La neige d’une tempête récente a partiellement recouvert le béton et les générateurs situés sous les fenêtres.
Même maintenant, quelques flocons tombent sur le lac, dérivant comme des confettis froids.
Alors que j’avance lentement le long des générateurs, un reflet attire mon attention.
Je m’approche.
À moins de vingt centimètres de l’assise d’un générateur, dans une fissure du béton, une ampoule vide, le col brisé. Dans une centrale électrique abandonnée que j’ai visitée des dizaines de fois ces derniers mois. Je ne l’avais jamais repérée auparavant.
Jason2 s’est peut-être fait une injection quelques secondes avant que je perde conscience, la nuit où il m’a volé ma vie.
Je quitte cette friche industrielle fantôme.
Affamé, assoiffé, épuisé.
La skyline domine l’horizon, au nord, et même si les nuages bas décapitent les plus hauts immeubles, c’est indubitablement celle que je connais.
J’embarque dans la Red Line, direction nord, sur la 87e Rue, alors que le crépuscule s’installe.
Il n’y a ni ceintures de sécurité ni hologrammes dans cet EL.
Un voyage lent et cahoteux, jusqu’à South Chicago.
Puis l’étendue urbaine de la banlieue.
Je change de train.
La Blue Line m’emmène dans les quartiers nord, entièrement gentrifiés.
Ce dernier mois, j’ai visité tant de Chicago similaires… celui-ci a quelque chose de différent. Ce n’est pas seulement cette ampoule vide. C’est une impression plus profonde que je ne saurais expliquer, j’ai la sensation de correspondre à cette réalité-là. On dirait la mienne.
Alors que nous enjambons des avenues grillagées, encombrées à cette heure de pointe, la neige s’intensifie.
Je me demande…
Daniela, ma Daniela… existe-t-elle quelque part sous cette couverture nuageuse ? Est-elle en bonne santé ?
Mon Charlie respire-t-il lui aussi l’air de ce monde ?
Je quitte le train à Logan Square, les mains dans les poches de mon manteau. Des plaques de neige ponctuent les rues familières de mon quartier, s’accumulent sur le trottoir, contre les véhicules sagement garés. Les phares des nombreuses voitures lacèrent les flocons à intervalle régulier.
Dans ma rue, les maisons luisent, la neige redouble.
Deux fragiles centimètres s’élèvent déjà sur les marches de ma terrasse, où une unique série de traces de pas mène à la porte.
Par la fenêtre de chez moi, j’aperçois les lumières allumées. L’endroit correspond trait pour trait à ce que j’ai toujours connu.
J’attends toujours le détail mineur qui anéantira mes espoirs – mauvaise porte, mauvais numéro de rue, un meuble que je ne reconnais pas.
Mais la porte n’a pas changé.
Même chose pour le numéro.
Un lustre en fer forgé domine la table de la salle à manger. Je distingue même la photo sur le manteau de la cheminée – Daniela, Charlie et moi, à Inspiration Point, au parc de Yellowstone.
Jason apparaît dans le couloir de la cuisine. Il s’approche du comptoir, lève une bouteille de vin, remplit le verre de quelqu’un.
La déception m’écrase, mais disparaît tout aussi vite.
De là où je me trouve, j’aperçois juste une très belle main qui tient le verre. Je repense à tout ce que cet homme m’a fait subir.
Tout ce qu’il m’a volé.
Tout ce qu’il m’a pris.
Je n’entends rien d’ici, avec cette neige, mais je le vois s’esclaffer, prendre une gorgée de vin.
De quoi parlent-ils ?
Quand ont-ils fait l’amour pour la dernière fois ?
Daniela est-elle plus heureuse avec lui qu’avec moi ?
Serai-je assez fort pour encaisser la réponse ?
Une petite voix calme et saine d’esprit me suggère sagement de m’éloigner d’ici, tout de suite.
Je ne suis pas encore prêt. Je n’ai pas le moindre plan.
Je bous de colère, de jalousie.
Et je ne devrais pas aller trop vite en besogne. Je n’ai pas encore la certitude absolue qu’il s’agit bien de mon monde.
Un peu plus loin, contre le trottoir, j’aperçois l’arrière familier de notre voiture. Je m’approche, dégage un peu de neige. La plaque d’immatriculation est la bonne.
La peinture correspond.
Je nettoie le pare-brise arrière.
L’autocollant violet des Lakemont Lions est parfaitement à sa place, à moitié décollé, comme il faut. J’ai immédiatement regretté de l’avoir posé sur la vitre après l’avoir mis. J’ai essayé de l’enlever, mais je n’ai réussi qu’à arracher le sommet du visage du lion. Il ne reste plus qu’une gueule qui grogne.
C’était il y a trois ans.
Il me faut quelque chose de plus récent, de plus définitif.
Plusieurs semaines avant mon enlèvement, je suis rentré en marche arrière dans un parcmètre, près du campus. Ça n’a pas fait beaucoup de dégâts, une fissure dans l’aileron arrière, un creux sur le pare-chocs.
Je chasse la neige du plastique rouge de l’aileron, puis du pare-chocs.
Je touche la fissure.
J’effleure le creux.
Dans les innombrables Chicago que j’ai visités, aucune autre Suburban ne présentait ces marques.
Je me redresse, puis je jette un coup d’œil au banc sur lequel j’ai passé toute une journée à contempler vainement une autre version de mon existence. Il est vide, la neige le recouvre en silence.
Merde.
Quelques mètres plus loin, une silhouette m’observe.
Je remonte aussitôt le trottoir. J’imagine que je donne l’impression de vouloir piquer la plaque de ma propre voiture.
Je dois faire plus attention.
Le néon bleu du Village Tap clignote comme un phare dans la tempête. Il me signale que je suis enfin rentré chez moi.
L’Hôtel Royale n’existe pas ici, je loue une chambre dans ce triste Days Inn, juste en face.
Je ne peux m’offrir que deux nuits, ce qui me laisse 220 dollars et des poussières.
Le business center n’a rien d’extraordinaire. Une pièce minuscule dans un couloir, au rez-de-chaussée, avec un ordinateur presque obsolète, un fax et une imprimante.
Sur Internet, j’obtiens confirmation de trois informations.
Jason Dessen enseigne au département de physique de l’université de Lakemont.
Ryan Holder vient tout juste de remporter le prix Pavia, pour ses recherches en neurosciences.
Daniela Vargas-Dessen n’est pas une artiste renommée, elle ne tient pas une boîte de graphisme. Son site web un peu trop amateur montre une sélection de ses plus belles œuvres. Elle propose aussi ses services comme professeur d’arts plastiques.
En remontant l’escalier vers ma chambre située au deuxième étage, je m’autorise enfin à y croire.
Je suis de retour.
Je m’assois près de la fenêtre, les yeux rivés sur l’enseigne bleue du Village Tap.
Je ne suis pas un homme violent.
Je n’ai jamais frappé personne.
Pas même essayé.
Mais si je veux récupérer ma famille, je n’ai tout simplement pas le choix.
Je dois me préparer.
Je dois faire ce que Jason2 m’a fait, mais sans prendre de gants. Pas question de le remettre simplement dans la boîte. Même s’il me reste une ampoule, je ne répéterai pas son erreur.
Il aurait dû me tuer le premier.
Mon côté scientifique et méthodique reprend le contrôle de mes pensées.
C’est mon boulot, après tout. Je suis un type rompu aux processus de raisonnement.
Considérons toute cette histoire comme une expérience de laboratoire.
Il me faut un résultat.
Quelle est la marche à suivre pour l’obtenir ?
D’abord, définir le résultat souhaité.
Tuer le Jason Dessen qui vit chez moi, cacher son corps là où personne ne le découvrira jamais.
Quels sont les outils dont j’ai besoin pour y parvenir ?
Une voiture.
Une arme.
Une pelle.
Un endroit sûr où faire disparaître un cadavre.
Je déteste cette idée.
Oui, il m’a pris ma femme, mon fils, ma vie, mais l’idée même de cette préméditation m’est insupportable.
Je connais une réserve forestière au sud de Chicago, à une heure de route. Le parc de Kankakee River. Nous y sommes allés plusieurs fois avec Charlie et Daniela, en général à l’automne, quand les feuilles virent à l’or, que nous avons soif de nature et d’une journée tranquille, loin de la ville.
Je pourrais y traîner Jason2 en pleine nuit. Ou l’obliger à conduire, comme il l’a fait lui-même.
Le faire avancer sur un chemin, au nord de la rivière.
Il faudrait m’y rendre un jour ou deux avant de passer à l’acte. Creuser sa tombe dans un endroit calme et reculé. Il va aussi falloir faire quelques recherches pour savoir à partir de quelle profondeur les animaux ne sentent plus l’odeur de charogne. Et lui faire croire qu’il va creuser sa propre tombe, pour lui laisser l’espoir de s’échapper, de me convaincre de l’épargner. Ensuite, à quelques mètres du trou, je lui donnerai une pelle et lui ordonnerai de creuser.
Et dès qu’il se penchera pour la ramasser…
Je n’arrive même pas à visualiser la scène.
Je lui tirerai une balle dans la nuque.
Ensuite, je le jetterai dans le trou, puis je reboucherai.
Bonne nouvelle, personne ne s’inquiétera de sa disparition.
Je reprendrai ma place dans ma vie, comme il a pris place dans la mienne.
Et d’ici quelques années, je dirai peut-être la vérité à Daniela.
Ou pas.
Le magasin de sport n’est pas très loin. Il ferme dans une heure. J’avais l’habitude d’y aller une fois par an, pour acheter des ballons et des maillots, quand Charlie faisait du football au collège.
Même à l’époque, le comptoir des armes me fascinait.
Incroyable.
Je n’arrivais pas à comprendre ce qui poussait les gens à en acheter.
