Chapitre 48

Le père de Melchior

Mon cher Talham,

Je pensais avoir le temps d’aller te saluer avant de partir, «petit frère», mais le jour de la rentrée au collège, je serai déjà parti. Le plus curieux, c’est que je passerai par Chambly pour me rendre jusqu’au lac Champlain afin d’embarquer sur un vapeur, puis prendre une diligence qui m’amènera à New York où je monterai à bord d’un paquet boat en direction du Havre, un port de France. Et une fois là-bas, il y aura encore une longue route à faire pour me rendre à Paris. Tout un périple! Et toi, j’imagine que le jour de mon départ, tu seras sans doute en chemin pour Montréal. Je te fais donc une nouvelle promesse: une fois en Europe, je t’écrirai, «petit frère», et te décrirai toutes les merveilles de Paris.

À bientôt! Soyons amis pour la vie.

Timothée Kimber, futur docteur en médecine, qui te salue bien bas.

La lettre, la première que Melchior recevait d’un ami, arrivait à point nommé. «Petit frère»! Les deux mots apportaient un grand réconfort à son cœur chamboulé. La conversation surprise entre son oncle et sa grand-mère le hantait, surtout cette phrase assassine: «le sang des Lareau, mais pas celui des Talham» résonnait comme un glas dans sa tête.

Il n’y avait pas que lui qui était sens dessus dessous. Ses parents étaient bizarres. Peut-être que la tristesse causée par la mort de la tante Boileau expliquait le fait que sa mère restait repliée sur elle-même, que son père soit devenu fuyant et par conséquent, beaucoup moins sévère. Les enfants auraient été livrés à eux-mêmes, n’eût été mémé Lareau qui donnait ses ordres à Lison et voyait aux repas. Ce désordre permettait une certaine liberté qu’il mettait à profit. Il marchait chaque jour une lieue pour se rendre à l’écurie de l’oncle Lareau et s’occuper de sa pouliche, la brosser longuement et confier à l’oreille de Poline tous ses malheurs. Elle semblait comprendre et lui dispensait des coups de museau amicaux quand il se réfugiait dans son encolure.

Il avait également mis à profit ces jours de liberté pour faire sa petite enquête et finir par découvrir, en interrogeant à gauche et à droite les membres de sa nombreuse parenté à la campagne, qu’il était né six mois après le mariage de ses parents. Avant de surprendre la fameuse conversation, jamais il ne lui était venu à l’idée de faire ce calcul troublant. Au collège, en catimini, les garçons parlaient beaucoup de ces choses que les enfants devaient ignorer. Depuis, une information essentielle lui était revenue en mémoire: il fallait neuf mois pour mettre au monde un enfant.

Tous ces faits mis bout à bout confirmaient donc cette évidence terrible: son père n’était pas son père. La boule qui entravait son estomac depuis le jour des noces cherchait à exploser. Et il refusait de retourner dans cet endroit inhumain appelé collège.

Alexandre avait descendu la lourde malle. Melchior était là, chapeau à la main et revêtu du capot bleu réglementaire retenu à la taille par sa ceinture flammée, les cheveux fraîchement coupés court, comme le stipulait le règlement de l’établissement scolaire. Ses frères et sa sœur l’entouraient pour lui faire leurs adieux, des baisers mouillés de la part de Marie-Anne, quatre ans, et de Norbert, affectueux bambin de deux ans. Charles et Eugène détaillaient le costume du collégien avec un air d’envie, imaginant le jour où eux aussi seraient suffisamment âgés pour être élève du Collège de Montréal. Quant à Appoline, elle s’était enfuie.

— Tu sais bien qu’elle n’aime pas les adieux, la justifia Victoire avant d’embrasser son petit-fils. Qu’est-ce que tu as? Je ne t’ai jamais vu pareille face de carême!

— Non! s’écria soudain le garçon. Je n’irai pas.

— Qu’est-ce qui te prend! s’irrita Alexandre.

— Voyons donc, Melchior, le raisonna sa mère. Tu dois repartir aujourd’hui, sinon tu manqueras le jour de la rentrée. Valade et son fils s’en viennent pour te chercher.

Melchior n’écoutait plus, il s’entêtait.

— Je ne partirai pas, proclama-t-il en bravant son père.

— Cesse immédiatement ces enfantillages! Tu vas au collège, point final!

— Vous n’avez pas d’ordres à me donner!

Tremblant, le jeune homme défiait son père!

— Quoi!

Furieux, le docteur gifla Melchior.

— Comment oses-tu me contredire?

