Chapitre 42

Danses et contredanses

Dans l’atmosphère joyeuse du repas de noces, les assiettes regorgeaient de rôti, de volaille et de cochonnailles. Les convives se voyaient servir des légumes à l’étouffée, des potages; en cette année de disette, l’abondance était pourtant au menu.

— Les cultivateurs de cette région ont été moins éprouvés que les autres, plaida monsieur Bruneau, comme s’il voulait s’excuser de cette profusion.

À titre de père du marié, il avait tenu à offrir un repas de noces digne de ce nom puisque les Bédard en étaient incapables. Il avait dépensé outre mesure, sans inquiétude, se fiant aux bonnes affaires qui feraient tinter les piécettes dans les coffres du magasin de Chambly dans les mois à venir.

— Pour le vin… Eh bien, je connais des marchands anglais qui en font le négoce!

Il avait fait servir un vin de Bordeaux qui coulait à flots, déliant les langues, provoquant les rires, tout en rendant un peu plus mélancoliques les cœurs en rade.

— Ce temps exceptionnel est dû à l’explosion l’année dernière du Tambora, un volcan des Indes néerlandaises, le renseigna alors monsieur Boileau, que les éphémérides météorologiques fascinaient. Les cendres et poussières projetées dans l’atmosphère forment un voile qui empêche le soleil d’être aussi chaud qu’à l’accoutumée. L’Europe est aussi touchée que l’Amérique. Ce qui explique ce temps déréglé, une année pour ainsi dire… sans été.

Emmélie secoua la tête en entendant son père. Pour elle, la froidure qui lui gelait les os avait pour nom Louis-Joseph Papineau, dont les yeux étaient rivés sur Marie-Julie Bruneau, assise à la table des mariés.

Les frères Bédard profitaient de ces rares moments de retrouvailles que leur offrait la noce, sans Pierre-Stanislas qui avait déjà fui, reparti pour Trois-Rivières.

— Nous avons eu droit à Lully, à Rameau, soupira Joseph que la «belle» musique finissait par agacer.

— Cesse donc de te plaindre, rétorqua Jean-Charles le sulpicien en tirant sur sa soutane coincée sous le pied de sa chaise. Tu m’as demandé de composer le programme, j’ai donc engagé les meilleurs musiciens de Montréal. Entends donc la beauté de cette pièce de John Dowland.

— Un Anglais! gronda Jean-Baptiste.

— Les Anglais ont parfois du bon, se justifia le sulpicien.

— Pour ma part, j’espère surtout que nous n’avons encore rien entendu, insista Joseph, et j’attends que tes fameux musiciens, Jean-Charles, nous gratifient de quelques contredanses ou gaillardes endiablées. De la musique de noce, quoi! Les pieds des jeunes gens commencent à les démanger! Sinon, mes chers frères, soyez prévenus. La chanson reprendra ses droits et paillarde elle sera! À faire friser vos oreilles d’abbé…

Et il entama un couplet de La Mariée battue, chanson dans laquelle un bâton fait d’un vert pommier laissait planer un sens équivoque, pour ne pas dire… grivois.

Mon bon vieillard, si vous m’battez, / Je m’en irai au bois jouer / Avec ces gentils écoliers

Ils m’apprendront, j’leur apprendrai, / Le jeu de cartes, aussi de dés, / Le jeu de dames après souper, / Le jeu des nouveaux mariés

Et d’autres convives, contents de voir la noce s’encanailler, de répondre:

Tu n’entends pas l’usage / Qu’il est malaisé / D’être amoureux et sage!

— Veux-tu te taire, malheureux! s’indigna Jean-Baptiste.

Devant l’air également ahuri et scandalisé de ses deux frères en soutane, Joseph se mit à rire de sa plaisanterie à s’en tenir les côtes, provoquant l’hilarité générale et un afflux de regards pleins de sous-entendus malicieux.

— Peste! lança l’avocat, en guise d’excuse, tout en essuyant quelques larmes tant il riait. C’est un mariage, et non pas la grand-messe de Pâques! Vois donc, Jean-Baptiste, ce que fait ton ami Talham?

