J’ai vaguement conscience qu’on me tire les chevilles.
Des mains glissent sous mes épaules. Une femme demande : « Comment a-t-il fait pour sortir de la boîte ? »
Un homme lui répond : « Aucune idée. Regarde, il revient à lui. »
J’ouvre les yeux, mais je ne distingue que des silhouettes floues baignées dans une lumière froide.
L’homme s’agite. « Sortons-le de là, merde ! »
J’essaie de parler, mais les mots tombent de ma bouche, emmêlés, informes.
La femme s’adresse à moi : « Docteur Dessen ? Vous m’entendez ? On va vous mettre sur le brancard, maintenant. »
Je regarde mes pieds, et le visage de l’homme apparaît, plus net. Il me dévisage à travers le masque d’une combinaison NBC métallisée, équipée d’un appareil respiratoire intégré.
Il lève les yeux vers la femme, derrière moi. « Un, deux, trois. »
Ils me hissent sur un brancard, bouclent des sangles autour de mes chevilles et de mes poignets.
« C’est pour votre propre sécurité, docteur Dessen. »
Je regarde défiler le plafond, douze à quinze mètres plus haut.
Où suis-je ? Dans un hangar ?
Une bribe de souvenir me revient – une aiguille me piquant le cou. On m’a injecté quelque chose. Je dois faire une bouffée délirante. Des hallucinations.
« Équipe d’extraction, grésille une radio, des nouvelles ? »
La femme répond d’une voix qui dissimule mal son excitation : « On ramène Dessen. On est en route. À vous. »
J’entends grincer les roues du brancard.
« Bien reçu. Constantes ? »
Elle tend une main gantée, active une sorte d’écran de contrôle fixé à mon bras gauche par un Velcro.
« Pouls : 115. Pression : 11,4/9,2. Température : 36 °C. Saturation : 95 %. Gamma : 0,87. On arrive dans trente secondes. Terminé. »
Un bourdonnement me fait sursauter.
On passe une lourde porte à double battant aux allures de coffre-fort. Le passage s’ouvre lentement.
Seigneur.
Du calme. Ce n’est pas réel.
Les roues grincent plus fort, plus vite.
Nous arrivons dans un couloir tapissé de plastique. Des ampoules fluorescentes aveuglantes m’obligent à plisser les yeux.
Derrière nous, les portes se referment avec un bruit caverneux, comme dans un donjon.
On me fait rouler dans un bloc opératoire, vers une silhouette imposante en combinaison pressurisée, debout sous un dispositif de lampes chirurgicales.
Il me sourit derrière son masque, comme s’il me connaissait. « Ravi de te revoir, Jason, lance-t-il. Toutes mes félicitations, tu as réussi. »
Me revoir ?
Je n’aperçois que ses yeux, mais ce type ne me dit rien du tout.
« Tu as mal quelque part ? » demande-t-il.
Je secoue la tête.
« Ces ecchymoses et ces coupures, sur ton visage, tu t’en souviens ? C’est arrivé comment ? »
« Sais-tu qui tu es ? »
J’acquiesce.
« Sais-tu où nous sommes ? »
Non.
« Tu me reconnais ? »
Non. Encore.
« Je m’appelle Leighton Vance, je suis le directeur, ici, et le médecin-chef… Nous sommes amis, toi et moi. Et collègues. » Il lève une paire de ciseaux chirurgicaux. « Je vais d’abord te débarrasser de ces vêtements. »
Il retire le petit écran, se penche sur mon jean et mon caleçon, puis les jette dans une corbeille métallique. Alors qu’il découpe ma chemise, je me concentre sur les lampes pour contenir la panique.
Je suis à poil, sanglé sur un brancard.
Non. J’hallucine que je suis à poil, sanglé sur un brancard. Rien de tout ceci n’est réel.
Leighton soulève la corbeille où se trouvent mes vêtements et mes chaussures. Il la tend à quelqu’un derrière moi, hors de vue. « Vérifiez tout. »
Des pas précipités quittent la salle.
Je sens la morsure sèche de l’alcool isopropylique une seconde avant que Leighton nettoie une petite zone derrière mon bras.
Il serre une bande élastique au-dessus de mon coude.
« Simple prise de sang », explique-t-il en saisissant une grosse seringue hypodermique sur un plateau.
Il sait ce qu’il fait. Je ne sens même pas la piqûre.
Quand il a terminé, Leighton pousse le brancard vers une porte vitrée. Un écran tactile est incrusté dans le mur, juste à côté.
« J’aimerais pouvoir te dire que tu vas bien t’amuser, m’annonce-t-il, mais tu es trop dans les vapes pour te souvenir de ce qui suit. C’est mieux comme ça, d’ailleurs. »
J’aimerais lui demander ce qu’il entend par là, mais les mots me font toujours défaut. Les doigts de Leighton dansent sur le petit écran. La porte vitrée coulisse, il me pousse dans une pièce juste assez grande pour contenir le brancard.
« Quatre-vingt-dix secondes, dit-il. Tout ira bien. Ça n’a jamais tué le moindre cobaye. »
La porte vitrée se ferme avec un sifflement pneumatique.
Au plafond, des ampoules brillent d’un bleu froid.
Je me dévisse le cou.
Les deux parois latérales sont couvertes de fines ouvertures élaborées.
Une légère brume descend du plafond, me recouvre des pieds à la tête.
