Dans l’âtre, une flambée diffusait une lumière vacillante et tentait de réchauffer Emmélie assoupie. Elle n’arrivait plus à se rappeler comment elle avait abouti sur ce sofa inconnu où elle somnolait, réchauffée par une couverture et alanguie dans une torpeur bienfaisante.
Assis dans une bergère, Ovide observait amoureusement la femme qu’il avait tant convoitée: la finesse d’une main qui retenait inconsciemment un pan du châle, des lèvres minces et joliment ourlées qu’il aurait voulu embrasser. Il la tenait à sa merci, mais se faisait violence pour réprimer son désir. Il avait appris qu’on ne gagnait pas les faveurs d’une femme en la prenant cavalièrement sur un coin de table.
Dans un sursaut, Emmélie ouvrit des yeux effarés.
— Vous n’étiez pas en état de rentrer chez vous, expliqua-t-il doucement, pour calmer son effroi. Ne vous inquiétez pas, personne ne saura que vous êtes venue chez moi. J’ai donné congé à mes domestiques et… les autres sont encore là-bas.
Les autres… Parents, voisins, amis… et Papineau. Papineau qui l’avait rejetée, Papineau qui dansait avec Marie-Julie Bruneau dans une harmonie parfaite… L’humiliation, la blessure, tout revenait peu à peu dans son esprit brumeux. Et c’est Ovide de Rouville qui était venu à son secours.
— J’ai froid, murmura-t-elle en resserrant la mince couverture autour de son corps comme pour se protéger.
— Vous tremblez, ma douce. Cette pièce sera bientôt chaude et vous vous sentirez mieux, répondit Ovide en se dirigeant vers une carafe de cristal remplie d’un liquide ambre.
Il versa deux verres.
— Voici quelque chose qui vous remontera en un rien de temps.
— Je déteste le rhum!
— Fi, ma chère! C’est du whisky écossais. Il n’y a rien de meilleur pour se remettre d’émotions trop fortes.
Elle trempa ses lèvres dans le liquide et grimaça.
— C’est amer, mais ça me plaît, avoua-t-elle en avalant une deuxième gorgée.
— Voilà qui est mieux. Le premier pas sur le chemin de la guérison.
Soudain, Emmélie eut une pensée affreuse. Avait-il?… Affolée, elle regarda le sofa, porta une main à ses cheveux à moitié défaits et de l’autre, vérifia l’ordonnance de sa robe. Devinant sa crainte, il se mit à rire.
— Ne vous ai-je pas dit tout à l’heure que vous n’aviez pas à avoir peur de moi? Vous ignorez donc combien je vous aime, chère Emmélie?
— Ce n’est guère le moment de me parler d’amour.
— Après ce que cet homme vous a fait subir, j’en conviens! Orateur de la Chambre, mais goujat! Et la fille Bruneau, une belle coquine, celle-là!
— Non! protesta-t-elle, faiblement. C’est moi qui lui ai rendu sa liberté.
— Surtout, ne vous abaissez pas à le défendre! Vous étiez fiancés. Je parie ma chemise que les demoiselles de Niverville attendaient une invitation à votre mariage.
Il souriait en faisant tournoyer la boisson dans son verre.
— Allez, prenez une autre gorgée, conseilla-t-il.
Emmélie, tout en buvant, commença à examiner sa délicate position. Seule avec Ovide, alors qu’elle l’avait toujours fui, elle ne pouvait s’empêcher de lui être reconnaissante parce qu’il l’avait emmenée loin de la réception. Et il faisait preuve d’une gentillesse inattendue.
— Si on m’avait dit un jour que je serais votre obligée…
— N’avais-je pas prédit que vous auriez besoin de moi? Rappelez-vous ce thé chez nos chères demoiselles que nous évoquions à l’instant. C’est à se demander si je ne détiens pas un don, à l’instar de mère d’Youville…
Elle ne put s’empêcher de sourire à cette évocation.
— Monsieur de Rouville, je m’incline. Comment vous remercier de ce que vous venez de faire pour moi?
— Encore ce vilain monsieur de Rouville qui revient! Alors que j’ai tout risqué pour vous, plaisanta-t-il. Et puisque je vous ai pour ainsi dire… portée jusqu’ici, ne sommes-nous pas devenus des intimes? Pour me remercier, appelez-moi Ovide et nous serons quittes.
