René avait passé une mauvaise nuit. Lisette et lui s’étaient empêtrés dans mille embarras dont la présence de Jeanne et de son enfant sous le même toit était le moindre. Leurs ébats les avaient laissés tristes et déçus.
— Où donc est passée notre complicité d’autrefois? avait demandé Lisette.
— Elle s’est enfuie le jour où tu as décidé de venir vivre à Chambly, avait-il répondu, le visage assombri.
Il faisait encore nuit noire lorsqu’il s’était décidé à rentrer, un peu comme un fuyard, une impression renforcée par le chemin plongé dans un épais brouillard et éclairé par la seule lueur d’une vieille lanterne-tempête en étain poinçonné. Même son cheval s’en effrayait et il n’avait cessé de lui murmurer des paroles de réconfort pour l’encourager à avancer.
L’aube s’annonçait lorsqu’il traversa le village encore désert. Çà et là, quelques lumières faiblardes arrivaient à transpercer le voile de cette brume matinale au détour de l’allée d’ormes qui menait à la maison familiale. Tout à coup, une calèche surgit devant lui, l’obligeant à se tasser en bordure du chemin. La perplexité le saisit lorsqu’il reconnut Ovide de Rouville tenant les rênes. Il mena son cheval à l’écurie. Plus tard, il enverrait un domestique pour le panser. À moins que le garçon d’écurie ne soit déjà levé. Tout cela attendrait, car pour l’instant, il se sentait sale et fourbu, et ne voulait plus que dormir une heure ou deux, histoire de se replacer les esprits et de cesser de repasser dans sa tête les événements de la nuit.
Croyant la maison endormie, il découvrit, à sa grande surprise, qu’Emmélie était dans la cuisine à faire chauffer de l’eau et du lait dans le but évident de se faire du café. Les yeux sur le sol dallé de pierre de la cuisine, elle attendait patiemment que le café infuse dans une petite cafetière appelée «égoïste», un ustensile plutôt ancien qui avait appartenu à leur grand-mère Coulon de Villier.
René fut encore plus intrigué par l’allure débraillée de sa sœur, les cheveux décoiffés et les traits tirés, les vêtements froissés. À cette heure, elle aurait dû être en chemise de nuit, alors qu’elle portait encore la robe qu’elle avait au mariage.
— Ovide de Rouville t’a raccompagnée!
Ce n’était même pas une question. Le ton était affirmatif et suspicieux.
— Aussi bien que je te l’annonce de suite, dit-elle, comme si c’était une explication, j’ai rompu avec Papineau.
— Tu devais sans doute t’y attendre, étant donné son attitude des derniers mois.
Curieusement, il n’arrivait pas à avoir de la compassion pour sa sœur; une idée sournoise s’immisçait dans son esprit.
— Que faisais-tu avec cet homme?
— De quoi parles-tu?
— Ovide de Rouville! répéta-t-il comme si ce nom le dégoûtait profondément. Celui qui, rappelle-toi, a violé notre cousine Marguerite.
Emmélie accusa le coup en silence.
— Tu as couché avec lui?
Nouveau silence.
René se rappela que la veille, sa sœur était partie de chez Vincelet sans avertir qui que ce soit. Lui-même, trop occupé par Marguerite et les chatteries de Lisette, n’y avait guère prêté attention.
— Comment as-tu pu faire une pareille chose?
Il l’accusait, se posant en défenseur de la vertu, lui qui avait une maîtresse tout en rêvant de la femme d’un autre.
— Et si tu me parlais de toi et de la dame de Beaumont? riposta-t-elle vivement.
— Ce n’est pas la même chose…
— Ah bon?
— J’ai toujours été discret. Alors que toi, tu viens de traverser Chambly au petit matin aux côtés d’un homme que tu prétendais détester. Les commères ont des yeux qui percent la brume. De quoi faire voler en éclats ta réputation! As-tu pensé à Marguerite, lorsqu’elle apprendra…
— Que veux-tu dire, René? Que telles les commères de Chambly, à la première heure, je te verrai courir chez les Talham décrire ma turpitude à Marguerite, que tu aimes toujours?
