Nous sommes toujours dans notre Suburban abîmée. Le parking est désert.
J’ai conduit toute la nuit.
J’examine mon visage dans le miroir. Mon œil gauche est violet, salement enflé. La peau de ma pommette gauche a viré au noir à cause de l’épanchement de sang.
C’est insupportable au toucher.
Je me retourne vers Charlie, puis vers Daniela.
Elle tend la main vers moi, me caresse la nuque.
« Quel autre choix avons-nous ? dit-elle.
— Charlie ? C’est aussi ta décision.
— Je ne veux pas partir.
— Je sais.
— Mais je suppose qu’il le faut. »
Les pensées les plus étranges me traversent l’esprit, telle une flotte de nuages dans un ciel clair.
Nous voilà tout au bout. Tout ce que nous avons construit – notre maison, nos boulots, nos amis, notre vie commune –, tout a disparu. Il ne nous reste rien, à part nous. Pourtant, à cet instant précis, je suis plus heureux que jamais.
Le soleil matinal traverse le toit éventré, éclaire des bouts de couloirs désolés.
« C’est cool, ici, commente Charlie.
— Tu sais où tu vas ? demande Daniela.
— Hélas. Je pourrais y aller les yeux fermés. »
Nous progressons dans la centrale abandonnée. Je suis au-delà de l’épuisement. La peur et la caféine m’aident à tenir. J’ai glissé l’arme de Jason2 entre mes reins, calé son sac en cuir sous mon bras. Je prends brusquement conscience que nous avons roulé jusqu’au South Side, et que je n’ai pas pris le temps de regarder la skyline.
Une dernière fois. Ça m’aurait plu.
Je refoule une petite pointe de regret.
Je repense à toutes ces nuits blanches. Que me serait-il arrivé si j’avais fait d’autres choix ? Si je n’avais pas suivi la route qui m’a donné un fils, m’a changé en prof de physique, alors que j’avais tout pour être le meilleur dans mon domaine ? Au final, c’est toujours la même chose, on désire ce qu’on n’a pas. J’avais vaguement conscience de ce qui aurait pu se passer.
Mais j’ai choisi. J’ai tracé ma propre route.
Et je ne suis pas seulement moi.
Ma conception de l’identité a changé radicalement – je ne suis qu’une facette de Jason, parmi une infinité d’autres, qui ont fait tous les choix possibles, vécu toutes les vies imaginables.
Nous valons plus que la somme de nos parties. Les voies dont nous nous sommes détournés constituent elles aussi notre identité.
Mais la vie des autres Jason n’a pas d’importance.
Je n’en veux pas.
Je veux ma vie. À moi.
Et même si tout est foutu, je suis avec cette Daniela, ce Charlie. S’il y avait la moindre différence, même la plus minuscule, je ne les aimerais pas autant.
Nous descendons doucement vers la salle des générateurs, l’écho de nos pas se réverbère dans l’immense salle.
Quelques marches plus bas, Daniela se fige. « Il y a quelqu’un. »
Je scrute les ténèbres en contrebas, la bouche sèche.
Un homme se lève. Il était assis par terre.
Puis un autre.
Et un autre.
Partout, entre le dernier générateur et la boîte, des versions de moi-même se redressent.
Merde.
Ils sont venus pour la loterie.
Par dizaines.
Ils nous regardent tous.
Je baisse les yeux vers eux. Mon cœur cogne dans ma poitrine. La panique me gagne.
« Pas question de s’enfuir », gronde Daniela. Elle saisit l’arme à ma ceinture, passe le bras autour du mien. « Charlie, prends le bras de ton père et ne le lâche pas, quoi qu’il arrive.
— Tu es sûre de toi ? dis-je.
— À mille pour cent. »
Charlie et Daniela à mes côtés, je descends doucement les dernières marches, m’avance sur le béton fissuré.
Mes doubles nous empêchent d’accéder à la boîte.
L’atmosphère est lourde.
L’écho de nos pas résonne péniblement, le vent s’engouffre par les fenêtres éventrées, loin au-dessus de nous.
Daniela respire avec difficulté.
La main de Charlie est déjà moite.
« Continue à marcher », dis-je.
L’un d’eux fait un pas en avant.
« Ce n’est pas ce que tu avais proposé, dit-il.
— La situation a changé. Certains d’entre vous ont cherché à me tuer, hier soir… »
Daniela m’interrompt : « L’un de vous a tiré sur notre voiture. Charlie était à l’intérieur. C’est terminé. »
Elle me pousse vers l’avant.
Nous nous rapprochons d’eux.
Ils ne s’écartent pas.
« Vous êtes là, maintenant. Tirons au sort. »
Daniela me serre le bras.
« Charlie et moi accompagnons cet homme dans la boîte. » Sa voix se brise. « Il n’y a pas d’autre moyen… C’est la meilleure chose à faire. »
C’est inévitable – j’observe le Jason le plus proche. Sa jalousie est palpable. Il porte des vêtements déchirés, pue la misère et le désespoir.
« Pourquoi ce serait toi ? » gronde-t-il.
Un autre Jason intervient : « Rien à foutre, de lui. C’est elle qui décide. C’est ce dont notre fils à besoin. Rien d’autre ne compte, désormais. Laissez-les passer, vous autres. »
La foule s’écarte lentement.
Nous avançons, cernés par des dizaines de Jason.