Je n’ai tiré que deux ou trois fois dans ma vie, au lycée, dans l’Iowa. Même à l’époque, quand on visait de vieux bidons rouillés dans la ferme de mon meilleur ami, ça ne m’excitait pas. Cela m’effrayait, même. Face à la cible, l’arme à la main, je n’arrivais pas à chasser la désagréable impression d’incarner la mort.
Le magasin s’appelle Field & Glove, il ne reste plus que trois clients à cette heure tardive.
J’erre quelques instants devant les rayonnages de coupe-vent, je longe un mur entier de chaussures de marche, puis je me dirige vers le comptoir, à l’arrière du magasin.
De nombreux fusils sont accrochés au mur, au-dessus des boîtes de munitions.
Les armes de poing luisent sous la vitre d’un comptoir.
Noires.
Chromées.
Avec un cylindre.
Sans.
Certaines m’évoquent les trucs militaires des vieux films d’action des années soixante-dix.
Une femme s’approche de moi. Elle porte un tee-shirt noir et un jean délavé.
Elle ressemble vaguement à Annie Oakley, avec ses taches de rousseur, ses cheveux frisés et son tatouage enroulé autour du bras. Je lis :… le droit de posséder et de porter des armes ne doit jamais être remis en question.
« Je peux vous renseigner ? demande-t-elle.
— Oui, je voudrais acheter un pistolet, mais pour être honnête, je n’y connais rien.
— Quel usage ?
— Pour me défendre, chez moi. »
Elle sort un jeu de clés de sa poche, ouvre le comptoir devant moi. Je la regarde glisser le bras sous la vitre, puis empoigner un pistolet noir.
« Glock 23. Calibre quarante. Fabriqué en Autriche. Sérieuse puissance de feu. Je peux vous montrer une version plus compacte si vous souhaitez quelque chose de plus petit, mais ces modèles nécessitent un port d’arme spécifique.
— Et ça suffit pour stopper un intrus ?
— Oh oui. Il ne se relèvera plus. »
Elle tire la culasse, vérifie que la chambre est vide, puis la remet en place en éjectant le chargeur.
« Combien de balles ?
— Treize. »
Elle me tend l’arme.
Je ne sais pas trop quoi faire. Viser ? Sentir son poids, m’assurer de sa prise en main ?
Le pistolet en main, même déchargé, me donne la même sensation d’incarner la mort.
L’étiquette indique 599,99 $.
Je dois vérifier mon solde bancaire. Le compte épargne de Charlie était créditeur de plus de quatre mille dollars, la dernière fois que j’ai vérifié. Charlie n’a jamais eu accès à cet argent. Personne, en fait. Si je retire deux mille dollars, je doute que quiconque le remarque. Pas tout de suite, en tout cas. Mais avant tout, il me faut un permis de conduire.
« Qu’en pensez-vous ? demande-t-elle.
— Eh bien… ça m’a l’air pas mal, oui.
— Je pourrais vous en montrer d’autres. J’ai un .357 Smith & Wesson. C’est un revolver remarquable.
— Non, ça ira très bien. Il faut juste que je réunisse la somme. Comment se passe le paiement ?
— Vous avez un PPA ?
— Un quoi ?
— Un permis de port d’arme. C’est la police de l’Illinois qui les délivre. Il faut faire une demande.
— Et ça prend combien de temps ? »
Silence.
Elle me regarde bizarrement, puis m’ôte le Glock de la main, le range sous le comptoir.
« J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?
— Jason, c’est ça ?
— Vous connaissez mon nom ?
— J’essayais de tout remettre en ordre, pour m’assurer que je n’étais pas folle. Vous ne me reconnaissez pas ?
— Non.
— Vous vous foutez de moi, et ce n’est pas une…
— Je ne vous ai jamais adressé la parole. Ça doit bien faire quatre ans que je n’ai pas mis les pieds dans ce magasin. »
Elle verrouille la vitrine, range la clé dans sa poche.
« Je pense qu’il est préférable que vous partiez, Jason.
— Je ne…
— Si vous êtes sérieux, alors vous avez un grave problème… ou Alzheimer, ou vous êtes taré…
— Qu’est-ce que…
— Vous ne comprenez pas ?
— Non. »
Elle cale ses coudes sur le comptoir. « Il y a deux jours, vous êtes entré ici, vous m’avez demandé un pistolet. Je vous ai montré ce Glock. Vous m’avez dit que c’était pour vous défendre, chez vous. »
Qu’est-ce que ça signifie ? Jason2 se prépare-t-il à mon éventuel retour ? M’attend-il de pied ferme ?
« Et vous me l’avez vendu ? je demande.
— Non, vous n’aviez pas de PPA. Vous avez aussi dit que vous deviez d’abord rassembler l’argent. Et je doute que vous ayez un permis de conduire. »
Un picotement désagréable remonte le long de ma colonne vertébrale.
Mes genoux flanchent un peu.
« Et il y a mieux. Sur le moment, je ne vous sentais pas. Alors j’en ai parlé à Gary, qui travaille lui aussi au rayon. Vous savez quoi ? Il vous avait déjà vu, lui aussi. Trois fois, en moins d’une semaine. Et maintenant, vous revoilà. »
Je m’agrippe au comptoir.
« Alors, Jason, que les choses soient claires. Je ne veux plus vous voir ici. Pas même pour vous acheter une paire de tennis. Si vous revenez, j’appelle la police. Vous saisissez ? »
Elle semble effrayée et déterminée à la fois. Je n’aimerais pas la croiser dans une ruelle sombre.
« Je saisis.
— Et maintenant, dehors. »
Je sors dans la neige, les flocons me giflent le visage, la tête me tourne.
Un taxi remonte la rue. Dès que je lève la main, il se rabat vers moi, puis s’arrête un peu plus loin. J’ouvre la portière passager et me réfugie à l’intérieur.
« Vous allez où ? » demande le chauffeur.
Je vais où.
Bonne question.
« Un hôtel, s’il vous plaît.
— Lequel ?
— J’en sais rien. Pas trop loin. Et pas cher. Choisissez. »
Il se retourne et me dévisage à travers la paroi en plexiglas qui sépare son siège de la banquette arrière.
« Vous voulez que moi, je choisisse ?
— Oui. »
Un court instant, j’ai peur qu’il refuse. Trop bizarre, comme demande. Il va peut-être me foutre dehors. Mais il se renfonce dans son siège, lance son compteur et s’insère dans le trafic.
J’observe le paysage par la fenêtre. La neige dérive dans la lueur des phares, des lampadaires, des enseignes.
Mon cœur martèle ma poitrine, mes pensées s’accélèrent.
Du calme.
Il me faut une approche rationnelle, sereine.
Le taxi s’arrête devant un hôtel d’allure sinistre. Le End o’ Days.
Le chauffeur se tourne vers moi. « Ça vous convient ? »
Je paie, puis je gagne la réception.
La radio diffuse un match des Bulls. Un employé plutôt massif occupe le comptoir, penché sur un assortiment de boîtes en carton, achetées chez le Chinois du coin.
J’époussette la neige qui s’accroche encore à mes épaules, puis je loue une chambre au nom du père de ma mère, Jess McCrae.
Je paie pour une seule nuit.
Il me reste 14,76 dollars.
Je gagne le quatrième étage, je m’enferme dans la chambre.
L’endroit n’a aucun intérêt.
Un couvre-lit à fleurs. Déprimant.
Une table en Formica.
Un placard en contreplaqué.
Mais il fait chaud, c’est déjà ça.
J’ouvre les rideaux, je jette un coup d’œil dehors.
Il neige assez fort pour vider les rues. Le bitume blanchit doucement, les traces des voitures deviennent de plus en plus visibles.
Je me déshabille, puis je cache mon ultime ampoule sous la bible, dans le tiroir de la table de nuit.
Je passe sous la douche.
J’ai besoin de réfléchir.
Arrivé au rez-de-chaussée, j’utilise ma carte magnétique pour accéder au business center.
Je lance la messagerie mail gratuite dont je me sers dans ce monde, j’entre la première idée de nom d’utilisateur qui me vient à l’esprit.
Mon nom, en latin de cuisine : Asonjayessenday.
Déjà pris, bien entendu.
Le mot de passe est évident.
Je l’utilise pour à peu près tout depuis vingt ans – la marque, le modèle et l’année de ma première voiture : jeepwrangler89.
Ça marche.
Je tombe sur un compte mail récent, dont la boîte de réception contient plusieurs mails de bienvenue du fournisseur, ainsi qu’un message récent de « Jason ». Déjà ouvert.
Le sujet est clair : Bienvenue chez toi, le vrai Jason Dessen.
Je l’ouvre.
Pas de message.
Juste un lien.
Une nouvelle page se charge, une fenêtre s’ouvre automatiquement.
Bienvenue sur UberChat ! Trois personnes sont en ligne.
Nouvel utilisateur ?
Je clique sur Oui.
Votre nom d’utilisateur est Jason9.
Je dois créer un mot de passe avant de me connecter.
Une grande fenêtre affiche l’historique de la conversation.
Une sélection d’émoticons.
Un petit champ dans lequel on envoie des messages publics sur le mur – et des messages privés aux autres participants.
JasonADMIN : Je vous ai repérés près de chez moi, vous tous. Je sais qu’il y en a d’autres.
Jason3 : Tout ceci est vraiment réel ?
Jason4 : Tout ceci est vraiment réel ?
Jason6 : J’y crois pas.
Jason3 : Vous êtes tous allés chez Field & Glove ?
JasonADMIN : il y a trois jours.
Jason4 : Deux.
Jason6 : Moi j’ai acheté un flingue dans South Chicago.
Jason5 : Un pistolet ?
Jason6 : Oui.
JasonADMIN : Vous avez tous pensé au parc de Kankakee ?
Jason3 : Je plaide coupable.
Jason6 : Moi j’y suis allé, et j’ai creusé une tombe, hier soir. Tout était prêt. J’avais la voiture, la pelle, la corde. Et puis ce soir, je suis allé chez nous pour m’occuper de cette ordure de Jason. Et j’ai vu un autre Jason, derrière notre Suburban.
