11.

AMPOULES RESTANTES : 32

Il existe une théorie dans le domaine de la robotique dite de la vallée de l’étrange. Quand un robot ressemble presque à un être humain – mannequin réaliste, humanoïde –, il crée une authentique révulsion chez l’observateur. Son apparence est proche de l’humain, mais pas son exact reflet. D’où une sensation d’étrangeté, de quelque chose d’à la fois familier et monstrueux.

Je subis un effet psychologique similaire en remontant les rues d’un Chicago presque identique au mien. Je préférerais de loin un autre cauchemar postapocalyptique. Des bâtiments effondrés, un champ de scories valent mieux qu’un carrefour traversé des milliers de fois, dont les noms de rues ne correspondent à rien. Ou ce café où je m’arrête toujours pour avaler mon triple Americano avec soja transformé en cave à vins. Ou ma maison, au 44 Eleanor Street, habitée par des étrangers.

 

C’est le quatrième Chicago que nous rejoignons après avoir échappé au monde ravagé par la maladie et la mort. Chacun s’est révélé comme celui-ci – presque chez moi.

La nuit est imminente, et comme nous avons pris des doses quatre fois de suite sans nous reposer, nous décidons pour la première fois de ne pas retourner dans la boîte.

C’est le même hôtel à Logan Square, celui où je suis descendu dans le monde d’Amanda.

L’enseigne au néon est rouge, pas verte, mais le nom n’a pas changé – HÔTEL ROYALE. C’est tout aussi suranné, par contre, figé dans le temps, mais de mille et une façons différentes, insignifiantes.

Notre chambre dispose de deux lits doubles, et comme celle que j’avais prise la dernière fois, elle donne sur la rue.

Je pose nos sacs en plastique contenant vêtements d’occasion et articles de toilette sur la commode, près de la télévision.

En temps normal, j’aurais refusé cette chambre vieillotte qui sent le produit d’entretien tenu en échec par la moisissure des murs.

Ce soir, pourtant, c’est du luxe.

Je retire mon sweat et mon débardeur. « Je suis trop vanné pour ne serait-ce qu’émettre une opinion sur cet endroit », dis-je.

Je jette mes vêtements dans la poubelle.

Amanda éclate de rire. « Si on joue au plus crade, je gagne.

— Je suis surpris qu’ils aient accepté de nous louer une chambre.

— Ça en dit long sur le niveau de l’établissement. »

Je m’approche de la fenêtre pour ouvrir les rideaux.

La nuit s’installe.

Il pleut.

L’enseigne extérieure projette une lueur sanguinolente dans la chambre.

Impossible de connaître la date.

« La salle de bains est à vous », dis-je.

Amanda prend ses affaires dans le sac plastique.

Bientôt, j’entends le doux bruit de l’eau sur le carrelage.

« Oh mon Dieu, Jason, lance-t-elle, prenez un bain, vous n’imaginez pas à quel point c’est bon ! »

Je suis trop sale pour m’allonger sur le lit, alors je m’assois sur le tapis, à côté du radiateur, laissant des ondes de chaleur me réconforter. Par la fenêtre, je vois le ciel s’assombrir de plus en plus.

 

Je suis les conseils d’Amanda et décide de prendre un bain.

La condensation dégouline sur les murs.

La chaleur fait des merveilles sur mon dos, qui souffre depuis plusieurs jours de dormir dans la boîte.

Alors que je me rase, mon identité ne cesse de me hanter.

Aucun Jason Dessen n’enseigne la physique à l’université de Lakemont, ni dans aucune autre école, d’ailleurs, mais je ne peux m’empêcher de m’interroger. Où suis-je ?

Dans une autre ville ?

Un autre pays ?

Je vis peut-être sous un nom d’emprunt, avec une autre femme, un boulot différent.

Si c’est le cas, si je passe mes journées dans un garage à inspecter le dessous crasseux de voitures en panne au lieu d’enseigner la physique à des étudiants, suis-je le même homme, fondamentalement ?

