère? Votre frère m’apprenait que sa santé vous cause de grandes inquiétudes.

Marguerite tiqua encore plus. Pourquoi Emmélie s’empressait-elle de lui répondre avec ce qui lui semblait être un excès d’urbanité?

— Vous êtes bien aimable de vous préoccuper de la santé de notre mère. Elle est toujours au bout de son souffle.

— Vous m’en voyez navrée, sympathisa madame de Beaumont.

Pierre, qui attendait la fin des échanges de politesses, n’avait toujours pas vu Marie-Josèphe. Cette dernière examinait, le dos tourné, un assortiment de gants en peau de chevreau ou de coton, de diverses pointures.

— Madame Talham, dit alors la Beaumont en s’adressant à Marguerite avec amabilité, monsieur Bruneau m’assure que vous êtes une experte en matière de tissu. Croyez-vous que cette popeline conviendra pour une petite robe?

Marguerite n’eut d’autre choix que de répondre si elle ne voulait pas paraître discourtoise.

— Tout dépend de l’usage. Pour ma part, je crois qu’une pièce de lin ou d’indienne conviendra mieux pour l’été, suggéra-t-elle, en palpant un rouleau de tissu déposé sur le comptoir.

— Et quelle longueur faudrait-il pour une robe?

— Il y a suffisamment de tissu dans un demi-aune, conseilla Marguerite. Et selon la grandeur de l’enfant, il en faut peut-être moins.

— Cher monsieur Bruneau, faites selon les recommandations de madame Talham, déclara madame de Beaumont, et mettez-moi ce qu’il faut de chacun de ceux-là.

Elle désigna les rouleaux de tissu sortis.

— Laissez-moi aller quérir mon commis, qu’il prépare votre commande, pendant que je m’occupe de ces autres dames.

Pierre disparut quelques instants et Marguerite rejoignit madame Bresse en maugréant, avec la vague impression qu’elle s’était fait avoir par l’enjôleuse.

Pendant tout ce temps, Marie-Josèphe avait largement eu le loisir de se ressaisir. À voir Pierre Bruneau agir dans son environnement habituel et servir aussi aimablement ses clientes, elle était touchée par sa gentillesse. Elle reconnaissait le bon caractère que lui avait vanté plus d’une fois Emmélie. Dire qu’elle avait été presque méchante envers lui! Elle souhaitait maintenant se montrer sous son plus beau jour. Elle réparerait son erreur en lui prouvant qu’elle était différente de la femme qu’il avait connue l’année précédente, et ce, peu importe ce qu’il en coûterait à son orgueil.

Ces réflexions lui donnèrent du courage et lorsque Pierre revint avec son commis, elle surgit devant lui, tout sourire. Il demeura bouche bée. Son crayon de plomb qui lui servait à dresser la liste des marchandises glissa de ses mains et les mots de bienvenue restèrent coincés dans sa gorge tandis que son cœur battait à tout rompre.

— Mademoiselle Bédard! bégaya-t-il. C’est un plaisir pour le magasin Bruneau de vous recevoir.

— Mes amies m’ont entraînée chez vous et j’avoue que je ne le regrette pas.

Il avait une telle manière de la dévisager qu’elle se sentit tout à coup d’humeur badine et se mit à examiner les autres rouleaux de tissu bien rangés dans les larges casiers qui occupaient tout un pan de mur derrière le comptoir de bois: dentelle, fine batiste, linon soyeux, crêpe de soie, coton à chemise, coutil, serge…

— Monsieur Bruneau, je suis impressionnée par vos étalages, apprécia-t-elle dans un grand geste montrant les étagères.

— Je recevrai prochainement des mousselines imprimées, réussit-il à articuler, et de très beaux châles de Hollande, de chez Henderson.

L’atmosphère avait subitement changé dans la boutique et les amies de Marie-Josèphe, de même que madame de Beaumont qui attendait que le commis ait terminé la commande, se retirèrent dans un coin pour échanger des sourires complices.

— Eh bien! chuchota Emmélie avec un air de triomphe. Que dites-vous de ça?

— Que nous irons peut-être aux noces? suggéra Marguerite en riant.

— Ils forment un couple charmant, commenta pour sa part madame de Beaumont. Elle, belle et avenante, et lui, un homme aimable.

— Vous avez sans doute beaucoup d’expérience en la matière, mais ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué, la coupa Françoise, un peu brutalement.

Madame de Beaumont ne pouvait dissimuler sa déception. Ces femmes refusaient de l’admettre dans leur cercle. Le commis ayant ficelé son paquet, elle partit sans dire au revoir.

— Nous n’avons guère été aimables, constata Emmélie.

— Pourquoi faire des manières pour une femme que nous n’inviterons jamais chez nous? dit Marguerite.

— Peut-être, soupira sa cousine, mais ce n’était pas une raison pour se comporter comme des gens sans éducation.

— Marguerite a raison. En attendant, régalons-nous de la scène, proposa Françoise en désignant Marie-Josèphe.

