Nous partons avec nos vêtements pour uniques bagages, ainsi qu’une enveloppe blanche pleine de billets. Nos comptes sont vides. Daniela paie la location de voiture avec notre carte de crédit, mais à partir de maintenant, les transactions se feront en liquide, pour que personne ne puisse nous pister.
En milieu d’après-midi, nous traversons le Wisconsin.
Des pâturages, des prés.
Des collines.
Des silos en guise de skyline.
Des volutes de fumée s’élèvent des cheminées des fermes.
Le tout recouvert d’un manteau étincelant de neige, sous un ciel bleu éclatant.
C’est lent, comme voyage, mais je préfère éviter les autoroutes.
J’emprunte régulièrement des routes inconnues, imprévues, sans même savoir où je vais.
Quand nous nous arrêtons pour faire le plein, Daniela me montre son téléphone. Quantité d’appels en absence et de SMS, tous émis depuis Chicago et sa banlieue, d’après les numéros.
J’ouvre les messages.
Dani, ici Jason. Appelle-moi sur ce numéro immédiatement.
Daniela, c’est Jason. Tout d’abord, je t’aime. J’ai tant de choses à te dire. Rappelle-moi dès que tu auras ce message.
Daniela, tu vas recevoir plusieurs messages, tous émanant de Jason. C’est sans doute déjà le cas. Tu dois en avoir le tournis. Je suis le bon. Et tu es la bonne. Je t’aime. Appelle-moi dès que tu lis ces lignes.
Daniela, le Jason avec qui tu vis est un imposteur. Rappelle-moi.
Daniela. Charlie et toi n’êtes plus en sécurité. Le Jason avec qui tu vis n’est pas celui que tu penses. Appelle-moi tout de suite.
Aucun d’eux ne t’aime comme moi je t’aime. Appelle-moi, Daniela, je t’en supplie. Je t’aime.
Je les tuerai tous, ça réglera la question. Tu n’as qu’à demander. Je ferais n’importe quoi pour toi.
Je cesse de lire, bloque chaque numéro, puis supprime tous les messages.
Mais un texto en particulier attire mon attention.
Ce n’est pas un numéro inconnu.
C’est de Jason.
Mon portable. Il s’en sert depuis le premier soir, après mon enlèvement.
Tu n’es pas à la maison, tu ne réponds pas au téléphone. Tu dois savoir. Je t’aime, c’est tout ce que j’ai à dire. Le temps passé avec toi a été la meilleure période de ma vie. Appelle-moi, s’il te plaît.
J’éteins son téléphone, puis j’ordonne à Charlie de faire de même avec le sien. « Il ne faut plus l’allumer, dis-je. Ils peuvent nous trahir s’ils captent le moindre signal. »
Quand le soleil commence à décliner, nous traversons Northwoods.
La route est déserte.
Nous avons passé de nombreuses vacances dans le Wisconsin, mais jamais nous ne nous sommes aventurés si loin au sud. Et jamais en hiver. On parcourt des kilomètres sans apercevoir le moindre signe de civilisation, et chaque ville semble plus petite que la précédente – des coins de plus en plus paumés.
Un lourd silence s’est installé dans la Jeep Cherokee, je ne sais pas comment le briser.
Je ne sais pas si j’en ai le courage.
Toute notre vie, on nous répète qu’on est unique. Un individu, un seul. Que personne sur terre n’est comme nous.
C’est la base de l’humanité.
Mais pour moi, ce n’est plus d’actualité.
Comment Daniela pourrait-elle m’aimer plus que les autres Jason ?
Je la regarde, je me demande ce qu’elle pense de moi, ce qu’elle éprouve pour moi.
Merde, ce que je pense de moi est tout aussi important.
Elle est assise à mes côtés, silencieuse, elle contemple la forêt par la fenêtre.
Je tends la main vers elle, lui caresse les doigts.
Elle me regarde, puis reporte son attention vers la forêt.
Au crépuscule, nous atteignons Ice River, une ville qui me semble raisonnablement isolée.
Nous mangeons dans une cafétéria, avant de faire des provisions de nourriture et de produits de première nécessité dans un petit supermarché.
Chicago s’étend à l’infini. Aucun vide ne sépare ses différentes banlieues.
Mais Ice River s’arrête d’un coup.
On est en ville, on longe un centre commercial abandonné aux magasins murés, et l’instant d’après, les lampadaires diminuent dans le rétroviseur. Nous traversons la forêt dans les ténèbres, les phares projettent un cône de lumière dans un étroit couloir de grands sapins qui s’élèvent de chaque côté de la route.
L’asphalte luit dans l’éclat des phares.
Nous ne croisons pas la moindre voiture.
Je prends la troisième à droite, deux kilomètres plus au nord, sur une petite route enneigée qui serpente entre les sapins et les hêtres, jusqu’au bout d’une petite péninsule.
Plusieurs centaines de mètres plus loin, les phares éclairent la façade d’une maison en rondins qui ressemble précisément à ce que je cherche.
Comme la plupart des résidences estivales de bord de lac dans cette région, elle est sombre, manifestement inhabitée.
Fermée pour la saison.
Je gare la Cherokee dans l’allée circulaire, puis j’éteins le moteur.
Il fait très noir. Tout est silencieux.
Je regarde Daniela.
« L’idée ne va pas t’enchanter, je le sais, mais nous introduire à l’intérieur est moins risqué que laisser une trace en nous enregistrant quelque part. »
Depuis Chicago – six heures de route –, elle a à peine prononcé un mot.
Comme en état de choc.
« Je comprends, dit-elle. Nous n’en sommes plus à une effraction près, pas vrai ? »
J’ouvre la portière, je pose le pied dans trente centimètres de neige fraîche.
Le froid est vif.
L’air immobile.
La fenêtre de l’une des chambres n’est même pas verrouillée. Cela m’évite de briser un carreau.
Nous portons les sacs plastique remplis de provisions jusqu’à la terrasse couverte.
On gèle, à l’intérieur.
J’allume les lumières.
Droit devant, un escalier s’enfonce dans les ténèbres du premier étage.
« Cet endroit craint », lance Charlie.
Ça ne craint pas, c’est juste un peu vieux, négligé.
Une maison de vacances, hors saison.
Nous déposons les sacs dans la cuisine avant de nous aventurer dans la maison.
L’intérieur oscille entre le confortable et le désuet.
Les appliques sont vieilles, fanées.
Dans la cuisine, le lino est craquelé. Partout ailleurs, le parquet disjoint grince beaucoup.
Dans le salon, une grosse cheminée, un foyer en briques. Les murs sont recouverts d’appâts de pêche encadrés – au moins une centaine.
Nous trouvons une chambre parentale au sous-sol, et deux autres chambres à l’étage. L’une d’elles regorge de triples lits superposés.
Nous mangeons nos plats précuisinés à même le carton.
Au-dessus de nous, les ampoules jettent une lumière désagréable sur la table de la cuisine, mais le reste de la maison reste assez tamisé.
La chaudière lutte pour atteindre une température raisonnable.
Charlie semble avoir froid.