Jason8 : Pourquoi tu n’es pas passé à l’acte, Jason6 ?
Jason6 : Quel intérêt ? Si je me débarrasse de lui, l’un de vous se pointera fatalement pour me faire subir la même chose.
Jason3 : Tout le monde a pigé la situation ?
Jason4 : Oui.
Jason6 : Oui.
Jason8 : Oui.
JasonADMIN : Oui.
Jason3 : Alors nous savons tous qu’il n’y a aucun moyen que ça se finisse bien.
Jason4 : Suicidez-vous tous, les gars. Laissez-moi tranquille.
JasonADMIN : J’ai ouvert cette chatroom, c’est moi l’administrateur. Cinq autres Jason sont en train de lire cette conversation. Entrez.
Jason3 : Unissons nos forces pour conquérir le monde ! Vous imaginez ce que ça donnerait, si on bossait tous ensemble ? Je déconne, mais pas tant que ça, en fait.
Jason6 : J’imagine sans peine. On nous collerait dans un complexe top secret et les scientifiques s’amuseraient avec nous jusqu’à la fin des temps.
Jason4 : Ouais, on pense tous la même chose, non ? Putain, quel bordel.
Jason5 : Moi aussi, j’ai une arme. Vous autres, vous n’avez pas idée de ce que j’ai traversé pour revenir ici. Personne n’a idée.
Jason7 : Et tu n’as pas idée de ce que nous avons traversé nous aussi.
Jason5 : Merde, j’ai vécu l’enfer. Vraiment. Tu es où, Jason7 ? J’ai déjà tué deux d’entre nous.
Une alerte apparaît sur l’écran :
Nouveau message privé de Jason7.
J’ouvre, le cœur battant.
D’accord, cette situation est délirante, mais ça te tente de faire équipe avec moi ? Deux esprits valent mieux qu’un. On pourrait se débarrasser des autres, et quand tout sera un peu apaisé, on trouvera un moyen de s’entendre. Le temps manque. Qu’en dis-tu ?
C’est vrai, ça, qu’est-ce que j’en dis ?
J’ai du mal à respirer.
Je quitte le business center.
Une sueur froide me colle à la peau.
Le rez-de-chaussée est vide, silencieux.
Je me hâte vers l’ascenseur, j’appuie sur le bouton du quatrième.
Je débouche sur la moquette beige, je remonte rapidement le couloir et je m’enferme dans ma chambre.
Tout part en vrille.
Pourquoi n’ai-je pas anticipé cette situation ?
Si on y réfléchit bien, c’était inévitable.
Même si je n’ai pas visité toutes les réalités alternatives de ce foutu couloir, je me suis bel et bien rendu dans plusieurs mondes parallèles. Ce qui signifie que d’autres versions de moi y sont allées elles aussi.
La nature infinie du couloir m’a empêché de les rencontrer, mais j’en ai pourtant croisé une – un Jason au dos écorché.
Nul doute que certains Jason sont morts, assassinés ou portés disparus dans d’autres mondes, mais certains, comme moi, ont fait les bons choix. Ils ont eu de la chance. Leurs chemins ont divergé du mien, ils ont ouvert d’autres portes, mais ils ont réussi à retrouver le bon Chicago.
Et nous désirons tous la même chose : reprendre le cours de notre ancienne vie.
Seigneur.
Notre vie.
Notre famille.
Et si ces autres Jason sont exactement comme moi, pour la plupart ? Des types honnêtes qui souhaitent seulement récupérer ce qu’on leur a volé ? Si tel est le cas, quel droit ai-je sur Charlie et Daniela ?
Ce n’est pas un simple jeu d’échecs. C’est un jeu d’échecs contre moi-même.
Je ne veux pas voir ça comme ça, mais je n’arrive pas à m’en empêcher. Les autres Jason veulent précisément ce qui m’est le plus précieux au monde – ma famille. Cela en fait mes ennemis. Je me demande jusqu’où je suis prêt à aller pour récupérer ma propre vie. Serais-je capable de tuer une autre version de moi si cela me permettait de passer le reste de mon existence avec Daniela ? Et eux ? De quoi sont-ils capables ?
Je visualise ces autres versions de moi-même, assis dans leur chambre d’hôtel solitaire, ou dehors, dans les rues enneigées, ou devant chez moi, réfléchissant très exactement à la même chose.
Tâchant d’anticiper les prochaines actions de leurs doubles.
Personne ne pourra partager. C’est une lutte à mort. Un seul peut l’emporter.
Et si l’un de nous fait une erreur, si tout dérape, si Daniela ou Charlie sont blessés, tués, alors tout le monde perd. Voilà pourquoi tout m’a paru normal quand j’ai jeté un coup d’œil à la fenêtre de ma maison, il y a déjà plusieurs heures.
Personne ne sait quoi faire, personne ne s’est encore occupé de Jason2.
L’impasse classique. La théorie du jeu.
Une version terrifiante du cercle vicieux. Puis-je me rouler moi-même ?
Je ne suis pas en sécurité.
Ma famille n’est pas en sécurité.
Mais qu’y puis-je ?
Si mes doubles anticipent chacun de mes actes, s’ils agissent avant moi, quel intérêt ?
J’ai l’impression de quitter ma propre peau.
Je préfère encore les pires mondes alternatifs. Les cendres radioactives, la maladie, le froid, Daniela qui mène une autre existence, qui ne m’a jamais rencontré – rien n’est comparable à la tempête qui déferle en moi.
Jamais je ne me suis senti aussi loin de chez moi.
Le téléphone sonne. Je reviens au présent.
Je m’approche de la table, soulève le récepteur.
« Allô ? »
Pas de réponse. Une respiration, rien d’autre.
Je raccroche.
Je m’approche de la fenêtre.
J’écarte les rideaux.
Quatre étages plus bas, la rue est vide, la neige continue à tomber.
Le téléphone sonne à nouveau. Une seule fois.
Bizarre.
Je me rallonge sur le lit, mais ces deux appels m’inquiètent.
Et si une autre version de moi-même cherchait à s’assurer que je loge bien ici ?
Mais comment diable m’aurait-il trouvé dans cet hôtel ?
La réponse arrive vite. Terrifiante.
À cet instant précis, plusieurs versions de moi-même, perdues dans Logan Square, font très exactement la même chose : elles appellent les hôtels du quartier les uns après les autres, cherchent les Jason. Celui-ci ne m’a pas trouvé par hasard. Simple question de probabilité. Même une poignée de Jason passant quelques coups de fil suffiraient à contacter tous les hôtels du coin.
Mais pourquoi l’employé donnerait-il mon numéro de chambre ?
Pas intentionnellement, sans doute, mais le type de la réception regarde un match en s’empiffrant de bouffe chinoise. Ça ne doit pas être très compliqué de le duper.
Et moi, comment m’y prendrais-je ?
En principe, le nom que j’ai fourni à la réception suffit pour me mettre à l’abri. Mais les autres versions connaissent elles aussi le nom du père de ma mère. J’ai déconné. Sortir ce nom a été mon premier réflexe, un autre Jason a dû avoir très exactement la même idée. Et donc, si je connaissais le nom sous lequel je me suis enregistré, que ferais-je ensuite ?
La réception ne donnerait pas le numéro de chambre.
Il faudrait procéder autrement.
Appeler l’hôtel et demander à parler à Jess McCrae, par exemple.
Et en entendant ma voix à l’autre bout du fil, je n’aurais plus qu’à raccrocher.
Et rappeler trente secondes plus tard, dire au réceptionniste : « Désolé, je vous dérange encore. Je viens d’appeler, on a été coupés. Vous pouvez me repasser la chambre… ah zut, c’était quel numéro, déjà ? »
Avec un peu de chance, le type lâcherait le numéro avant de transférer l’appel.
D’où le premier coup de fil, pour confirmer ma présence.
Et le second, pour connaître mon numéro de chambre.
Je quitte le lit.
Tout ceci est absurde, mais l’inquiétude me gagne.
Suis-je déjà en route, ici, maintenant, pour m’assassiner ?
J’enfile mon manteau, me dirige vers la porte.
Je me sens mal. Je deviens fou. Quelle explication alambiquée pour un phénomène d’une banalité confondante – un téléphone qui sonne deux fois.
Peut-être.
Mais après avoir lu la discussion sur la chatroom, plus rien ne m’étonne.
Et si j’avais raison ? Si j’écoutais mon instinct ?
Pars.
Immédiatement.
J’ouvre doucement la porte.
Je sors dans le couloir.
Vide.
Et silencieux, à part le bourdonnement presque imperceptible des néons.
Escalier ou ascenseur ?
Au bout du couloir, l’ascenseur sonne.
J’entends les portes coulisser, puis un homme vêtu d’un imperméable sort de la cabine.
L’espace d’une seconde, je suis pétrifié.
Je n’arrive plus à le quitter des yeux.
C’est moi. Je marche vers moi.
Nos regards se croisent.
Il ne sourit pas.
Son visage ne trahit aucune émotion. Une froide intensité, rien d’autre.
Il sort une arme, je m’enfuis dans l’autre direction, fonçant vers la porte au bout du couloir, en priant qu’elle ne soit pas verrouillée.
Je passe sous le signe lumineux SORTIE, je me retourne en m’engageant dans la cage d’escalier.
Mon double m’a pris en chasse.
Sur les marches, je laisse ma main glisser sur la rambarde pour ne pas me casser la gueule. Ne tombe pas, ne tombe pas, ne tombe pas.
Arrivé au deuxième étage, j’entends la porte s’ouvrir au-dessus, l’écho de ses pas emplir la cage d’escalier.
Je continue à descendre.
J’atteins le premier étage.
Puis le rez-de-chaussée, où une porte vitrée donne sur l’accueil. Une autre donne sur… je ne sais pas.
J’opte pour celle-ci. Je pousse le battant.
Une bourrasque de neige me cueille en pleine face.
