Depuis les noces de Marie-Josèphe, Emmélie restait confinée chez elle, la plupart du temps dans sa chambre. C’est tout juste si elle se présentait à table à l’heure des repas et elle avait si peu d’appétit qu’elle commençait à inquiéter sa mère dont la santé, pourtant déclinante, requérait de grands ménagements.
— Tu devrais retourner chez Marguerite et reprendre ta classe avec les enfants, conseillait madame Boileau, devant la mine grise de sa garde-malade. C’est mauvais de se morfondre ainsi!
Sa mère compatissait devant cette rupture de fiançailles faite au beau milieu d’un mariage, dure épreuve envoyée par Dieu. Mais le temps se chargerait de recouvrir d’un peu de baume le cœur meurtri de sa fille. Emmélie devait donc se reprendre et ne pas se complaire indéfiniment dans sa peine.
La mère ignorait que le dernier endroit où Emmélie souhaitait se rendre, c’était bien chez les Talham. Sa besace d’institutrice ne comportait pas une once de courage. Impossible pour elle de soutenir le regard de Marguerite sans éprouver un fort sentiment de trahison, ni celui de Victoire, qui avait le don de sonder les âmes. Elle reprit le plateau contenant les reliefs du repas de sa mère, puis veilla à ce que celle-ci soit bien installée dans sa bergère et ne manquât de rien: chapelet, boisson chaude, chandelier et de quoi allumer, le tout sur le guéridon, à portée de main.
Emmélie rejoignit enfin son père et son frère qui avaient commencé leur dîner sans l’attendre. Elle grignota quelques bouchées avant de repousser son assiette, lasse. On la croyait accablée par le chagrin des amours déçues. Le fait de s’être consolée dans les bras d’Ovide de Rouville taraudait bien plus sa conscience. Certes, elle ne l’aimait pas, même qu’elle le détestait encore plus maintenant qu’elle lui avait révélé cette part d’elle-même qui lui avait fait perdre tous ses moyens. En proie à des sentiments contradictoires, elle était plongée dans d’épouvantables tourments, au point qu’elle n’arrivait même plus à prier. Et si elle ne sortait plus, c’était de peur de ne pouvoir lui résister.
René lui décocha un coup d’œil suspicieux avant de piquer bruyamment sa fourchette dans le pain de veau farci à l’oseille qu’Ursule avait servi, histoire de lui faire comprendre qu’il n’était pas dupe. Le baiser qu’il avait échangé avec Marguerite n’était rien en comparaison du comportement de sa sœur. Pour sa part, monsieur Boileau, bien que compatissant, se lamentait à propos de sa récolte de pommes, désastreuse, et de ses ruches aux populations décimées.
— Il nous faudra une année ou deux pour avoir une récolte satisfaisante de pommes et de miel. Nous allons perdre beaucoup d’argent, soupirait-il.
René s’excusa en repoussant sa chaise.
— Je dois préparer les documents pour le mariage de Godefroi et de Jeanne.
— René, ce n’est guère le moment de parler de mariage devant ta sœur, s’indigna le père.
Le notaire haussa les épaules, pendant que monsieur Boileau tapotait gentiment la main d’Emmélie.
— Tu vas mieux, ma petite fille?
Emmélie sourit faiblement. Elle souhaitait surtout quitter la table.
Ma douce, mon cœur, ma divine, quand vous reverrai-je? Cruelle, vous prenez soin de ne pas répondre à votre amant qui se languit d’amour, qui rêve de vous le jour comme la nuit. Il me faut respirer le parfum de votre cou, embrasser vos douces lèvres et le creux de vos reins. Un signe de votre part et je vous attends dans mon sérail où vous êtes l’unique sultane.
Votre O. qui ne connaît de bonheur qu’auprès de vous.
Un nouveau billet! D’un geste vif, elle avait déchiré les deux premiers, sans doute de la même teneur… pour les jeter au feu. Ce soir, elle n’avait pu résister à celui-là. Elle frissonna, la poitrine pleine de palpitations. Les mots possédaient donc un pouvoir à ce point puissant? Cet homme la comblait d’un amour que sa raison repoussait, mais que son corps réclamait, se rappelant avec une exactitude désespérante les délices qu’il avait connus. Il fallait qu’elle se ressaisisse. Surtout, ne pas se laisser gouverner par l’empire des sens et commettre une nouvelle imprudence.