Daniela est silencieuse, distante.
En chute libre, au ralenti, dans les ténèbres.
Elle touche à peine à sa nourriture.
Après le dîner, Charlie et moi apportons une grosse quantité de bûches. Le tas de bois est sous la terrasse. Je me sers des emballages de notre repas et de vieux journaux pour lancer le feu.
Le bois est sec et gris, très vieux. Il prend vite.
Bientôt, les murs du salon se colorent d’une teinte plus chaude.
Des ombres dansent au plafond.
Nous ouvrons le convertible pour Charlie, puis le rapprochons de la cheminée.
Daniela part préparer notre chambre.
Je m’assois avec Charlie au bout du matelas, laissant la chaleur du feu m’envahir.
« Si tu te réveilles cette nuit, dis-je, mets une bûche dans le feu. On tiendra peut-être jusqu’au matin. »
Il retire ses Chuck Taylor, quitte son sweat. Alors qu’il se glisse sous les couvertures, je prends conscience qu’il a désormais quinze ans.
Son anniversaire était le 21 octobre.
« Hé, dis-je, bon anniversaire.
— Hein ?
— Je l’ai raté.
— Oh. Ah oui.
— C’était comment ?
— Bien.
— Vous avez fait quoi ?
— On est allés au ciné, puis au restaurant. Après, je suis sorti avec Joel et Angela.
— Angela ?
— Une amie.
— Une petite amie ? » Il rougit à la lueur du feu. « Et je meurs d’envie de savoir, tu as passé ton test de conduite ? »
Il lâche un petit sourire. « Je suis l’heureux propriétaire du permis accompagné.
— Génial. C’est lui qui t’a emmené ? »
Charlie acquiesce.
Putain. Ça fait mal.
Je ramène le drap et la couverture sur les épaules de Charlie, puis je l’embrasse sur le front. Cela fait des années que je n’ai pas bordé mon fils, j’essaie de savourer le moment, de le faire durer. Mais comme toutes les bonnes choses, ça passe vite.
Charlie m’observe dans la lumière du feu, demande : « Ça va, papa ?
— Non, pas vraiment. Mais je suis avec vous. C’est tout ce qui compte. Cette autre version de moi… tu l’aimais bien ?
— Ce n’est pas mon père.
— Je sais, mais tu…
— Ce n’est pas mon père. »
Je me lève, je dépose une autre bûche dans le feu, puis je rejoins Daniela. Le parquet grince sous mon poids.
Il fait encore trop froid pour dormir dans cette pièce, mais Daniela a déjà pris les autres couvertures à l’étage. Tous les placards ont été pillés.
Des panneaux de bois recouvrent les murs.
Un radiateur d’appoint luit dans un coin, parfumant l’atmosphère d’une vague odeur poussiéreuse.
Un bruit, dans la salle de bains.
Des sanglots.
Je frappe sur le battant.
« Daniela ? »
Je l’entends reprendre sa respiration.
« Quoi ?
— Je peux entrer ? »
Elle reste silencieuse un moment.
Puis le verrou saute.
Les yeux rouges, gonflés, Daniela recule, s’adosse contre une vieille baignoire à pieds, puis ramène les genoux contre sa poitrine.
Je ne l’ai jamais vue comme ça – elle tremble, elle craque, sous mes yeux.
« Je ne peux pas… dit-elle. Je…
— Tu ne peux pas quoi ?
— Tu es là, devant moi, et je t’aime tant, mais ensuite je pense à toutes les autres versions de toi, et…
— Ils ne sont pas là, Daniela.
— Ils voudraient.
— Mais ils ne sont pas là.
— Je ne sais pas quoi penser. Je me demande… »
Elle perd ses derniers restes de contenance.
J’ai l’impression de voir de la glace se briser.
« Tu te demandes quoi ?
— Je veux dire… est-ce que toi… tu es… toi ?
— De quoi tu parles ?
— Comment je sais que tu es mon Jason ? Tu dis avoir quitté notre maison début octobre, que tu ne m’as pas revue jusqu’à ce matin, au commissariat. Mais comment savoir que tu es l’homme que j’aime ? »
Je m’approche d’elle.
« Regarde-moi dans les yeux, Daniela. »
Elle s’exécute.
Malgré les larmes.
« Tu ne vois pas que c’est moi ? Tu ne vois pas ?
— Je n’arrête pas de penser au temps passé avec lui. Ça me rend malade.
— C’était comment ?
— Jason. Ne me fais pas ça. Ne te fais pas ça.
— Quand j’errais dans ce couloir infini, dans la boîte, sans savoir si je parviendrais un jour à rentrer chez moi, je pensais à vous. J’essayais de vous chasser de mes pensées pour mieux réfléchir à la situation, mais sans jamais y parvenir. Mets-toi à ma place. »
Daniela écarte les jambes, je la serre contre moi. Elle passe les doigts dans mes cheveux.
« Tu veux vraiment savoir ? » demande-t-elle.
Non.
Mais il le faut.
« Je ne serai jamais tranquille, sinon », dis-je.
J’appuie ma tête contre elle.
Je sens sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration.
« Pour être honnête, c’était merveilleux au début. Si je me souviens si bien de cette soirée, quand tu as rejoint Ryan, c’est à cause de ton… de son comportement à son retour. Au début, j’ai cru que tu étais saoul, mais ce n’était pas ça. C’était comme si… comme si tu me regardais d’une façon inédite.
« Je me rappelle encore, il y a toutes ces années, quand on a fait l’amour dans mon loft. J’étais au lit, nue, à t’attendre. Et tu es resté au bout du lit un instant à me regarder. On aurait dit que tu me voyais pour la première fois. Et moi, j’avais l’impression que c’était la première fois qu’on me voyait vraiment. C’était très excitant.
« Cet autre Jason m’a regardée de la même façon. Il y avait quelque chose de nouveau entre nous. Un peu comme les soirs où tu rentres d’un week-end de colloque, en plus intense.
— Avec lui, c’était comme la première fois ? »
Elle ne répond pas immédiatement.
Elle respire quelques secondes.
« Je suis désolée, dit-elle finalement.
— Ce n’est pas ta faute.
— Deux semaines plus tard, j’ai compris que ce n’était pas l’affaire d’une nuit, ni même d’un week-end. J’ai bien vu que tu avais changé.
— Quoi, par exemple ?
— Un million de petites choses. La façon dont tu t’habillais. La façon dont tu te préparais le matin. Ta conversation au dîner.
— La façon dont je te faisais l’amour.
— Jason.
— Ne me mens pas, s’il te plaît. Ça, je ne le supporterais pas.
— Oui. C’était différent.
— Mieux.
— Comme nos premières fois. Tu faisais des trucs que tu ne faisais jamais. Ou plus depuis longtemps. J’avais l’impression d’être à la fois désirée et nécessaire. Comme si j’étais ton oxygène.
— Tu préfères cet autre Jason ?