— J’ai besoin d’une cotonnade, monsieur Bruneau, déclarait cette dernière. Pour confectionner une robe d’été, précisa-t-elle, mutine.

— À votre service, mademoiselle Bédard, répondit le marchand, tout en déroulant quelques verges d’indienne imprimée devant la jeune femme.

— Croyez-vous que cette couleur m’ira au teint? demanda-t-elle avec un air espiègle, tout en se drapant de l’étoffe indigo ornée de jolis camaïeux.

— Elle met en valeur la couleur de vos yeux, osa le marchand, devenu aussi rouge que le ventre d’un merle d’Amérique.

Marie-Josèphe lui adressa un immense sourire, ce qui n’arrangea rien. Marguerite décida de le tirer d’embarras et s’approcha pour froisser le tissu entre ses doigts d’experte.

— Excellent choix! La qualité est bonne et monsieur Bruneau a raison, la couleur s’harmonise à merveille avec ta carnation.

— J’en prendrai cinq aunes. Avec un écheveau de fil blanc et un autre de bleu.

Médusée par l’aplomb de Marie-Josèphe, Emmélie lui jeta un coup d’œil en biais pendant que le marchand s’affairait à couper la longueur de tissu et à préparer le paquet. Elle s’amusait de voir son amie étaler l’arsenal de ses charmes comme un éventail qui se déploie. Et Pierre écarquillait des yeux ébahis et ravis, comme s’il la voyait pour la première fois.

De leur côté, Marguerite et Françoise Bresse faisaient mine de ne pas voir le manège de Marie-Josèphe.

— Regardez, madame Bresse, fit Marguerite en désignant une gravure récente épinglée au mur. La mode n’a pas beaucoup changé depuis l’année dernière.

— Ces robes, avec leur haute taille sous la poitrine, ne m’avantagent guère, soupira Françoise en examinant le dessin qui provenait du Lady’s Monthly Museum, une revue anglaise consacrée à la mode féminine. Je présume qu’en temps de guerre, les dames d’Angleterre n’avaient pas le cœur à se préoccuper de toilette. Vivement que la taille des robes retrouve sa place naturelle comme à l’époque de la reine Marie-Antoinette.

— Pour ma part, j’aimerais bien savoir si notre marchand a reçu de nouvelles provisions, enchaîna Emmélie.

— Demandons au commis de nous servir, décréta Marguerite.

Le magasin était rempli de barriques diverses et de caisses de bois, le tout quelque peu pêle-mêle. William s’empressa.

— Mesdames, nous n’avons pas encore reçu toute la marchandise commandée, expliqua-t-il. Monsieur Bruneau s’attend à des livraisons chaque semaine à partir de maintenant, si tout va bien. Pour l’instant, que puis-je vous servir? Nous avons du sucre blanc, ainsi que de la cassonade en pain. Si vous préférez de la mélasse, nous en avons également, de même que de l’excellent tabac de Virginie, du vin de Madère et de la bière en fût, énuméra le jeune homme.

— Je prendrai donc un pain de sucre blanc, une once de muscade et de la mélasse, demanda Emmélie.

— Cela vous fera douze chelins et cinq deniers, mademoiselle Boileau. Je marque la somme au compte de monsieur votre père?

— Non, pas cette fois. J’ai l’argent.

Et joignant le geste à la parole, elle retira quelques pièces du réticule qui pendait à son poignet.

Le commis encaissa l’argent, puis revint à Marguerite qui demanda de la cassonade. Finalement, madame Bresse se décida pour un achat de tabac et une nouvelle paire de gants en coton, les siens ayant été reprisés plus d’une fois.

Pierre finissait d’attacher la ficelle du paquet de Marie-Josèphe, les mains pleines de pouces.

— Je crois que vous avez besoin d’aide. Laissez-moi poser mon doigt sur le nœud, ce sera plus commode pour faire la boucle.

— Vous êtes trop aimable, mademoiselle, la remercia-t-il avec la désagréable impression de suer à grosses gouttes.

Elle reprit son paquet de ses mains avec un étrange sourire.

— Monsieur Bruneau, puisque vous attendez de la nouvelle marchandise, nous reviendrons vous voir bientôt.

— C’est un honneur de vous servir, s’inclina le marchand. Et si vous avez des demandes particulières, n’hésitez pas à m’en faire part.

Elles passèrent la porte et le silence s’installa dans le magasin, laissant Pierre parfaitement confondu. Il avait suffi qu’elle apparaisse pour qu’il redécouvre son amour intact. Il la voyait belle et primesautière, virevoltant entre les paniers de gants et les étagères de tissus, ou penchée sur le comptoir, sérieuse, à examiner la marchandise, puis soudain enjouée, pleine d’audace. En un mot: adorable! Pourtant, ces regards et ces sourires tant de fois espérés et pour lesquels, l’année dernière, il se serait damné le laissaient méfiant. Et si elle se jouait de lui? Cette fois, il n’attendrait pas de s’en remettre au hasard et prendrait lui-même les choses en main.