Ah! Comme elle avait été naïve! Papineau, qui l’avait enrobée de ses belles paroles, rêvait en fait d’une autre. Ovide clamait son amour tout en ayant une maîtresse! Toutes ses caresses étaient autant de mensonges! Amour n’était donc que chimères et trahisons! Emmélie voguait sur un navire à la dérive.
Perturbée, elle rentra chez elle pour apprendre qu’on la cherchait partout.
— Enfin, mademoiselle, vous voilà, s’écria Ursule, en état de panique. Votre mère est au plus mal!
Sans même prendre le temps de remettre un peu d’ordre dans sa toilette, Emmélie se précipita dans la chambre de sa mère. Cette dernière gisait dans son lit, respirant avec difficulté.
— Mère! Oh! Mon Dieu!
Elle redressa le traversin et les oreillers pour installer sa pauvre mère le plus confortablement possible.
— Emmélie…
— Chut, mère, je suis ici. Ne vous épuisez pas à parler.
Madame Boileau refusa de se taire.
— Tu dois écrire à tes sœurs… sans tarder. Je ne partirai pas sans avoir revu mes chères petites.
Emmélie s’en voulait. Comment avait-elle pu être aussi égoïste, aussi cruelle, pour abandonner ainsi sa mère quasi à l’article de la mort? Elle avait peine à se contenir, bousculée par des émotions contradictoires.
— Pourquoi pleures-tu? Je ne vais pas mourir tout de suite. C’est le fils Rouville qui te tourmente à ce point?
Mon Dieu! Avec quelle remarquable acuité sa mère pouvait-elle deviner ses enfants?
— J’ai cédé à ses avances, mère.
Puis elle éclata en sanglots.
— Qu’as-tu donc fait, mon Emmélie?
La jeune femme s’installa sur son lit, près de la malade, pour enfouir son visage tout contre elle, comme elle le faisait lorsqu’elle était petite fille. Puis, taisant ses larmes, elle entoura les frêles épaules de son bras.
— Comment avez-vous su?
— Je t’ai entendu rentrer, cette nuit-là. Un bruit m’a réveillée, je me suis levée et j’ai reconnu les armoiries des Rouville sur la voiture qui te ramenait. Le reste était facile à déduire. Tu as toujours fui cet homme et voilà qu’il te raccompagne à l’aube…
Emmélie se sentait honteuse. Comment révéler à sa mère ce qu’elle-même n’arrivait pas à comprendre?
— J’étais si misérable. Je venais de laisser Papineau et…
— Et Ovide n’attendait que ça pour t’accueillir dans ses bras. Une déception amoureuse d’un côté, un homme épris de l’autre. Ne crois surtout pas que tu es la première à qui cela arrive. À moins que tu ne veuilles l’épouser…
— Non.
Elle protestait, mais faiblement.
— Emmélie, rappelle-toi qui il est. C’est toi-même qui m’as appris ce qu’il avait fait à Marguerite après que tu eus refusé sa demande en mariage.
— Il a changé.
— Tu le défends?
— Je ne sais plus…
— Ma petite…
René se demandait quand sa mère avait commencé à perdre du poids pour n’être plus que ce petit oiseau décharné disparaissant au milieu des draps. On aurait dit que ce brusque changement s’était fait en un seul jour, qu’il venait à peine de s’en rendre compte. Il avait cru sa mère éternelle, comme c’était bête! À la voir ainsi, il avait envie de brailler comme un petit enfant. Seules quelques larmes glissèrent sur les joues de l’homme qu’il était.
— Mon fils, dit-elle en lui tendant lentement son mouchoir, il faut que tu sois fort. Désormais, tu devras veiller sur ton père et tes sœurs.
Entendre ces mots prononcés par une voix sourde et chevrotante…
Il prit une de ses petites mains amaigries qui révélait une fine ossature sous la peau parcheminée.
— Dans le petit tiroir de mon chiffonnier… une bague…
René fit ce qu’elle lui demandait et revint avec la bague en question. Le jonc était fait d’un vieil or ciselé, le chaton serti d’une agate gravée d’une tête de Minerve.
— D’où vient cette bague? Je ne l’ai jamais vue. Elle est magnifique.
Madame Bruneau prit son temps pour répondre. Il lui fallait économiser son souffle, ses mots.
— Elle est très rare. Fort ancienne. Du Moyen Âge, prétendait ma mère. Elle appartenait à ton grand-père Charles de Gannes de Falaise, officier du roi et croix de Saint-Louis. Il l’avait remise à ma mère, peu de temps avant de repartir en France pour ne jamais en revenir. Ta grand-mère, même au faîte de la misère, n’a jamais voulu s’en départir.
— Vous m’aviez raconté que notre grand-père de Gannes était venu au monde sur un bateau, entre la France et l’Acadie. Cet événement l’aurait-il marqué au point d’abandonner sa famille?