Augustin, le valet de son père, lui avait remis le billet apporté par le domestique d’Ovide en osant un regard entendu. Normalement, elle aurait sévi pour cette irrévérence. Là, elle s’était retenue, signe que quelque chose n’allait pas. Qu’avaient pu se dire ces deux hommes du commun? Son frère avait raison, elle allait y perdre sa réputation. Elle devait mettre un terme à cette relation insensée sans tarder. Non pas par une réponse écrite qui laisserait des traces. Elle se rendrait chez lui pour lui signifier qu’elle ne l’aimait pas et qu’il n’y aurait pas de deuxième fois.
Le lendemain, Emmélie prétexta une attaque de migraine. Elle avait ses jours, avait-elle ajouté à l’intention d’Ursule, et resterait dans ses appartements, donnant des ordres afin de n’être dérangée sous aucun prétexte, pas même par la dévouée domestique. Lorsqu’elle fut assurée que tout le monde était occupé – sa mère installée dans son boudoir, son père au verger, son frère à son étude et les domestiques dînant à la cuisine –, elle descendit au rez-de-chaussée sur la pointe des pieds pour sortir par la porte principale. Et si on la surprenait, elle prétexterait vouloir prendre l’air frais du jardin pour évacuer un reste de migraine.
Marchant à pas vifs sur le chemin du Roi, Emmélie atteignit rapidement le faubourg Saint-Jean-Baptiste. Ovide habitait une petite maison disposant de toutes les dépendances nécessaires, suffisante pour un célibataire et sa domesticité. Par contre, la massive tête de lion en bronze ornant la porte d’entrée et servant de heurtoir indiquait le haut lignage de l’occupant, même si le logement était modeste.
Elle ne craignait pas d’être reconnue en se présentant ainsi chez lui, sachant qu’il avait à son service un couple de domestiques originaires de Saint-Hilaire, chef-lieu de la seigneurie de Rouville.
— Qui dois-je annoncer? demanda en effet l’inconnu d’une quarantaine d’années qui ouvrait.
— Dites simplement à monsieur de Rouville qu’une dame l’attend.
Elle avait adopté un ton hautain qui sonnait faux. Bah! elle n’en avait cure! Elle ne reviendrait plus jamais ici. Il était inutile de révéler son nom. D’ailleurs, l’homme ne s’en était pas formalisé. Il l’avait laissée seule dans cette petite entrée meublée d’un fauteuil, d’une patère, d’un guéridon et d’un miroir. Nerveuse, elle replaça une mèche de cheveux imaginaire sous sa capote.
Ovide apparut et se précipita vers elle en ouvrant les bras, tout heureux.
— Ma douce! Je savais que tu viendrais.
Il la connaissait suffisamment pour savoir qu’en insistant sans relâche, elle finirait par revenir. Il ne s’était pas trompé. Il l’entraîna facilement vers la chambre de compagnie et les yeux d’Emmélie se posèrent sur le sofa qui avait accueilli leurs ébats.
Elle voulut aller droit au but. Il prit plutôt sa main pour en baiser la paume. Un long frisson la parcourut.
— Monsieur de Rouville, protesta-t-elle. Je suis venue pour une unique raison: vous prier de ne plus m’écrire.
Fouillant dans son sac, elle en retira son billet qu’elle lui remit. Sa belle assurance l’avait lâchement abandonnée et lui la dévisageait d’un air amusé.
— Je n’ai plus à t’écrire, ma biche, puisque tu es là. Et je te sens frémissante… Cette fois, ce n’est pas de froid, mais de désir et d’amour, glissa-t-il à son oreille en l’enlaçant.
Comme de fait, elle fondit.