Je dévale quelques marches couvertes de poudreuse, mes semelles dérapent sur l’asphalte gelé.
Au moment où je reprends l’équilibre, une silhouette émerge de l’ombre, entre deux conteneurs à ordures.
Même manteau.
Les cheveux couverts de neige.
C’est moi.
Dans sa main, un couteau reflète la lueur du réverbère voisin. Il s’approche de moi, la lame vers mon ventre. Je reconnais le couteau. Équipement standard du sac de Velocity.
J’esquive au dernier moment, j’empoigne son bras et je le repousse de toutes mes forces vers les marches qui donnent sur l’hôtel. Il tombe, la porte s’ouvre juste au-dessus de nous. Deux secondes avant de m’enfuir à toutes jambes, j’assiste à la scène la plus impossible au monde : une version de moi-même, pistolet en main, et une autre, à moitié allongée sur l’escalier, cherchant frénétiquement son couteau – égaré.
Font-ils équipe ?
Travaillent-ils de concert pour assassiner tous les Jason qu’ils trouveront sur leur chemin ?
Je file entre les immeubles, le visage constellé de neige, les poumons en feu.
Je débouche dans la rue. Un rapide coup d’œil derrière moi me confirme ce que je sais déjà. Deux silhouettes foncent vers moi.
Je ne m’attarde pas.
Personne pour m’aider.
Les rues sont désertes.
Quelques mètres plus loin, j’entends un rugissement collectif – des gens crient de joie.
Je me dirige vers eux, je pousse la porte d’un bar sans places assises. Tout le monde scrute une rangée d’écrans fixés au-dessus du comptoir. Les Bulls jouent à domicile, mais le match est tendu.
Je me fraie un chemin dans la foule, je la laisse m’avaler.
Il n’y a nulle part où s’asseoir, presque nulle part où se tenir debout, mais je déniche un coin près du jeu de fléchettes.
Tout le monde est collé au match, je ne quitte pas la porte d’entrée des yeux.
Les Bulls marquent trois points, la foule hurle de joie, des inconnus se tapent dans la main, s’embrassent.
La porte du bar s’ouvre.
J’apparais sur le seuil, couvert de neige.
L’autre Jason fait un pas.
Je le perds un instant, puis le retrouve dans la foule.
Qu’a-t-il traversé ? Quels mondes a-t-il vus ? Par quoi est-il passé avant de rentrer à Chicago ?
Il scrute la foule.
Derrière lui, j’aperçois la neige qui continue à tomber dehors.
Ses yeux sont froids, durs, je me demande ce qu’il dirait des miens.
Son regard pivote vers moi, je m’accroupis sous la cible, derrière une forêt de jambes.
Je laisse s’écouler une minute entière.
Et quand la foule rugit à nouveau, je me relève lentement.
La porte du bar est fermée.
Mon double a disparu.
Les Bulls ont gagné.
Les gens s’attardent, heureux, saouls.
Il faut une heure avant qu’une place se libère, au bar, et comme je n’ai nulle part où aller, je grimpe sur un tabouret et commande une blonde, ce qui réduit ma richesse à 10 dollars.
Je meurs de faim, mais on ne sert rien à manger, ici, alors je dévore quelques amandes en sirotant ma bière.
Un type bourré engage la conversation sur les chances des Bulls en championnat, mais je regarde fixement mon verre, jusqu’à ce qu’il m’insulte, avant d’importuner deux femmes, derrière nous.
Il est lourd, agressif.
Un videur s’approche, le fout dehors.
La foule s’éclaircit.
Assis au bar, concentré, je ressasse les mêmes idées : je dois éloigner Daniela et Charlie de notre maison, au 44 Eleanor Street. Tant qu’ils sont chez nous, la menace persiste.
Jason2 est sans doute avec eux, en ce moment même.
La nuit est déjà bien avancée.
Impossible de s’approcher de la maison. Trop risqué.
Daniela doit partir, s’enfuir avec moi.
Mais mes idées ne m’appartiennent même plus. Un autre Jason a forcément les mêmes, les a déjà eues, les aura…
C’est une bataille perdue d’avance.
La porte du bar s’ouvre, je me retourne.
Une version de moi – sac à dos, manteau, bottes. Nos yeux se croisent, il sursaute, puis lève les mains en signe d’apaisement.
Bien. Il n’est pas là pour moi.
Si tous les Jason Dessen traînent dans le quartier, il est sans doute entré pour se mettre à l’abri. Comme moi.
Il s’approche du bar, s’installe à côté de moi, sur un tabouret vide. Ses mains tremblent.
Le froid.
Ou la peur.
La barmaid s’approche, nous observe avec curiosité, manque de nous poser la question, puis se ravise et demande au nouveau venu : « Qu’est-ce que je vous sers ?
— La même chose que lui. »
Il la regarde tirer une pinte à la pompe.
Jason lève son verre.
Je lève le mien.
Nous nous observons.
Il a une entaille sur le côté droit du visage, sans doute un coup de couteau. Une blessure déjà ancienne.
Le fil enroulé autour de son annulaire est identique au mien.
Nous buvons.
« Quand est-ce que tu…
— Quand est-ce que tu… »
On ne peut s’empêcher de sourire.
« Cet après-midi, dis-je. Et toi ?
— J’ai l’impression qu’on aura du mal à terminer nos…
— Nos propres phrases ?
— Tu sais à quoi je pense.
— Je ne lis pas encore dans ton esprit. »
C’est étrange. Je me parle à moi-même, mais cette voix n’a pas le timbre auquel je m’attendais.
« Je me demande à quel moment on a divergé, toi et moi. Tu as visité le monde avec les cendres ?
— Oui. Et la glace, après ça. J’ai failli y passer.
— Et Amanda ?
— On s’est perdus dans la tempête. »
Un sentiment de perte me tord le ventre.
« Dans ma réalité, on est restés ensemble. On s’est abrités dans une maison.
— Celle dont la neige montait quasiment jusqu’au premier étage ?
— Oui.
— Moi aussi, j’y suis allé. Toute une famille.
— Et donc, tu as…
— Et donc, tu as.
— Vas-y, toi », dit-il.
Alors qu’il prend une gorgée de bière, je demande : « Où es-tu allé après ce monde glacé ?
— J’ai émergé de la boîte dans la cave d’un type. Il a flippé. Il avait une arme. Il m’a ligoté. Il m’aurait sans doute tué, mais il a ingéré une ampoule, avant d’entrer lui aussi dans la boîte.
— Et il n’est jamais ressorti ?
— Voilà.
— Et ensuite ? »
Ses yeux se voilent un instant.
Il prend une autre gorgée de bière.
« Ensuite, j’ai vu des mondes vraiment pourris. Noirs. Dangereux. Et toi ? »
Je lui raconte mon histoire, et même si c’est agréable de tout raconter, c’est une sensation très curieuse de se confier à soi-même.
Un mois plus tôt, cet homme et moi étions la même personne. Nous partageons la presque totalité de nos existences.
Nous avons dit les mêmes choses, fait les mêmes choix, expérimenté les mêmes peurs.
Le même amour.
Il paie sa deuxième tournée, je n’arrive pas à le quitter des yeux.
Je suis assis à côté de moi.
Quelque chose en lui me semble irréel.
Sans doute parce que je le regarde d’un point de vue théoriquement impossible. Je me regarde moi-même, de l’extérieur.
Il est assez fort, mais fatigué. Et apeuré.
C’est comme discuter avec un vieux copain qui sait tout de moi, avec une couche de familiarité supplémentaire, un poil douloureuse. À part ce mois de divergence, nous n’avons aucun secret l’un pour l’autre. Il connaît tous mes secrets inavouables. Mes faiblesses. Mes peurs les plus cachées.
« Nous l’appelons Jason2, dis-je, et nous nous voyons comme Jason1. L’original. Mais nous ne pouvons être tous Jason1. Certains voudraient l’être, pourtant.
— Mais c’est impossible.
— En effet. Nous sommes les facettes du même polygone.
— Des facettes, répète-t-il. Certains très proches de lui, comme toi et moi, j’imagine. D’autres, très différents.
— Ça nous oblige à reconsidérer la situation, pas vrai ?
— Je me demande surtout quel est le Jason idéal. Existe-t-il seulement ?
— Tout ce qu’on peut faire, c’est vivre la meilleure version de nous-mêmes.
— Ouais. »
La barmaid annonce la fin de service.
« Peu de gens peuvent se vanter d’avoir vécu la même chose que nous, dis-je.
— C’est clair. »
Il termine sa bière.
Je termine la mienne.
Puis il quitte son tabouret, me lance : « Je pars en premier, d’accord ?
— Tu vas vers où ?
— Le nord, répond-il après une courte hésitation.
— Je ne te suivrai pas. Puis-je espérer la même chose de toi ?
— Oui.
— Nous ne pourrons pas la récupérer tous les deux.
— Celui qui la mérite l’aura, c’est tout. Je n’ai pas de réponse. Mais en ce qui nous concerne, toi et moi, je ne te laisserai pas m’empêcher de retrouver ma vie. Je n’y prendrai aucun plaisir, mais je n’hésiterai pas à te tuer, s’il le faut.
— Merci pour le verre, Jason. »
Je le regarde s’en aller.
J’attends cinq minutes.
Je suis le dernier à quitter le bar.
Il neige toujours.
Il y a au moins quinze centimètres de poudreuse dans les rues, les déneigeuses sont à l’œuvre.
Sur le trottoir, je prends le temps d’observer les alentours.
Quelques clients du bar s’éloignent en titubant, mais je ne vois personne d’autre dans les rues.
Je ne sais pas où aller.
Je n’ai nulle part où aller.
Deux cartes magnétiques d’hôtel en poche, mais ce ne serait pas raisonnable. D’autres Jason ont pu facilement en obtenir des copies. Ils m’attendent peut-être.
Il me vient à l’esprit que ma dernière ampoule est restée dans mon deuxième hôtel.
