Sortant de la boutique dans un état de grande excitation, Marie-Josèphe ressentait l’étrange impression de voir Pierre Bruneau pour la première fois. Elle l’avait cru sans caractère, elle le découvrait déterminé, et d’une grande gentillesse. Comme cela devait être bon de vivre auprès de quelqu’un qui refusait de vous bousculer, qui ne pensait qu’à vous être agréable! De même qu’auparavant, elle n’avait jamais vraiment remarqué la douceur de ses yeux gris. Et ses cheveux désordonnés qu’il s’empressait constamment de replacer avec ses doigts… elle avait eu le désir d’y glisser la main!
Elle-même l’avait troublée, elle le sentait. Mais il fallait qu’elle interroge son cœur. Pouvait-elle encore ressentir de l’amour?
Sur le pas de la porte, elle en était là dans ses pensées, oubliant que ses amies l’attendaient.
— Tu viens, Marie-Josèphe? appela Emmélie. Nous avons décidé d’aller voir la maison des Salaberry.
— Quelle bonne idée! approuva avec enthousiasme la sœur du curé. Je leur dois une visite. Dire que Julie a donné naissance à une petite Hermine que je n’ai encore jamais vue…
— Tu as du temps à rattraper, la taquina Marguerite, faisant à la fois allusion au marchand Bruneau et aux amis retrouvés.
Après le scandale du printemps dernier, on pouvait dire qu’Antoine Papineau avait tout de même eu de la chance. Dans sa sainte colère, l’ancien commandant des Voltigeurs avait immédiatement entamé des poursuites judiciaires contre lui. Voyant les frais énormes que cela représentait, monsieur de Rouville s’en était mêlé. Avec l’aide précieuse du notaire Boileau, un compromis acceptable avait été négocié entre les parties et le procès qui devait opposer Salaberry au maître menuisier Antoine Papineau n’eut jamais lieu.
— Ces gens ont fraudé! Ils doivent être traînés en justice, avait d’abord protesté Salaberry, qui n’avait plus décoléré depuis le jour où il avait découvert la supercherie de son maître de chantier.
À tel point qu’il en était devenu malade. Des maux de ventre que des purges successives n’arrivaient pas à soulager. Tous les habitants du manoir de Rouville devaient endurer une atmosphère tendue et la pauvre Julie, qui avait maintenant un deuxième enfant, était à bout de ressources.
— Le menuisier est déjà puni, avait argué René. Sa carrière est fichue! Sans compter, avait-il ajouté d’un air amusé, que vous avez fait confisquer tous ses outils.
— Vous n’avez pas les moyens d’intenter un pareil procès, avait fortement insisté monsieur de Rouville. Et cet homme n’a ni biens ni argent. Vous détenez une obligation signée par son cousin Louis, mais pour réussir à briser le contrat et obtenir un dédommagement, tout l’argent que vous réservez à la construction de votre maison tombera dans les mains de votre avocat. Croyez-vous que le jeu en vaille la chandelle?
Ce dernier argument avait fait fléchir Salaberry, mais ne l’avait pas convaincu. Le notaire était alors intervenu.
— J’irai voir le menuisier, et comptez sur moi pour lui faire comprendre qu’il a intérêt à s’entendre avec vous.
— Ah, oui! avait clamé Salaberry, bouillonnant toujours d’indignation. Et comment vous y prendrez-vous?
— Nous allons faire les comptes. Vous allez demander à un expert d’établir le coût exact des travaux exécutés: charpente et maçonnerie. Ce coût, plus les salaires déjà versés, sera soustrait de l’argent que vous lui avez avancé et comme je suis prêt à parier qu’il a des dettes chez des fournisseurs, vous verrez qu’il acceptera l’arrangement. Et pour finir…
René avait alors échangé un regard de connivence avec monsieur de Rouville.
— Et pour finir? s’était impatienté Salaberry.
— Vous allez vous engager par écrit à lui rendre tous ses outils, et croyez-moi, il sera si heureux d’en reprendre possession qu’il acceptera tout le reste! Vous serez entièrement libre de poursuivre votre construction avec qui et comme bon vous semble.
Ainsi fut fait. Tout se déroula comme l’avait prédit le notaire.
Les accords entre Salaberry et maître Papineau furent conclus de la manière suivante: le marché de construction avait été déclaré nul, comme n’ayant jamais existé. Ce qui se révélait parfaitement irréel puisque Papineau abandonnait un chantier où s’élevait déjà une maison à moitié construite.
Salaberry, au lit et malade, avait demandé à son beau-père de lui rendre le service d’écrire à son avocat pour arrêter les poursuites. Monsieur de Rouville s’était exécuté en joignant à la lettre un billet à ordre destiné à défrayer maître O’Sullivan.