— Que vous êtes agaçant! s’emporta-t-elle en vidant son verre avant de le déposer sur un guéridon à sa portée. Acceptez mes remerciements pour tout ceci, mais je dois partir.
— À pied, je présume? Vous n’y pensez pas, Emmélie. Il est hors de question que je vous laisse marcher jusque chez vous, seule et en pleine nuit. De plus, il pleut. Vous risquez un rhume et vous aurez l’air encore plus misérable.
Dans le fond d’elle-même, alanguie par la chaleur et l’alcool, Emmélie n’avait aucune envie de quitter cet endroit où quelqu’un l’entourait d’attentions. Comme l’avait prédit Ovide, le feu dans la cheminée avait fait son œuvre, la pièce s’était réchauffée.
— Je vous promets de vous raccompagner tout à l’heure, lorsque vous vous sentirez parfaitement mieux. Parole d’honneur.
Curieusement, ses propos la rassurèrent.
Il se leva pour mettre une nouvelle bûche dans l’âtre, mais au lieu de réintégrer son fauteuil, il vint s’agenouiller près d’elle pour s’emparer d’une main et déposa délicatement un baiser au creux du poignet. Elle frémit sous la caresse et, lorsqu’il se redressa, leurs deux têtes se frôlèrent. Emmélie eut un léger mouvement de recul, mais il posait déjà ses lèvres sur une nuque qui s’offrait. Une douce sensation lui parcourut l’échine. Il en profita pour l’enlacer. Cette fois, elle ne le repoussa pas et les lèvres d’Ovide trouvèrent rapidement les siennes. Vaincue, elle rendit le baiser, s’abandonnant à ses bras amoureux. Elle se découvrait avide de tendresse, le cœur éperdu, comme si ce maelstrom de sensations servait de remède à l’amour trahi. Affamé, son corps se réveillait sous les caresses, et elle refusait de mettre un terme à ce baiser enivrant.
Fou d’amour, Ovide prolongea le moment de grâce. Puis, redoutant de la voir reprendre ses sens, il se détacha doucement d’elle pour la soulever et l’étendre sur le sofa. Loin de le fuir, elle s’agrippa à lui dans une vive étreinte. Des épingles glissèrent de ses cheveux et ses boucles brunes dégringolèrent en cascade sur ses épaules. Il respira ses cheveux, la contempla fiévreusement.
— Encore… Embrassez-moi encore.
Sa voix se faisait suppliante… elle succombait à la folie, réclamant le délicieux tourment. Elle ne le craignait plus, car au fond d’elle-même, elle savait qu’il l’aimait et ne pouvait lui faire du mal. Emmélie brûlait au contraire d’une ardeur insoupçonnée et, après qu’il eut laissé choir son habit, elle le laissa faire lorsque ses doigts impatients entreprirent de délacer sa robe. Et lui qui n’avait rien prémédité, même dans ses rêves les plus audacieux, n’aurait pu l’imaginer plus consentante.
Ne pouvant croire à son bonheur, il caressa la courbe irrésistible de la naissance des seins. Il l’aida à délacer son corset pour en libérer les fruits qu’il goûta d’abord avidement, avant de ralentir le rythme, tout à son plaisir de l’entendre gémir. Soudain, comme si un éclair de raison venait de surgir sur le sofa en désordre, les lèvres entrouvertes d’Emmélie voulurent former le mot «non». Ovide coupa court à ses protestations en plaquant ses lèvres sur les siennes. Toute résistance était vaincue. Il se délecta longuement de sa bouche tandis que des doigts fébriles détachaient sa cravate, parcouraient sa poitrine musclée et l’obligeaient à faire tomber sa chemise. Enhardi par son audace, il acheva de la déshabiller et elle se retrouva moite et nue sur le sofa.
— Je veux apprendre, dit-elle, la voix rauque.
— À tes ordres, ma belle, murmura l’amant heureux.
Malgré ses précautions, un léger cri lui apprit qu’il l’avait libérée de sa virginité. Par la suite, elle fut impatiente d’atteindre un plaisir ultime qu’elle pressentait. Et lorsque leurs corps assouvis se séparèrent, ce tourbillon d’émotions et de sensations laissa Emmélie épuisée.
Un frisson la réveilla. Elle s’était assoupie. Ovide avait remis sa chemise et attisait le feu. Emmélie émergea peu à peu d’un état nébuleux, fortement troublée par cette initiation amoureuse imprévue, et ramena la couverture sur elle. Qu’avait-elle fait?