— Non. Je préfère l’homme avec qui j’ai construit ma vie. L’homme avec lequel j’ai conçu Charlie. Mais j’ai besoin de savoir que cet homme, c’est toi. »
Je m’assois, je la regarde dans cette salle de bains minuscule sans fenêtre, au milieu de nulle part. Une vague odeur de moisissure traîne encore dans l’atmosphère.
Daniela me rend mon regard.
Si fatiguée.
Je me relève, lui tends la main.
Nous allons dans la chambre.
Daniela grimpe sur le lit, j’éteins les lumières, puis je me glisse contre elle, sous les draps glacés.
Le sommier grince, le moindre mouvement cogne la tête de lit contre le mur, ce qui fait trembler les cadres.
Elle porte une culotte et un tee-shirt blanc. Son odeur correspond à une journée de route sans se laver – mélange de sueur et de déodorant passé.
J’adore.
Elle murmure dans le noir : « Comment régler ça, Jason ?
— J’y travaille.
— Comment ça ?
— Repose-moi la question demain matin. »
Son souffle est doux et chaud.
L’essence même de tout ce que j’associe à notre maison.
Elle s’endort en quelques minutes, respire paisiblement.
Je me dis que je ne vais pas tarder à suivre, mais dès que je ferme les yeux, mes pensées s’emballent. Je vois des versions de moi sortir des ascenseurs. Dans des voitures garées. Assis sur le banc, en face de chez nous.
Je me vois partout.
La pièce est sombre, vaguement éclairée par le radiateur d’appoint.
La maison est silencieuse.
Je n’arrive pas à dormir.
Je dois régler ça.
Tout doucement, je me dégage des couvertures. Arrivé devant la porte, je contemple Daniela, bien au chaud, sous une montagne de couvertures.
Je remonte le couloir. L’air se réchauffe à mesure que je me rapproche du salon.
Le feu a déjà baissé.
Je rajoute plusieurs bûches.
Pendant un long moment, je reste assis, les yeux dans les flammes, à regarder le bois se consumer dans le lit rougeoyant des braises, alors que mon fils ronfle doucement derrière moi.
L’idée m’a traversé l’esprit sur la route, aujourd’hui. Je la ressasse depuis.
Elle m’a paru folle, au début.
Mais plus j’y pense, plus je comprends que c’est l’unique solution.
Dans le salon, près de la télévision, un vieux Mac trône sur un bureau. À côté, l’imprimante semble dater du précambrien. J’allume l’ordinateur. S’il faut un code ou si les propriétaires ont coupé leur box, j’attendrai demain. Je trouverai bien un cybercafé en ville, ou un bar avec le Wifi.
Coup de chance, je peux me connecter en tant qu’invité.
J’ouvre le navigateur, j’accède à mon compte e-mail asonjayssenday.
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La conversation est beaucoup plus longue, désormais, avec tant de participants que j’en ai des sueurs froides.
Je survole le tout, jusqu’aux messages les plus récents. Le dernier a été posté il y a moins d’une minute.
Jason42 : La maison est vide depuis le début de l’après-midi.
Jason28 : Alors ? Lequel d’entre vous est responsable ?
Jason4 : J’ai suivi Daniela jusqu’au commissariat sur North California.
Jason14 : Qu’est-ce qu’elle foutait là-bas ?
Jason25 : Qu’est-ce qu’elle foutait là-bas ?
Jason10 : Qu’est-ce qu’elle foutait là-bas ?
Jason4 : Aucune idée. Elle est entrée sans jamais ressortir. Sa Honda est toujours garée à côté.
Jason66 : Ça veut dire qu’elle sait ? Elle est toujours chez les flics ?
Jason4 : Je ne sais pas. Il se passe forcément quelque chose.
Jason49 : L’un de vous a bien failli m’avoir, hier soir. Je ne sais pas comment il s’est démerdé pour avoir un double des clés, mais il est entré au milieu de la nuit, avec un couteau…
Je commence à taper…
Jason9 : DANIELA ET CHARLIE SONT AVEC MOI.
Jason92 : En sécurité ?
Jason42 : En sécurité ?
Jason14 : Comment ?
Jason28 : Prouve-le.
Jason4 : En sécurité ?
Jason25 : Comment ?
Jason10 : Ordure.
Jason9 : Peu importe comment, mais oui, ils sont en sécurité. Et ils ont peur, évidemment. J’ai beaucoup réfléchi au problème. Je suppose que nous avons tous le même point de vue. Quoi qu’il arrive, Daniela et Charlie sont intouchables.
Jason92 : Oui.
Jason49 : Oui.
Jason66 : Oui.
Jason10 : Oui.
Jason25 : Oui.
Jason4 : Oui.
Jason28 : Oui.
Jason103 : Oui.
Jason5 : Oui.
Jason16 : Oui.
Jason82 : Oui.
Jason9 : S’il leur arrivait quelque chose, j’en mourrais. Alors voilà ce que je vous propose. Dans deux jours, à minuit, retrouvons-nous tous à la centrale électrique. Une fois tous réunis, on tirera au sort en toute quiétude. Le gagnant aura le droit de vivre dans ce monde, avec Daniela et Charlie. Et nous détruisons la boîte, pour qu’aucun autre Jason ne débarque ici.
Jason8 : Non.
Jason100 : Jamais.
Jason21 : Ça ne peut pas marcher.
Jason38 : Jamais.
Jason28 : Prouve qu’ils sont avec toi ou va te faire foutre.
Jason8 : Pourquoi tirer au sort ? Pourquoi s’en remettre au hasard ? Que le plus méritant l’emporte.
Jason109 : Et les perdants, il leur arrive quoi ? Ils se suicident ?
JasonADMIN : Pour le bon déroulement de cette conversation, et ne pas polluer le fil, je viens de geler temporairement les comptes de tous les participants, sauf le mien et celui de Jason9. Vous pouvez tous lire cette conversation, sans pouvoir y participer. Vas-y, Jason9, continue.
Jason9 : J’ai conscience que tout pourrait nous péter entre les doigts. Je pourrais décider de ne pas venir. Vous ne le sauriez jamais. N’importe quel Jason pourrait choisir de ne pas participer, d’attendre que tout retombe, puis de faire subir à l’un d’entre nous ce que Jason2 nous a fait. Mais je sais que je tiendrai parole. C’est peut-être naïf de ma part, mais je crois que ça implique une chose : vous aussi. Parce que l’intérêt de Daniela et Charlie prime sur le reste. Pour moi, l’alternative consiste à disparaître avec eux. Nouvelles identités, existence de clandestins. Toujours sur le qui-vive, à nous méfier de tout le monde. Et même si je souhaite de tout cœur rester avec eux, je refuse de leur infliger cette existence. Et je n’ai pas le droit de les garder pour moi. J’en suis tellement persuadé que je suis d’accord avec le principe de cette loterie, où, compte tenu du nombre de participants, je suis presque certain de perdre. Je dois d’abord tout expliquer à Daniela, mais pendant ce temps, passez le mot aux autres. Je me reconnecte demain soir avec d’autres détails, y compris des preuves, Jason28.
JasonADMIN : Je crois que la question a déjà été posée, mais qu’arrive-t-il aux perdants ?