L’aventure malencontreuse définitivement close, Salaberry s’était tourné vers François Valade pour l’inviter à reprendre le chantier abandonné. Ce dernier ne s’était pas fait prier.
— J’en ferai la plus somptueuse demeure de tout le Bas-Canada! avait accepté maître Valade. Et soyez assuré que je tiens toujours mes promesses.
Une simple poignée de main entre le meilleur bâtisseur du pays et le héros de Châteauguay fut largement suffisante pour conclure le marché.
Mais la colère ainsi jugulée ne mourut pas pour autant.
En bordure de la rivière Chambly, surplombant fièrement les rapides au ronronnement apaisant, la demeure s’élevait désormais telle une dame blanche des légendes, belle, gracieuse et élégante entre toutes, avec à chaque étage, une ceinture de galeries surplombées de toits en larmier. N’y manquaient qu’un peu de verdure, un jardin et quelques arbres fruitiers pour rendre l’endroit paradisiaque. Déjà, on venait de loin pour l’admirer. Certains en parlaient comme de la nouvelle merveille du pays.
Les Salaberry n’avaient pas attendu la fin des travaux pour y emménager. Avec leurs deux enfants, ils se sentaient de plus en plus à l’étroit chez les Rouville, sans compter qu’ils nourrissaient le besoin impérieux d’être enfin chez eux. Il y avait bien quelques petits inconvénients, comme le bruit provoqué par les multiples petits travaux à finir qui dérangeait madame de Salaberry. Heureusement, ceux-ci arrivaient enfin à leur terme, et la jeune mère éprouvait un réel soulagement; même si les enfants n’en avaient guère souffert, eux qui jouissaient d’un sommeil de plomb. La maison était grande, mais lorsque son mari était là, on aurait dit que le régiment des Voltigeurs en entier occupait la place. Lorsqu’elle le voyait se diriger vers l’écurie toute neuve pour ordonner qu’on selle son cheval, elle ne protestait pas.
Cet après-midi-là, toute la famille était dehors à admirer leur belle maison et François Valade, venu récupérer les derniers outils, recevait les compliments.
— Enchantés et comblés! s’extasiait Salaberry à maître Valade. Mon épouse et moi ne trouvons plus les mots pour vous exprimer notre satisfaction!
— Nous avons enfin un foyer, soupira Julie, heureuse.
Dans ses bras, la petite Hermine appuyait sa mignonne frimousse de petite noiraude sur l’épaule de sa mère en suçant son pouce.
— Ma mie, j’avoue avoir rarement connu un tel moment de pur bonheur, sinon le jour de nos épousailles. Même la victoire de Châteauguay ne m’a pas donné une joie aussi intense.
— Oh, Charles!
— Et toi, jeune Salaberry, que penses-tu de ta nouvelle maison? demanda l’officier à Alphonse, son jeune fils.
— Que c’est la plus grande de Chambly! répondit avec un imperturbable sérieux le petit bonhomme de trois ans qui apprenait déjà comment flatter son célèbre père.
— Nous avons ici un jeune homme qui s’y connaît déjà! N’est-ce pas, master Valade?
Le maître artisan se tenait un peu à l’écart. Debout, jambes légèrement écartées et mains sur les hanches, coiffé de son éternel chapeau à large bord que tout le monde avait appris à reconnaître sur les chantiers de Chambly, François contemplait la belle demeure. Le grand Leonard de Vinci devait avoir le même air de contentement après avoir peint Mona Lisa.
— Pour ma part, mon colonel, je dois admettre que je n’avais encore jamais rien bâti d’aussi beau, répondit le maître artisan avec émotion. J’aime particulièrement ces galeries qui ornent magnifiquement l’ensemble. Avant de construire les vôtres, je n’en avais même jamais vu de pareilles. Ne reste plus qu’à faire venir Jacques Artaud. Une fois la peinture posée, j’avoue que votre maison aura une allure royale. Et tout le mérite vous en revient.
— Ne soyez pas modeste, Valade! Vous avez sauvé ma maison en reprenant le chantier abandonné.
— C’est vous qui en avez fait les plans, par exemple! Et je me permets d’affirmer que vous possédez un indéniable talent d’architecte.
Venant de Valade, le compliment prenait toute sa valeur. Touché plus qu’il ne voulait le montrer, Salaberry se rengorgea en toussotant.
— Hum! Et vivement le soleil, ajouta-t-il. Car c’est dans la lumière de l’été que s’exprimera toute la beauté de ce crépi blanc dont elle est entièrement recouverte.