Et qu’entendre par « fondamentalement » ?

Si on retire la personnalité, le style de vie, quels sont les éléments qui me constituent moi, et moi seul ?

Une heure plus tard, j’émerge de la salle de bains, propre pour la première fois depuis plusieurs jours, vêtu d’un jean et d’une chemise, une vieille paire de Timberland aux pieds. Elles sont trop grandes, mais j’ai enfilé deux paires de chaussettes pour compenser.

Amanda m’examine d’un air approbateur. « Ça va.

— Vous aussi, c’est pas mal. »

À la boutique de vêtements d’occasion, son choix s’est porté sur un jean noir, une paire de bottes, un tee-shirt blanc et une veste en cuir noir qui pue encore le tabac.

Allongée sur le lit, elle regarde une émission de télé que je ne reconnais pas.

« Vous savez ce qui me ferait plaisir ? demande-t-elle en se tournant vers moi.

— Quoi ?

— Une bouteille de vin. Une quantité déraisonnable de nourriture. Tous les desserts du menu. Merde, je n’ai jamais été aussi mince depuis la fac.

— Le célèbre régime multivers spécial minceur. »

Elle rit. C’est un son agréable.

 

Nous marchons une vingtaine de minutes sous la pluie. Je tiens à savoir si l’un de mes restaurants favoris existe dans ce monde.

C’est le cas. J’ai l’impression de tomber sur un vieil ami dans une ville étrangère.

L’établissement est un havre confortable, un tantinet hipster, dans une ancienne auberge de quartier.

Pas mal de gens font la queue pour obtenir une table, nous filons vers le bar, où nous patientons quelques instants que deux tabourets se libèrent tout au bout, près d’une fenêtre dégoulinante de pluie.

Nous commandons des cocktails.

Puis du vin.

Un bon millier de petites assiettes qui ne cessent d’arriver.

L’alcool nous enivre assez vite, notre conversation se focalise surtout sur l’instant.

La qualité de la nourriture.

Le plaisir d’être à l’intérieur, au chaud.

Nous ne mentionnons pas la boîte.

Amanda me signale que j’ai une allure de bûcheron.

Je lui réponds qu’elle ressemble à la copine d’un biker.

Nous rions trop fort, trop vite, mais nous en avons besoin.

Alors qu’elle se lève pour aller aux toilettes, elle me lance : « Ça ira, sans moi ?

— Je ne bouge pas d’ici. »

Mais elle se retourne plusieurs fois.

Je la regarde longer le bar, puis disparaître derrière une paroi.

Une fois seul, le côté parfaitement ordinaire de la situation me frappe de plein fouet. J’examine le restaurant, le visage des serveurs, des clients. Une bonne quinzaine de discussions simultanées forment une sorte de rugissement collectif.

Je laisse mes pensées dériver. Et si ces gens savaient ?

 

Le retour est toujours aussi humide. Et plus froid.

Devant l’hôtel, j’aperçois l’enseigne clignotante de mon bar habituel, le Village Tap.

« Un dernier verre ? » je demande.

Il est assez tard, la majorité des fêtards ont déserté les rues.

On s’installe au bar, j’observe le barman imprimer un ticket de caisse.

Il finit par nous remarquer. Un coup d’œil à Amanda, puis à moi.

C’est Matt. Il m’a sans doute servi un bon millier de fois, depuis le temps. C’était lui qui officiait derrière le bar, le fameux soir où j’ai trinqué avec Ryan Holder.

Il n’a pas l’air de me reconnaître.

Une courtoisie distante, polie.

« Qu’est-ce que je vous sers ? »

Amanda commande un verre de vin.

J’opte pour une bière.

Alors qu’il prépare nos boissons, j’incline la tête vers Amanda. « Je connais le barman. Il ne m’a pas reconnu.

— Comment ça, vous le connaissez ?

— C’est mon bar habituel. J’y viens régulièrement.