Jason9 : Je ne sais pas encore. Ce qui compte, c’est que notre femme et notre fils vivent tranquillement leur vie. Si vous n’êtes pas d’accord, vous ne les méritez pas.
La lumière qui filtre à travers le rideau me réveille.
Daniela est allongée contre moi.
Je ne bouge pas.
Je profite du moment.
Longtemps après, je me dégage et j’attrape mes vêtements, posés en tas à même le sol.
Je m’habille devant les restes du feu – il ne reste que des cendres. Je dépose les deux dernières bûches.
Nous avons beaucoup dormi.
L’horloge du four indique 9 h 30, et par la fenêtre au-dessus de l’évier, j’aperçois en soleil entre les sapins et les haies. La lumière forme des mares sur le sol de la forêt, aussi loin que porte le regard.
Je sors dans la fraîcheur du matin, puis je descends les marches de la terrasse.
Passé l’arrière de la maison, la pente descend doucement vers le lac.
Je marche jusqu’au bout d’un quai couvert de neige.
Une mince pellicule de glace s’étale à quelques mètres de la rive, mais la saison n’est pas assez avancée – malgré la récente tempête – pour que le reste du lac gèle à son tour.
Je chasse la neige d’un banc, je m’assois pour mieux profiter du soleil qui s’élève au-dessus des sapins.
Le froid est vivifiant, comme un expresso bien serré.
Une brume légère s’élève à la surface des eaux.
J’entends des pas dans la neige, derrière moi.
Je me retourne, Daniela me rejoint en suivant mes traces.
Elle apporte deux tasses de café fumantes, ses cheveux encore merveilleusement emmêlés. Elle a passé plusieurs couvertures sur ses épaules, comme un châle.
En la regardant s’approcher, je mesure que, selon toute probabilité, c’est ma dernière matinée en sa compagnie. Je repartirai demain à l’aube. Seul.
Elle me tend les deux tasses, prend l’une des couvertures et l’enroule autour de moi. Puis elle s’assoit sur le banc, et nous buvons nos cafés en contemplant le lac.
« J’ai toujours pensé qu’on finirait dans un endroit comme ça, dis-je.
— J’ignorais que tu comptais déménager dans le Wisconsin.
— Pour nos vieux jours. Toute une maison à retaper…
— Tu sais retaper une maison, toi ? » Elle glousse. « Je plaisante. Je vois ce que tu veux dire.
— Passer l’été ici, avec nos petits-enfants. Tu pourrais peindre sur la rive.
— Et toi, tu ferais quoi ?
— Je ne sais pas. Je m’abonnerais au New Yorker. Je passerais du temps avec toi. »
Elle tend la main, effleure le fil enroulé autour de mon doigt. « C’est quoi ?
— Jason2 m’a volé mon alliance, et j’ai perdu pied. Je craignais de ne plus reconnaître la réalité, alors j’ai attaché ce bout de ficelle autour de mon doigt pour me rappeler ton existence. »
Elle m’embrasse.
Longuement.
« Je dois te dire quelque chose, dis-je.
— Quoi ?
— Dans ce premier Chicago, là où j’ai émergé – celui où je t’ai retrouvée dans cette galerie…
— Quoi ? » Elle sourit. « Tu m’as baisée ?
— Oui. »
Son sourire disparaît.
Elle me regarde un instant, puis demande, presque naturellement : « Pourquoi ?
— Je ne comprenais ni où j’étais, ni ce qui m’arrivait. Tout le monde me prenait pour un fou. J’y ai cru moi aussi. Et puis je t’ai retrouvée. La seule personne familière dans un monde entièrement anormal. Je voulais tellement que cette Daniela soit toi, mais ce n’était pas le cas. Elle ne pouvait pas. Tout comme l’autre Jason n’est pas moi.
— Et donc, tu les as toutes baisées, dans chaque réalité ?
— Cette fois-là seulement. Je n’avais pas encore compris où j’étais, sur le moment. Je devenais dingue.
— Et elle était comment ? J’étais comment ?
— On ne devrait peut-être pas…
— Moi, je t’ai tout raconté.
— C’est juste. C’était comme tu as décrit l’autre Jason, cette première nuit. Comme être avec toi sans savoir que je t’aimais déjà. Comme expérimenter cette incroyable sensation pour la première fois. À quoi penses-tu ?
— J’essaye de savoir à quel point je dois t’en vouloir.
— Pourquoi m’en vouloir ?
— Oh, c’est ça ton argument ? Coucher avec une autre version de sa femme n’est pas tromper ?
— Je veux dire… c’est original, en tout cas. »
Ça la fait rire.
Et son rire explique pourquoi je l’aime.
« Elle était comment ? demande Daniela.
— C’était toi, mais sans moi. Sans Charlie. Elle sortait plus ou moins avec Ryan Holder.
— Oh putain. Et c’était une artiste reconnue ?
— Tu étais une artiste reconnue.
— Tu as aimé mon installation ?
— C’était génial. Tu étais géniale. Tu veux que je t’en parle ?
— J’adorerais. »
Je lui raconte le labyrinthe en plexiglas, la tempête d’émotions quand on le traversait. L’imagerie étonnante, le design spectaculaire.
Mais elle est triste.
« J’étais heureuse, tu crois ? demande-t-elle.
— Comment ça ?
— J’avais renoncé à tout pour devenir cette femme.
— Je ne sais pas. Je l’ai vue quarante-huit heures. Je crois que comme toi, comme moi, comme tout le monde, elle avait quelques regrets. Je suppose qu’il lui arrivait de se réveiller la nuit en s’interrogeant sur ses choix. À quoi aurait ressemblé sa vie si elle avait agi différemment ?
— Je me pose aussi la question, parfois.
— J’ai vu tant de versions de toi… Avec moi. Sans moi. Artiste. Prof. Graphiste. Mais au final, c’est la vie. De loin, c’est une longue histoire, mais de près… c’est juste du quotidien, non ? Et c’est avec ça qu’on doit faire la paix. »
Un poisson bondit au milieu du lac. L’impact engendre une série de cercles concentriques parfaits à la surface.
« Hier soir, tu m’as demandé comment régler la situation, dis-je.
— Et tu as eu une brillante idée ? »
Mon premier réflexe est de lui mentir pour la protéger, mais notre mariage n’est pas fondé sur le secret. Nous parlons de tout. Même des sujets les plus durs. C’est dans notre ADN de couple.
Alors je lui explique ma proposition d’hier soir. Son visage passe de l’étonnement à la peur, puis à l’horreur.
« Tu veux me vendre au plus offrant ? gronde-t-elle. Comme un putain de panier de fruits ?
— Daniela…
— Je m’en fous, moi, de ton héroïsme de merde.
— Peu importe ce qu’il arrive, tu m’auras à la fin.
— Mais pas toi. C’est bien ce que tu dis, non ? Et s’il est comme ce salaud qui a bousillé nos vies ? Et s’il n’est pas aussi bien que toi ? »
Je détourne les yeux vers le lac. Les larmes affluent.
« Pourquoi te sacrifier pour quelqu’un d’autre ?