Julie se tourna vers le maître artisan:
— Nous donnerons une réception pour pendre la crémaillère, maître Valade. Je tiens à ce que vous y soyez avec votre dame.
— Tout l’honneur sera pour nous. Et je vous jure que ma femme sera folle de joie. Entre-temps, je vous fais mes adieux. Madame de Salaberry, mes hommages! salua-t-il, chapeau à la main avec une petite inclinaison du buste.
Son coffre à outils bien assujetti à la selle, il grimpa sur le cheval qui, d’un pas lent et régulier, reprit le chemin en direction du bassin.
Alphonse avait lâché la main de sa mère pour courir un peu partout.
— Charles, rattrape ce petit diable avant qu’il ne se blesse! Et ramène les enfants à Joseph et à la bonne, je te prie, lui demanda-t-elle en déposant leur fille entre ses bras.
Salaberry s’exécuta volontiers. Il préférait mille fois jouer avec les petits que prendre le thé.
— Je te rejoindrai plus tard, promit-il sans trop de conviction.
Maître Valade venait à peine de quitter les lieux lorsque se rangèrent devant la maison les calèches de ces dames: elles en descendirent aussitôt avec des rires et des bonjours joyeux.
— Splendide! s’émerveilla Marie-Josèphe en posant un pied à terre. Mes amis, votre demeure est une pure merveille! Je brûle d’envie de la visiter, dit-elle, d’une voix suppliante, en joignant les mains.
À la voir, Julie ne put s’empêcher de rire.
— Pourquoi ne pas rester pour le thé? Nous attendons justement madame Stubinger et sa nièce.
Marguerite et madame Bresse s’excusèrent aussitôt.
— Ma famille me réclame, expliqua Marguerite.
— Et comme je suis en quelque sorte le cocher de madame Talham, je dois moi aussi vous abandonner, plaisanta Françoise. Vous leur transmettrez mes salutations. J’aperçois leur voiture qui vient par ici, mais Marguerite et moi prenons une autre direction.
Emmélie aurait bien voulu donner la même excuse; elle ne tenait pas tellement à subir madame de Stubinger et mademoiselle de Labroquerie. Mais sans même la consulter, Marie-Josèphe acceptait l’invitation… Et comme elle aussi voulait assouvir sa curiosité, elle se dit qu’il y avait pire à supporter que l’insignifiance de ces deux dames qui descendaient de voiture.
— Entrez donc! les invita Julie avec un large geste de la main.
Le petit essaim de dames pénétra dans la maison en s’extasiant de «oh» et de «ah» admiratifs aussitôt arrivé dans le grand hall d’entrée qui donnait sur un large couloir menant à l’arrière de la maison. Elles admirèrent la dimension des pièces et leur disposition. De l’entrée, tout de suite à droite, on arrivait dans un vaste salon doté d’un âtre imposant, puis s’enfilait la salle à manger qui donnait à son tour sur un office pourvu d’un monte-plats. À gauche, on pouvait voir la bibliothèque de monsieur de Salaberry avec sa cheminée et ses étagères en noyer. Julie les fit monter à l’étage pour qu’elles puissent admirer, de la rotonde, la superbe vue sur la rivière. Partout, les fenêtres nombreuses laissaient entrer des flots de lumière tandis le bruissement des rapides berçait la maison, comme une douce musique.
Julie les fit installer dans son boudoir avant d’aller donner ses ordres.
— Je ne comprends pas, dit-elle en revenant. Mon frère devait venir nous rejoindre. Anne, avez-vous eu de ses nouvelles?
Emmélie ne s’étonna pas d’une telle demande. Après la fameuse soirée des Rouville, l’année dernière, Ovide avait littéralement fait pleuvoir sur elle des billets amoureux… auxquels jamais elle n’avait répondu. L’avalanche avait pris fin abruptement, puis un jour, elle avait fini par apprendre de Julie que son frère s’intéressait à mademoiselle de Labroquerie. Dire que cette nouvelle l’avait grandement soulagée était peut-être exagéré: Emmélie s’était habituée aux mots d’Ovide qui étaient souvent très amusants. Ils arrivaient même à la consoler des lettres de Papineau qui arrivaient à un rythme irrégulier: ce dernier avait peine à tenir sa promesse de lui écrire tous les jours. Elle se surprit même à penser qu’elle aurait aimé revoir Ovide aujourd’hui.
— Pourtant, s’offusquait au même moment madame Stubinger, le bec pincé, votre frère a écrit un mot à ma nièce lui affirmant qu’il serait là sans faute.
— Ma tante, s’empressa de dire Anne pour excuser son prétendant, il a sans doute été retardé par un quelconque imprévu. Vous savez qu’il s’occupe activement de la milice à la place de son père.