René haussa les épaules.
— Je vais me coucher, laissa-t-il tomber. Si tu vois Augustin, dis-lui que j’ai besoin de dormir deux bonnes heures.
Son air exprimait une lasse froideur.
— Fais tes commissions toi-même! Moi aussi, j’ai besoin de dormir, figure-toi.
Et sur ces paroles pleines d’aigreur, elle disparut, le laissant au milieu de la pièce, figé sur place.
René regagna ses appartements, le cœur plus lourd encore.
L’espace d’un instant fugace, Marie-Josèphe s’étonna de s’éveiller dans un endroit inconnu, pour se rappeler que cette modeste chambre était désormais la sienne. Dans le lit, une place libre était encore chaude.
«Mon mari!» fit-elle en contemplant l’anneau d’or qui brillait à sa main gauche. Elle répéta ces mots en s’étirant longuement, imaginant la douceur de vivre, l’avenir. «Dieu a été généreux, il a permis que j’ouvre les yeux à temps.»
Hier, dans ce lit, ils s’étaient retrouvés, amoureux, émus et timides, tous deux ignorant la manière de se comporter en pareilles circonstances. Mais à la gêne avaient rapidement succédé des murmures et des rires étouffés. Ils s’étaient entendus à merveille. Pierre, si prévenant, prenait mille précautions de crainte de lui faire mal, ce qui, étrangement, l’avait rendue audacieuse jusqu’au cœur de la nuit, avant qu’ils ne s’endorment enfin, l’un contre l’autre. Elle s’en émut en y repensant, nullement honteuse. Au contraire, elle ressentait un bonheur profond à l’idée de dormir auprès de Pierre, chaque jour de sa vie. Il y aurait des joies et des peines. Marie-Josèphe était bien décidée à multiplier les premières, pour compenser les secondes.
Elle en était là dans ses réflexions lorsque son époux entra dans la chambre, les bras chargés.
— Bonjour, ô charmante mignarde! Ce matin, la nouvelle madame Bruneau aura le plaisir de prendre son petit déjeuner au lit, dit-il en déposant près d’elle le plateau de lit d’acajou sur lequel il y avait une cafetière fumante et tout ce qu’il fallait pour lui offrir une tasse de café et de quoi se sustenter. Et je ferai ainsi tous les matins qui suivront, belle dame, si tel est ton bon plaisir, puisque je suis à jamais ton serviteur… Tu souriais dans ton sommeil, murmura-t-il en lui donnant un baiser.
— Oh! Pierre, peut-on être plus heureux?
— À la seule pensée que chaque jour, après mes heures au magasin, je vais te rejoindre, je mesure à peine ma félicité. Mon cœur, lorsque tu seras prête, Céleste attend tes ordres.
— Puisque c’est ainsi, dit-elle en se versant du café, je m’empresse de me lever.
— Prends ton temps, ma mie.
— Ma mie… répéta-t-elle en soupirant tendrement. Que ces mots sont doux.
— C’est qu’ils viennent de mon cœur pour aller vers le tien, souffla-t-il, et il l’embrassa encore.
Il se ménagea une place près d’elle pour le seul plaisir de sentir la douce chaleur de son corps et de jouer avec ses boucles blondes. C’était donc ça, l’amour! Ce sentiment l’habitait avec une si grande intensité qu’il devait se faire violence pour la quitter, l’espace de quelques heures. Il la serra dans un soupir et l’embrassa une dernière fois.
— Je te laisse. N’oublie pas que cet après-midi, nous commençons nos premières visites de jeunes mariés.
Il n’était pas question pour eux de partir quelques jours. Ils rendraient visite à leurs amis des environs. Le magasin ne pouvait se passer de Pierre.
Son époux parti, Marie-Josèphe savoura ce moment de grâce que lui offrait son mari en ce premier jour de sa nouvelle vie.