Au grand soulagement des ecclésiastiques qui redoutaient d’entendre le répertoire licencieux de leur frère l’avocat, Alexandre Talham s’activait à de mystérieux préparatifs, demandant aux gens de l’auberge de repousser quelques tables.

— Il n’est plus jeune, mais il a hâte de danser, commenta Joseph dont les épaules tressautaient encore de rire, sans égard aux petits coups d’éventail dont le gratifiait sa femme pour le calmer.

La chanson de l’avocat Bédard fut reléguée aux limbes quand, sous les acclamations, le docteur brandit son violon et que derrière lui, son fils Melchior faisait de même dans une courbette exagérée.

Pour l’occasion, le jeune Talham avait eu droit à son premier habit et arborait fièrement un gilet jaune. Dans l’une des poches extérieures de ses basques, Melchior avait même laissé dépasser largement son mouchoir, imitant en cela les jeunes hommes à la mode, et il portait autour de sa taille sa longue ceinture flammée. Il était si élégant qu’on aurait donné au collégien seize ans, plutôt que quatorze.

— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, s’il vous plaît, je sollicite un moment d’attention, disait le docteur, violon à la main.

Marguerite se leva pour se joindre à eux, ce qui suscita de petits applaudissements, applaudissements qui redoublèrent lorsqu’on vit madame Bresse s’approcher… avec sa mandoline. Des «oh!» et des «ah!» fusèrent joyeusement.

Peu après que les Talham eurent formé le projet de faire un numéro de musique en l’honneur des mariés, madame Bresse l’avait découvert par un miracle connu d’elle seule, car le secret avait été bien gardé. Elle s’était présentée un beau matin avec la mandoline dans son étui, pleine d’enthousiasme. L’instrument apportait beaucoup de gaîté à l’air ancien qu’ils allaient jouer. C’était si beau, la mandoline!

Emmélie, qui était aussi dans le secret du petit numéro musical qui s’en venait, n’était surtout pas en état d’écouter une pavane amoureuse. Elle voyait avec angoisse Marguerite qui s’installait, souriante, et les musiciens qui prenaient place, attendant le signal d’Alexandre qui agirait comme chef d’orchestre et y allait d’un boniment d’ouverture:

— Chers mariés, ma famille et moi avons secrètement mis au point ce petit numéro en votre honneur et nous vous demandons de vous avancer pour cette danse que nous vous offrons. Il s’agit d’une pavane ancienne que me chantait ma mère, jadis, en Normandie, expliqua-t-il avec un brin de nostalgie dans la voix. Elle est de Thoinot Arbeau, un compositeur contemporain du roi Henri III. Je vous invite à prendre place.

Quelques notes fusèrent et les danseurs s’ébranlèrent. La voix de mezzo-soprano de Marguerite s’éleva, superbe:

Belle qui tiens ma vie, captive dans tes yeux / Qui m’as l’âme ravie, d’un souris gracieux / Viens tôt me secourir, ou me faudra mourir.

C’en était trop pour Emmélie.

— Venez! ordonna-t-elle à Louis-Joseph Papineau qui battait déjà la mesure et voulait l’entraîner dans la danse.

— Cet air est très joli, je voudrais l’écouter, protesta-t-il.

— Moi, je n’en ai aucune envie. Suivez-moi, vous dis-je.

Et elle le mena dans un petit cabinet en retrait.

— Louis-Joseph, que se passe-t-il? demanda-t-elle de but en blanc.

— Que voulez-vous dire?

À son embarras, elle comprit qu’elle avait vu juste. Sa froideur depuis le début de la journée, voire depuis des mois, s’expliquait en peu de mots: il ne l’aimait plus.

— Vous avez toujours mon cœur, lui confia-t-elle, mais je sens que je n’ai plus le vôtre.

— Emmélie, je… je ne sais plus.

— Oui, en effet, vous ne savez plus. Et moi, je me demande depuis combien de temps vous jouez à cache-cache avec vos sentiments.

Il se taisait, lui, le grand tribun, cherchant à se dérober à cette conversation désagréable en fourrageant dans ses poches à la recherche d’un dérivatif: une pipe, une tabatière, n’importe quoi pour occuper ses mains.