— Il faut parfois se sacrifier, Daniela. C’est la seule façon de vous en tirer, toi et Charlie. S’il te plaît, laisse-moi faire en sorte que vos vies redeviennent ce qu’elles étaient. »
Quand nous rentrons à la maison, Charlie est devant la cuisinière, où il fait sauter des pancakes.
« Ça sent super bon, dis-je.
— Tu vas faire ton truc avec les fruits ?
— Bien sûr. »
Il me faut un moment pour dénicher une planche et un couteau valable.
Je m’installe à côté de mon fils, j’épluche les pommes, je les émince, puis je mets les morceaux dans un saladier, avec du sirop d’érable.
Dehors, le soleil est de plus en plus haut. La forêt s’illumine.
Nous mangeons en parlant de tout et de rien. Tout est presque normal. Le fait que ce soit mon dernier petit déjeuner avec eux n’occupe plus le centre de mes pensées.
En début d’après-midi, nous gagnons la ville à pied, le long d’une petite route de campagne. L’asphalte sèche au soleil, quelques plaques de neige subsistent à l’ombre.
Nous achetons des vêtements dans une friperie, puis nous allons dans un petit cinéma voir un film sorti six mois plus tôt.
C’est une comédie romantique stupide.
Exactement ce qu’il me fallait.
Nous restons jusqu’à la fin du générique, jusqu’à ce que les lumières se rallument, et quand nous quittons la salle, le ciel s’assombrit à nouveau.
Tout au bout de la ville, nous essayons le seul et unique restaurant ouvert, le Ice River Roadhouse.
On prend place au bar.
Daniela commande un verre de pinot noir. Je prends une bière, et un Coca pour Charlie.
L’endroit est bondé. C’est le seul truc ouvert un soir de semaine à Ice River, Wisconsin.
On commande à manger.
Je descends une deuxième bière, puis une troisième.
Très vite, Daniela et moi sommes un peu ivres. Le vacarme augmente dans le restaurant.
Elle pose la main sur ma cuisse.
Ses yeux sont légèrement voilés, et c’est si bon de me sentir proche d’elle. J’essaie de ne pas penser à ce qui m’attend demain, mais l’idée ne cesse de revenir.
L’endroit continue à se remplir.
C’est merveilleusement bruyant.
Un groupe s’installe sur une petite scène, au fond.
Je suis saoul.
Ni agressif, ni léthargique.
Simplement saoul.
Si je pense à n’importe quoi d’autre, je déprime, alors autant me concentrer sur l’instant présent.
Le groupe joue une country des plus classiques, avec quatre musiciens. Très vite, Daniela et moi dansons au milieu des gens.
Son corps se serre contre le mien, mes mains reposent au creux de ses reins. Entre la steel guitar et la façon dont elle me regarde, je ne désire rien d’autre que l’emmener dans notre lit grinçant pour faire tomber tous les cadres accrochés au mur.
Daniela et moi rions beaucoup, sans savoir pourquoi.
« Vous êtes bourrés », constate Charlie.
C’est un poil exagéré, mais pas tant que ça.
« Il fallait se détendre un peu », dis-je.
Il s’adresse à Daniela : « On n’était pas comme ça, ces derniers temps, hein ? »
Elle me regarde.
« Non, en effet. »
On titube sur la route dans le noir, aucun phare ne troue la nuit. Ni devant, ni derrière.
Un silence total règne dans la forêt.
Pas le moindre souffle de vent.
Le paysage est aussi immobile qu’une peinture.
Je verrouille la porte de notre chambre.
Daniela m’aide à tirer le matelas du sommier.
On le pose à même le parquet, on éteint les lumières, puis on enlève tous nos vêtements.
Il fait froid dans la chambre, malgré le radiateur d’appoint.
On se glisse nus sous les couvertures.
Sa peau est douce et froide contre la mienne, sa bouche douce et chaude.
Je l’embrasse.
Elle murmure qu’elle me désire à en avoir mal.
Avec Daniela, je ne me sens pas comme à la maison.
J’ai l’impression d’être la maison.
Cette idée m’a traversé l’esprit la première fois que je lui ai fait l’amour, il y a quinze ans. Je m’en souviens parfaitement. J’avais la certitude d’avoir trouvé quelque chose dont j’ignorais l’existence. Quelque chose que je cherchais sans même le savoir.
C’est encore plus vrai ce soir, alors que le parquet gémit doucement, que le clair de lune pénètre entre les rideaux, juste assez pour éclairer le visage de Daniela. Sa tête s’incline en arrière, elle entrouvre la bouche, murmure mon nom.
Nous sommes en sueur, nos cœurs battent silencieusement.
Daniela passe les doigts dans mes cheveux. Et elle me regarde dans le noir, comme j’aime.
« Qu’y a-t-il ? je demande.
— Charlie avait raison.
— À quel propos ?
— Ce qu’il a dit, tout à l’heure. Ce n’était pas comme ça, avec Jason2. Tu n’es pas remplaçable. Pas même par toi. Je repense à la façon dont on s’est rencontrés. À ce stade de nos vies, on aurait pu s’enticher de n’importe qui. Mais c’est toi qui as débarqué dans le jardin, ce soir-là, c’est toi qui m’as tirée des griffes de ce connard. Je sais qu’on s’entend bien, toi et moi, que nous sommes liés l’un à l’autre, mais il y a une part de miracle, là-dedans. Le simple fait que tu sois entré dans ma vie au bon moment. Toi, et personne d’autre. D’une certaine façon, n’est-ce pas encore plus incroyable que le lien qui nous unit ? Nous nous sommes trouvés, tous les deux.
— C’est vrai.
— Il s’est produit la même chose hier. Parmi toutes les versions de Jason, c’est toi qui as fait ce truc dingue, au restaurant, c’est toi qui as fini au poste, c’est toi qui nous as mis en sécurité.
— Donc, pour toi, c’est le destin… »
Elle sourit. « Je dis simplement qu’on s’est trouvés. Une deuxième fois. »
Nous refaisons l’amour, puis nous endormons.
Au cœur de la nuit, elle me réveille, me murmure à l’oreille : « Je ne veux pas que tu partes. »
Je me tourne vers elle.
Ses yeux sont grands ouverts dans le noir.
La tête me fait mal.
J’ai la bouche sèche.
Je suis pris dans la transition pénible entre l’ébriété et la gueule de bois, quand le plaisir se transforme en douleur.
« Et si on continuait à rouler ? propose-t-elle.
— Vers où ?
— Je ne sais pas.
— Et qu’est-ce qu’on dit à Charlie ? Il a des amis. Une petite copine, peut-être. On lui dit de tirer un trait là-dessus ? Il est enfin heureux à l’école.
— Je sais, dit-elle, et je n’aime pas ça, mais oui, faisons cela.
— L’endroit où nous vivons, nos amis, notre travail, toutes ces choses nous définissent.
— Mais pas entièrement. Tant que je suis avec toi, je sais exactement qui je suis.