— Non, ce n’est pas votre bar habituel. Et non, évidemment, il ne vous reconnaît pas. Vous vous attendiez à quoi ?

— C’est juste que… c’est bizarre. Ce bar est rigoureusement identique au mien. »

Matt nous apporte nos commandes.

« Je vous ouvre un compte ici ? »

Je n’ai pas de carte de crédit, pas de carte d’identité, rien qu’un rouleau de billets dans la poche intérieure de ma veste, juste à côté de nos dernières ampoules.

« Je vais payer comptant. » J’attrape mon argent. « Je m’appelle Jason, au fait.

— Matt.

— Chouette endroit. Vous êtes le proprio ?

— Yep. »

Il n’en a visiblement rien à foutre de mon avis sur son bar, et cela me remplit de tristesse. Amanda le remarque. Dès que Matt s’éloigne, elle lève son verre, effleure le mien.

« À un bon repas, un lit chaud, et au fait d’être encore en vie », dit-elle.

 

De retour dans la chambre d’hôtel, nous éteignons les lumières et nous déshabillons dans le noir. Je sais que j’ai perdu toute objectivité quant à la qualité du service, parce que le lit me paraît merveilleusement doux.

De l’autre côté de la pièce, Amanda demande : « Vous avez verrouillé la porte ?

— Oui. »

Je ferme les yeux. J’entends la pluie frapper les carreaux. Le bruit occasionnel d’une voiture qui passe dans la rue.

« C’était sympa, comme soirée, dit Amanda.

— Très. La boîte ne me manque pas, mais ça me fait bizarre de m’en éloigner.

— Vous, je ne sais pas, mais mon monde devient de plus en plus fantomatique. Vous savez, comme un rêve qui se délite au réveil. Il perd son intensité, sa couleur, son réalisme. Le contact émotionnel disparaît.

— Vous craignez de le perdre complètement ? Votre monde ?

— Je ne sais pas. Je crains d’arriver au stade où il m’apparaîtra irréel. C’est le cas, d’ailleurs. La seule chose réelle, ici et maintenant, c’est cette ville. Cette chambre. Ce lit. Vous et moi. »

Au milieu de la nuit, je constate qu’Amanda est allongée à mes côtés.

Ça n’a rien de nouveau. Nous avons souvent dormi comme ça dans la boîte. Accrochés l’un à l’autre dans le noir, perdus, isolés.

La seule différence, c’est que nous ne portons rien d’autre que nos sous-vêtements. Sa peau est remarquablement douce contre la mienne.

Des frissons de lumière des néons glissent entre les rideaux.

Elle s’empare de ma main, la passe autour de sa taille.

Puis se retourne, me fait face.

« Tu vaux mieux que lui.

— Qui ?

— Le Jason que j’ai connu.

— Seigneur, j’espère bien. » Je souris pour souligner mon ironie. Elle me dévisage de ses grands yeux. On s’est beaucoup observés, ces derniers temps, mais il y a quelque chose de différent dans la façon dont elle me regarde maintenant.

Nous partageons un lien, qui se renforce jour après jour.

Si je bougeais d’à peine un centimètre, il n’y aurait plus aucune ambiguïté entre nous.

Mais c’est hors de question.

Si je l’embrassais, si on couchait ensemble, je me sentirais sans doute un peu coupable, je regretterais peut-être, mais je pourrais tout aussi bien mesurer le bonheur d’être à ses côtés.

Une version de moi l’a déjà certainement embrassée depuis quelques secondes.

Une version de moi connaît la réponse.

Mais pas moi.

« Si tu veux que je retourne dans mon lit, dis-le, souffle-t-elle.

— Je ne veux pas, mais tu dois y retourner, oui. »

 

AMPOULES RESTANTES : 24

Hier, je me suis croisé sur le campus de Lakemont, dans un monde où Daniela est morte – d’après un papier officiel accessible en ligne à la bibliothèque municipale – d’une tumeur au cerveau à l’âge de trente-trois ans.