— Quelle heure peut-il être?
— C’est la nuit.
— Je dois partir, dit-elle, brusquement.
Il revint vers elle pour l’embrasser. Elle protesta faiblement.
— Rien ne presse, ma chérie. Je ne demande qu’à recommencer…
Il l’embrassa de nouveau, tout en la caressant doucement. Ses doigts s’égarèrent au creux de son intimité. Le désir, ardent, la reprit, annihilant toute volonté. La seule chose qui lui importait pour l’instant était ce corps ferme qui se pressait contre le sien et cette main audacieuse entourant son sein pour en caresser lentement le mamelon qui durcissait.
— Oui…
Ce n’était qu’un souffle, mais il entendit ce consentement aussi nettement qu’un son de clairon dans la nuit.
— Je suis ton serviteur.
Dieu qu’il l’aimait! Éperdument! Il voulait savourer chaque seconde. Et lorsqu’ils eurent tari toute source de plaisir, comblée, elle lui offrit un sourire qui le bouleversa.
De retour chez lui, Melchior était descendu à la cave et, à la lueur d’une bougie, contemplait les wings, le cadeau du capitaine de Rouville.
Appoline et lui étaient revenus de la noce avec Victoire. Le jeune homme avait attendu que tous soient endormis avant d’aller ranger le cadeau dans son coffret. L’autre jour, à son grand désespoir, Marie-Anne et Norbert avaient mis en pièces un de ses plus beaux plumets. Il fallait protéger sa précieuse collection des mains avides des plus jeunes. Il avait pensé à cette cachette afin de retourner au collège l’esprit tranquille.
Melchior s’ingéniait à demeurer silencieux. Il venait d’entendre du bruit dans la cuisine, où se trouvait la trappe de la cave. Elle était grande ouverte, mais dissimulée derrière la bergère de sa grand-mère, près du ber des nourrissons. C’était certainement Victoire qui venait faire sa tournée d’inspection avant de monter se coucher, car elle avait une peur atroce du feu et ne pouvait s’endormir sans avoir vérifié l’état de tous les poêles et les âtres de la maison. Il s’en voulut d’avoir mal calculé son fait, il avait cru sa grand-mère endormie.
Le bruit d’une conversation lui fit comprendre qu’il y avait une autre personne dans la cuisine. Il souffla sa bougie et se retrouva dans le noir, assis sur les marches bancales de la cave, attendant que sa grand-mère et l’autre repartent. Il priait surtout pour que personne ne voie la trappe ouverte. Si sa grand-mère s’en apercevait, elle la refermerait et repousserait par-dessus la bergère, comme elle le faisait généralement. Et lui, pas plus avancé, serait enfermé dans la cave. Ou alors, il devrait révéler sa présence. Le garçon frissonnait, nu sous sa chemise. Les tonalités basses d’une des voix lui indiquèrent qu’en fait, c’était l’oncle Godefroi qui parlait avec Victoire, et il se détendit. Il n’avait plus qu’à être patient.
À cette heure tardive, Godefroi se retrouvait seul avec sa mère dans la cuisine désertée des Talham. Le reste de la maisonnée dormait. Marguerite et le docteur étaient encore à la noce. Il voulait lui confier son désir d’épouser Jeanne Ménard, l’ancienne servante des Salaberry désormais dame de compagnie de madame de Beaumont.
Victoire était à moitié étonnée. Depuis que Godefroi fréquentait la sœur de Lison, plus d’une fois elle avait voulu le convaincre de laisser tomber cette fille. Elle s’était retenue, espérant que ce n’était qu’une passade et que la présence de l’enfant le dissuaderait.
— As-tu pensé à ton affaire, mon garçon? Une fille tombée, comme on dit! Avec un enfant illégitime. Et qui plus est, dont le père est connu! Il pourrait bien vouloir le reprendre. M’est avis que tu t’embarques dans du trouble.
— Jeanne m’assure que non. La femme de Papineau n’en veut pas et lui encore moins.
— C’est hasardeux, ces affaires-là, poursuivit Victoire qui n’avait pas besoin de sonder le cœur de son fils pour comprendre qu’il s’était attaché au petit François. Un père a tous les droits. N’importe quand, celui-là pourra réclamer l’enfant pour le faire travailler, par exemple, lorsqu’il sera en âge, plutôt que de payer une pension.