Il était si sûr de lui. Depuis quatre ans qu’il jouait avec elle au chat et à la souris, la poursuivant, la taquinant, la courtisant malgré son agacement, tant qu’elle ne pouvait plus demeurer indifférente. Voilà pourquoi, lorsqu’elle s’était retrouvée malheureuse et délaissée, il n’avait eu qu’à lui tendre la main pour qu’elle succombe. Il l’avait conquise. Elle était désormais sans volonté.
Aujourd’hui, il récoltait les fruits de sa patience. La chose était on ne peut plus plaisante. Il la voyait s’effrayer de ressentir un ardent désir pour lui. Il n’eut aucune difficulté à la conduire à sa chambre où elle se livra de nouveau à lui, oubliant toute culpabilité dans une joute torride durant laquelle Emmélie Boileau égara son âme.
— Te voilà repue, ma petite chatte, susurra-t-il, plus tard.
Il souriait, ses doigts jouant dans ses cheveux. Elle était étendue sur le dos, nue sous le drap, son visage n’exprimant aucun contentement.
— Qu’ai-je encore fait? Quelle est cette folie?
Emmélie prononçait ces mots les yeux fixés sur le ciel de lit, si bouleversée qu’Ovide tressaillit.
— Mon amour, murmura-t-il, un sanglot dans la gorge.
Comme elle fuyait son regard, il n’insista pas et se leva pour lui tendre ses vêtements. En l’aidant à relacer son corset, ses doigts tremblaient. Ce n’était pas la vue de son corps qui le troublait, mais la peur soudaine de la perdre, alors qu’il était si près du but. Que n’aurait-il donné pour que jamais elle ne reparte? Il n’osait plus la bousculer. Sans un mot, elle se rhabilla et se recoiffa.
— Nous devons parler, finit-il par dire, rompant le silence inquiétant qui s’était installé après tous ces gémissements de plaisir.
Elle ne répondit pas, s’empressant de ranger dans son réticule son peigne et ses épingles.
— Nous devons parler, oui, mais pas aujourd’hui, répondit-elle enfin, avant de le laisser désemparé au milieu de la chambre où ils avaient fait l’amour.
Une fois qu’il eut à son tour rendossé ses habits, il commanda qu’on selle son cheval – il avait besoin de bouger – et se servit un whisky qu’il but sec, avant de s’en resservir un autre. Le domestique revenait.
— L’autre dame est là, monsieur.
— Quelle autre dame? s’énerva Ovide.
Il eut vite sa réponse. Louise Lukin apparut, les yeux comme les flammes de l’enfer. Que faisait-elle ici? Ils n’avaient pourtant convenu d’aucun rendez-vous.
— Je n’ai pas eu à frapper, figure-toi… Devine qui m’a tenu la porte?
— Disparais! Je ne suis pas d’humeur.
— Et quel spectacle! siffla-t-elle, contemplant le lit défait, débordante de colère, ignorant ce qu’il venait de dire. Imagine l’air ahuri de cette chère demoiselle Boileau, cheveux épars, me voyant renvoyer ma calèche comme une habituée de la maison!
Ah! Que pouvait-il faire de cette sorcière en furie! Il l’attrapa violemment par le bras afin qu’elle fasse demi-tour.
— Sors!
— Tu le regretteras, le menaça-t-elle, en désignant sa main qui serrait son bras.
Puis, elle se dégagea.
— Du vent! s’écria Ovide.
— Hector, manda-t-elle familièrement le domestique, agissant comme si Ovide n’était pas là, faites atteler la calèche.
— La vôtre, madame?
— Celle de monsieur, évidemment, puisque je suis à pied. J’attendrai ici, ajouta-t-elle en s’assoyant dans le fauteuil.
Le domestique s’éloigna.
— Moi, je n’ai pas l’intention de te tenir compagnie, déclara Ovide, furieux.
Et il claqua la porte tandis qu’elle clamait: «Je t’avais pourtant prévenu!»
Ovide se dirigea vers les écuries. Il avait plus que jamais besoin de prendre l’air, de galoper pendant des heures afin d’évacuer sa colère. La Lukin, juste comme Emmélie sortait de chez lui! Il allait perdre l’amour de sa vie, par la faute de cette vieille putain! Il devait réfléchir à la manière de garder Emmélie. Il devait l’épouser.