Aujourd’hui, c’est un magnifique après-midi à Chicago. Jason Dessen est mort il y a deux ans dans un accident de voiture.

J’entre dans une galerie d’art à Bucktown, tâchant de ne pas trop scruter la femme derrière le comptoir, le nez plongé dans un bouquin. Je me concentre sur les murs couverts de peintures à l’huile, avec le lac Michigan pour seul et unique sujet.

Toutes les saisons.

Toutes les couleurs.

À toute heure.

« Si je peux vous être utile en quoi que ce soit, n’hésitez pas, dit la femme sans lever les yeux de son livre.

— C’est vous, l’artiste ? »

Elle pose son livre, quitte le comptoir.

Approche.

Je n’ai pas été si proche de Daniela depuis la nuit où je l’ai aidée à mourir. Elle est resplendissante – jean moulant, tee-shirt noir constellé de peinture.

« En effet, oui. Daniela Vargas. »

Elle ne me connaît pas. Ne me reconnaît pas. J’en déduis qu’ici, nous ne nous sommes jamais rencontrés.

« Jason Dessen. »

Elle tend la main, je la serre. Rien d’inhabituel. C’est sa main d’artiste, forte, franche et rugueuse. De petites traces de peinture sont accrochées à ses ongles. Je sens encore sa main me caresser le dos.

« C’est magnifique, dis-je.

— Merci.

— J’aime l’idée du sujet unique.

— J’ai commencé à peindre le lac il y a trois ans. C’est très différent, en fonction des saisons. » Elle désigne la peinture la plus proche. « Une de mes premières tentatives. Mois d’août, à Juneway Beach. Les beaux jours, au début de l’automne, l’eau prend une teinte bleu-vert, presque tropicale. » Elle s’éloigne de quelques pas. « Et puis en octobre, ça donne ça. Partout, des nuages, l’eau grise. J’aime particulièrement celle-ci. On ne voit plus la différence entre le ciel et la surface.

— Vous avez une saison préférée ?

— L’hiver.

— Vraiment ?

— C’est foisonnant, et les levers de soleil sont magnifiques. Quand le lac a gelé, l’année dernière, j’ai fait mes meilleures peintures.

— Et vous travaillez comment ? En plein air ?

— Principalement à partir de photos. Je plante parfois mon chevalet près de la rive, en été, mais j’aime mon atelier. Je ne peins que rarement ailleurs. »

La conversation se tarit d’elle-même.

Elle se retourne vers la réception.

Envie de se replonger dans son livre, sans doute.

Par ailleurs, un simple coup d’œil à ma tenue négligée lui assure que je ne lui achèterai rien.

« Et c’est votre galerie ? » je demande, même si je connais déjà la réponse.

J’ai juste envie d’entendre sa voix.

Pour faire durer cet instant aussi longtemps que possible.

« On la partage, en fait, mais comme c’est moi qui expose ce mois-ci, je suis sur le pont en permanence, oui. »

Elle sourit.

Poliment.

Commence à s’éloigner.

« Si je peux vous être utile, ne…

— Vous avez beaucoup de talent.

— C’est gentil, merci.

— Ma femme est artiste, elle aussi.

— D’ici ?

— Oui.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Eh bien… euh… vous ne la connaissez sans doute pas, et puis nous sommes séparés, alors…

— Navrée de l’entendre. »

J’effleure le fil toujours enroulé autour de mon annulaire, contre toute attente.

« Ce n’est pas vraiment qu’on est séparés, c’est juste que… »

Je ne termine pas ma phrase, j’aimerais qu’elle me demande de la finir. Qu’elle fasse preuve d’un minimum d’intérêt, au moins. Qu’elle cesse de me considérer comme un inconnu, elle qui me connaît si bien.

Nous avons si longtemps vécu ensemble.

Nous avons un fils.

J’ai embrassé chaque centimètre carré de ton corps.

J’ai pleuré dans tes bras, ri avec toi.