Le voyant faire, Emmélie, amère, songea à toutes ces années perdues à l’attendre.

— Trois ans… Notre correspondance occuperait à elle seule plusieurs volumes. J’étais, affirmiez-vous, la compagne parfaite de l’homme politique, du futur seigneur de Petite-Nation.

Elle exposait cela de manière ironique, voulant oublier la brûlure de cette dague qui lui déchirait l’âme.

— Je le pense toujours, se défendit-il faiblement. Votre intelligence, votre culture, tout chez vous me convient et me plaît. Mais, je l’avoue, ces derniers temps, je ne sais plus…

Son désarroi, loin de la toucher, déclencha sa fureur:

— Oh! Vous ne savez plus? Et pourtant, moi, je sais. Elle s’appelle Marie-Julie Bruneau, elle est jeune et jolie. Et ce cœur que vous m’aviez offert, elle l’a pris.

Il ne protesta même pas.

— Emmélie, je comprends votre déception…

Il voulut poser sa main sur son bras dans un geste d’apaisement, mais dans un brusque mouvement de recul, elle refusa qu’il s’approche d’elle, laissant exploser sa colère!

— Ma déception? Je vous suis restée fidèle pendant toutes ces années. Des années de jeunesse qui ne reviendront pas. Je pourrais même exiger de vous le mariage, puisque vous m’avez compromise.

Pourtant, jamais elle n’accepterait de s’unir à un homme par le seul fait de son honneur. Que lui importait l’honneur, si elle avait perdu son cœur!

— Je vous rends votre parole, Papineau.

Immédiatement, le visage de l’homme exprima un profond soulagement qui lui fit mal.

Elle ne put s’empêcher d’ajouter:

— Allez au diable!

Ces mots qui lui avaient échappé par la force de son chagrin et de sa désillusion ne semblèrent pas choquer Papineau.

— Emmélie, se justifia-t-il doucement, sachez que je vous tiens en haute estime. Je vous serai éternellement reconnaissant de m’avoir compris et rendu ma liberté. Et je souhaite de toute mon âme que vous rencontriez un homme digne de vous. Car vous êtes une femme hors du commun.

Ces paroles, qu’il voulait pourtant réconfortantes, se perdirent dans une porte qui s’ouvrait. Emmélie, lui ayant tourné le dos, repartait vers la fête pour y noyer sa peine.

Pendant qu’Emmélie voyait tous ses espoirs anéantis, les noceurs se délectaient du numéro de musique offert par la famille Talham et madame Bresse.

— Cette pavane, quoique profane, est fort belle, déclara Jean-Charles à Jean-Baptiste, qui lui aussi se laissait aller au plaisir de la musique. La voix de madame Talham est un pur ravissement.

— Ma chère, je crois que la dernière fois que j’ai entendu cet air, c’était à Paris, lors d’un concert où l’on avait surtout joué du Rameau. Je l’avais oublié, glissa monsieur de Rouville à l’oreille de son épouse, soupirant à de lointains souvenirs.

Pourquoi fuis-tu, mignarde, si je suis près de toi, / Quand tes yeux, je regarde, je me perds dedans moi…

— Ces paroles, chuchota Pierre en souriant à Marie-Josèphe, ne dirait-on pas qu’elles ont été écrites pour nous?

Tes beautés et ta grâce et tes divins propos, / Ont échauffé la glace qui me gelait les os, / Ils ont rempli mon cœur d’une amoureuse ardeur.

— Je crois reconnaître ces derniers vers, murmura-t-elle à son tour dans un sourire amusé.

— Pourtant, je n’avais encore jamais entendu cette chanson. Désormais, mignarde, je te nommerai «ma mie», en souvenir de cette première danse.

Pendant que Marie-Josèphe et Pierre évoluaient les yeux dans les yeux, René se fit tirer par le coude.

— Invite-moi, proposa madame de Beaumont. Je sais danser la pavane. Et comme ça, tu arrêteras de dévisager la belle madame Talham.

— Pourquoi pas, chère dame! obtempéra-t-il.

Prenant place derrière le couple formé par monsieur Boileau et Madeleine de Niverville, le notaire se vit gratifié d’un clin d’œil paternel, comme si ce dernier approuvait son choix.

