Chapitre 37

L’évêque de Québec

Le lendemain de ces événements, monsieur Boileau, troublé, rendit visite à Salaberry, le vainqueur de Châteauguay, devenu le personnage le plus considérable de la paroisse, surtout que monsieur de Rouville vieillissait. L’officier le reçut dans sa belle bibliothèque dont les murs garnis de rayonnages en noyer noir et de livres recouverts de vélin conféraient à la pièce une atmosphère solennelle qui invitait à la réflexion.

— Mademoiselle Bédard a quitté la paroisse, apprit le bourgeois au militaire, stupéfait.

Et il raconta ce qui s’était passé la veille, au presbytère. Il l’avait su par Emmélie. Celle-ci avait été obligée de rassurer Ursule, leur cuisinière, elle-même commotionnée par les faits que lui avait confiés madame Boire.

Monsieur Boileau s’inquiétait. Qu’allait devenir la paroisse avec un pasteur qui faisait preuve d’une pareille inconstance?

— Vos craintes sont fondées, Boileau. Laissez-moi faire…

Dans cette paroisse où même les fraudeurs demeuraient impunis, il réprimait depuis trop longtemps un profond sentiment d’injustice. Vainqueur de Châteauguay, il avait sauvé un pays, mais s’était fait voler sa victoire. Lui, Salaberry, allait remettre de l’ordre à Chambly.

À Mgr Plessis, évêque de Québec,

Monseigneur,

Les notables de cette paroisse s’interrogent sur l’étrange comportement de leur curé, messire Bédard. Hier, dans un accès de folie provoqué par le fait que sa sœur souhaite épouser un homme pourtant tout à fait honorable, il a agi d’une manière scandaleuse, incompatible avec sa fonction de pasteur. Avec pour résultat que mademoiselle Bédard est partie se réfugier chez son frère, l’avocat de Montréal. Les notables et moi tentons de cacher au peuple les agissements du curé, il n’en demeure pas moins qu’on jase! Le porteur de cette lettre vous en donnera tous les détails de vive voix. Vous comprendrez pourquoi j’ai choisi de ne point les mettre par écrit.

Mon intention n’est pas de médire, seulement d’attirer votre bienveillante attention sur la situation du curé de Chambly.

Cet homme généreux est réputé dévoué à ses paroissiens, mais semble désormais dépassé, et ce, de l’avis général. Vous n’êtes pas sans savoir que la présence de nombreux régiments a toujours indisposé messire Bédard. Les soldats catholiques de langue anglaise ne peuvent recevoir convenablement les services de la religion, puisque le curé n’entend pas cette langue. De plus, ses sermons ne réussissent plus à édifier les foules, fidèles reflets de son épuisement. Je vous rappelle à ce sujet ma dernière lettre – restée sans réponse – que je vous adressais l’année dernière à propos de son refus de dénoncer le renégat Bonaparte.

Je compte évidemment sur votre discrétion pour que cette lettre ne soit pas rendue publique, car j’éprouve de l’affection pour le curé de Chambly: c’est lui qui m’a marié. Or, cette paroisse a besoin d’un curé énergique.

J’espère que ma lettre vous trouvera en bonne santé.

Je demeure, monseigneur, votre plus humble et obéissant serviteur,

Charles de Salaberry

Lorsqu’il déposa sa plume, il se sentit mieux. Plus que le sentiment du devoir accompli, quelque chose en lui s’apaisait.

Monseigneur Plessis replia soigneusement la missive pendant que le messager de Salaberry terminait le récit d’une armoire démolie à coups de hache par un homme de Dieu.

— C’est bon, vous pouvez disposer, dit l’évêque en congédiant l’homme.

Cette fois, il hésita avant de faire suivre à cette lettre le même chemin que les autres missives des Salaberry en la jetant au feu. Le père et le fils, avec leurs suppliques et leurs crises de nerfs, l’exaspéraient! Ces gens nés avec un nom à rallonge – le père n’avait-il pas été jusqu’en France, avant la Révolution, pour ramener un «d’Irumberry» à ajouter à son noble patronyme! – s’attendaient à recevoir de la reconnaissance parce que les fils avaient été dans l’armée britannique. Charles de Salaberry – tout héros qu’il soit – n’avait pas encore compris qu’il n’y avait rien à attendre de leurs conquérants. Si le père avait eu l’intelligence de donner à l’Église un de ses trois fils morts au sein des armées anglaises, ce fils serait toujours vivant! Et en plus de quémander des faveurs, les Salaberry se targuaient de donner des ordres à leur évêque.

Lui, Joseph-Octave Plessis, évêque de Québec, issu d’une modeste famille de forgerons, avait très bien compris que les courbettes aux Anglais devaient poursuivre un tout autre but: assurer en terre d’Amérique la survie de la «vraie foi chrétienne», celle de l’Église catholique romaine et apostolique. Ainsi seraient perpétuées les valeurs de leurs ancêtres, découvreurs de cette terre vierge.

Il appela son secrétaire:

— Qu’un messager se tienne prêt à partir pour Halifax, et venez me rejoindre avec vos plumes. Nous allons rappeler messire Pierre-Marie Mignault.