Quelque chose d’aussi fort devrait transparaître dans les autres mondes.

Je fixe Daniela, mais je ne décèle ni amour, ni rien.

Elle semble un peu mal à l’aise, c’est tout.

« Vous voulez prendre un café ? » je demande.

Elle sourit.

Très mal à l’aise, désormais.

« Je veux dire, après votre travail, en fait. »

Si elle dit oui, Amanda va me tuer. Je suis déjà en retard à notre rendez-vous, à l’hôtel. Nous sommes censés retourner dans la boîte cet après-midi.

Mais Daniela ne va pas dire oui.

Elle se mord la lèvre, comme elle fait chaque fois qu’elle est nerveuse, à l’affût de la moindre excuse valable, tout pour éviter un « non » trop direct, mais je vois bien qu’elle ne trouve rien, et que le « non » va finir par arriver, sec et définitif.

« Laissez tomber, dis-je. Pardon de vous avoir dérangée. »

Et merde.

J’en crève.

C’est une chose de se prendre un vent d’une inconnue.

C’en est une autre d’en prendre un de la mère de son enfant.

« Je vais y aller. »

Je me dirige vers la porte.

Elle ne me retient pas.

 

AMPOULES RESTANTES : 16

Dans les Chicago visités cette semaine, les arbres sont de plus en plus squelettiques, dépouillés de leurs feuilles qui jonchent les trottoirs. Je m’assois sur un banc, en face de chez moi, à moitié agressé par le froid du matin, malgré un manteau déniché dans une friperie pour 12 dollars, acheté avec des billets d’un autre monde. Il sent encore le placard de vieux – antimites, crème analgésique.

De retour à l’hôtel, j’ai laissé Amanda écrire sur son carnet.

J’ai menti, je lui ai dit que j’allais me balader pour me vider la tête, prendre un café quelque part.

Je me vois descendre les marches de la terrasse, puis remonter le trottoir vers la station EL, où je prendrai la Purple Line pour Lakemont Campus, à Evanston. Mon casque audio qui m’isole de l’extérieur, j’écoute probablement un podcast – une conférence scientifique, ou un épisode de This American Life.

D’après le Tribune du jour, nous sommes le 30 octobre, un peu moins d’un mois après le début de ce cauchemar.

J’ai l’impression de voyager dans cette boîte depuis des années.

Je ne sais même plus combien de Chicago nous avons visités.

Ils se mélangent tous.

Celui-ci est vraiment très proche, mais ce n’est toujours pas le mien. Charlie fréquente une école privée, Daniela travaille à la maison comme graphiste.

Assis sur ce banc, je prends conscience d’avoir toujours considéré la naissance de Charlie et mon installation avec Daniela comme un événement capital qui nous a éloignés de toute réussite professionnelle.

Mais c’est une simplification grossière.

Oui, Jason2 a quitté Daniela et Charlie, et en conséquence, il a eu la chance de mener ses recherches à terme. Mais des millions de Jason ont fait le même choix sans pour autant inventer la boîte.

Des mondes où j’ai quitté Daniela, où nos carrières n’ont rien donné.

Des mondes où nous avons eu un peu de succès, pas trop.

Et à l’inverse, des mondes où Charlie est né, où nos rapports se sont lentement dégradés.

Où je suis parti.

Où Daniela m’a quitté.

Où nous avons cohabité dans un état de colère permanente, tous les deux rongés par l’amertume et la frustration. Pour notre enfant.

Si j’incarne le pinacle de notre succès familial pour tous les Jason Dessen, alors Jason2 représente leur côté créatif, professionnel. Nous sommes les deux pôles opposés du même homme, et je suppose que ce n’est pas une coïncidence si Jason a choisi ma vie parmi une infinité d’autres.

Tout ceci souligne que mon identité n’est pas binaire.

Elle se compose de multiples facettes.