— Daniela, je ne souhaite qu’une chose, être à tes côtés, mais si je ne fais pas ce truc demain, toi et Charlie ne serez jamais en sécurité. Et peu importe ce qui arrive, tu m’as.
— Je ne veux pas d’une autre version. Je te veux toi. »
Je me réveille dans le noir, mon pouls bat la chamade. J’ai affreusement soif.
J’enfile mon jean et ma chemise, puis je gagne le couloir.
En l’absence de feu, l’unique source de lumière au rez-de-chaussée provient d’une petite lampe branchée au comptoir de la cuisine.
Je prends un verre dans un placard, le remplis au robinet.
Je le vide.
Le remplis à nouveau.
Je reste quelques secondes devant l’évier, savourant la morsure de l’eau froide.
La maison est si calme que j’entends le parquet craquer, alors que les fibres de bois s’étirent dans les coins les plus reculés de la bâtisse.
Par la fenêtre au-dessus de l’évier, j’observe la forêt.
Daniela souhaite que je reste, très bien, mais que faire ? Comment les mettre à l’abri ?
J’ai mal au crâne.
Un peu derrière la Jeep, quelque chose attire mon attention.
Une ombre, dans la neige.
L’adrénaline me fait sursauter.
Je pose le verre, gagne la porte d’entrée, mets mes chaussures.
Sur la terrasse, je boutonne ma chemise et m’avance dans la neige humide, vers la voiture.
Puis derrière de la voiture.
Là.
Je vois ce qui m’a intrigué depuis la cuisine.
Plus grand que je ne pensais.
La taille d’un homme.
Non.
Seigneur.
C’est un homme.
On distingue facilement ses traces. Une traînée de sang presque noir, sous la lumière des étoiles.
Il gémit en avançant vers la terrasse. Il n’y arrivera jamais.
Je le rejoins, m’agenouille à ses côtés.
C’est moi, avec le manteau et le sac de Velocity. Le même fil autour du doigt.
Il se tient le ventre d’une main, le sang coule encore. Il redresse la tête, me lance le regard le plus désespéré que j’aie jamais vu.
« Qui t’a fait ça ? je demande.
— Jason.
— Comment tu m’as retrouvé ? »
Il crache une brume rouge. « Aide-moi.
— Combien sont-ils ?
— Je vais crever.c
Je regarde autour de moi ; il me faut une seconde pour repérer des traces de pas ensanglantées qui s’éloignent de ce Jason, vers la Jeep, autour de la maison.
Jason agonise, marmonne mon nom.
Notre nom.
Me supplie de l’aider.
Je voudrais le faire, mais une seule pensée tourne en boucle. Ils nous ont retrouvés.
J’ignore comment, mais ils nous ont retrouvés.
« Empêche-les de leur faire du mal », gémit-il.
Je me retourne vers la voiture.
Je ne l’avais pas encore remarqué, les quatre pneus sont à plat. Lacérés.
Soudain, j’entends des pas.
J’examine la lisière des bois, mais la lueur des étoiles ne suffit pas. Je ne discerne rien de précis.
« Je ne suis pas encore prêt », dit-il.
Je le regarde dans les yeux, tâchant de refouler la panique qui me gagne. « Si c’est la fin, sois courageux. »
Un coup de feu déchire le silence.
Ça vient du lac, derrière la maison.
Je me lève, file vers la voiture, puis vers la terrasse, sans bien comprendre ce qui se passe.
De l’intérieur de la maison, Daniela m’appelle.
Je grimpe l’escalier.
J’ouvre la porte d’un coup.
Daniela remonte le couloir, drapée dans une couverture, éclairée par la lumière de la chambre.
Mon fils nous rejoint depuis la cuisine.
Je verrouille la porte d’entrée. Daniela et Charlie convergent vers la cheminée.
« C’était un coup de feu ? demande Daniela.
— Oui.
— Que se passe-t-il ?
— Ils nous ont retrouvés.
— Qui ?
— Moi.
— Comment ?
— Il faut partir immédiatement. Allez dans notre chambre, tous les deux, habillez-vous, rassemblez nos affaires. Je vais m’assurer que la porte arrière est bien fermée. Je vous rejoins. »
Ils disparaissent dans le couloir.
La porte d’entrée est bel et bien sécurisée.
La seule autre façon d’entrer dans la maison, c’est par les deux portes-fenêtres de la terrasse, qui donnent directement dans le salon.
Je me dirige vers la cuisine.
Daniela et Charlie attendent mes instructions.
Pour le moment, aucune idée.
Il va falloir partir à pied.
En atteignant le salon, je trie les pensées qui s’accumulent dans le désordre.
De quoi avons-nous besoin ?
Téléphones.
Argent.
Où est notre argent ?
Dans une enveloppe, le tiroir du bas de la commode, dans la chambre.
D’accord. Quoi d’autre ?
De quoi avons-nous absolument besoin ?
Combien de versions nous ont traqués jusqu’ici ?
Vais-je mourir cette nuit ?
De ma propre main ?
Je tâtonne dans le noir, je contourne le canapé-lit, vers les portes-fenêtres. En tendant la main pour vérifier les verrous, je prends conscience du froid. Anormal.
Sauf si quelqu’un est entré par là.
Il y a quelques minutes, par exemple.
Elles sont verrouillées, maintenant, mais je n’ai aucun souvenir de l’avoir fait.
Derrière les panneaux vitrés, je distingue quelque chose dans le patio, mais il fait trop noir pour voir en détail. J’ai l’impression que ça bouge.
Je dois retrouver Daniela et Charlie.
Quand je m’éloigne des portes, une ombre se lève du canapé.
Mon cœur se fige.
Une lampe s’allume.
Un autre moi-même apparaît, une main sur l’interrupteur. Il pointe une arme vers moi.
Il est en caleçon.
Ses mains sont gluantes de sang.
Il contourne le canapé sans baisser son arme, puis chuchote : « Enlève tes fringues. »
La coupure sur son visage l’identifie.
Je jette un coup d’œil derrière moi, vers les portes-fenêtres.
L’ampoule éclaire juste assez le patio pour me permettre de voir un tas de vêtements – Timberland, manteau. Un autre Jason est allongé à côté, la tête dans une mare de sang, la gorge béante.
« Je ne le répéterai pas. »
Je commence à déboutonner ma chemise.
« On se connaît, dis-je.
— Évidemment.
— Non. Cette coupure sur ton visage. On a bu une bière ensemble, il y a deux jours. »
Je vois qu’il accuse le coup, mais ça ne le perturbe pas autant que je l’espérais.
« Ça ne change rien, dit-il. C’est la fin, frangin, et tu le sais. Tu ferais la même chose.
— En fait, non. J’y ai pensé, mais non. »
J’ôte les bras de mes manches, je lui balance la chemise.
Je sais ce qu’il a prévu : enfiler mes vêtements. Rejoindre Daniela en se faisant passer pour moi. Il va devoir rouvrir la coupure sur son visage pour faire croire qu’elle est récente.
« J’avais un plan pour la protéger, dis-je.
