Comme convenu avec leur fils, monsieur et madame Bruneau venaient d’arriver à Chambly. Dans les circonstances, cette visite, prévue depuis longtemps, se révélait providentielle. Céleste, on ne peut plus désolée de voir son cher maître plongé dans l’affliction, appréciait la vigueur de madame Bruneau.
Cette dernière avait dûment questionné la servante, qui s’était empressée de relater tout ce qu’elle savait de l’histoire: l’amour chevaleresque de monsieur Pierre pour la demoiselle Bédard, la balade sur l’eau qui avait provoqué l’ire du curé, et la réaction démesurée de celui-ci.
Depuis le lever du jour, la servante prêtait main-forte à la mère de son patron qui cherchait à ramener son fils sur le plancher des vaches.
— Si vous aviez vu comme moi le curé furibond, vous ne seriez pas là à aligner tranquillement des gants comme vous le faites en ce moment, s’agitait Pierre, plutôt cinglant avec sa mère.
— Aussi bien te servir de tout ce temps libre à ton profit, le rabroua cette dernière, contente, toutefois, de le voir sortir de sa torpeur. Ta fiancée ne s’en portera pas plus mal. Bien au contraire!
Madame Bruneau admirait son étalage.
— Avec ces élégants gants de coton bien en vue, lorsqu’une dame entrera dans la boutique, elle ne pourra s’empêcher de faire la comparaison avec la paire usée qu’elle porte. Elle sera aussitôt prise du désir de s’en procurer une nouvelle.
— C’est vrai! confirma la servante, béate. À force de les voir, moi aussi je meurs d’envie de posséder des gants aussi fins et soyeux, soupira-t-elle.
Madame Bruneau la gratifia d’un regard dubitatif.
— Céleste, il est temps que vous retourniez au logis pour préparer le repas du soir.
Avec une mine défaite, Céleste regagna la cuisine en murmurant:
— Oui, madame…
Madame Bruneau considéra son fils.
Les traits tendus, son visage cerné portait toutes les marques de la fatigue et de l’angoisse des dernières nuits d’insomnie. Cela faisait deux jours que sa fiancée était partie. Le docteur Talham était venu l’informer que Marie-Josèphe était allée chercher refuge chez son frère, l’avocat de Montréal, en lui remettant un billet.
Mon aimé. Je vous en prie, ne vous inquiétez pas pour moi. Le docteur Talham m’a convaincue de partir une quinzaine de jours. Une absence que j’emploierai à faire avancer notre cause. Si mon frère curé nous refuse sa bénédiction, eh bien, nous nous passerons tout simplement de son consentement! Après tout, il n’est pas mon seul frère. Je serai d’abord chez Joseph, à Montréal. Par la suite, j’ai l’intention de me rendre à Trois-Rivières, chez mon frère aîné. Je suis persuadée qu’il nous offrira sa bénédiction «paternelle». Et si Jean-Baptiste persiste dans son entêtement et refuse de nous marier à Chambly, nous en appellerons à l’évêque pour obtenir une dispense et nous nous marierons à Québec.
Est-ce que vos chers parents sont auprès de vous, comme vous me l’aviez mentionné? J’aurais tant aimé faire la connaissance de votre mère… Assurez-les de l’affection d’une future fille…
Quant à vous, mon aimé, rappelez-vous nos baisers, rappelez-vous que je vous aime.
Votre Marie-Josèphe
De bien maigres nouvelles pour un amoureux anxieux. Du moins, il y avait la douceur de lire deux fois les mots «mon aimé» en peu de lignes. Malgré cela, Pierre vivait une attente fiévreuse et douloureuse, une incertitude qui lui coupait l’appétit et le sommeil. Il tournait comme un ours en cage derrière son comptoir, peinant à répondre aux clients qui, sous l’influence du beau temps retrouvé, affluaient à la boutique.
Le beau temps espéré était là, et bien là, contribuant à faire sortir les curieux – et particulièrement les curieuses. Le marchand, quant à lui, était incapable d’apprécier cette douceur réconfortante. Même le calme olympien de sa mère, qui servait les commères, l’exaspérait.
Les dames Bresse et Valade, âmes vertueuses de la paroisse, avaient accouru les premières au magasin, croyant y glaner les dernières nouvelles.
— Mademoiselle Bédard se serait enfuie pour rejoindre un amoureux, affirmait Marie-Amable Valade en jetant un coup d’œil distrait aux paires de gants bien cordées sur le comptoir, sur le ton assuré de quelqu’un qui détient des informations confidentielles.