— Vous plaisez à mon père, dit René à Lisette, la vouvoyant, se gardant bien d’étaler leur intimité devant tous.

— C’est un homme de goût, répondit-elle, le regard moqueur. Tel père tel fils, non?

Elle était certaine d’avoir gagné monsieur Boileau à sa cause, c’est-à-dire, à l’idée d’un mariage entre elle et René. Un sourire de circonstance plaqué sur le visage, elle se concentra sur la danse.

«À quoi penses-tu, Lisette, derrière ce masque?» se demanda René.

Depuis qu’elle s’était installée dans les environs, il ne respirait plus aussi bien l’air de Chambly. Il lui en voulait d’avoir perturbé ainsi leur arrangement si accommodant pour lui. Pourtant, il acquiesça d’un simple signe de tête, lorsque ses lèvres formèrent les mots: «Je t’attendrai ce soir.» Par esprit de contradiction, René ne répondit pas et songea plutôt à inviter Marguerite pour la prochaine danse.

La dernière note de la pavane s’évanouit et les autres musiciens reprirent leur place en accordant leurs instruments. Ovide venait féliciter les musiciens improvisés.

— Jeune Talham, j’ignorais que tu étais aussi doué pour la musique. Bravo!

— Il a répété sérieusement tout l’été, approuva fièrement le docteur Talham avant de s’éloigner.

Marguerite avait subitement disparu.

— J’ai quelque chose pour toi, fit Ovide au garçon en sortant de sa poche un petit paquet enveloppé dans un chiffon. C’est pour ta collection d’objets militaires.

— Oh! s’excita Melchior en découvrant son présent, une paire de wings de couleur argentée, soient des épaulettes militaires en forme d’ailes d’ange.

— Ces wings appartiennent au régiment de Watteville, un autre régiment d’origine suisse, comme celui de Meuron. C’est mon beau-frère Salaberry qui me les a données pour toi. En fait, je ne suis que le commissionnaire.

— Merci, capitaine de Rouville.

Ovide souriait, savourant son plaisir de passer quelques instants avec son fils illégitime. Il constatait que sa voix muait, qu’un fin duvet couvrait la lèvre supérieure de ce visage qui conservait encore les traits de l’enfance. Sans conteste, Melchior devenait un homme. Il le gratifia d’une virile tape sur l’épaule.

— C’est pour t’encourager à bien travailler au collège, afin que tu sois toujours notre fierté, jeune homme. Tu y retournes certainement dans quelques jours, les vacances sont presque terminées.

— Je déteste le collège, affirma le garçon. Mon père veut que je devienne médecin, comme lui, mais moi, je ne veux pas, je veux être capitaine, comme vous, dit-il, ne lâchant l’idée de faire une carrière militaire. Je pourrais peut-être devenir tambour ou musicien dans une compagnie. Croyez-vous, capitaine? dit-il encore avec le plus grand sérieux.

— Tu sais, jeune Talham, il est normal qu’un fils suive les traces de son père, répondit vaguement Ovide, flatté de voir Melchior avoir la fibre militaire, à l’instar de ses ancêtres Rouville même si le garçon ignorait qu’il en était un.

Plus le temps passait, et plus l’idée de tout dévoiler à Melchior au sujet de ses origines le démangeait. Il pourrait prendre l’enfant avec lui et compléter son éducation pour en faire un Rouville. Après Emmélie, c’était presque tout ce qui lui importait dans la vie.

Derrière lui, une main gantée de blanc, celle de la demoiselle Anne de Labroquerie, dissimulait une moue ennuyée.

— Le jeune homme pourrait se préparer à être médecin dans l’armée. Mon oncle le docteur Stubinger affirme que c’est la meilleure manière de faire une carrière intéressante dans cette profession.

— Certes, l’approuva distraitement son compagnon.

Emmélie… Ovide se demanda où elle était passée. La musique reprenait, les danseurs se préparaient pour une contredanse. Il entraîna Anne sur la piste, dans l’espoir de l’apercevoir avec Papineau. Or, ce dernier était en compagnie de Marie-Julie Bruneau. Pourtant, on en était au début de la danse et l’autre se devait à sa fiancée avec qui il n’avait pas encore dansé.