Au pied de l’escalier, la solide armoire de mariage offerte par Jean-Baptiste occupait la place de choix dans ce logement qui était désormais sa maison. Maître Valade s’était surpassé, donnant la pleine mesure de son talent et cela, en peu de temps. De jolis motifs floraux ornaient les panneaux des vantaux, joyeuse fantaisie qui lui plaisait particulièrement; elle y voyait l’image de son bonheur tout neuf. Aujourd’hui, elle s’emploierait à y ranger le linge de son trousseau: une pile de draps achetés à Montréal et des taies d’oreiller qu’elle avait brodées, plusieurs nappes de diverses grandeurs avec leurs serviettes et des essuie-main en grande quantité. Puis, l’envie de prendre sa place de maîtresse de maison l’emporta et elle se leva pour faire sa toilette.
Son miroir lui retourna l’image d’une femme heureuse et c’est le cœur léger qu’elle descendit l’escalier. Lorsqu’elle gagna la cuisine pour faire plus ample connaissance avec la servante Céleste, elle tomba nez à nez avec sa belle-mère.
— Vous voici enfin, ma bru! J’espère que se lever au milieu de la journée n’est pas une habitude chez vous, lança-t-elle vivement à une Marie-Josèphe estomaquée.
— Il n’est que huit heures!
— Venez, ordonna madame Bruneau, que je vous montre comment doit se comporter la femme d’un marchand, en l’entraînant vers le cabinet qui servait de bureau pour lui présenter le grand livre des comptes. J’ai beaucoup de choses à vous apprendre avant mon départ, dans deux jours.
Marie-Josèphe, hésitant entre le rire et l’indignation, se décida à la suivre.
«C’est beau de les voir ensemble!» observa Marguerite. Elle s’efforça de se concentrer, chassant de ses pensées ce qui s’était passé entre elle et René. Lui avait même échappé le fait que Melchior s’était rendu chez l’oncle Lareau tôt le matin pour retrouver son cheval sans avertir quiconque. Et Alexandre qui ne cessait de la scruter. Il régnait dans la maison une atmosphère lourde. Elle fit un effort pour faire bonne figure aux nouveaux mariés venus leur rendre visite.
Assis l’un près de l’autre sur le sofa, sourires béats et yeux amoureux, Marie-Josèphe et Pierre buvaient à peine le thé qu’on leur avait offert. Marie-Josèphe contempla plus d’une fois son alliance et Pierre n’avait d’yeux que pour sa femme. L’image même du bonheur parfait.
— Et comment va votre frère, notre cher curé? demanda Alexandre.
— À merveille! Nous sortons à peine du presbytère et je crois que madame Boire a les choses bien en mains.
— Je dirais même qu’elle mène le presbytère à la baguette, précisa Pierre, dans un sourire. Notre curé a affaire à forte partie.
— Sauf qu’elle n’arrivera pas à apporter à mon frère tout le soutien dont un curé a besoin, enchaîna Marie-Josèphe, en soupirant.
— Certes, mon cœur! Personne ne peut égaler le dévouement d’une sœur.
Son épouse songeait particulièrement aux comptes de la paroisse que son frère lui avait demandé de vérifier avant la prochaine assemblée des marguilliers.
— Vous n’avez pas été trop affecté par la grêle tombée récemment? demanda le docteur Talham, qui avait rencontré plusieurs cultivateurs catastrophés de voir une partie de leur récolte détruite.
— Cette fois, le malheur nous a épargnés. Le blé que j’ai acheté avait déjà été moissonné et entreposé, précisa le marchand qui avait eu la frousse de perdre encore de grosses sommes. Ma femme me porte chance. Ces jours-ci, j’ai d’autres soucis. Imaginez que mon père s’est mis dans l’idée de vendre tous ses biens à Québec, maison et commerce, pour venir s’installer à Chambly.