Le garçon, accusant le coup, éclata:

— Parce que vous n’êtes pas mon père!

Alexandre blêmit affreusement. Marguerite poussa un cri d’effroi puis fut prise d’un tremblement. Les autres enfants se mirent à pleurnicher, bien incapables de saisir quoi que ce soit du drame qui se déroulait, sauf Eugène qui, du haut de ses neuf ans, voyait son grand frère qu’il idolâtrait renier leur père.

— Tais-toi, Melchior, tu déparles, le houspilla alors fermement Victoire, dans une piètre tentative d’empêcher la situation de dégénérer.

— C’est votre faute! l’accusa-t-il. Je vous ai entendue l’autre jour, avec mon oncle Godefroi. Pas du sang des Talham! C’est ce que vous avez dit!

Il sanglotait, se réfugiant dans les bras de sa grand-mère, elle-même catastrophée. Valade arrivait avec sa charrette. Les enfants étaient sidérés, leur mère pleurait et leur père paraissait complètement bouleversé.

— Rentrons! ordonna enfin le docteur, brusquement. Melchior n’est pas bien, expliqua-t-il à Valade qui se présentait. Je le conduirai moi-même à Montréal une fois qu’il sera mieux.

Et il referma brutalement la porte sur la famille effondrée.

Une fois à l’intérieur, Alexandre demanda à Victoire d’emmener les enfants à la cuisine.

— Viens, dit-il à Marguerite qui essuyait ses larmes et tentait d’embrasser son fils qui la repoussait. Toi aussi, Melchior. Il les entraîna dans l’apothicairerie. Il est temps de mettre fin à cette comédie, ajouta-t-il, d’une voix sombre.

— Non! protesta Marguerite.

— Tu ne vois pas qu’il est impossible de revenir en arrière? Melchior réclame la vérité, et il a le droit de savoir. D’ailleurs, c’est ce que j’ai toujours pensé, malgré ma promesse de ne jamais aborder le sujet.

— C’est… donc vrai! balbutia le garçon, tremblant de tous ses membres, dévisageant Marguerite.

— Non! Je t’en prie, Alexandre, s’obstina cette dernière, la gorge étranglée, se tamponnant le visage de son mouchoir déjà trempé, incapable de regarder l’enfant. Que pensera-t-il de sa mère?

— Il croira, comme moi, qu’elle est une femme honnête et courageuse. Oh! Marguerite, fais-moi donc confiance! Ne t’ai-je pas toujours protégée?

— Alexandre…

Il la sentait rongée par la culpabilité, et pas seulement par ce qui se passait dans l’immédiat. Cependant, elle se résigna et il se tourna vers Melchior.

— Écoute-moi, mon garçon, et relève la tête quand je te parle. Tu as réclamé la vérité, tu dois l’écouter comme un homme!

Incapable de délaisser son air piteux, Melchior ne bougeait plus. Alexandre, comprenant la gravité des révélations à venir, prit un ton approprié pour raconter:

— C’est vrai! Lorsque j’ai épousé ta mère, elle te portait déjà en son sein. Nous t’expliquerons plus tard pourquoi. Non! fit-il à Marguerite dont les yeux effrayés l’intimaient encore de se taire. Cela étant dit, Melchior, voyons la suite. Grâce à ce mariage, lorsque tu es venu au monde, tu as été baptisé Talham. Tu es né en toute légitimité, évitant le triste sort réservé aux enfants illégitimes, et la réputation de ta mère, ainsi que celle de sa famille, furent sauvées. Plus tard vinrent des frères et des sœurs, également baptisés Talham. Avec pour résultat que tu as grandi au sein d’une famille normale. Une famille heureuse, jusqu’à récemment.

Dans la voix du docteur se glissait de l’amertume. Il ne pouvait s’empêcher, tout en parlant à Melchior, de ressentir encore plus vivement la trahison de Marguerite. En même temps, il comprenait son désarroi alors qu’elle voyait son secret, qu’elle avait toujours conservé farouchement et qu’elle croyait inviolable, être mis au jour malgré elle.

— Alors? demanda Melchior. Qui est mon père?

— À cela, ce n’est pas à moi de répondre.

Alexandre se tourna vers Marguerite qui, les épaules basses, hochait la tête en disant non.

— Ne dis rien! s’écria alors Victoire qui entrait brusquement dans l’apothicairerie, incapable de se tenir à l’écart d’événements qui la concernaient au premier chef.