— Vous avez certainement raison, Anne, approuva Julie. Et vous, Emmélie, quelles sont les dernières nouvelles de votre cher Papineau? N’a-t-il pas mentionné dans sa dernière lettre qu’il se rendait prêter main-forte à son père dans sa seigneurie de Petite-Nation?
— En effet, il sera à Chambly en juin.
— Vous devez être folle d’impatience, dit Anne, applaudissant à cette bonne nouvelle.
Longtemps, mademoiselle de Labroquerie avait cru ses espoirs sur le fils Rouville menacés par Emmélie, jusqu’au moment où des fiançailles avec l’orateur de la Chambre avaient été annoncées publiquement. Par la suite, le mariage avait été retardé. Un sujet d’angoisse pour Anne de Labroquerie, fort éprise d’Ovide. Car, tant qu’Emmélie Boileau ne serait pas l’épouse de Louis-Joseph Papineau, et qu’elle-même n’aurait pas la bague au doigt, les jeux étaient loin d’être faits.
Ovide de Rouville habitait une discrète petite maison du faubourg Saint-Jean-Baptiste, légèrement en retrait du chemin du Roi. À l’heure où il était attendu chez sa sœur pour une activité mondaine, il regagnait plutôt un lit en bois d’acajou où une femme, telle une odalisque du sultan de Perse, s’étirait avec volupté sur les draps blancs.
Louise Lukin le gratifia d’un clin d’œil délicieusement concupiscent et contempla sa nudité avec gourmandise. Comme il l’avait soupçonné lorsqu’il avait décidé de la mettre dans son lit, l’épouse du marchand à la triste figure s’était facilement offerte à ses caresses, affamée de plaisirs charnels. Le doigt d’Ovide dessinait la chute de ses reins avant de poser la main sur sa croupe, provoquant une ondulation langoureuse qui raviva son désir.
— Ce n’est tout de même pas ton mari qui t’a appris tout ça?
Coquine, elle l’avait initié aux subtilités de l’art amoureux, demeurant la maîtresse d’un jeu délicieux qu’il avait appris à savourer. Le temps où il culbutait les servantes pour se satisfaire était définitivement clos.
— Mon époux n’a plus aucun goût pour la chose et me croit bêtement dans le même esprit de résignation que lui, répondit-elle, dans un sourire mystérieux.
Il la retourna pour la posséder de nouveau. Elle gémit doucement, mais plutôt que de le laisser faire, elle le fit basculer pour le chevaucher. Il ne protesta pas pour mieux se concentrer sur la montée de sa jouissance. Avec cette femme, toutes les variations du plaisir étaient permises.
Louise finit par se laisser tomber sur le lit, enfin comblée. Au bout d’un moment, elle entreprit de le dévisager avec malice.
— À quoi songes-tu? Ne me cache rien, je le devine quand tes pensées sont ailleurs.
— Anne de Labroquerie. Je songe à l’épouser.
— Hum! De la chair fraîche à savourer à petites bouchées. J’y goûterais volontiers si elle acceptait de se montrer gentille avec moi.
— Toi? Il se mit à rire. Tu es décidément pleine de surprises.
— Qui sait? Peut-être réussirais-je à la convaincre?
— Perverse!
Ovide chercha à imaginer la scène, mais curieusement, ce fut l’image d’Emmélie qui s’imposa, nue dans son lit. Louise eut un regard étrange, jaloux même.
— Qu’as-tu? demanda-t-il, secoué.
— Je t’avertis. Tu peux bien épouser cette oie blanche de Labroquerie si tu veux, je n’en ai cure. Mais si j’apprends que tu couches avec l’autre, je cours chez le docteur Talham pour lui apprendre qui est le véritable père de son fils Melchior.
Il la fixa, intrigué.
— De qui parles-tu?
— Ne me prends pas pour une idiote. Je parle d’Emmélie Boileau. Elle t’obsède.
— Comment le sais-tu?
Sa voix rauque, altérée par leurs ébats, recelait une dose infime d’inquiétude apeurée.
— Comment je sais que tu aimes cette fille? Voyons, mon chéri, j’ai des yeux pour voir.
— Non, pour l’enfant.
Un fin sourire se dessina sur ces lèvres qu’il n’était plus certain de vouloir encore goûter.
— Il suffit de savoir observer. La ressemblance est frappante. C’est son père «tout racopié», comme disent les paysans, c’est-à-dire toi, ajouta-t-elle, en le désignant du doigt, le ton menaçant.
Ce fut plus fort que lui, Ovide fut pris d’un frisson qui n’avait rien à voir avec la volupté.