Salaberry avait ramené le curé au presbytère. Après l’avoir confié à madame Boire, catastrophée de voir arriver son cher pasteur dans un tel état d’abattement, les rabats de sa soutane de travers, il était retourné chez lui.
Jean-Baptiste était assis près du feu, les jambes enveloppées dans un vieux châle, une tasse d’une infusion fumante entre les mains. Grandement soulagée de le trouver assis tranquille, Marie-Josèphe rendit grâce à madame Boire et se retira discrètement, sans qu’il ne s’aperçoive de sa présence.
La servante s’approcha:
— Ma petite, mais dans quel état vous êtes? Courez vite vous changer avant d’attraper la mort! Pendant ce temps, je vous prépare également quelque chose de chaud. Puis vous me raconterez ce qui s’est passé, n’est-ce pas? Je m’inquiète depuis des heures. J’avais peur, vous comprenez… vous étiez seule avec le marchand…
Marie-Josèphe était trempée de la tête au pied, mais c’était madame Boire qui tremblait.
— Le feu est-il allumé dans ma chambre? demanda la jeune femme en coupant court aux jérémiades de la servante, qui opina. Vous seriez aimable d’apporter des serviettes. Je vais me changer.
Un peu plus tard, réchauffée et restaurée, Marie-Josèphe redescendit.
Elle s’avança vers son frère avec le désir de l’entourer de ses bras afin qu’il sache que son affection pour lui demeurait intacte. Mais il la repoussa violemment.
— Perfide! cracha-t-il.
Et comme preuve de ce qu’il avançait, il brandit le beau châle de mousseline offert par Pierre.
Marie-Josèphe blêmit. Que faisait son châle entre les mains de son frère? Elle se rappelait parfaitement l’avoir rangé dans la petite commode de sa chambre. Elle releva la tête. Dans l’embrasure du passage qui menait de la chambre de compagnie vers la cuisine, madame Boire se tordait compulsivement les mains. La jeune femme comprit et demanda, furieuse:
— Qu’avez-vous fait, madame Boire?
— Elle m’a tout raconté, la fustigea Jean-Baptiste. Voilà ce qu’elle a fait! Et elle a bien agi, je suis le maître ici.
— Pardonnez-moi, mademoiselle! gémit la servante. Monsieur le curé m’a demandé si ce marchand était venu. J’ai bien été obligée de dire la vérité.
— Vous n’étiez pas forcée d’aller fouiller dans mes affaires, par exemple, lui reprocha Marie-Josèphe, outrée de ce sans-gêne. Quant à toi, redonne-moi ce châle. C’est un cadeau de mon fiancé.
— Un cadeau! Voilà ce que j’en fais, de ton cadeau.
Il brandit des ciseaux de couture, ceux qu’elle tenait de leur mère et qu’il avait dissimulés dans une manche de sa soutane. Rageur, il entreprit de découper le tissu en morceaux.
— Jean-Baptiste, c’est insensé! Je t’en conjure, reprends-toi… l’implora Marie-Josèphe.
Madame Boire, qui n’était pas fière de son exploit et, surtout, de moins en moins rassurée en voyant faire le curé, voulut intervenir, ne fût-ce que pour se faire pardonner par Marie-Josèphe.
— Arrêtez, monsieur le curé! Vous allez en faire de la charpie.
— J’en ai bien l’intention!
D’un geste brutal, il jeta le châle au sol avant de se dresser sur ses jambes. Il fit basculer la table, renversant la tasse encore pleine, puis attrapa violemment Marie-Josèphe par les poignets.
— Et toi, félonne, comment as-tu pu oser te fiancer dans mon dos? gronda-t-il en la secouant. Me faire ça, à moi, ton frère qui veille sur toi depuis toujours!
— Monsieur le curé! cria la servante. Cessez immédiatement.
— Vous, vous n’avez aucun ordre à me donner!
L’intervention de la servante eut toutefois pour effet qu’il relâcha Marie-Josèphe. Dans la bousculade, le poème de Pierre s’échappa du corsage de la jeune femme. Jean-Baptiste s’en empara aussitôt.
— Qu’est-ce? Des vers! Fera battre mon cœur, d’une amoureuse ardeur, murmura-t-il sans tout lire. Peuh!
Il jeta le feuillet au feu.
— Voilà ce que je fais de tes vers de mirliton! tonna-t-il, le visage plein de rage, au point que la servante prit peur.
— Mon Dieu, aidez-nous! pria cette dernière.
Marie-Josèphe, consternée, retira prestement le feuillet du feu.
— Tu détruis mes affaires, tu brûles mes lettres… Tu te crois tout permis, simplement parce que je me marie?
Sans crier gare, comme pris d’une idée subite, Jean-Baptiste fila en direction de la cuisine et disparut.
— Venez vite, mademoiselle, chuchota alors la servante en poussant Marie-Josèphe vers l’escalier.
Découragée, la jeune femme se dit qu’elle n’avait d’autre choix que de partir chez les Talham en attendant que son frère redevienne lui-même.
— Aidez-moi à faire mon paquet, demanda-t-elle à sa servante.
Dans la chambre, elles emballèrent rapidement quelques affaires dans un baluchon.
— Je regrette ce que j’ai fait, pleurnicha madame Boire.
— Ce n’est guère le temps de nous apitoyer, répondit Marie-Josèphe, qui faisait toujours preuve d’un calme inaltérable. Et vous, venez avec moi. Je ne vous laisse pas seule avec cet enragé.
Soudain, des coups, comme un bruit de bois brisé, se firent entendre.
— Qu’est-ce qui se passe encore? soupira Marie-Josèphe, qui commençait à en avoir assez.
Les deux femmes dévalèrent l’escalier à l’épouvante pour découvrir dans la chambre de compagnie un horrible spectacle.
Le visage déformé par la colère et tenant à deux mains la petite hache qui servait à débiter le bois pour le poêle, le curé frappait à grands coups sur l’armoire de mariage de Marie-Josèphe.
— Jean-Baptiste, arrête! Es-tu devenu fou? clama-t-elle.
Elle chercha à retenir le bras vengeur, mais, déchaîné, son frère poursuivait son œuvre de démolition. Incapable de l’arrêter, Marie-Josèphe ne pouvait que constater le désastre.
— Mon armoire, ma belle armoire éventrée…