— Pourtant, le forgeron Wait me disait que notre curé est souffrant, lui opposa madame Bresse. Et je connais suffisamment Marie-Josèphe pour savoir que jamais elle n’aurait abandonné son frère malade.
— Il est vrai que le curé est mal en point, confirma madame Bruneau, tout en présentant la plus jolie paire à madame Bresse. Mais soyez assurées, mesdames, que mademoiselle Bédard n’a pas abandonné son frère, puisqu’il a sa servante auprès de lui et le docteur qui le soigne.
Et devant la mine ahurie de ces dames, elle ajouta:
— Je le sais d’autant plus que mademoiselle Bédard, ma future belle-fille, est à Montréal pour préparer son mariage avec mon fils, poursuivit madame Bruneau. Et vous, madame Valade, que pensez-vous de cette paire-ci? proposa-t-elle avec son affabilité de commerçante.
Ravies d’être parmi les premières à apprendre cette grande nouvelle, les dames repartirent du magasin, chacune pourvue d’une paire de gants neufs et adressant leurs félicitations à monsieur Bruneau et à sa charmante mère.
— Étiez-vous obligée d’annoncer nos fiançailles aux pires commères du village alors que j’ignore quand reviendra Marie-Josèphe et que le curé veut ma tête? dit Pierre. Elles s’empresseront de colporter partout notre mariage. Un crieur à la porte de l’église n’aurait pas mieux fait.
Madame Bruneau soupira devant la naïveté de Pierre, puis sourit malicieusement.
— Justement, mon fils… Comprends donc que plus elles répandront la nouvelle, moins le curé pourra s’opposer à votre union.
Elle posa sa main sur son bras, dans un geste d’affection maternelle.
— Allons, tu devrais faire confiance à ta mère. De même qu’à ta fiancée. Je crois que je vais l’aimer, ta Marie-Josèphe! Elle a plutôt l’air d’avoir du caractère et tu sais que ça, ça me plaît. Et maintenant, peux-tu me dire où est passé ton père? demanda madame Bruneau.
— Je l’ai vu mettre son chapeau tout à l’heure. Il est sans doute parti à pied… Je crois qu’il cherchait monsieur Papineau.
— S’il en est ainsi… répondit-elle, l’air contrarié. S’il te plaît, demande à William d’atteler. Je peux très bien conduire la calèche moi-même. Je serai absente une heure ou deux. J’espère que tu pourras tenir le coup? Il reste à inventorier les nouveaux arrivages et le commis te donnera un coup de main.
— Je sais très bien ce que j’ai à faire! se récria Pierre, irrité.
Sa mère qui donnait des ordres chez lui! C’était surtout son impuissance face aux événements qui l’enrageait, sa Marie-Josèphe partie seule solliciter ses frères pour qu’ils puissent se marier.
Loin d’être troublée par ce mouvement d’humeur, madame Bruneau se félicitait secrètement d’avoir réussi à le secouer un peu. Elle jeta un coup d’œil à la montre qu’elle portait agrafée à sa robe.
— Trois heures de l’après-dîner: c’est une heure parfaite pour me présenter chez monsieur et madame Boileau.
— Qu’allez-vous y faire?
C’était plus fort que lui, Pierre se méfiait des desseins de sa mère.
— Qu’est-ce que tu penses? Je leur dois une visite pour les remercier d’avoir accueilli mon fils au sein de leur famille.
— C’était l’année dernière!
— Justement, je suis en retard dans mes politesses.
Puis, devant le miroir qu’elle-même avait placé dans le magasin afin que les dames puissent faire des essayages, elle coiffa son chapeau avant de prendre la direction de la maison rouge, les rênes bien en mains.
Les gazettes rapportaient qu’il avait neigé dans la paroisse de Sainte-Marie, en Beauce, le premier jour de juin. On craignait même une disette et monsieur Drummond, le gouverneur intérimaire, songeait à interdire toute exportation de grains bons à faire du pain. Pourtant, depuis quelques jours, du moins à Chambly, le beau temps était de retour. Il avait ramené avec lui Louis-Joseph Papineau, et Emmélie se sentait flotter sur un petit nuage moelleux dans un ciel d’été. Son fiancé avait même repris son logement chez les Boileau et elle se réjouissait de le voir tous les jours.
Bien sûr, elle s’attristait du différend entre Marie-Josèphe et son frère curé, mais, persuadée que tout allait bientôt s’arranger, elle ne s’en faisait pas. Son amie lui avait écrit pour lui confier ses plans – elle pouvait donc se consacrer à ses propres amours.