— Oui, j’ai lu. Mais pas question de me sacrifier pour qu’un autre profite de ma femme et de mon fils. Enlève ton jean. »
Je déboutonne la braguette en regrettant de m’être trompé. Nous ne sommes pas tous pareils.
« Combien d’entre nous as-tu assassinés cette nuit ? je demande.
— Quatre. J’en éliminerai mille s’il le faut. »
Tout en retirant mon jean, une jambe après l’autre, je grogne : « Quelque chose t’est arrivé dans la boîte, dans ces mondes dont tu as parlé. Que s’est-il passé pour que tu deviennes comme ça ?
— Tu ne les désires peut-être pas assez. Et si c’est le cas, alors tu ne les mérites… »
Je lui balance le jean à la gueule avant de me jeter sur lui.
J’enroule mes bras autour de ses cuisses, le soulève de toutes mes forces et le pousse contre le mur. Le choc lui coupe le souffle.
Son arme tombe par terre.
J’entends un os craquer.
Je lui saisis la tête à deux mains, j’arme mon genou pour lui planter entre les jambes, mais il me balaie les jambes d’un geste sec.
Je tombe. Mon crâne heurte le parquet si fort qu’une gerbe d’étoiles traverse mon champ de vision. Il me plonge dessus, le visage en sang, une main sur ma gorge.
Il me balance un coup de poing, je sens ma pommette se fracturer. Une supernova explose sous mon œil.
Il frappe une deuxième fois.
J’ai le visage en sang. Il brandit un couteau.
Coup de feu.
Mes oreilles carillonnent.
Un petit trou noir apparaît dans sa poitrine, aussitôt inondé de sang. Le couteau lui échappe des doigts. Je le regarde insérer un doigt dans l’orifice, comme pour le colmater, mais l’hémorragie persiste.
Sa respiration est humide. Il lève les yeux vers l’homme qui lui a tiré dessus.
Je me tords le cou à mon tour, suffisamment pour voir un autre Jason lever son arme. Celui-ci est rasé de près, il porte la veste en cuir noir offerte par Daniela il y a dix ans, pour notre anniversaire de mariage.
Sur son annulaire gauche, une alliance en or.
La mienne.
Jason2 appuie sur la détente, la balle emporte la moitié du crâne de mon agresseur.
Il bascule.
Je me redresse pour m’asseoir. Doucement.
Je crache du sang.
J’ai le visage en feu.
Jason2 pointe son arme sur moi.
Je sens la mort arriver, mais je n’ai pas de mots, juste une brève image de moi, enfant, chez mes grands-parents, dans l’Iowa. Une belle journée d’été. Un ciel immense. Des champs de maïs. Je joue au foot avec mon frère dans le jardin. Il est devant les buts, un simple espace entre deux érables.
Pourquoi un tel souvenir aux portes de la mort ? Étais-je heureux à cet instant ?
« Arrête ! »
Daniela apparaît sur le seuil de la cuisine, habillée, cette fois.
Elle regarde Jason2.
Elle me regarde.
Elle regarde le Jason au visage ravagé.
Le Jason près du porche, la gorge tranchée.
Et elle demande, sans trop trembler : « Où est mon mari ? »
Jason2 est pris de court, momentanément stupéfait.
J’essuie le sang sur mon visage. « Je suis là.
— Qu’avons-nous fait ce soir ? demande-t-elle.
— On a dansé sur de la mauvaise country, on est rentrés et on a fait l’amour. » Je regarde l’homme qui m’a volé ma vie. « C’est toi qui m’as kidnappé ? »
Il regarde Daniela.
« Elle sait tout, dis-je. Pas la peine de mentir.
— Comment as-tu pu me faire ça ? s’étrangle-t-elle. Comment as-tu pu faire ça à mon fils ? »
Charlie se tient derrière sa mère, il mesure l’horreur autour de nous.
Jason2 la regarde.
Puis Charlie.
Il n’est qu’à deux ou trois mètres de moi, mais je suis assis par terre.
Je ne pourrai pas l’atteindre avant qu’il appuie sur la gâchette.
Fais-le parler, me dis-je.
« Comment tu nous as trouvés ? je demande.
— Le téléphone de Charlie. J’ai une appli de localisation.
— Je ne l’ai allumé qu’un instant hier soir, proteste Charlie. Un seul texto. Je ne voulais pas qu’Angela croie que je l’avais larguée. »
Je regarde Jason2. « Et les autres Jason ?
— Je ne sais pas. Je suppose qu’ils m’ont suivi.
— Combien sont-ils ?
— Aucune idée. » Il se tourne vers Daniela. « J’avais tout ce que je désirais, sauf toi. Et tu me hantais. Tout ce qu’on aurait pu faire ensemble. Voilà pourquoi j’ai…
— Alors tu aurais dû rester avec moi il y a quinze ans, quand tu en avais la possibilité.
— Je n’aurais pas pu construire la boîte.
— Et après ? Regarde autour de toi. C’est ta création qui les a tous tués.
— Chaque moment, chaque respiration est un choix. Mais la vie est imparfaite. Nous faisons les mauvais choix. Et nous finissons par vivre dans un état de regrets perpétuels. Qu’y a-t-il de pire ? J’ai construit un engin capable d’éradiquer les regrets. Pour trouver le monde où l’on a fait les bons choix.
— La vie ne fonctionne pas comme ça, réplique Daniela. Tu as vécu avec tes propres choix. Tu en as tiré un enseignement. On ne triche pas. »
Doucement, très doucement, je transfère mon poids sur mes pieds.
Mais il me repère. « N’essaie même pas, siffle-t-il.
— Tu comptes me tuer devant eux ? Vraiment ?
— Tu avais tellement d’ambition, me dit-il. Tu aurais pu rester dans mon monde, dans la vie que j’avais construite, tout reprendre à ton compte.
— Superbe. C’est comme ça que tu justifies tes actes ?
— Je sais comment fonctionne ton esprit. L’écœurement que tu subis chaque jour dans ton train de banlieue, quand tu te poses la question c’est tout ? Auras-tu le courage de le reconnaître ?
— Tu n’as pas le droit de…
— Mais si, Jason, je t’assure, j’ai tout à fait le droit de te juger, parce que je suis toi. On a pris deux voies différentes, il y a quinze ans, mais nous sommes identiques. Tu n’es pas fait pour enseigner la physique à des débiles. Pour voir des imbéciles comme Ryan Holder usurper la gloire qui devrait te revenir. Il n’y a rien que tu ne puisses faire. Moi, chaque matin dans ta maison, je peux me regarder dans le miroir, parce que j’ai accompli tout ce que je voulais. Et toi ? Qu’as-tu accompli ?
— J’ai construit une vie avec eux.
— Je t’ai offert, je nous ai offert ce dont tout le monde rêve en secret. La possibilité d’avoir deux vies. Le meilleur de nos deux vies.
— Je me fous d’avoir deux vies. Je les veux, eux. »
Je regarde Daniela, je regarde mon fils.
Daniela intervient : « Et moi je le veux, lui. S’il te plaît. Rends-nous notre vie. Rien ne t’oblige à faire ça. »
Son visage se durcit.