«Curieux» observa Ovide. Si elle n’est pas avec ce grand dadais de Papineau, où peut-elle bien être? Marguerite danse avec René et les mariés sont bien entendu occupés, le cher père Boileau amuse les Niverville…

— J’en ai assez de cette danse, s’impatienta-t-il en raccompagnant Anne auprès de sa tante. Peut-être pourriez-vous trouver un autre cavalier?

Et il la planta là, pour partir à la recherche d’Emmélie.

Le soleil qui avait inondé le début de cette journée pâlissait. Le bruit des festivités provenant de la grande salle de l’auberge se répandait sur le chemin du Roi, faisant le bonheur des badauds.

— À vot’ santé, messieurs-dames, le curé marie sa sœur! s’esclaffa l’un d’eux en poussant la porte d’une de ces misérables cantines honnies par les bonnes âmes du village, près de l’église.

Comme toute paroisse, Saint-Joseph-de-Chambly comptait en son sein quelques esprits grognons. Excellaient dans cet emploi les dames Caroline Duchâtel et Marie-Amable Valade qui, en réalité, étaient venues voir s’il n’y avait pas moyen d’entrer chez Vincelet où il y avait à boire et à manger, se disant que la noce battait son plein et qu’une fois dans la place, personne ne s’apercevrait de leur présence.

— C’est pas le temps de mourir aujourd’hui, le curé est occupé! s’indigna la Duchâtel.

— J’ai entendu dire qu’il y a eu un baptême ce matin, mais c’est messire Bruneau, le nouveau beau-frère de la demoiselle Bédard, qui s’en est chargé.

— Pour ma part, j’ai ouï-dire que Laurent Viau se meurt. Avec un curé qui festoie, le pauvre sera privé des derniers sacrements! renchérit la femme du maçon.

— Ah! Taisez-vous donc, mauvaises langues, les tança le forgeron Wait.

Comme à l’accoutumée, cette conversation se passait sur le pas de sa boutique. En fait, Caroline Duchâtel aurait bien voulu être invitée à la noce, étant donné sa parenté éloignée avec madame Bresse. Mais non! Aussi bien dire qu’on l’avait laissée choir sur le pavé. Elle qui aimait tant danser! On pouvait bien parler de la simplicité des Bédard, ils connaissaient leur rang et n’entendaient pas frayer avec des gens du commun.

— À force de dire des mauvaisetés, vos langues finiront par traverser les murailles, grondait le forgeron. Voyez le ciel qui s’assombrit, signe que Dieu est triste de vous entendre. Pour votre gouverne, mesdames, sachez que Viau a été administré hier soir, et par notre curé par-dessus le marché. En ce qui concerne les baptêmes, c’est la coutume, quand il y a un prêtre en visite dans la paroisse, de lui faire les honneurs en le laissant baptiser. On a un bon curé, sauf qu’à force de vous plaindre, l’évêque finira peut-être ben par nous le changer. Et peut-être que là, vous regretterez d’avoir reniflé dans la soupe! Que puis-je faire pour vot’ service, monsieur Yule?

Il venait d’apercevoir le marchand écossais qui écoutait, mine de rien. Wait se demanda pourquoi il n’était pas à la noce, étant donné qu’il était l’associé des Bruneau. Il garda sa question par-devers lui. À travailler le métal, le forgeron avait appris que le silence était fait d’or, sans aucun doute.

— Voilà des noces qui font jaser, remarqua le taciturne Écossais. But I don’t give a damn!

En réalité, il était ulcéré. Les Bruneau avaient invité tout le Parlement, mais ils avaient été incapables de faire admettre leur associé à Chambly parmi les convives. Le curé s’était farouchement opposé à la présence d’un protestant au mariage de sa sœur, repas de noces compris! La visite du père et du fils, venus se confondre en excuses, n’avait pas adouci l’affront. Yule ruminait sa rancune.

— Mieux vaut en effet ne pas s’échauffer la tête avec si peu de choses, avança Wait, le ton plein de sagesse.

Lui-même venait d’une famille mixte, d’un père anglais et d’une mère canadienne, et même s’il se sentait plus français qu’anglais, il comprenait la vexation du sieur Yule.