Emmélie et Papineau revenaient d’une promenade au verger où les pommiers fleurissaient enfin! En empruntant le sentier longeant l’allée d’ormes garnis de leurs nouvelles feuilles, ils reconnurent immédiatement la silhouette familière du père d’Emmélie.
— Comment se portent mes arbres? s’informa ce dernier.
— Ils sont magnifiques! s’exclama Louis-Joseph, connaissant tout le soin que le bourgeois portait à son cher verger.
— Par contre, j’ai perdu la moitié de mes abeilles, se désola monsieur Boileau. Les pauvrettes! J’ai eu beau les nourrir de sirop sucré en attendant le retour des fleurs, elles étaient trop affamées. La production de miel sera moindre, cette année. Je perdrai de l’argent, assurément. Bon, trêve de lamentations!
— Tiens, quelqu’un vient par ici, observa Papineau.
— N’est-ce pas mon vieil ami Bruneau que je reconnais là? s’exclama monsieur Boileau, tout heureux de le revoir.
Les deux hommes s’étreignirent tout en échangeant les salutations d’usage.
— Quel plaisir de vous retrouver!
— Entrez donc chez nous saluer ma femme, répondit joyeusement monsieur Boileau. Elle est mieux, ces jours-ci.
— J’ai l’impression que madame mon épouse nous a précédés, constata monsieur Bruneau en reconnaissant la calèche familiale dans la cour. Elle m’avait fait part de son intention de venir vous présenter ses respects.
— Ce sera pour moi une joie de la revoir. Ursule, demanda monsieur Boileau en voyant sa cuisinière, pouvez-vous me dire où sont les dames? Je ne les vois nulle part.
— Madame est dans ses appartements. Elle reçoit! répondit pompeusement la cuisinière.
— Je cours la rejoindre! dit joyeusement Emmélie. Je vous retrouve tout à l’heure, monsieur Papineau.
Et du bout des doigts, elle lui envoya un baiser.
— Qu’à cela ne tienne! Pendant que ces dames placotent, que diriez-vous, messieurs, d’un verre de madère pour saluer le retour du beau temps?
L’aimable invitation fut aisément acceptée.
En dépit de sa santé déclinante, madame Boileau était dans un de ses bons jours. Telle une reine de France, elle recevait dans sa chambre, dans un manteau de lit en velours au brocart défraîchi, mais dont l’ancienne somptuosité faisait encore son effet. Elle se tenait assise, bien adossée à ses oreillers et son traversin, offrant des friandises dont sa visiteuse se délectait avec un plaisir évident.
«Et voici la mère de Pierre et de Marie-Julie-la-chipie», se disait Emmélie, sagement installée sur une chaise droite, un peu à l’écart, prête à répondre à la moindre demande de sa mère, mais laissant toute la place à leur invitée.
— Dans l’état où sont les choses, vous vous doutez bien que je ne puis pour l’instant aller présenter mes respects à messire Bédard, venait de dire madame Bruneau avant d’avaler un délicieux macaron aux amandes et de se lécher les doigts avec une délicatesse étudiée. Ainsi, pouvez-vous confier à une pauvre mère tous les détails de cette histoire ahurissante?
Emmélie retint un sourire. Madame Bruneau était la dernière personne au monde qu’elle qualifierait de «pauvre». En la voyant, elle comprenait le désir qu’avait eu son ami Pierre de mettre plus de soixante lieues entre elle et lui. Une femme dont la belle corporence n’avait d’égale que son énergie hors du commun.
— C’est surtout à mon père qu’il faut demander des détails, puisqu’il y était, intervint Emmélie.
— Je viens chercher une opinion féminine. Comprenez que j’entends louanger mademoiselle Bédard à longueur de journée par mon fils. J’espère qu’il n’y a pas anguille sous roche.
— Nulle anguille, chère madame.
La mère d’Emmélie avait employé ce ton aristocratique dont elle usait parfois avec les demoiselles de Niverville lorsque ces dernières l’agaçaient, particulièrement Thérèse.
— Songez surtout qu’il s’agit de la sœur de notre curé, une jeune femme que je connais depuis l’enfance.
Madame Boileau faisait ainsi comprendre à la ratoureuse qu’elle n’accepterait pas un mot désobligeant sur Marie-Josèphe.
— Justement! Quelle mouche a piqué messire Bédard?
— Qu’entendez-vous par là?
— Eh bien! On m’a confié que dans sa sainte fureur, il aurait démoli un meuble appartenant à sa sœur.
— Comment savez-vous cela?