— Je l’ai si peu connu, soupira madame Boileau. Comme tu es son seul descendant mâle, elle te revient. Car tu seras bientôt le vrai chef de famille. Ton père aura besoin de ton soutien.
Madame Boileau baissa les paupières. Autant de paroles accaparaient le peu de vie qui lui restait, et pourtant, elle n’avait pas encore terminé.
— Emmélie aura besoin de ton aide pour établir son école.
— Elle a une liaison avec le fils Rouville.
— Elle a eu.
— Dieu fasse que vous disiez vrai.
— Quoi qu’il en soit, promets-moi de soutenir ta sœur.
— Mère, je vous promets d’aider Emmélie et de veiller sur Zoé.
Monsieur Boileau ne quittait plus le chevet de sa femme.
— Falaise… ma chère Falaise, que vais-je devenir? se lamentait-il, voyant sa femme qui s’éteignait doucement.
Pendant ce temps, Emmélie donnait tous les soins requis à sa mère, lui bassinant tendrement le visage, la nourrissant d’un léger bouillon, lui offrant des cuillerées de la potion préparée par le docteur Talham, se dévouant pour adoucir les derniers instants de sa mère, puis allait voir au bon ordre de la maisonnée. Le soir, elle s’écroulait, épuisée. Pourtant, impossible de chasser Ovide de ses pensées. Malgré cette fatigue éprouvante, son corps brûlait de le retrouver.
Quant à Ovide, il se morfondait chez lui, maudissant Louise Lukin sans oser relancer Emmélie d’un billet. Il avait pensé envoyer son domestique aux nouvelles, mais il se repliait sur les visites quotidiennes de sa sœur Julie à la maison rouge.
Marguerite aussi passait chaque jour, en dépit de la besogne que lui causait sa maisonnée. Elle avait eu un entretien particulier avec la mère d’Emmélie qui l’avait presque élevée; elle en était ressortie triste, quoique sereine.
Ainsi, la noble dame dispensait ses derniers conseils. À Victoire, avec qui elle avait tenu également à avoir une conversation privée, elle avait confié son mari.
— Ma cousine, prenez soin de lui lorsque je serai partie.
Comme à son habitude, la veuve de François Lareau, toujours avare de mots, avait hoché la tête en silence.
Des deux sœurs d’Emmélie, Zoé arriva la première, gracile silhouette blonde en robe de couventine. La fillette d’autrefois était devenue une demoiselle accomplie, procurant ainsi à sa mère une de ses dernières joies.
— Ma toute petite, lui répéta souvent la mère au cours de ses derniers jours, tu m’as apporté tant de bonheur, j’en remercierai Dieu, lorsque je le rejoindrai.
— Oh! Mère chérie, restez avec nous!
— Mon heure est arrivée, Zoé. Je ne te laisse pas seule. Emmélie et René seront toujours là pour toi.
— Et que faites-vous de moi? demandait monsieur Boileau, s’il surprenait la conversation.
— Mon tendre ami. Vous m’avez donné une belle et bonne vie. Songez que dans l’au-delà, nous nous reverrons. Et maintenant, attendons messire Bédard.
Un sanglot déchirant accueillit ces dernières paroles. C’était la chère Sophie qui se tenait dans l’embrasure de la porte de la chambre de la mourante. Elle venait à peine de débarquer de la goélette qui l’avait amenée de Saint-Marc à Chambly, avec pour seule compagnie son mari, le marchand Toussaint Drolet. Elle avait confié ses deux enfants à sa belle-mère.
— Mère! Oh! Maman, chère petite maman.
— Te voici enfin, mon rayon de soleil. Tu vois, je t’attendais avant de faire quérir le curé.
Puis, le son caractéristique d’une clochette annonça l’arrivée du curé, qui entra dans la chambre en murmurant des paroles en latin. Madame Boileau avait ordonné que tout soit nettoyé à fond pour le jour du grand départ. Elle-même s’était toilettée et coiffée pour la dernière fois qu’elle recevait la communion et accueillait le bon Dieu dans son cœur. Sur une table recouverte d’un linge blanc bien propre trônaient un petit crucifix et deux chandeliers, des cierges, de l’eau bénite, une aiguière et une serviette.
Messire Bédard aspergea la pièce d’eau bénite, les cierges furent allumés, puis il demanda à rester seul avec la mourante pour la confession qui dura longtemps. Des larmes perlaient aux yeux du curé lorsqu’il permit aux autres d’entrer pour les onctions rituelles, imposition de l’huile sainte sur les yeux, les oreilles, les narines, la bouche, la poitrine, les mains et les pieds. La noble dame embrassa le crucifix, s’imprégna des paroles de l’Évangile lues par le curé, en bonne chrétienne prête à affronter la mort. Et lorsque le temps de réciter des prières arriva: Credo, Ave, Pater, auxquelles s’ajoutaient les actes de foi et la litanie des saints, les paupières s’étaient définitivement refermées. Quand l’assistance à genoux se releva, Antoinette de Gannes de Falaise, épouse Boileau, avait rejoint son Créateur.