— Mon beau-père a acheté un terrain dépourvu d’habitation. Il a donc acheté une maison qu’il veut déménager sur ledit terrain et, bien entendu, Pierre doit se charger de tout, expliqua Marie-Josèphe sur un ton qui en disait long sur ce qu’elle pensait de cette idée saugrenue. Il croit que prendre une maison déjà bâtie pour la faire déménager à l’autre bout du village est la chose la plus simple du monde.
Marguerite et Alexandre échangèrent des regards ahuris.
— Votre père est un drôle d’oiseau, commenta le docteur.
— À qui le dites-vous! rétorqua Pierre.
— Ce sera très agréable d’avoir la famille de Pierre près de nous, affirma machinalement Marie-Josèphe, même si elle n’était absolument pas convaincue de vouloir avoir madame Bruneau à proximité.
Aussi bien dire vivre avec la reine mère sur le dos! Mais comme elle ne voulait pas critiquer la famille de son mari…
— Nous devons déjà partir, déclara-t-elle en déposant sa tasse. C’est fou, le nombre de visites que doivent faire les jeunes mariés pour faire bonne figure dans la société, alors que nous sommes débordés au magasin. Au fait, as-tu eu des nouvelles d’Emmélie, s’informa-t-elle en renfilant ses gants.
— Que se passe-t-il? demanda Marguerite.
— Vous n’êtes pas au courant? Elle a rompu avec Papineau.
Marguerite n’obtint pas d’autres détails; une Lison furieuse entra précipitamment dans la chambre de compagnie.
— Madame, il y a un colporteur à la porte. Et je n’arrive pas à m’en débarrasser!
— Ces colporteurs! s’indigna Pierre. Ils vont causer notre ruine en vendant leur camelote. Je vais dire deux mots à cet individu.
Marguerite et Marie-Josèphe reconnurent avec surprise le journalier Cyriac, chargé d’un grand sac rempli d’échantillons de tissus divers, de fils et autres nécessités de couture.
— Chère madame Talham, je me permets de frapper à votre porte pour vous proposer un grand choix de tissus à des prix fort raisonnables.
Il arrêta son boniment en voyant apparaître le couple de marchands Bruneau dans l’embrasure de la porte. Il tourna les talons et voulut se sauver.
— Halte! s’écria Pierre en attrapant le bonhomme par le col.
— On nous avait prévenus que des colporteurs couraient la campagne, se fâcha Marie-Josèphe. Mais vous, Cyriac? Auriez-vous oublié que je me suis occupée de votre femme malade, que je vous ai apporté des paniers de nourriture pour vos enfants?
Se dégageant de la poigne de Pierre, l’homme fit volte-face.
— Il s’agit bien de mes enfants, mademoiselle Bédard, heu, madame Bruneau! Depuis que j’ai perdu mon travail avec maître Papineau, je ne trouve plus à m’engager.
— De plus, vous laissez entendre que nous vendons trop cher, poursuivit Marie-Josèphe, mécontente. Vous n’avez pas honte!
— C’est ce que prétend m’sieur Yule, se défendit Cyriac.
Pierre devint blanc comme un linge.
— Monsieur Yule?
— Ben, m’sieur Bruneau, madame… c’est c’qui dit, balbutia le colporteur.
— Que n’ai-je écouté ceux qui me prévenaient contre cet homme! se lamenta Pierre, cependant que Cyriac remballait son sac.
— En attendant, l’enjoignit Marie-Josèphe, rapportez tout ceci à Yule et présentez-vous au magasin demain, à la première heure. Nous cherchons un homme à tout faire.
Le bonhomme Cyriac se répandit en paroles de reconnaissance et en courbettes, avant de filer sans demander son reste.
— Tu es sûre de lui? s’inquiéta Pierre.
— Je le connais depuis toujours. Ce sera beaucoup mieux pour ses enfants si leur père a un travail honnête. Ce Yule! Nous ne nous laisserons pas faire, affirma-t-elle à son mari, tandis que la porte se refermait derrière eux. Il ne perd rien pour attendre.