— Par la servante du curé, bien entendu, qui est venue au magasin pas plus tard qu’hier. Elle s’inquiète de mademoiselle Bédard.
— Il était tout simplement sous le choc d’apprendre que sa sœur allait le quitter, répondit madame Boileau, toujours prête à défendre aussi le curé.
— Rassurez-vous, chère madame, tout finira par s’arranger, proclama monsieur Boileau qui avait entendu la remarque.
Ces messieurs venaient rejoindre les dames.
— Avouez tout de même, Boileau, que l’attitude de messire Bédard est choquante, nota monsieur Bruneau en tirant une chaise. Notre famille est tout ce qu’il y a de respectable et nous sommes prêts à accueillir sa sœur avec joie.
— Surtout que cette demoiselle est sans dot, renchérit son épouse qui avait bien sûr tiré les vers du nez de Pierre.
Elle ne pouvait s’empêcher de songer que ce n’était certes pas le cas d’Emmélie Boileau, dont le père possédait des terres affermées.
— C’est tout de même une Bédard! fit remarquer Papineau qui avisa le plateau de friandises et hésita entre une bouchée de massepain et un morceau de sucre à la crème. La famille est connue et croyez-moi, l’avocat Joseph Bédard gagne bien sa vie. Il accapare toutes les causes et n’en laisse guère aux autres.
Comme pour se venger de ce Bédard qui, en effet, damait le pion à ses collègues, lui le premier, il engouffra le morceau de sucre à la crème, tandis que madame Bruneau, gourmande, choisissait le massepain.
— Pourtant, j’ai entendu dire que l’aîné, qui est aussi votre prédécesseur à la présidence de la Chambre, mon cher Papineau, serait pauvre comme Job, glissa-t-elle avant de porter le morceau à sa bouche.
— Vous croyez? s’étonna monsieur Boileau. Il a pourtant une charge de juge.
— Et des fils au collège… avec tous les frais que cela entraîne… Croyez-moi, nous en savons quelque chose! affirma madame Bruneau. Au moins, mademoiselle Bédard ne semble pas manquer de caractère. Mais saura-t-elle être une bonne épouse pour un commerçant?
— Sur ce point, nous pouvons tous vous rassurer, madame.
La bonne dame considérait que le ballot de médisances qu’on remplissait sur le dos de la sœur du curé – qui n’était même pas là pour se défendre – était suffisamment plein.
— Marie-Josèphe Bédard tenait seule le presbytère jusqu’à tout récemment, lui apprit Emmélie, prête à défendre son amie. Vous imaginez tout ce que cela représente? Son frère pouvait compter sur elle en tout.
— Je n’avais pas pensé à ça, admit alors monsieur Bruneau. Vu sous cet angle, nous pouvons en conclure que notre fils aura une épouse solide pour le seconder.
— Chère mademoiselle Boileau, on m’a dit que vous avez le désir d’ouvrir une école, enchaîna madame Bruneau, finaude. C’est un noble projet, mais que ferez-vous, une fois mariée?
— Je… Je n’y ai pas encore songé, balbutia la jeune femme, prise au dépourvu.
Curieusement, on était passé de Marie-Josèphe à elle-même.
— Qui vous a appris cela? demanda madame Boileau en dardant son invitée d’un regard incisif.
— Mon fils, bien entendu.
— Pourtant, je ne comprends pas de quoi vous parlez, intervint monsieur Boileau, guère au courant des projets d’Emmélie.
— Une école! Quelle école? réagit alors Papineau.
Stupéfait, il dévisageait Emmélie qui baissa les yeux, ne sachant pas quoi répondre.
Madame Bruneau avala un dernier macaron, sortit de son réticule un mouchoir brodé à ses initiales et s’essuya les lèvres.
— Mon ami, dit-elle à son mari, nous avons suffisamment dérangé madame Boileau. Et Pierre a sans doute besoin de notre aide. Vous venez?
Le lendemain, sous un ciel merveilleusement bleu, le verger embaumait d’un parfum subtil et chargé de promesses pour Emmélie et Papineau qui semblait avoir oublié l’incident de la veille, concernant l’école. Emmélie l’entraîna par la main.
— Venez, allons jusqu’au bout du verger pour mieux respirer cet air sain qui nous a tant manqué.