Certains pleurent.
Des larmes de colère, de désespoir.
Moi aussi.
Daniela aussi.
Et même Charlie.
D’autres sont stoïques, mâchoire serrée.
Le dernier finit par s’écarter.
La boîte est en face de nous.
Grande ouverte.
Charlie entre en premier, suivi par Daniela.
Je m’attends toujours au pire, je suis tendu à l’extrême.
À ce stade, plus rien ne me surprendrait.
Je passe le seuil, pose la main sur la porte, jette un ultime coup d’œil sur ce monde.
Jamais je n’oublierai cette image.
La lumière descend sur les antiques générateurs. Cinquante versions de moi-même me fixent du regard, dans un silence de cathédrale.
Le mécanisme de fermeture de la porte se met en place.
Le verrou coulisse.
J’allume la lampe, observe ma femme et mon fils.
Un court instant, j’ai peur que Daniela ne tienne pas le coup, mais elle se redresse, courageuse.
Je sors les seringues, les aiguilles, les ampoules.
Je prépare tout.
Comme au bon vieux temps.
J’aide Charlie à rouler sa manche au-dessus du coude.
« La première fois, c’est assez intense. Tu es prêt ? »
Il acquiesce.
J’insère l’aiguille dans la veine, tire un peu sur le poussoir. Le sang remonte dans la seringue.
Je lui injecte toute la dose. Ses yeux se révulsent, il s’adosse au mur.
Je fixe la sangle autour de mon bras.
« Combien de temps durent les effets ? demande Daniela.
— Environ une heure. »
Charlie se redresse.
« Ça va ? je demande.
— C’était… bizarre. »
À mon tour. Je suis sevré depuis pas mal de temps. La drogue est plus violente que d’habitude.
Quelques instants plus tard, je lève la dernière seringue.
« À ton tour, mon amour.
— J’ai horreur des piqûres.
— Ne t’inquiète pas. Je suis très doué, maintenant. »
Très vite, la drogue fait effet.
Daniela m’ôte la lampe des mains, s’éloigne de la porte.
Elle éclaire le couloir. J’observe son visage. Le visage de mon fils. Ils ont peur. Je repense à ma première fois. Au sentiment d’horreur et d’émerveillement qui m’a submergé.
Le sentiment de n’être nulle part.
Entre les mondes.
« Jusqu’où ça va ? demande Charlie.
— Ça ne s’arrête jamais. »
Nous avançons dans ce couloir infini.
Je n’arrive pas à croire que je l’arpente à nouveau.
Je ne suis pas sûr de ce que je ressens, mais ça n’a rien à voir avec la terreur primitive dont j’ai déjà fait l’expérience.
Charlie murmure : « Donc, chacune de ses portes…
— Donne sur un autre monde.
— Wow. »
Je me tourne vers Daniela. « Ça va ?
— Oui. Je suis avec toi. »
Nous marchons un bon moment, le temps passe.
« La drogue va bientôt cesser d’agir, dis-je. Il vaut mieux y aller. »
Nous nous arrêtons devant une porte qui ressemble à toutes les autres.
Daniela prend la parole : « Les autres Jason se sont battus pour retrouver leur monde. Mais si l’un d’entre eux nous retrouvait, quel que soit le monde où nous débarquons ? En théorie, ils pensent tous comme toi, pas vrai ?
— Oui. Mais je n’ouvrirai aucune porte, et toi non plus. »
Je me tourne vers Charlie.
« Moi ? s’écrie-t-il. Et si je déconne ? ? Et si je nous emmène dans un endroit effroyable et…
— Je te fais confiance.
— Moi aussi », acquiesce Daniela.
J’ajoute : « Et même si c’est toi qui ouvres cette première porte, le chemin qui nous y a conduits est un parfait mélange de nous trois. »
Charlie regarde la porte, mal à l’aise. « Écoute, dis-je, je t’ai expliqué comment la boîte fonctionne, mais oublie tout ça. La boîte n’est pas si différente de la vie. Si tu y vas la peur au ventre, alors tu trouveras la peur.
— Mais je ne sais même pas par où commencer, dit-il.
— C’est terrain vierge. »
J’embrasse mon fils.
Je lui dis que je l’aime.
Que je suis fier de lui.
Daniela s’assoit par terre, dos au mur, en face de Charlie. Je m’installe à côté d’elle. Elle pose la tête contre mon épaule, me prend la main.
Je croyais que l’idée de l’emmener dans un monde parallèle me terrifierait, mais plus maintenant.
Je bous comme un gamin, impatient de connaître la suite.
Tant que je suis avec eux, je suis prêt à tout.
Charlie s’avance vers la porte, pose la main sur la poignée.
Avant d’ouvrir, il inspire un grand coup, puis se tourne vers nous, fort, courageux comme jamais.
Un homme.
Je hoche la tête.
Le verrou coulisse, une lame de lumière pénètre dans le couloir, si brillante que je plisse les yeux. La silhouette de Charlie se découpe dans la lumière, sur le seuil de la boîte.
Je me lève, je tends une main à Daniela, et nous suivons notre fils, alors que le vide glacial du couloir s’emplit de lumière et de chaleur.
Le vent porte une note de terre humide et de fleurs inconnues.
Un monde après la pluie.
Je pose la main sur l’épaule de Charlie.
« Tu es prêt ? demande-t-il.
— Allons-y. »