Disparue, donc.
Je remonte le trottoir.
Il est 2 heures du matin, je ne sais plus quoi faire.
Combien d’autres Jason errent dans ces rues, en ce moment même ? La même peur au ventre, les mêmes questions ?
Combien ont été tués ?
Combien sont en chasse, à l’affût ?
Je sais que je ne suis pas en sécurité à Logan Square, même au milieu de la nuit. Chaque ruelle est une menace potentielle, chaque ombre. Je guette le moindre mouvement.
Un kilomètre plus loin, je tombe sur Humboldt Park.
J’avance dans la neige.
La fatigue m’écrase.
Mes jambes me font mal.
Mon estomac gargouille de faim.
Je n’en peux plus.
Un grand sapin domine, au loin, alourdi de neige.
Les branches les plus basses culminent à un mètre vingt au-dessus du sol, mais elles offrent un semblant de protection contre la neige.
Au pied du tronc, il n’y a qu’une fine couche de neige. Je la chasse pour m’asseoir à même le sol, contre le tronc.
Tout est si calme.
J’entends le rugissement lointain des déneigeuses dans la ville.
Le ciel est d’un rose de néon, l’éclairage urbain se reflète sur les nuages bas.
Je me recroqueville, les poings serrés pour conserver un peu de chaleur.
Je contemple le terrain dégagé, ponctué d’arbres.
La neige traverse la lueur des lampadaires, au loin. D’éphémères couronnes de flocons luisent autour des bulbes.
Rien ne bouge.
Il fait froid, mais ce n’est pas aussi terrible que je le craignais.
Je n’en mourrai sans doute pas.
Mais je doute d’arriver à dormir.
Je ferme les yeux, une idée me traverse l’esprit.
Comment battre un adversaire capable de prédire le moindre de mes mouvements ?
En agissant au hasard.
Sans plan prédéfini.
Quelque chose qu’on n’a jamais envisagé, à quoi on n’a jamais vraiment réfléchi.
Ça peut m’exploser au visage et conclure le jeu.
Mais c’est un risque à courir. Les autres ne verront rien venir. C’est un avantage stratégique indéniable.
Comment appliquer cette idée à ma situation présente ?
Comment faire quelque chose d’inattendu ? Quelque chose d’imprévisible ?
Je m’endors.
Je me réveille en frissonnant. Le monde est gris et blanc.
La neige a cessé, le vent est tombé, la skyline apparaît au loin, entre les branches des arbres, les immeubles les plus hauts effleurent le tapis de nuages qui plombe la ville.
Le parc est virginal, immobile.
L’aube pointe.
Les lampadaires s’éteignent.
Je me lève, raide à en mourir.
Une très fine pellicule de glace recouvre mon manteau.
Mon souffle forme de petits panaches de vapeur.
De toutes les versions de Chicago visitées, aucune n’atteint la parfaite sérénité de ce matin.
Les rues désertes étouffent les sons.
Le ciel est blanc, le sol est blanc, les bâtiments et les arbres se découpent parfaitement dans le décor.
Je pense aux sept millions d’habitants encore endormis, sous leurs couvertures, ou debout à la fenêtre, à contempler la neige fraîche.
Quelque chose de sûr, de confortable.
Je me secoue un peu.
Une idée un peu folle m’a traversé l’esprit.
Un détail a retenu mon attention dans le bar, hier soir, juste avant l’arrivée de l’autre Jason. Une idée sortie de nulle part, à laquelle je n’aurais jamais pensé, d’où ma soudaine confiance…
Je quitte le parc, vers Logan Square.
Vers chez moi.
À la première supérette du coin, j’achète un cigare Swisher Sweets et un mini-briquet Bic.
Plus que 8,21 dollars.
Mon manteau est trempé de neige.
Je l’accroche à la patère dans l’entrée, puis je m’avance vers le comptoir.
L’endroit est merveilleusement authentique, comme s’il avait toujours été là. L’atmosphère des années cinquante ne provient pas seulement des banquettes rouges en vinyle, des tabourets ou des photographies des habitués encadrés aux murs depuis des années. Non, c’est plus subtil, sans doute lié au fait qu’ici, rien ne changera jamais. La salle sent la graisse de bacon, le café, les vestiges indélébiles d’une époque où j’aurais dû fendre un nuage de fumée de cigarette pour m’asseoir.
À part quelques clients au comptoir, je repère deux flics attablés, trois infirmières qui viennent de terminer leur service, ainsi qu’un vieil homme en costume noir, concentré sur sa tasse de café.
Je m’assois au comptoir, près du grill, pour profiter de sa chaleur.
Une serveuse assez âgée s’approche de moi.
Je sais que je ressemble à un SDF, mais elle ne laisse rien transparaître, ne juge pas, prend simplement ma commande avec une courtoisie un peu désuète.
C’est bon d’être à l’intérieur.
Les fenêtres sont déjà embuées.
Le froid me fiche la paix.
Ce restaurant ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre n’est qu’à huit blocs de chez moi, mais je ne m’y suis jamais arrêté.
Quand le café arrive, j’enroule mes doigts sales autour de la tasse en céramique pour en savourer la douce brûlure.
J’ai dû faire le calcul à l’avance.
Je peux me permettre cette tasse de café, deux œufs, un ou deux toasts.
J’essaie de manger lentement, pour faire durer le plaisir, mais je suis affamé.
La serveuse a pitié de moi, elle m’apporte d’autres toasts. Gratuitement.
Elle est gentille.
Je culpabilise, du coup, car je sais ce que je m’apprête à faire.
Je regarde l’heure sur mon téléphone jetable, celui que j’ai acheté pour appeler Daniela, dans un autre Chicago. Il ne passe pas d’appels dans cette réalité. J’imagine qu’il n’y a pas d’accords commerciaux entre les opérateurs du multivers.
8 h 15.
Jason2 a dû partir travailler il y a vingt bonnes minutes. Il prend le train pour son cours de 9 h 30.
Ou pas. Il est peut-être malade, ou coincé à la maison pour une raison quelconque. Ce serait catastrophique, mais je ne peux pas prendre le risque de m’approcher de cette maison pour confirmer son absence.
Je sors les 8,21 dollars de ma poche et les dépose sur le comptoir.
Ça couvre à peine mon petit déjeuner, plus un pourboire minable.
J’avale une dernière gorgée de café.
Puis je plonge la main dans ma poche de chemise, d’où j’extrais le cigare et le briquet.
Je jette un coup d’œil autour de moi.
Le restaurant est plein, désormais.
Les deux flics présents à mon arrivée sont partis, mais un autre s’est installé de l’autre côté.
Mes mains tremblent légèrement alors que je déchire l’emballage.
Le bout du cigare est presque sucré.
Il me faut trois tentatives pour allumer le briquet.
J’enflamme le tabac au bout du cigare, j’aspire une bouffée de fumée, puis je souffle un nuage vers le cuistot qui retourne des beignets sur une poêle.
Pendant dix secondes, personne ne remarque rien.
Puis la vieille dame assise à côté de moi, les vêtements couverts de poils de chat, se tourne vers moi. « C’est interdit de fumer, ici. »
Ma réponse a le mérite d’être claire : « Mais rien n’est meilleur qu’un cigare, après un bon repas. »
Elle me dévisage derrière ses lunettes à double foyer, comme si j’étais soudain devenu fou.
La serveuse s’approche, une cafetière brûlante à la main, l’air extrêmement déçu.
Elle secoue la tête, puis du ton d’une mère indignée, soupire : « Vous savez que c’est interdit de fumer.
— Mais c’est délicieux.
— Il faut vraiment que j’appelle le directeur ? »
Je tire une autre bouffée.
Je souffle.
Le cuistot – un type épais et trapu aux bras tatoués – se retourne.
« Excellente idée, dis-je à la serveuse. Appelez le directeur. Pendant ce temps, je continue à fumer. »
Alors que la serveuse s’éloigne, la vieille d’à côté, dont j’ai gâché le repas, marmonne : « Quelle impolitesse ! »
Elle repose sa fourchette, descend de son tabouret et gagne la sortie.
D’autres clients ont remarqué mon manège.
Mais je continue à fumer, jusqu’à ce qu’un homme émerge de l’arrière du restaurant, la serveuse sur les talons. Il porte un jean noir, une chemise blanche tachée aux aisselles et une cravate colorée mal nouée.
Son aspect un peu hirsute m’indique qu’il a probablement travaillé toute la nuit.
Il se plante à côté de moi. « Je m’appelle Nick, je suis le directeur. Il est interdit de fumer. Vous dérangez les autres clients. »
Je me tourne légèrement vers lui pour mieux le regarder dans les yeux. Il paraît fatigué, agacé. Je me sens tellement con de lui faire subir ça, mais c’est trop tard désormais. Pas question d’arrêter.
Je regarde autour de moi. Tout le monde m’observe, un beignet brûle.
« La fumée de mon cigare vous dérange ? Vous tous ? »
Des oui, un peu partout.
Quelqu’un me traite de connard.
Un mouvement à l’autre bout du comptoir attire mon attention.
Enfin.
Le policier longe le comptoir, s’approche de moi. J’entends sa radio grésiller.
Il est jeune.
Pas encore trente ans, d’après moi.
Petit, trapu.
Une dureté quasi militaire dans le regard, mais l’œil vif, intelligent.
Soulagé, le directeur recule d’un pas.
Le policier ne perd pas de temps. « La municipalité interdit le tabac dans les lieux publics. Vous violez la loi. »
Je tire sur le cigare.
« J’ai passé la nuit à bosser, poursuit le flic. La plupart des gens ici aussi. Vous avez vraiment envie de gâcher le petit déjeuner de tout le monde ?
— Vous avez vraiment envie de me gâcher mon cigare ? »
Une pointe de colère tord le visage du flic.
Ses pupilles se dilatent.
« Éteignez-moi ce cigare. Dernier avertissement.
— Sinon quoi ? »
Il soupire.