Pendant quatre jours, les visiteurs affluèrent à la maison rouge endeuillée, ses habitants revêtus de noir, afin de rendre hommage à la noble dame exposée sous un catafalque dans la chambre de compagnie transformée en chapelle ardente.
— Boileau, mon vieil ami, disait monsieur de Rouville, étreint par l’émotion, toutes mes condoléances vous appartiennent. Elle est la première d’entre nous à partir, et je crains d’être le prochain à la suivre dans la tombe.
Julie et Ovide échangèrent un regard alarmé. C’était la première fois qu’ils entendaient de tels propos dans la bouche de leur père. Salaberry le fit asseoir.
— Vous devriez vous ménager, lui conseilla-t-il, et suivre les directives des médecins anglais que je vous ai envoyés.
— Diantre! Je ne fais que ça et ne m’en porte pas mieux, grommela son beau-père.
Pendant ce temps, les demoiselles de Niverville avaient pris place auprès du cercueil. Thérèse psalmodiait des prières et Madeleine pleurait doucement en ayant l’impression d’avoir perdu sa seule amie.
Profitant de l’espèce de brouhaha provoqué par les entrées et les sorties successives, Ovide, qui avec cette exposition funéraire avait enfin une raison d’être là, réussit à manœuvrer pour entraîner Emmélie dans un coin.
— Ma chérie! Je ne respire plus depuis que vous m’avez quitté, l’autre jour.
— Vraiment? Vous oubliez madame Lukin!
— Cette femme est un poison! Vous le savez aussi bien que moi. Il y a longtemps que je lui ai montré la porte.
— J’ai surtout remarqué qu’elle avait ses habitudes chez vous, riposta Emmélie, le ton acerbe. Vous collectionnez les femmes comme mon jeune cousin collectionne les objets militaires.
Il ne put s’empêcher de rire.
— Ma parole, vous êtes jalouse! Voyons, tout cela est du passé. Je vénère le sol où se posent vos pas. Je serai votre serviteur le plus humble. Oh! Je vous en supplie, soyez ma reine! Emmélie, je vous aime comme un fou.
Il emprisonnait ses mains dans les siennes, les inondait de baisers.
Elle les retira doucement.
— Je dois y retourner.
Il la retint.
— Épousez-moi!
Emmélie ne put s’empêcher de sourire, mais ne répondit pas. Elle se dirigea plutôt vers la chambre de compagnie où venaient d’arriver les Lukin et les Talham. Ovide la suivait comme une ombre. Les surprenant ensemble, Marguerite sursauta dans un mouvement de recul. David Lukin laissa sa femme pour s’empresser d’aller offrir ses condoléances à monsieur Boileau à qui il devait son poste de marguillier.
— Eh bien! chuchota Louise Lukin à ses sœurs, tout en s’assurant que Marguerite entendait. Voici la très «sainte» demoiselle Emmélie dans les meilleurs termes avec le fils Rouville, qu’on dit pourtant fiancé à Anne de Labroquerie.
— Que veux-tu dire? demanda Madeleine.
Madame Talham parut angoissée à ces mots.
— J’ai toujours dit que cette fille était une hypocrite, susurra Thérèse de Niverville.
— Oh! Tais-toi! ordonna Madeleine en chuchotant. De grâce, tais-toi donc!
Le docteur entraînait sa femme pour s’approcher du cercueil où gisait la défunte. Marguerite le suivit, perturbée par ce qu’elle venait d’entendre. Ils s’agenouillèrent pour réciter quelques prières, puis se retirèrent pour laisser la place à Marie-Josèphe et Pierre qui arrivaient. Alexandre l’abandonna ensuite pour aller rejoindre les Rouville et les Salaberry. Depuis les noces, il y avait un froid inexpliqué entre les époux Talham.
Pour sa part, Ovide s’était retiré dans un endroit discret, dans l’espoir qu’Emmélie puisse se libérer. Il fallait qu’elle lui réponde. Il n’attendrait pas plus longtemps. Dès qu’elle passa près de lui, il l’entraîna dans une chambre où il n’y avait personne.
Dès qu’ils furent seuls, il se jeta sur elle et l’embrassa. Emmélie, avide, oublia la Lukin pour se perdre dans ses baisers.
— Vous devez m’épouser.
— Ovide, je vous en prie, ce n’est pas le moment…
Il eut l’air particulièrement ému.
— C’est la première fois que vous prononcez mon prénom… Serait-ce que vous m’aimez un peu?
Elle sourit doucement.
— Je ne sais plus…
— Mon adorée! souffla-t-il, l’embrassant une dernière fois.
Un peu plus tard, alors qu’ils avaient réussi à apaiser leurs sens, ils entrouvrirent lentement la porte pour aller rejoindre les autres à l’abri des importuns.
Devant eux se tenait Marguerite, pétrifiée.