Elle avait retiré sa capote pour marcher, découvrant ses cheveux sombres et laissant les chauds rayons du soleil caresser son visage. Elle serait hâlée comme une sauvagesse, telle sa lointaine ancêtre algonquine Marie Metagougoué. Elle n’en avait cure, elle voulait se libérer de cette froidure qui s’acharnait depuis trop longtemps. La beauté de ce jardin était une invitation au plaisir de vivre. Papineau avait déposé son haut de forme bien à plat sur la branche d’un arbre, prenant soin de ne pas abîmer ni les fleurs ni son couvre-chef. Emmélie s’écria:
— Le premier à la barrière gagne un baiser!
D’abord réticent à faire cette promenade, Papineau, gagné par son enthousiasme, s’élança dans la course joyeuse. Emmélie, entraînée par de longues marches quotidiennes, courait vite. C’est tout juste si Papineau réussit à maintenir une légère avance sur sa compagne. Finalement, ils atteignirent ensemble la clôture qui marquait les limites du verger pour se jeter dans les bras l’un l’autre, les sens échauffés.
— Je meurs d’envie de vous embrasser, s’écria-t-elle, tout juste essoufflée.
Des mèches folles encadraient ses joues délicieusement rosies par l’effort. Elle était belle, amoureuse, irrésistible. Il l’enlaça doucement.
— À votre service, gente demoiselle!
— Si vous saviez à quel point je vous aime, murmura-t-elle entre deux baisers.
Elle avait terriblement envie de se laisser aller, de s’abandonner à leurs gestes d’amour.
Cependant, contre toute attente, Papineau s’éloigna brusquement.
— Emmélie, quelque chose me turlupine depuis hier.
— Quoi donc, mon ami?
— Quel est ce projet d’école dont je n’ai encore jamais entendu en glisser un mot?
— Ne m’en veuillez pas. Vous êtes si occupé par vos hautes fonctions, que je ne trouvais jamais le moment de vous en glisser un mot.
— Pourquoi ne pas me l’avoir écrit?
— Je ne sais pas… J’y pensais surtout lorsque j’étais longtemps sans nouvelles de vous. Et… il me semblait qu’un projet aussi important méritait que nous en discutions à voix haute.
— Certes! Pourtant, madame Bruneau en avait eu vent. Comment expliquez-vous cela?
Son ton s’était durci. Emmélie eut subitement le sentiment d’être dans le box des accusés. Un nœud se forma dans son estomac et, malgré la course, les baisers et le soleil, elle frissonna. Son châle était resté dans la voiture.
— Elle l’a sans doute appris par l’intermédiaire de Pierre devant qui j’ai évoqué, un jour, ce rêve d’avoir une école. Voyez-vous, il me confiait qu’une de ses sœurs souhaitait tenir une petite école de jeunes filles, et…
— Nous sommes fiancés et devrions tout partager, la coupa-t-il. Pourtant, j’ignorais jusqu’à ce jour ce projet. Croyez-vous donc que je ne puisse subvenir à vos besoins?
Ses yeux brillaient de colère.
— Jamais une telle idée ne m’est venue!
— L’épouse de Louis-Joseph Papineau sera suffisamment occupée et pourvue pour ne pas avoir besoin de tenir une école, Emmélie!
Et sur ces mots, il lui tourna le dos pour se diriger d’un pas vif vers la sortie du verger. Stupéfiée, elle le regardait s’éloigner.
— Papineau! appela-t-elle. Ne partez pas!
Elle voulait s’expliquer, s’excuser, lui dire que jamais elle n’avait voulu le vexer. Il finit par se retourner, mais ce fut pour dire:
— Je vous laisse la voiture, je rentre à pied.
L’instant d’après, il avait disparu, la laissant seule au bord de la clôture blanche, le cœur chaviré.
Lorsqu’elle arriva à se ressaisir en se convaincant que ce n’était là qu’une dispute d’amoureux, elle sécha ses larmes pour reprendre la calèche au jardinier étonné.
Le soir, il se fit excuser au souper. Il allait passer la soirée chez ses amis Bruneau. Et le lendemain matin, lorsque Emmélie se leva, un billet l’attendait.
Chère Emmélie,
Pardonnez-moi mon excès d’humeur. Vous ne le méritiez pas. Je suis en route pour Montréal et par la suite, je prendrai le canot qui part de Lachine dans deux jours pour aller à Petite-Nation, la seigneurie de mon père. J’ai besoin de réfléchir. Vous voyez, je suis honnête avec vous. Mais faites-moi savoir les suites de l’imbroglio Bruneau-Bédard. Je crois, comme vous, qu’il y aura des noces prochainement et j’y assisterai à vos côtés.
Votre Papineau
Sec et concis, il y avait à peine dans ces quelques mots un mince espoir pour la consoler.