« Mauvaise réponse. Debout.
— Pourquoi ?
— Parce que je vous emmène au poste. Si dans cinq secondes, ce cigare n’est pas éteint, j’en déduirai que vous refusez d’obtempérer, et je serai nettement plus désagréable. »
Je jette mon cigare dans ma tasse de café, et quand je descends du tabouret, l’agent me passe rapidement les menottes autour des poignets.
« Vous avez une arme, une seringue ? Un truc susceptible de me blesser ?
— Non, monsieur.
— Vous êtes sous l’emprise de stupéfiant ? Sous médicament ?
— Non, monsieur. »
Il me tape dans le dos, puis m’empoigne le bras.
Alors que nous quittons le restaurant, les autres clients applaudissent.
Sa voiture est garée juste devant.
Il ouvre la portière arrière, m’ordonne de faire attention à ma tête.
Il est presque impossible d’entrer facilement dans une voiture de police avec les mains menottées. Le policier s’installe au volant.
Il attache sa ceinture, démarre, puis remonte la rue.
La banquette arrière est inconfortable à dessein. Il n’y a pas de place pour les jambes, mes genoux sont coincés contre la grille, et les sièges eux-mêmes sont faits d’un plastique dur qui me donne l’impression d’être assis sur du béton.
Derrière le maillage qui protège la vitre, j’observe les bâtiments familiers de mon quartier, tout en me demandant si mon plan a une chance de fonctionner.
On s’arrête dans le parking du commissariat du 14e District.
L’agent Hammond me sort de la banquette arrière, puis m’escorte dans une pièce, derrière une porte métallique à double battant.
Une rangée de bureaux. Des chaises pour les prévenus d’un côté, une séparation en plexiglas de l’autre, là où prennent place les policiers.
La pièce sent le vomi, le désespoir, mal dissimulés par l’odeur de détergent.
À cette heure matinale, il n’y a qu’une seule autre personne – une femme, à l’autre bout de la salle, enchaînée à un bureau. Elle oscille d’avant en arrière en sursautant à intervalles réguliers, sans cesser de se gratter.
Hammond me fouille à nouveau, puis me demande de m’asseoir.
Il ôte la menotte de mon poignet gauche, puis la passe dans un œilleton métallique scellé dans le bureau. « Permis de conduire ? demande-t-il.
— Perdu. »
Il note ma réponse sur une feuille, puis contourne le bureau et s’installe devant l’ordinateur.
Il entre mon nom.
Mon numéro de sécurité sociale.
Mon adresse.
Ma profession.
« On m’accuse de quoi, au fait ? je demande.
— Trouble à l’ordre public, principalement. »
Hammond rédige son rapport.
Quelques minutes plus tard, il cesse de taper sur le clavier, puis m’observe à travers le plexiglas rayé. « Vous n’avez pas l’air de souffrir de troubles mentaux, vous n’êtes pas agressif, vous êtes plutôt correct, comme type. Pas de casier, aucun passif, rien. Qu’est-ce qui vous a pris ? J’ai l’impression que vous… cherchiez à vous faire arrêter. Vous avez quelque chose à déclarer ?
— Non. Désolé d’avoir gâché votre petit déjeuner. »
Il hausse les épaules. « Ça n’est ni la première, ni la dernière fois que ça m’arrive. »
On prend mes empreintes digitales.
Photo.
On m’enlève mes chaussures, on me donne une paire de sandales et une couverture.
Quand il a fini d’entrer toutes les données, je demande : « À quel moment ai-je le droit de passer un coup de fil ?
— Maintenant, si vous le souhaitez. » Il soulève le combiné. « Vous appelez qui ?
— Ma femme. »
Je lui donne le numéro, il le compose.
Quand ça sonne, il me tend le combiné par l’ouverture dans le plexi.
Mon cœur s’emballe.
Décroche, chérie, allez.
Répondeur.
J’entends ma voix, mais ce n’est pas le message habituel. Jason2 l’a-t-il changé pour marquer son territoire ?
« Elle ne répond pas, dis-je au policier. Vous pouvez raccrocher. »
Il s’exécute, une seconde avant le bip.
« Daniela n’a pas dû reconnaître le numéro. Vous pouvez réessayer ? »
Il recompose le numéro.
Ça sonne.
Je me demande – si elle ne répond pas, prendrai-je le risque de laisser un message ?
Non.
Et si Jason2 l’entend ? Si elle ne répond pas, alors je vais devoir trouver une autre solution pour…
« Allô ?
— Daniela ?
— Jason ? »
Des larmes me piquent les yeux. « Oui, c’est moi.
— Tu appelles d’où ? L’écran indique Police de Chicago. J’ai cru que c’était une blague, du coup, je n’ai pas…
— Écoute-moi. Juste une minute.
— Ça va ?
— Il m’est arrivé un truc en allant au travail. Je t’expliquerai tout quand tu…
— Tu vas bien ?
— Je vais bien, oui, mais je suis en prison. »
Pendant un instant, le silence est tel à l’autre bout de la ligne que j’entends une émission de radio en bruit de fond.
« On t’a arrêté ? demande Daniela.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Je voudrais que tu viennes payer ma caution.
— Seigneur. Qu’est-ce que tu as fait ?
— Écoute, je n’ai pas le temps de t’expliquer. C’est le coup de fil réglementaire, tu comprends.
— Je contacte un avocat ?
— Non. Contente-toi de venir le plus vite possible. Je suis au commissariat du 14e District, sur… » Je regarde Hammond.
« North California Avenue.
— North California. Apporte ton carnet de chèques. Charlie est parti à l’école ?
— Oui.
— Va le chercher, amène-le avec toi. C’est très…
— Certainement pas.
— Daniela…
— Je n’emmène pas mon fils au commissariat pour aller chercher son père. Merde, Jason, qu’est-ce que… »
Hammond frappe plusieurs fois sur le plexiglas et se passe le doigt sur la gorge.
« Je dois raccrocher, dis-je. Viens le plus vite possible, s’il te plaît.
— OK.
— Chérie ?
— Je t’aime tant. »
Elle raccroche.
Ma cellule solitaire consiste en un matelas fin comme du papier, posé à même le sol en béton.
Des toilettes.
Un évier.
Ainsi qu’une caméra fixée au-dessus de la porte, braquée sur moi.
Je suis allongé sur le lit, sous la couverture réglementaire, les yeux rivés sur une tache au plafond, sans doute déjà scrutée par plusieurs générations de désespérés.
Ce qui m’occupe l’esprit, c’est la quantité industrielle de trucs qui peuvent déraper.
Daniela pourrait contacter Jason2 sur son portable.
Il pourrait l’appeler entre deux cours, juste pour papoter.
L’un des autres Jason pourrait passer à l’action.
Si l’une de ces hypothèses se concrétisait, mon plan s’effondrerait. Définitivement.
J’en ai mal au ventre.
Mon rythme cardiaque n’est toujours pas redescendu.
J’essaie de me calmer, mais je ne parviens pas à chasser la peur.
Je me demande si l’un de mes doubles a anticipé mes actes. J’essaie de me réconforter avec l’idée qu’ils n’ont aucun moyen de le faire. Si je n’avais pas vu ce type pénible, hier soir, celui qui a importuné les deux filles avant de se faire jeter par le videur, il ne me serait jamais venu à l’esprit de me faire arrêter pour faire venir Daniela et Charlie en lieu sûr.
L’origine de mon idée vient d’une expérience unique, personnelle, vécue par moi et par moi seul.
Mais je peux me tromper, bien sûr.
Je pourrais me tromper du tout au tout.
Je me lève, je tourne en rond, mais on manque d’espace, dans une cellule de trois mètres sur deux, et plus je marche, plus les murs semblent se rapprocher, jusqu’à ce qu’une pointe très nette de claustrophobie m’appuie sur la poitrine.
Respirer devient difficile.
Je m’approche finalement de la fenêtre minuscule, située à hauteur de regard dans la porte.
J’observe un couloir blanc, désert.
Les pleurs d’une femme enfermée dans une cellule voisine résonnent entre les murs en parpaings.
Elle semble désespérée.
Je me demande si c’est la femme que j’ai aperçue dans l’autre salle à mon arrivée.
Un garde passe, il tient un autre prisonnier par le bras, juste au-dessus du coude.
De retour sur le lit, je me recroqueville sous la couverture et j’essaie de ne pas penser, sans grand succès.
J’ai l’impression que plusieurs heures sont passées.
Pourquoi cela prend-il autant de temps ?
Une seule explication me vient à l’esprit.
Il s’est passé quelque chose.
Elle ne viendra pas.
La porte de ma cellule se déverrouille d’un coup sec. Je sursaute.
Je m’assois.
Le garde au visage de bébé passe la tête par l’ouverture de la porte. « Vous rentrez chez vous, Dessen. Votre femme vient de payer votre caution. »
Il me ramène dans la première salle, où je signe plusieurs papiers sans prendre la peine de lire.
Puis on me rend mes chaussures, avant de me faire passer par d’autres couloirs.
Après la dernière porte, ma respiration se bloque, mes yeux s’emplissent de larmes.
J’ai tellement idéalisé nos retrouvailles… le hall d’accueil du commissariat du 14e District ne faisait pas franchement partie de mes plans.
Pas une Daniela inconnue, mariée à un autre homme, ou à une autre version de moi.
Ma Daniela.
La seule, l’unique.
Elle porte le tee-shirt avec lequel il lui arrive de peindre – bleu délavé, avec des boutons, constellé de petites taches d’acrylique –, et quand elle m’aperçoit, son visage se crispe. Confusion, incrédulité.
Je cours vers elle, j’enroule mes bras autour d’elle. Elle prononce mon nom, mais je ne la lâche pas, je refuse de la lâcher. Je repense aux mondes que j’ai traversés, aux choses que j’ai faites, endurées, pour retrouver les bras de cette femme.
Je n’arrive pas à croire à quel point c’est bon de la toucher.
De respirer le même air.