— Pour ce qu’elles peuvent dire, ces commères! continua Wait. Vous veniez de Pointe-Olivier, monsieur Yule? s’informa le forgeron.

L’Écossais afficha un visage confus. En fait, il arrivait de chez Antonin Cyriac. Le journalier s’était plaint récemment de manquer d’ouvrage et Yule avait quelque chose à lui proposer. Tout cela ne concernait nullement le forgeron et sa boutique remplie de commères. Du moins, pas pour l’instant… Il le salua rapidement avant de poursuivre son chemin.

«Drôle de bonhomme!» se dit le forgeron avant de reprendre son marteau. Le cheval de Valade attendait d’être ferré. Il se remit à l’ouvrage, espérant avoir terminé bientôt. Des nuages fonçaient un ciel qui commençait à brunir.

Dans la grande salle de l’auberge, on commençait à allumer candélabres et chandeliers. Les musiciens avaient été copieusement nourris et reprenaient leurs instruments: viole, violon et flûte, pour exécuter un quadrille endiablé.

Appoline aurait bien aimé qu’on l’invite à danser. Elle portait pour l’occasion sa première robe longue. Sa silhouette filiforme commençait à révéler des formes féminines et la jeune fille était fière de ne plus porter ces pantalettes dont on affublait les fillettes. Enfin, elle avait obtenu de sa mère de couper ses cheveux à la Titus. Dans ses courtes boucles blondes, elle avait glissé un simple ruban, espérant mettre un terme aux commentaires agaçants disant à quel point elle ressemblait à sa sœur Marguerite.

En attendant son tour d’attirer les regards, elle contemplait les couples de danseurs, émerveillée par la grâce de leurs mouvements, les pas qui s’accordaient, la courtoisie des hommes face à leur dame. Elle se laissait porter par la musique, battant la mesure d’un pied distrait tout en observant les couples qui évoluaient.

René venait de laisser la belle dame du chemin Sainte-Thérèse et se dirigeait vers sa sœur Marguerite. Monsieur Papineau, le fiancé d’Emmélie, n’avait de cesse de parler et de danser avec la sœur du marié, cependant que son institutrice ramassait ses affaires, le visage livide. Peut-être souffrait-elle d’un malaise? Elle allait lui proposer son aide, mais Emmélie avait déjà disparu. Mademoiselle de Labroquerie semblait mécontente, le fils Rouville n’était plus à ses côtés. Alexandre, sa pipe à la bouche, sortait prendre l’air. Sa mère, Victoire, allait être la cavalière de l’oncle Boileau, car la danse allait reprendre. Appoline rejoignit Melchior et tous les deux s’installèrent dans un coin de la salle, s’amusant à copier les pas des grands.

Cette Beaumont qui papillonnait autour de René déplaisait à Marguerite. Elle en voulait un peu à Marie-Josèphe qui avait invité presque tout le village à ses noces. «Je suis si heureuse. J’ai voulu partager mon bonheur avec la terre entière!» lui avait confié la mariée. Il n’y avait rien à ajouter. Bon, voilà que René s’approchait, avec l’intention de l’inviter, crut-elle, le cœur battant.

— Viens, dit-il tout en serrant fortement et longuement sa main à la manière d’une promesse.

Joyeuse, Marguerite prit place avec René, qui n’arrivait pas à se concentrer sur la danse.

Pourquoi Marguerite éveillait-elle en lui ce mouvement impétueux du cœur qui réussissait toujours à le bouleverser? Était-il toujours amoureux? Cet étrange sentiment, qui l’habitait depuis si longtemps, ressurgissait à l’occasion, sans crier gare. En exécutant une volte, il croisa les figures heureuses des mariés. Et cette danse qui n’en finissait plus, c’était trop.

— J’étouffe! Marguerite, allons dehors, chuchota-t-il.

Elle accepta de le suivre sans un mot, elle-même incommodée par les nombreux convives, l’effervescence de la danse et… peut-être le vin. Ils se dirigèrent vers le bord de l’eau, jusqu’au quai de Lukin où ils firent quelques pas, l’un près de l’autre, sans se regarder, sans même se tenir la main. Car il ne fallait pas.