— Par ma vie, la mère, j’y ai jonglé en long et en travers. Ma sœur Marguerite n’était-elle pas une fille tombée elle aussi?
Victoire tressaillit.
— Tais-toi!
Godefroi suivait son idée.
— Je ferai comme le docteur avec Marguerite. J’épouserai Jeanne, et je vais adopter l’enfant!
— Ben voyons, mon garçon! Ton idée est bien mauvaise. Et puis, ce mariage serait une mésalliance. Tu oublies que tu es le beau-frère du docteur et le cousin du notaire. Cette fille n’est qu’une servante après tout.
Godefroi était horrifié d’entendre sa mère.
— Si tu adoptes son enfant, il pourra hériter de tes biens, au même titre que les autres à venir! insistait cette dernière.
— Mère, comment pouvez-vous dire ça, alors qu’il y a déjà Melchior dans notre famille?
— C’est pas pareil! Il est de notre sang.
— Le sang des Lareau, mais pas celui du docteur.
— Ah, misérable! Ne répète jamais ces paroles, ni sous ce toit ni ailleurs. Melchior est Talham, de par sa naissance légitime, à l’intérieur du mariage. Il n’y a rien à redire là-dessus!
Victoire tremblait. Pour elle, le seul fait d’évoquer les circonstances de la naissance de cet enfant équivalait à provoquer le diable.
Godefroi voyait bien qu’elle était bouleversée, ce qu’il attribua au tempérament autoritaire et déterminé de sa mère, qui n’aimait pas être contrariée.
— Bon, je monte me coucher, dit-elle en reprenant son bougeoir. Tu devrais faire de même, la nuit porte conseil.
Furieux, il la laissa partir en se disant qu’elle finirait bien par accepter son mariage. Car il n’était pas question pour lui d’y renoncer. Voyant qu’on avait oublié de refermer la trappe de la cave, il la laissa retomber sans trop de ménagement. Puis il sortit dehors pour fumer une pipe, histoire de se calmer.
Demain, il en parlerait à son beau-frère Talham. Le docteur l’aiderait à obtenir le consentement maternel. Il avait aussi des questions à lui poser, des questions intimes…
Même si la porte de la trappe n’était pas lourde au point qu’il ne puisse la rouvrir, la force lui manquait. Melchior finit toutefois par réussir à la soulever et à la refermer avec douceur, son cœur battant la chamade. Seules les dernières bribes de conversation lui étaient parvenues, car Victoire et Godefroi s’étaient mis à élever la voix. Ils avaient parlé de lui. «Le sang des Lareau, mais pas celui du docteur.» Avait-il bien compris? Le docteur n’était pas son père. Au bord des larmes, le garçon voulut s’asseoir sur le banc près de la porte, quand il entendit Godefroi rentrer. Il était déjà dans l’espèce de vestibule extérieur qui servait d’appentis et, l’hiver, de chambre froide. Vif comme l’éclair, Melchior s’enfuit pour rejoindre enfin sa paillasse.
Dans la chambre que Victoire partageait avec sa fille, Appoline dormait dans son coin. Le sommeil commençait à la gagner lorsqu’elle entendit du bruit. Elle reconnut le pas de Melchior. Où était-il passé encore, celui-là? se demanda-t-elle. Il entrait dans la chambre des garçons, puis elle perçut des pleurs.
«Melchior qui ne veut pas aller au collège», crut-elle, n’y voyant qu’un simple caprice d’enfant. Son petit-fils ne connaissait pas sa chance. Aucun de ses fils n’avait fréquenté le collège, faute d’argent et par nécessité de bras supplémentaires sur la ferme. Appoline irait faire un séjour au couvent dès l’année prochaine, et cela, grâce à la générosité de son gendre le docteur Talham qui les hébergeait, elle et sa fille, sans exiger de pension. Melchior n’était donc ni le premier ni le dernier qui se plaindrait du dur régime des sulpiciens. Il comprendrait plus tard. Il n’y avait qu’à voir leur cousin René, pour comprendre les profits qu’un jeune homme pouvait tirer d’études sérieuses.
Victoire sombra dans un sommeil profond. Elle n’entendit même pas Marguerite et Alexandre qui rentraient sans échanger une parole, chacun plongé dans des pensées qui n’avaient rien à voir avec les noces joyeuses qu’on venait de célébrer.