C’était elle qui, autrefois, avait supplié son cousin Boileau de trouver un époux pour Marguerite afin d’éviter l’opprobre à sa fille et de donner un père à son enfant. La grand-mère se croyait en droit d’intervenir avant que le mal ne soit fait.

— Cet homme! Vous imaginez bien ce qu’il a fait subir à Marguerite, lança-t-elle au docteur.

— Justement! s’objecta fermement Alexandre. Il est temps qu’elle se libère de ce poids. Elle le porte depuis trop d’années.

Marguerite était anéantie. Son mari s’approcha d’elle pour enlacer ses épaules dans un mouvement empreint d’une grande tendresse.

— Dis ce nom, Marguerite, chuchota-t-il en la serrant tout contre lui. N’aie aucune crainte, je suis là.

— Je ne peux pas, Alexandre. Je ne peux pas… pleurait-elle en se blottissant entre ses bras, tremblante.

Il la sentait terrifiée, comme un petit animal qu’on tire de son terrier.

— Ne t’en fais pas pour moi. Je connais déjà la vérité… avoua-t-il doucement pour la rassurer, sauf qu’elle tressaillit violemment. Peu importe comment je l’ai sue, la calma-t-il. Tu dois dire à notre fils le nom de cet homme! Allez, dis-lui!

Marguerite n’arrivait pas à se décider. Elle ne parvenait pas à rassembler son courage. Pendant ce temps, Melchior, profondément malheureux, constatait que le drame qu’il avait provoqué le dépassait et voyait son père soutenir sa mère afin de faire céder la dernière barrière.

— C’est… c’est le fils Rouville, lui avoua enfin Marguerite. Il… il m’a forcée, dans l’écurie du manoir.

Elle se tourna vers son fils qui était tapi dans un coin de la pièce.

— Mais ton vrai père, Melchior, ajouta-t-elle, dans un ultime effort, celui qui t’a élevé, qui t’a pris comme son fils, c’est Alexandre.

C’en fut trop et elle perdit conscience entre les bras de son mari. Et Melchior, qui ne cessait de répéter: «Le capitaine de Rouville, le capitaine de Rouville!», se précipita hors de la pièce, hors de la maison, et se mit à courir.

Pour l’heure, Alexandre ne se préoccupa pas de Melchior. Il l’imaginait se dirigeant à l’écurie, retrouvant son cheval, et considérait que c’était la meilleure médecine pour un garçon révolté.

Entre-temps, il fallait s’occuper de Marguerite qui, elle aussi, avait vécu un choc terrible. Il la déposa, toujours inanimée, sur le sofa de la chambre de compagnie pour lui faire respirer des sels d’ammoniac. Elle reprit tranquillement ses sens, tandis qu’il lui caressait les cheveux. Victoire était partie chercher un peu d’eau pour lui rafraîchir les tempes.

— Allons, ma petite fleur, tout ira bien désormais.

— Tu le savais?

— Il y a longtemps que je connais tous tes secrets, et je ne t’en aime pas moins, Marguerite. Tu m’as toujours rendu heureux. Du moins… jusqu’à ces derniers jours.

— Que veux-tu dire?

— Je t’ai vue, le soir des noces, avec René.

— Oh! Mon Dieu!

Les larmes reprirent. Celles-là coulaient doucement, car Marguerite n’avait plus d’énergie pour s’inquiéter ni de son fils qui s’était enfui, ni de sa propre trahison.

— Les explications peuvent attendre, la consola Alexandre, compréhensif. Tu as surtout besoin de repos après cette épreuve.

Il lui en voulait, plus par orgueil que pour l’amour trahi. Il en fallait plus pour effacer des années de bonheur.

— Je préfère tout te dire, qu’on en finisse.

Et Marguerite avoua à son mari son amour de jeunesse. Et surtout, qu’il arrivait parfois que la présence de René la trouble.

— J’ai succombé, mais je te jure que c’était la seule fois. Pourtant, je t’aime Alexandre. Et je n’ai pas recherché ce qui s’est passé.

— Je le sais, que crois-tu? protesta-t-il. J’ai suffisamment vécu pour savoir ce qu’il en est des amours présentes et passées. Mais de vous voir…

Pendant combien de temps encore la scène qu’il avait surprise viendrait-elle le hanter?

— Alexandre. C’est exactement ce que j’ai dit à René. Que tout cela était du passé.

— Ma petite fleur… murmura-t-il.

Ces derniers aveux l’émurent profondément, au-delà, peut-être, de tout autre mot d’amour.