Depuis quand ne s’étaient-ils pas retrouvés seuls, tous les deux? se demanda René. Dix ans?

«Non, cela fait quatorze ans, à l’été de 1802, quelques jours avant mon départ pour l’Europe.»

— Je t’avais rapporté un saphir, lui rappela-t-il. Ta couleur préférée.

— De quoi parles-tu?

Elle était mal à l’aise. C’était un sentiment étrange que d’être seule avec René, alors que depuis des années ils s’évitaient.

— Je te parle de mon retour d’Europe.

Elle tressaillit et voulut faire demi-tour. Il la retint.

— Ne pars pas, supplia-t-il, il nous faut parler.

La jeune fille aux yeux pailletés d’or qu’il avait tant aimée n’était plus là. Elle était désormais une épouse, une mère de cinq enfants. Dans les boucles de ses cheveux se mêlaient quelques fils gris et son visage chéri s’ornait de fines pattes d’oie. Combien de fois l’avait-il observée à son insu? Lorsqu’il était sûr que personne ne lui prêtait attention et que même elle ne s’en doutait pas, il la contemplait sans se lasser. Malgré le passage du temps, elle était toujours sa Marguerite, belle et courageuse, bravant l’adversité.

Il prit alors son visage entre ses mains et lui donna enfin ce baiser qui attendait depuis si longtemps. Et elle l’accepta, tremblante, car elle ne pouvait faire autrement. Ce fut un long, très long baiser.

— Marguerite, il y a des amours qui ne meurent jamais, lui avoua-t-il, bouleversé.

Elle savait, bien sûr. Mais elle refusa d’approuver.

— C’est le passé, répondit-elle, et il n’y a plus rien à dire. Je dois partir, Alexandre m’attend.

Il la laissa s’enfuir, désespéré, condamné à l’aimer. Un urgent besoin de tendresse le saisit. Ce soir, il irait chez Lisette.

Pendant ce temps, là-haut, sur la crête, Alexandre, qui avait renoncé à allumer sa pipe, était rentré dans l’auberge le cœur défait.

Emmélie avait de toutes ses forces fait appel aux principes de son éducation; elle n’était plus capable de supporter autour d’elle des gens qui s’amusaient, indifférents à la douleur qui la tenaillait.

La vision insoutenable de Louis-Joseph et Marie-Julie Bruneau la convainquit qu’il était temps pour elle de sortir de là. L’esprit quelque peu embrouillé, elle se retrouva dehors et la fraîcheur humide du soir la saisit.

— Oh! Ce froid! J’en ai assez, s’écria-t-elle avec rage en resserrant sur ses épaules son mince châle, comme si toute la froidure de l’année s’était réfugiée dans ses épaules qu’agitaient des sanglots soudains. Même ses jambes la trahissaient.

Elle allait s’effondrer lorsque deux bras l’enlacèrent et qu’une veste d’homme l’enveloppa. Elle frémit en se blottissant dans cette chaleur bienvenue.

— Venez, murmura la voix d’Ovide de Rouville.

En cet instant, Emmélie éprouva un tel besoin de réconfort qu’elle s’abandonna complètement dans les bras de son compagnon. Elle était anéantie, comme si on avait broyé l’intérieur de son corps.

— Oui… Éloignez-moi de tous ces gens.

— Ma chère belle, c’est bien mon intention.

Et il l’enlaça fermement. Il la sentait si faible, qu’il en oubliait presque le plaisir qu’il éprouvait à sentir son corps près du sien. Puis, il fit signe à son domestique d’avancer sa berline – tout en remerciant le ciel d’avoir choisi de venir en voiture couverte – et il l’aida à monter, pour ensuite se glisser près d’elle.

La voiture fila vers le faubourg Saint-Jean-Baptiste. Emmélie abaissa les paupières, d’épuisement et de chagrin, et, l’abus de vin aidant, sa tête dodelina sur l’épaule d’Ovide. Elle ne chercha pas à la retenir.

— Je vous emmène chez moi.

Elle ne protesta pas. Une petite pluie fine et serrée, détestable, s’était mise à tomber.