Je peux maintenant oublier la piqûre permanente des regrets dans mon existence. Les chemins dont je me suis détourné ne sont pas l’inverse de ce que je suis devenu. C’est un embranchement infini qui représente toutes les permutations de ma vie entre deux extrêmes, Jason2 et moi.

Je plonge la main dans ma poche, j’en sors le téléphone portable prépayé à 50 dollars. Cet argent aurait pu nous nourrir une journée, Amanda et moi, ou nous loger une nuit supplémentaire dans un hôtel bon marché.

Je défroisse la feuille jaune arrachée à la lettre D de l’annuaire téléphonique de Chicago, puis je compose le numéro entouré.

Il y a quelque chose d’affreusement solitaire dans un endroit qui ressemble trait pour trait au vôtre, mais sans l’être tout à fait.

De mon banc, j’aperçois la pièce au premier étage qui sert, je suppose, de bureau à Daniela. Les rideaux sont ouverts, elle tourne le dos à la fenêtre, assise devant un grand écran d’ordinateur.

Je la vois soulever un combiné sans fil, regarder le cadran.

Ne pas reconnaître le numéro.

Elle repose le téléphone.

Ma voix : « Bonjour, vous êtes chez les Dessen, nous ne sommes pas disponibles pour le moment, mais laissez-nous un message, et nous… »

Je raccroche avant le bip.

Je rappelle.

Cette fois, elle décroche, répond avant la deuxième sonnerie.

« Allô ? »

Je garde le silence un moment.

Je ne trouve pas les mots.

« Allô ?

— Salut.

— Jason ?

— Oui.

— Tu m’appelles d’où ? Je ne connais pas ce numéro. »

Je me doutais qu’elle commencerait par ça.

« Mon téléphone est mort. J’ai emprunté celui de ma voisine, dans le train.

— Tout va bien ?

— Comment se passe ta matinée ?

— Bien. Tu viens de partir, andouille.

— Je sais. »

Elle pivote dans son fauteuil. « Et donc, tu tenais tellement me parler que tu as emprunté un téléphone ?

— Oui.

— C’est mignon. »

Je ne bouge pas, je m’immerge dans sa voix.

« Daniela ?

— Oui ?

— Tu me manques.

— Jason, que se passe-t-il ?

— Rien.

— C’est bizarre, tout ça. Parle-moi.

— J’étais sur le quai, et puis ça m’est venu d’un coup.

— Quoi ?

— Tout me paraît tellement acquis. Je quitte la maison pour aller bosser, je pense à la journée qui m’attend, à mes cours, la routine, et puis je… j’ai eu une sorte de révélation dans le train. Je t’aime. Tu comptes tellement pour moi. Parce qu’on ne sait jamais.

— On ne sait jamais quoi ?

— Quand tout disparaît. Enfin bon, j’ai voulu t’appeler, mais mon téléphone déconne. »

Pendant un long moment, le silence règne à l’autre bout du fil.

« Daniela ?

— Je suis là. J’éprouve la même chose pour toi. Tu le sais, n’est-ce pas ? »

Je ferme les yeux, l’émotion me submerge.

Je pourrais traverser la rue, tout lui dire.

Je suis tellement perdu, mon amour.

Daniela quitte son fauteuil, s’approche de la fenêtre. Elle porte un long pull couleur crème et un legging. Les cheveux ramenés en chignon, elle tient une tasse. Probablement un thé bio acheté au magasin du coin.

Elle passe la main sur son ventre.

Enceinte.

Charlie va être grand frère.

Je souris, malgré les larmes. Je me demande ce que mon Charlie en penserait.

Il a toujours regretté de ne pas avoir de petit frère.

« Jason, tu es sûr que ça va ?

— Absolument.

— Bon, écoute, je dois finir ce truc pour un client, alors…

— Il faut que tu t’y mettes.

— Oui. »

Je n’ai pas envie qu’elle raccroche. J’ai besoin d’entendre sa voix.

« Jason ?

— Oui.

— Je t’aime beaucoup.

— Je t’aime aussi. Tu n’as pas idée.