Melchior courait, courait. Il traversait le village comme quelqu’un qui avait le diable aux trousses. Il courait, courait, bousculant tout, passant outre ceux qui voulaient l’arrêter… «Melchior, Melchior, où vas-tu à courir ainsi?» demandaient des villageois. «Jeune Talham, qu’est-ce qui te prend ce matin?»

Melchior ne s’arrêtait que pour reprendre son souffle, avant de repartir de plus belle. Et contrairement à ce que croyaient ses parents, il allait en direction du faubourg Saint-Jean-Baptiste, vers la maison de son vrai père…

Le capitaine de Rouville… son père. «Il m’a forcée…» avait dit sa mère. Que signifiaient ces mots?

À bout de souffle, il arriva devant la maison d’Ovide, agita furieusement le heurtoir en bronze, tambourina violemment sur la porte.

— Ouvrez! Ouvrez!

— Que se passe-t-il? demanda le domestique. Qui es-tu, mon garçon? demanda-t-il en l’attrapant par le bras et le serrant un peu.

— Mon père, je viens voir mon père! Lâchez-moi!

Ovide apparut, nouant une robe de chambre, intrigué, puis inquiet en voyant Melchior, le visage rougi par la course, reprenant encore son souffle, dégoulinant de sueur.

— Jeune Talham, qu’as-tu donc? Entre, voyons. Et viens me raconter.

Le garçon était hors de lui. Il se jeta sur Ovide, criant et pleurant tout à la fois:

— Vous êtes mon père! Mon père!

Et il frappait Ovide à grands coups. Ce dernier se dégagea, assommé par le choc. Emmélie surgit à son tour, rhabillée à la hâte.

— Melchior! Que se passe-t-il? Il est arrivé quelque chose de grave?

Jamais elle ne l’avait vu dans un pareil état. Où était passé le garçon rieur et sûr de lui?

— Tante Mélie?

C’était comme s’il la voyait pour la première fois. Que faisait-elle, la parente, l’amie de sa mère, chez cet homme qui était peut-être son père, mais qui avait fait du mal à sa mère? Et où était-il passé, celui-là?

Ovide se pressait, il s’habillait à toute allure, comprenant qu’un drame se jouait, et revint en courant dans le hall. Melchior n’était plus là, et Emmélie franchissait la porte en criant qu’elle le suivait. Il sortit à son tour.

Melchior était hors de vue. Ovide rejoignit facilement Emmélie qui était arrivée au carrefour de la rue du faubourg Saint-Jean-Baptiste et d’un chemin qui menait au bord de l’eau.

— Par où est-il parti?

— Par là, dit-elle en désignant la maison des Salaberry. Que se passe-t-il?

— Je n’en sais rien, sauf qu’il criait, éperdu, que j’étais son père…

Et Ovide se mit à courir à son tour vers la maison de sa sœur. Melchior prit soudain une autre direction.

— Oh, mon Dieu! laissa échapper Emmélie.

Melchior commençait à se fatiguer. Il était arrivé à la hauteur du moulin qui n’était qu’à quelques centaines de toises de la maison des Salaberry; il entendait Ovide qui criait après lui, et plus loin encore, tante Mélie qui s’empêtrait dans sa robe.

— Arrête-toi! Melchior, arrête-toi!

Il n’en avait nulle envie. Dans sa tête, tout tournait et son cœur allait sortir de sa poitrine. Derrière le moulin, il y avait une sorte de digue qui dirigeait l’eau vers les roues à aubes. Sans réfléchir, il se dirigea de ce côté pour se retrouver pris au piège. D’épuisement, il trébucha sur le muret et tomba à l’eau. Il disparut dans le remous, revint soudainement à la surface, puis agrippa un rocher providentiel hors de l’eau. Sa situation était précaire, avec toute cette eau qui tourbillonnait autour de lui.

De son côté, sans plus réfléchir, Ovide entra dans l’eau dont le niveau n’était pas très élevé à cette époque de l’année. Il s’était débarrassé de son habit, et avançait avec prudence entre les bouillons en posant ses mains sur des pierres à fleur d’eau. Et il ne lâchait pas des yeux le garçon sur son rocher. Sur la rive, Emmélie, impuissante devant cette scène, décida d’aller chercher du secours.

— Melchior, reste calme, tentait de le rassurer Ovide.

— Je ne sais pas nager, je ne sais pas nager, répétait le garçon, désespéré.

Ovide s’approchait. S’il pouvait arriver jusqu’à lui, par la suite, il le maintiendrait fermement par le cou et ainsi, ils dériveraient jusqu’au fort où le remous venait mourir dans le bassin. C’était possible, c’était d’ailleurs leur seule chance. Sauf qu’il fallait que le garçon se calme.