Ses yeux se rétrécissent.
Il s’approche de moi.
« Non ! » crie Charlie.
L’arme est à quelques centimètres de mon visage.
Je regarde mon double dans les yeux. « Donc, tu me tues, et ensuite ? Ça t’apporte quoi ? Elle ne voudra pas de toi pour autant. »
Sa main tremble.
Charlie s’approche de Jason2.
« Ne le touche pas.
— Recule, fiston. » Je regarde le canon du pistolet. « Tu as perdu, Jason ».
Charlie s’approche, Daniela essaie de le retenir, mais il se dégage.
Charlie insiste, Jason2 détourne les yeux une fraction de seconde.
Je fais tomber l’arme de sa main en lui frappant le bras, ramasse le couteau et l’enfonce dans son ventre. La lame pénètre sans résistance.
Je me redresse, je retire le couteau. Jason2 bascule sur moi, les deux mains sur mes épaules. Je frappe une seconde fois.
Encore. Et encore.
Des flots de sang jaillissent de sa chemise, coulent sur mes mains, une forte odeur de cuivre envahit la pièce.
Il s’agrippe à moi, le couteau toujours planté dans le ventre.
Je repense à lui et Daniela, je vrille la lame, je l’éventre, puis le repousse.
Il convulse en grimaçant, les mains crispées sur le ventre. Du sang dégouline entre ses doigts.
Ses jambes le trahissent.
Il s’assoit, puis, avec un grognement, retombe sur le côté.
Je me retourne vers Daniela et Charlie. Puis je m’approche de Jason2 pour le fouiller. Il respire encore. Je trouve mon trousseau de clés.
« Où est la Suburban ? » je demande.
Il marmonne quelques mots, mais je dois m’approcher de ses lèvres pour l’entendre : « Cinq cents mètres après le virage. Sur le bas-côté. »
Je ramasse mes vêtements éparpillés, me rhabille.
Quand je termine de boutonner ma chemise, je me penche pour lacer mes chaussures. Jason2 agonise sur le parquet de cette vieille maison.
Je ramasse son arme, j’essuie la crosse sur mon jean.
Il faut qu’on parte.
Qui sait combien d’autres sont en chemin.
Mon double prononce mon nom.
Je me tourne vers lui. Il tient mon alliance dans ses doigts gluants de sang.
Je m’approche de lui, reprends mon alliance et la passe à mon doigt, à côté du fil. Jason2 m’empoigne le bras et m’attire vers lui.
Il essaie de dire quelque chose.
« Je ne t’entends pas, dis-je.
— Regarde… dans la boîte à gants. »
Charlie se jette sur moi, me serre contre lui. Il lutte pour retenir ses larmes, mais ses épaules le trahissent. Il sanglote dans mes bras comme un petit garçon. Savoir qu’il a assisté à tout ça m’amène moi aussi au bord des larmes.
Je tiens son visage entre mes mains.
« Tu m’as sauvé la vie, dis-je. Si tu n’avais pas tenté de l’arrêter, il aurait tiré.
— Vraiment ?
— Vraiment. Et rappelle-moi de détruire ton téléphone. Maintenant, il faut qu’on parte. Par là »
Nous traversons le salon sans perdre de temps, contournant les flaques de sang.
Je déverrouille les portes-fenêtres. Charlie et Daniela passent par la terrasse, je me retourne vers l’homme qui m’a volé ma vie.
Ses yeux sont toujours ouverts, il bat lentement des paupières en nous regardant partir.
Une fois dehors, je referme derrière moi.
Une traînée de sang macule la neige.
Je ne sais même pas où aller.
Nous optons pour la rive, la remontons vers le nord, entre les arbres.
Le lac est aussi lisse et noir qu’une obsidienne.
Je ne cesse de surveiller les bois, attentif à la présence d’autres Jason – l’un d’eux pourrait surgir des taillis pour m’assassiner.
Cent mètres plus loin, nous quittons la rive, puis remontons vers la route.
Quatre coups de feu retentissent au niveau de la maison.
Nous courons dans la poudreuse, à moitié essoufflés.
L’adrénaline muselle la douleur de mon visage tuméfié, mais je doute que ça dure très longtemps.
Nous émergeons de la forêt, sur la route.
Je m’avance le long de la double ligne jaune. Les bois sont silencieux.
« Par où ? demande Daniela.
Nous fonçons au milieu de la route.
« Je la vois ! » s’exclame Charlie.
Droit devant, sur le bas-côté, je repère l’arrière de notre Suburban, bien rangée contre les arbres.
Nous nous y installons rapidement. En glissant la clé dans le contact, je repère un mouvement dans le rétroviseur – une ombre nous fonce dessus.
Je lance le moteur, relâche le frein, passe la marche avant.
Puis je fais demi-tour et j’enfonce l’accélérateur.
« Baissez-vous ! je crie.
— Pourquoi ? demande Daniela.
— Ne discute pas ! »
Nous fonçons dans les ténèbres.
J’allume les phares.
Les deux faisceaux aveuglent un autre Jason, au milieu de la route, une arme à la main.
Une gerbe de flammes.
La balle perfore le pare-brise, s’enfonce dans l’appui-tête, à un centimètre de mon oreille droite.
Encore un éclair, encore un coup de feu.
Daniela hurle.
Ce Jason est complètement taré. Il risque de blesser Daniela et Charlie.
Il tente de se jeter sur le côté, une demi-seconde trop tard.
Le rebord droit du pare-chocs le percute en pleine poitrine. Un impact dévastateur.
Il bascule d’un coup, sa tête s’écrase sur la fenêtre passager. La vitre explose.
Dans le rétroviseur, je le vois rouler dans un fossé. Je ne ralentis pas.
« Vous êtes blessés ? je demande.
— Ça va », dit Charlie.
Daniela se rassoit.
« Daniela ?
— Je vais bien », dit-elle en retirant les éclats de verre de ses cheveux.
Nous filons sur la route sombre.
Personne ne parle.
Il est 3 heures du matin, nous sommes seuls sur la route.
L’air de la nuit s’engouffre par les trois trous du pare-brise. La fenêtre béante de Daniela fait un boucan épouvantable, elle aussi.
« Tu as toujours ton téléphone avec toi ?
— Oui.
— Donne-le-moi. Toi aussi, Charlie. »
Ils me les tendent, je baisse ma fenêtre, les balance dehors.
« Ils ne nous lâcheront jamais, n’est-ce pas ? demande-t-elle. Ils ne renonceront pas. »
Elle a raison. On ne peut pas faire confiance aux autres Jason. J’avais tort, avec cette idée de loterie.
« Je croyais avoir trouvé un moyen de régler ça, dis-je.
— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? »
L’épuisement me rattrape.
Mon visage me fait de plus en plus mal.
Je regarde Daniela. « Ouvre la boîte à gant.
— Je cherche quoi ? demande-t-elle.
— Je ne sais pas vraiment… »
Elle sort le manuel de la Suburban.
L’assurance, les papiers.
Une jauge à pression.
Une lampe torche.
Et un petit sac en cuir que je connais trop bien.