— On se voit ce soir. »

Non, tu verras une version très chanceuse de moi, un type qui ne se rend même pas compte à quel point il est verni.

Elle raccroche.

Retourne à son bureau.

Je range le portable dans ma poche en frissonnant, mes pensées filent dans des directions improbables, vers des fantasmes noirs.

Je vois le train que j’emprunte chaque jour dérailler.

Mon corps déchiqueté, inidentifiable.

Ou jamais retrouvé.

Je me vois m’installer dans cette vie.

Ce n’est pas exactement la mienne, mais c’est peut-être suffisant.

 

Le soir, je suis toujours assis sur le banc, dans Eleanor Street, de l’autre côté de cette maison qui n’est pas la mienne, à regarder nos voisins rentrer du travail, de l’école.

Quel miracle de rentrer chez soi tous les soirs.

Être aimé.

Attendu.

J’ai cru apprécier chaque instant, mais ici, assis dans le froid, je sais que j’ai toujours tenu tout ça pour acquis. Et comment m’en vouloir ? Tant que tout ne s’est pas effondré, on ne mesure jamais ce qu’on a, à quel point tout tient ensemble, presque par miracle.

Le ciel s’assombrit.

Dans le quartier, les maisons s’allument.

Jason rentre chez lui.

Je suis dans un sale état.

Je n’ai rien mangé de la journée.

Rien bu depuis ce matin.

Amanda doit se faire un sang d’encre en m’attendant, mais je n’arrive pas à partir. Ma vie, ou une terrible approximation, se déroule sous mes yeux, de l’autre côté de la rue.

 

Il est minuit passé quand j’insère la clé dans la porte de notre chambre d’hôtel.

Les lumières sont allumées, la télévision aussi.

Amanda quitte son lit, vêtue d’un tee-shirt et d’un bas de pyjama.

Je referme doucement la porte derrière moi.

« Je suis désolé, dis-je.

— Connard.

— J’ai eu une sale journée.

— Oh ? Une sale journée ?

— Amanda… »

Elle se jette sur moi, me repousse des deux mains, de toutes ses forces. Je suis projeté contre la porte.

« J’ai cru que tu étais parti sans moi. Et puis j’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose. Je n’avais aucun moyen de te joindre. J’ai appelé les hôpitaux, je leur ai donné ta description.

— Je ne t’abandonnerais pas.

— Et comment je suis censée le savoir ? J’ai eu peur !

— Je suis désolé, Amanda.

— Où étais-tu ? »

Elle m’a coincé contre la porte.

« J’ai passé la journée assis sur un banc, en face de chez moi.

— La journée ? Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Ce n’est pas ta maison, Jason, ce n’est pas ta famille.

— Je sais.

— Vraiment ?

— J’ai aussi suivi Daniela et Jason.

— Comment ça, suivi ?

— Je suis resté à l’extérieur du restaurant où ils ont dîné. »

La honte me submerge quand je prononce ces mots.

Je me glisse entre Amanda et le mur pour gagner le centre de la chambre, puis je m’assois sur le bord de mon lit.

Elle me suit, reste plantée devant moi.

« Ils sont allés au cinéma, après. Je les ai suivis là aussi. J’étais assis derrière eux.

— Oh, Jason.

— J’ai aussi fait quelque chose d’idiot.

— Quoi ?

— J’ai utilisé une partie de notre argent pour acheter un téléphone.

— Pourquoi un téléphone ?

— Pour appeler Daniela et lui faire croire que je suis son Jason. »

Je me prépare au déluge d’injures qui va immanquablement suivre, mais elle me serre contre elle et m’embrasse sur le front.

« Debout, dit-elle.

— Pourquoi ?

— Fais ce qu’on te dit. »

Je me lève.

Elle défait ma veste, m’aide à dégager les bras des manches. Puis elle me repousse sur le lit et s’agenouille.

Défait mes lacets.

M’ôte mes chaussures, les balance dans un coin.