— Moi, je sais, Melchior, disait Ovide. Je vais te tirer de là, mon fils. Courage. Car aussi vrai que tu l’es, je vais te sauver.

Il approchait, il y était presque, il y arrivait.

Melchior l’observait avec de grands yeux effarés, suivant chacun de ses gestes. Il s’effraya de le voir perdre pied une première fois. Ovide ressurgit et en nageant de toutes ses forces contre le courant, il atteignit enfin le rocher.

— Maintenant, tu vas laisser ce rocher et t’agripper à mon cou, sans trop serrer pour ne pas m’étouffer, et nous nous laisserons dériver jusqu’au fort.

— J’ai peur!

— Je sais, mais nous y arriverons. Ne panique surtout pas. Allez, vas-y, n’hésite plus, le courant m’entraîne.

Melchior obéit et passa ses mains autour du cou d’Ovide. Il se sentit tourbillonner.

— Tiens ta tête hors de l’eau, cria Ovide.

L’eau rugissait, elle les entraînait, Ovide réussissait à nager. Cependant Melchior se débattait et il arrivait difficilement à le maîtriser.

Tout d’un coup, Ovide aperçut un canot qui tentait de les rejoindre. «Sauvés, pensa-t-il. Nous sommes sauvés.» L’embarcation s’approcha. Il crut reconnaître Godefroi Lareau.

Julie de Salaberry se préparait à recevoir ses invités pour la pendaison de crémaillère. L’invitation avait été lancée pour que les gens arrivent vers les trois heures de l’après-midi. Elle avait demandé à Jeanne et Godefroi de venir l’aider.

Ces derniers allaient se marier dans quelques jours. Ils étaient beaux à voir, à échanger des regards énamourés toutes les secondes.

Godefroi Lareau avait travaillé avec François Valade pour terminer leur maison. Il était pour ainsi dire devenu l’homme de confiance du maître menuisier. C’est ainsi que Julie avait fini par apprendre toute l’histoire de Jeanne, et son heureuse conclusion.

Elle était dans la grande cuisine de leur maison dont les fenêtres donnaient sur le jardin et les rapides, pour vérifier si le personnel était à son affaire et constater si tout se déroulait comme prévu. Il faisait encore beau, en ce début de septembre, et elle avait fait placer des chaises et des tables dehors. Julie adorait sa nouvelle maison. Elle jeta un dernier coup d’œil au spectacle des rapides, lorsqu’elle remarqua quelque chose d’anormal. Emmélie Boileau faisait des grands gestes à Godefroi, en direction des rapides. Et dans le tourbillon, quelqu’un se débattait. Godefroi s’approcha vivement d’un canot qui était en permanence sur la rive et le mit à l’eau.

— C’est de la folie! s’exclama Julie.

Elle sortit précipitamment de la cuisine, à la recherche de son mari qui était quelque part dans la maison.

— Charles, dehors, viens vite!

Goddam! Que se passe-t-il?

Rapidement, il saisit la tragédie de la scène qui se déroulait devant lui.

— Ils dérivent vers le fort. C’est par là qu’il faut aller, s’écria Salaberry.

Pendant ce temps, Emmélie et Jeanne, dans les bras l’une de l’autre, ne pouvaient détacher les yeux du remous.

Salaberry s’élança sur le chemin du Roi en direction du fort, rameutant des militaires au passage, parlant de quelqu’un qui se noyait. Tous s’élançaient, descendaient vers la grève, prenaient d’assaut les embarcations qui se trouvaient là. Salaberry lui-même prit place dans l’une d’elles avec un soldat.

Godefroi arrivait difficilement à maintenir le canot qui ballottait dangereusement. Il s’approcha suffisamment d’Ovide pour réussir à agripper Melchior par les vêtements. Il réussit comme par miracle à le hisser à bord de l’embarcation. Mais lorsqu’il revint à Ovide, ce dernier avait disparu.

Godefroi reprit ses rames et, sans relâche, il tenta de retrouver Ovide, mais les flots entraînaient le canot jusqu’au pied du fort où des gens inquiets attendaient avec angoisse le résultat de l’opération de sauvetage.

Tous les canots dont on disposait avaient finalement été mis à l’eau. Pendant les heures qui suivirent, ils furent nombreux à sonder les eaux, l’espoir de revoir Ovide de Rouville vivant s’estompant à mesure que le temps passait. À la tombée de la nuit, on ne l’avait toujours pas retrouvé.