De sentir sa peau contre la mienne.
Je pose mes mains sur son visage.
Je l’embrasse.
Ces lèvres, si follement douces.
Mais elle s’écarte.
Et me repousse, les mains posées sur ma poitrine, les sourcils froncés.
« Le flic me dit qu’on t’a arrêté pour avoir fumé un cigare au restaurant, et que tu ne… » Sa phrase se perd. Elle m’examine le visage comme si quelque chose clochait, ses doigts effleurent deux semaines de barbe. Ce n’est pas la tête qu’elle a vue ce matin. « Tu n’avais pas de barbe ce matin, Jason. » Elle me regarde de haut en bas. « Tu es si mince. » Elle touche ma chemise sale. « Ce ne sont pas tes vêtements. »
Je la vois chercher une explication, visiblement sans succès.
« Tu es venue avec Charlie ? je demande.
— Non. Je te l’ai dit. Je deviens dingue ou…
— Tu es tout sauf dingue. »
Doucement, je la prends par le bras et je la conduis vers deux chaises à dossier droit, dans un coin de la salle d’attente.
« Asseyons-nous un instant, dis-je.
— Je ne veux pas m’asseoir, je veux que tu…
— Daniela, s’il te plaît. »
On s’assoit.
« Tu me fais confiance ? je lui demande.
— Je ne sais pas… c’est… effrayant.
— Je vais tout t’expliquer, mais d’abord, il faut que tu appelles un taxi.
— J’ai ma voiture. Je l’ai garée juste…
— Laisse tomber ta voiture.
— Mais… pourquoi ?
— Nous ne sommes pas en sécurité.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Daniela, je t’en prie, fais-moi confiance. »
Elle veut protester, puis s’empare de son téléphone, ouvre une appli et commande un taxi.
Un instant plus tard, elle lève les yeux vers moi. « C’est fait. Trois minutes. »
Je regarde l’accueil.
Le flic qui m’a conduit ici a disparu. Pour l’instant, nous sommes seuls, à part une femme, à la réception. Elle trône derrière une épaisse paroi protectrice, je doute qu’elle puisse nous entendre.
Je me tourne vers Daniela.
« Ce que je m’apprête à te dire va te sembler délirant. Tu vas me prendre pour un fou, mais crois-moi, je suis sain d’esprit. Tu te souviens du soir où je suis parti rejoindre Ryan au Village Tap ? Quand il fêtait son prix ?
— Oui. C’était il y a plus d’un mois.
— En vous quittant, ce soir-là, c’est la dernière fois que je vous ai vus. Jusqu’à maintenant.
— Jason, on se voit tous les jours.
— Non. Ce n’est pas moi. »
Son visage s’assombrit.
— C’est une autre version de moi-même. »
Elle me dévisage en clignant des yeux.
« Tu te fous de moi ? C’est quoi, ce délire ? Parce que si tu…
— Je ne me fous pas de toi. Pas une seconde. »
Je lui prends le téléphone des mains pour vérifier l’heure. « Il est 12 h 18. Là, je suis à mon bureau. »
Je compose le numéro de ma ligne directe au campus, puis je tends l’appareil à Daniela.
Deux sonneries. J’entends ma propre voix répondre. « Salut beauté, je pensais justement à toi. »
La bouche de Daniela s’ouvre lentement.
Elle pâlit.
Je mets sur haut-parleur et lui fais signe de répondre quelque chose.
« Salut, dit-elle. Tu passes une bonne journée ?
— Super. Je viens de finir les cours du matin, et maintenant, je reçois quelques étudiants pendant la pause. Tout va bien ?
— Hum… oui… J’appelais juste pour entendre ta voix. »
J’attrape le téléphone et le mets sur silence.
« Je pense tout le temps à toi », dit Jason.
Je regarde Daniela. « Dis-lui que tu as envie de retourner aux Keys, à Noël, comme l’année dernière, tant ça t’a plu.
— Nous ne sommes pas allés aux Keys à Noël.
— Je sais, mais pas lui. Ce sera la preuve de son imposture. »
Mon double reprend la parole. « Daniela ? Tu m’entends ? »
Elle quitte le mode silence. « Oui, oui, je suis là. En fait, si je t’appelle, c’est que…
— Tu veux dire que ma voix suave ne te suffit pas ?
— Je repensais à nos vacances aux Keys, à Noël dernier. C’était tellement bien. Je sais qu’on est limite niveau budget, mais si on y retournait ? »
« Mais oui, bonne idée. Tout ce que tu veux, mon amour. »
Daniela me regarde droit dans les yeux. « Tu crois qu’on pourrait louer la même maison ? Sur la plage, franchement, c’était super. Avec cette façade blanc et rose… »
Sa voix se brise sur le dernier mot, j’ai peur qu’elle craque, mais elle se reprend.
« On se débrouillera », dit Jason.
Le téléphone commence à trembler dans sa main.
J’ai envie de démembrer ce type. Lentement.
« Chérie, reprend Jason, on m’attend, là tout de suite, je raccroche, OK ?
— OK.
— À ce soir. »
Certainement pas.
« À ce soir, Jason. »
Elle raccroche.
Je lui prends la main. « Regarde-moi », dis-je.
Elle semble perdue, choquée.
« Je comprends ce que tu ressens, dis-je.
— Comment peux-tu être à Lakemont et ici, devant moi, en même temps ? »
Son téléphone bipe.
Un message apparaît à l’écran, signalant l’arrivée de notre voiture.
« Je vais tout t’expliquer, mais prenons d’abord cette voiture et récupérons Charlie à l’école.
— Il est en danger ?
— Nous sommes tous en danger. »
L’idée la remet d’aplomb.
Je me lève, lui tends la main.
On traverse le hall vers l’entrée du commissariat.
Une Ford Escalade noire est garée le long du trottoir, six mètres plus loin.
Je pousse les portes, tire Daniela vers le SUV.
Il ne subsiste aucune trace de la tempête de neige, pas dans le ciel, du moins. Un féroce vent du nord a chassé les nuages, laissant dans son sillage un radieux ciel d’hiver.
J’ouvre la portière passager et je grimpe derrière Daniela, qui donne l’adresse de l’école de Charlie au chauffeur en costume noir.
« S’il vous plaît, le plus vite possible », ajoute-t-elle.
Les fenêtres sont teintées. Alors que nous laissons le commissariat derrière nous, je me tourne vers Daniela : « Envoie-lui un texto pour l’avertir de notre arrivée. Qu’il se tienne prêt. »
Elle retourne son portable, mais ses mains tremblent trop pour écrire un message.
« Laisse-moi faire. » Je prends son téléphone et j’ouvre les messages. Très vite, je trouve leur dernière conversation.
J’écris :
Papa et moi venons te chercher à l’école tout de suite. On n’a pas le temps de te faire un mot d’excuse, donc tu vas aux toilettes et tu sors directement. On sera dans une Escalade noire. Dix minutes.
Notre chauffeur quitte le parking et s’avance dans une rue récemment dégagée. L’asphalte sèche au soleil d’hiver.
Deux blocs plus loin, nous dépassons la Honda de Daniela.
Deux voitures plus loin, je repère un homme qui me ressemble trait pour trait, assis au volant d’un van blanc.
Je regarde par la vitre arrière.
Une voiture roule derrière nous, trop loin pour que je voie qui conduit.
« Que se passe-t-il ? demande Daniela.
— Je veux m’assurer que personne ne nous suit.
— Qui nous suivrait ? »
Son téléphone vibre. Nouveau texto. Ça m’évite de répondre à sa question.
Je réponds :
Tout va bien. Je t’expliquerai tout quand tu seras là.
Je passe mon bras autour de Daniela, je l’attire vers moi.
« J’ai l’impression de vivre un cauchemar, dit-elle, sans pouvoir me réveiller. Que se passe-t-il ?
— Commençons par nous trouver un endroit sûr, je murmure, où nous pourrons parler tranquillement. Là, je vous dirai tout, à Charlie et à toi.
L’école de Charlie est un vaste complexe en briques. On dirait un croisement entre un asile de fou et un château steampunk.
Il nous attend sur les marches de l’entrée, le nez dans son portable. La voiture s’arrête sur la voie d’accès.
Je propose à Daniela de m’attendre, puis je sors de la voiture et m’avance vers mon fils.
Il se lève, sidéré.
Mon apparence, bien sûr.
Je lui tombe dans les bras, le serre fort. « Seigneur, tu m’as tellement manqué », dis-je avant même de songer à me taire.
« Qu’est-ce que tu fais ici ? demande-t-il. Où est la voiture ?
— Viens, il faut y aller.
— Où ? »
Mais je lui empoigne le bras et le pousse jusqu’à la portière passager de l’Escalade.
Il grimpe le premier, je lui emboîte le pas, refermant la porte derrière nous.
Le chauffeur se retourne, demande avec un fort accent russe : « On va où ? »
J’y ai réfléchi pendant le trajet depuis le poste de police – un endroit très vaste, très fréquenté. Il faut pouvoir disparaître dans la foule, au cas où l’on tomberait sur un autre Jason. Je reconsidère ce choix. Trois autres idées me viennent à l’esprit – les serres de Lincoln Park, la terrasse de la Willis Tower et le cimetière de Rosehill. Rosehill, ce serait pas mal. Très inattendu, en tout cas. Willis et Lincoln Park me tentent plus, mais autant aller à l’encontre de mon instinct et opter pour la première solution.
« Water Tower Place », j’annonce au chauffeur.
Nous roulons en silence.
Alors que les immeubles du centre-ville se rapprochent, le téléphone de Daniela vibre.
Elle regarde l’écran, puis me fait lire le message qu’elle vient tout juste de recevoir.
Numéro inconnu.
Daniela, ici Jason. Le numéro ne doit rien te dire, mais je t’expliquerai tout quand je te verrai. Tu es en danger. Charlie aussi. Où es-tu ? Rappelle-moi dès que possible, s’il te plaît. Je t’aime.