« Pour la première fois, dis-je, je pense que je comprends comment le Jason que tu as connu a pu me faire un coup pareil. J’ai eu des réflexions bien pourries.

— Nos esprits ne sont pas conçus pour encaisser un truc pareil. Voir toutes ces différentes versions de ta femme… je n’imagine même pas…

— Il a dû me suivre pendant des semaines. Au travail. Lors de mes soirées avec Daniela. Il a dû lui aussi s’asseoir sur ce banc et nous observer la nuit, m’imaginer hors jeu. Tu sais ce que j’ai failli faire, ce soir ?

— Quoi ? » Ma réponse risque de ne pas lui plaire.

« Je suppose qu’ils planquent une clé au même endroit que chez moi. J’ai quitté la salle de cinéma avant la fin. Je voulais prendre cette clé, m’introduire dans la maison. Je voulais me cacher dans un placard et les observer. Les regarder dormir. C’est délirant, je sais. Et je sais aussi que ton Jason s’est probablement introduit plusieurs fois chez moi avant le soir où il s’est enfin décidé à prendre ma place.

— Mais toi, tu ne l’as pas fait.

— Non.

— Parce que tu es un type bien.

— Je n’ai pas cette impression, là, tout de suite. »

Je me laisse retomber sur le matelas et j’observe le plafond de cette chambre d’hôtel qui, dans toutes ses permutations sans conséquence, est devenu notre second foyer, après la boîte.

Amanda s’allonge à côté de moi.

« Ça ne marche pas, Jason.

— Comment ça ?

— On tourne en rond.

— Je ne suis pas d’accord. Regarde où nous avons commencé. Souviens-toi du premier monde que nous avons visité. L’apocalypse, ces immeubles à moitié effondrés…

— Je ne sais même plus combien de Chicago nous avons visités.

— On se rapproche de mon…

— Non, Jason, on ne se rapproche de rien du tout. Le monde que tu cherches n’est qu’un grain de sable sur une plage infinie.

— Ce n’est pas vrai.

— Tu as assisté à l’assassinat de ta femme. Tu l’as vue succomber à une horrible maladie. Mariée à d’autres hommes. Mariée à plusieurs versions de toi-même. Tu vas finir par craquer, péter les plombs, tu ne vois pas ? Regarde-toi ? Tu es à deux doigts de t’effondrer.

— Peu importe ce que j’encaisse ou pas, je dois retrouver ma Daniela.

— Vraiment ? Et c’est ce que tu as fait, aujourd’hui ? Toute la journée sur un banc ? Tu cherchais ta Daniela ? Regarde-moi. Il nous reste seize ampoules. Nos espoirs s’amenuisent. »

Ma tête bourdonne.

Tout tourne.

« Jason. » Je sens ses mains sur mon visage. « Tu connais la définition de la folie ?

— Quoi ?

— Faire la même chose, jour après jour, et attendre des résultats différents.

— La prochaine fois, je…

— Tu quoi ? Tu retrouveras ta maison ? Comment ? Tu comptes remplir tout un carnet cette nuit ? Qu’est-ce que ça va changer ? » Elle pose la main sur ma poitrine. « Ton cœur bat trop vite. Calme-toi. »

Elle se retourne, éteint la lampe sur la petite table entre les lits.

S’étend à mes côtés, mais cette présence n’a rien de sexuel.

L’obscurité me fait du bien.

La seule lumière dans la pièce provient du néon, dehors. Il est suffisamment tard pour que la circulation se réduise à presque rien.

Le sommeil me gagne, miséricordieux.

Je ferme les yeux, je repense aux cinq cahiers empilés sur ma table de nuit. Chaque page remplie d’une écriture de plus en plus désordonnée. Je continue à croire que si j’écris assez, si je suis assez précis, si je capture une vision assez complète de mon monde, je parviendrai à rentrer chez moi.

Mais ça ne marche pas.

Amanda n’a pas tort.

Je cherche un grain de sable sur une plage infinie.