Daniela est encore plus effrayée qu’avant.
Dans la voiture, l’atmosphère est électrique.
Notre chauffeur s’engage dans Michigan Avenue, traditionnellement encombrée à l’heure du déjeuner.
La pierre jaunie de la Chicago Water Tower s’élève au loin, écrasée par les gratte-ciel voisins qui s’alignent sur Magnificent Mile.
L’Escalade s’arrête devant l’entrée principale, mais je demande au chauffeur de nous déposer au sous-sol.
Depuis Chesnut Street, nous descendons dans les ténèbres du parking souterrain.
Quatre niveaux plus bas, je lui demande de s’arrêter devant les ascenseurs.
Pour autant que je sache, aucune voiture ne nous a suivis.
Nos portières résonnent dans cet environnement en béton. Le SUV repart.
Water Tower Place est un centre commercial vertical, huit étages de boutiques et de magasins de luxe, installés autour d’un atrium de verre et de métal.
Nous montons au niveau de la mezzanine, qui abrite les restaurants, puis sortons de l’ascenseur vitré.
Le temps neigeux a attiré les foules à l’intérieur.
Pendant quelques instants, au moins, je me sens parfaitement anonyme.
Nous dénichons un banc dans un coin calme, un peu à l’écart du gros de la foule.
Assis entre Daniela et Charlie, je pense à tous les autres Jason disséminés dans Chicago, prêts à tout, même à tuer, pour être à ma place en ce moment.
J’inspire un grand coup.
Par où commencer ?
Je regarde Daniela dans les yeux, replace une mèche de cheveux derrière son oreille.
Je me tourne vers Charlie.
Je leur dis à quel point je les aime.
Que j’ai vécu l’enfer pour m’asseoir ici, avec eux.
Je commence par mon enlèvement, une belle nuit d’octobre, quand on m’a conduit de force dans une centrale électrique abandonnée, à South Chicago.
Je leur parle de la peur, de l’angoisse d’être assassiné, puis de mon réveil dans le hangar d’un labo mystérieux, où des gens que je n’avais jamais vus de ma vie semblaient me connaître, attendant mon retour avec impatience.
Ils écoutent avec attention les détails de ma fuite des labos Velocity, la première nuit. Mon retour chez nous, sur Eleanor Street, dans une maison qui n’était plus la mienne, où je vivais seul, comme un homme ayant consacré sa vie à la recherche.
Un monde où Daniela et moi ne nous étions jamais mariés, où Charlie n’était jamais né.
Je raconte à Daniela ma rencontre avec son double, à la galerie de Bucktown.
Ma capture, mon emprisonnement au labo.
Ma fuite avec Amanda dans la boîte.
Je décris le multivers.
Chaque porte que j’ai ouverte.
Chaque monde visité.
Les Chicago qui n’étaient jamais le même, mais qui me ramenaient un peu plus près de chez moi.
Je laisse de côté certaines choses.
Des choses que je ne parviens pas à dire.
Les deux nuits passées avec Daniela, après son installation artistique.
Les deux fois où je l’ai vue mourir.
J’évoquerai ces moments un jour ou l’autre, au bon moment.
J’essaie d’imaginer ce que Daniela et Charlie pensent de mes révélations.
Quand les larmes commencent à couler sur le visage de Daniela, je demande : « Tu me crois ?
— Bien sûr que je te crois.
— Charlie ? »
Mon fils hoche la tête, mais son regard est lointain, distant. Il observe les passants d’un air absent, et je me demande s’il a bien saisi la moitié de ce que j’ai dit.
Comment encaisser une histoire pareille, de toute façon ?
Daniela s’essuie les yeux. « Je veux être certaine d’avoir bien tout compris, dit-elle. La nuit où tu as rejoint Ryan, cet autre Jason t’a remplacé. Il t’a emmené dans la boîte, puis envoyé dans son monde pour s’installer ici. Avec moi.
— C’est ça, oui.
— Ça signifie que l’homme avec qui je vis depuis plus d’un mois est un étranger.
— Pas complètement. Lui et moi étions la même personne il y a quinze ans.
— Que s’est-il passé il y a quinze ans ?
— Tu es tombée enceinte. Le multivers existe parce que nos choix créent de nouveaux embranchements, chacun mène à un monde parallèle. La soirée où tu m’as annoncé ta grossesse ne s’est pas uniquement passée de la façon dont nous nous en souvenons. Elle s’est déployée dans toutes les directions. Dans un monde, le nôtre, ici, nous avons décidé de vivre ensemble. On s’est mariés. On a eu Charlie. On a fondé un foyer. Dans un autre, j’ai décidé que la paternité ne me tentait pas. Je craignais que cela gêne mes recherches, que la naissance d’un enfant muselle mes ambitions.
« Il existe une version de notre existence où nous n’avons pas gardé Charlie. Tu as continué à créer. J’ai poursuivi mes recherches. Et finalement, nous nous sommes séparés. Cet homme, cette version de moi avec qui tu vis depuis un mois, c’est lui qui a construit la boîte.
— Qui est une version améliorée du truc sur lequel tu travaillais quand on s’est rencontrés – le cube ?
— Exactement. Et quelque part le long du chemin, cet homme a pris conscience de ce qu’il perdait en laissant son travail le définir. Il a regretté cette décision, quinze ans plus tôt. Mais la boîte ne permet pas de voyager dans le temps. Elle connecte les différentes réalités au même moment, dans le présent. Alors il a cherché, jusqu’à ce qu’il trouve notre monde à nous. Et il a changé de vie. Littéralement. »
Daniela hésite entre le dégoût et la stupéfaction.
Elle quitte le banc, se précipite aux toilettes.
Charlie va pour l’accompagner, mais je pose la main sur son épaule pour le retenir. « Laisse-lui quelques instants.
— Je savais que quelque chose n’allait pas.
— Comment ça ? je demande.
— Tu… enfin, non, pas toi… lui… il n’avait pas… la même énergie. On parlait plus, surtout aux dîners. Il était… je ne sais pas.
— Quoi ?
— Différent. »
J’ai tant de questions à poser à mon fils.
Meilleur père ?
Meilleur mari ?
La vie était-elle plus excitante avec cet imposteur ?
Mais j’ai peur que ses réponses me détruisent.
Daniela revient.
Si pâle.
Dès qu’elle se rassoit, je lui demande si ça va.
« J’ai une question à te poser, répond-elle.
— Quoi ?
— Ce matin, quand tu t’es fait arrêter, c’était pour que je te rejoigne ?
— Oui.
— Pourquoi ? Pourquoi ne pas revenir à la maison après qu’il… Seigneur, je ne sais même pas comment l’appeler.
— Jason2.
— Après le départ de Jason2.
— C’est là où ça se complique vraiment, dis-je.
— C’est pas déjà assez compliqué comme ça ? s’esclaffe Charlie.
— Je n’étais pas le seul… » Ça me paraît délirant de prononcer ces mots, mais je leur dois la vérité.
« Quoi ? demande Daniela.
— Je ne suis pas la seule version de moi-même à avoir retrouvé ce monde.
— Comment ça ? s’étrangle Daniela.
— D’autres Jason sont ici.
— D’autres Jason ? Quels autres ?
— Des versions alternatives qui se sont elles aussi échappées par la boîte, mais qui ont pris des chemins différents dans le multivers.
— Combien ? demande Charlie.
— Je ne sais. Beaucoup, peut-être. »
Je leur raconte l’histoire du magasin de sport, la conversation en ligne qui a suivi. Je leur parle du Jason qui m’a suivi jusqu’à ma chambre, de celui qui m’a attaqué au couteau.
Leur effarement se change en peur.
« Voilà pourquoi je me suis fait arrêter, je poursuis. À mon avis, de nombreux Jason vous ont observés, suivis, espionnés, sans savoir quoi faire. Il fallait que vous me rejoigniez en lieu sûr. Voilà pourquoi je t’ai fait appeler un taxi. Je sais qu’au moins une version de moi t’a suivie au commissariat. Je l’ai vu quand on a dépassé ta Honda. D’où la nécessité de venir avec Charlie. Mais peu importe. Nous sommes ensemble, en sécurité, et maintenant, vous connaissez tous les deux la vérité. »
Daniela met plusieurs secondes avant de retrouver sa voix.
Elle murmure : « Ces autres… Jason… à quoi ressemblent-ils ?
— C’est-à-dire ?
— Ils partagent quoi avec toi ? Ils sont comme toi ?
— Oui. Jusqu’au moment où j’ai mis le pied dans le multivers. Ensuite, nous avons pris des chemins différents, vécu des choses différentes.
— Mais certains sont comme toi ? Des versions de mon mari qui se sont battues comme des diables pour retrouver leur propre monde. Qui ne désirent rien d’autre que moi. Et Charlie.
— Oui. »
Ses yeux se rétrécissent.
Que ressent-elle, à cet instant précis ?
Je la vois se débattre avec l’impossibilité de la situation.
« Dani, regarde-moi. »
Je fixe ses yeux brillants.
« Je t’aime, dis-je.
— Moi aussi. Mais les autres ? Ils m’aiment autant que toi. »
Sa réponse me retourne l’estomac.
Je n’ai aucun argument à lui opposer.
Je regarde les passants tout autour de nous. Sommes-nous observés ?
La mezzanine est encore plus bondée qu’à notre arrivée.
J’aperçois une femme pousser un chariot.
De jeunes amoureux errent tranquillement dans les allées, main dans la main, perdus dans leur bonheur.
Un vieil homme qui traîne les pieds derrière sa femme, sans cesser de lui lancer des regards implorants. Ramène-moi à la maison, je t’en supplie.
Nous ne sommes pas en sécurité.
Nous ne sommes en sécurité nulle part dans cette ville.
« Vous êtes avec moi ? »
Daniela hésite, regarde Charlie.
Puis se tourne vers moi.
« Oui, dit-elle. Je suis avec toi.
— Bien.
— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? »