Mon corps se tend, des gouttes glacées se figent sur ma peau.
Je commence à trembler. Les parois vibrent à l’unisson.
Une vapeur blanche jaillit des ouvertures en sifflant. De plus en plus fort.
Un liquide clair succède à la vapeur.
Des jets opposés se rencontrent au-dessus du brancard, emplissant la pièce d’un brouillard dense qui occulte presque entièrement la lumière du plafonnier. Les gouttes glacées qui me recouvrent l’épiderme explosent en petites pointes de douleur.
Les ventilateurs s’inversent.
En moins de cinq secondes, le gaz est aspiré à l’extérieur. Ne subsiste plus qu’une odeur bizarre, comme un après-midi d’été, avant l’orage – électricité statique, ozone.
La réaction du gaz et du liquide sirupeux sur ma peau a généré une mousse brûlante, comme un bain acide.
Je grogne, je lutte contre mes sangles en me demandant combien de temps le supplice va durer. Ma tolérance à la douleur est assez élevée, mais là, on s’approche dangereusement du arrêtez ça ou achevez-moi.
Mes pensées tournent à la vitesse de la lumière.
Existe-t-il une drogue capable d’un truc pareil ? Produire des hallucinations d’un tel degré de réalisme, d’une telle intensité, d’une telle précision ?
C’est trop violent, trop réaliste.
Et si c’était bel et bien réel ?
Une entourloupe de la CIA ? Ai-je atterri dans une clinique clandestine spécialisée dans l’expérimentation sur des cobayes humains ? Qui m’a kidnappé ? Et pourquoi ?
De l’eau chaude jaillit du plafond avec la force d’une lance à incendie, chassant la mousse acide. Merveilleuse sensation.
Quand le jet cesse, un air chaud rugit par les ouvertures, m’enveloppant le corps comme le sirocco.
La douleur reflue.
Me voilà parfaitement réveillé.
La porte s’ouvre derrière moi. Quelqu’un tire le brancard.
Leighton apparaît dans mon champ de vision. « Pas si terrible, finalement, pas vrai ? » Il me pousse dans le bloc opératoire, puis dans une salle attenante, avant d’ôter les sangles à mes chevilles et mes poignets.
De sa main gantée, il m’aide à m’asseoir sur le brancard. La tête me tourne, la pièce tourbillonne un instant, mais tout finit par se stabiliser.
Il m’observe.
« Ça va mieux ? »
Je hoche la tête.
Un lit. Une étagère avec des vêtements soigneusement pliés. Des murs matelassés. Aucun angle aigu. Je fais un pas vers l’étagère, Leighton m’attrape le bras au-dessus du coude et m’aide à me tenir debout.
Mes jambes sont en caoutchouc, inutiles.
Il me conduit vers le lit.
« Je te laisse t’habiller, je reviens dès qu’on a les résultats des analyses. Ça ne sera pas long. Tu te sens capable de rester seul quelques minutes ? »
Je finis par retrouver ma voix. « Je ne comprends pas ce qui se passe. Je ne sais pas où je…
— Tu es encore désorienté, ça passera. Je te surveille de près. On s’en sortira. »
Il fait rouler le brancard vers la porte, puis s’arrête sur le seuil et se retourne vers moi, l’œil brillant derrière son masque. « Je suis tellement content de te revoir. J’ai l’impression d’être au CO de Houston quand Apollo XIII est rentré au bercail. Nous sommes tous très fiers de toi. »
La porte se ferme derrière lui.
Trois verrous se mettent en place, trio simultané de coups de feu.
Je me lève péniblement du lit pour tenter d’atteindre le placard, encore un peu déséquilibré.
Je me sens si faible qu’il me faut plusieurs minutes pour enfiler les vêtements – un pantalon de qualité, une chemise en lin, pas de ceinture.
Vissée au-dessus de la porte, une caméra de surveillance m’observe attentivement.
Je retourne sur le lit, seul dans cette pièce stérile, silencieuse, j’essaie de me souvenir. De n’importe quoi. Quelque chose de concret. Mes tentatives me donnent l’impression de me noyer à trois mètres du bord. Des bribes gisent sur la plage, éparses. Je peux les atteindre. Presque. Mais l’eau envahit mes poumons, je n’arrive plus à maintenir la tête à la surface. Plus je lutte pour assembler les pièces, plus je dépense d’énergie, plus je faiblis, plus je panique…
Plusieurs choses me reviennent, alors que je suis assis dans cette pièce blanche matelassée…
Thelonious Monk.
L’odeur du vin rouge.
Une cuisine, un oignon à émincer.
Un adolescent qui dessine.
Non.
Pas un adolescent.
Mon ado.
Mon fils.
Pas une cuisine.
Ma maison.
La soirée familiale. On cuisinait ensemble. Je vois le sourire de Daniela. J’entends sa voix, les notes de jazz. Je sens l’oignon, la douceur amère du vin dans l’haleine de Daniela. Je repère le côté un peu vitreux de ses yeux. Quel parfait endroit, notre cuisine. La soirée familiale.
Mais je n’y suis pas resté. Pour une raison ou pour une autre, je suis parti. Pourquoi ?
Je suis là, face à d’autres détails qui refusent de revenir.
Les verrous se rétractent, très vite, la porte de la chambre s’ouvre. Leighton a troqué sa combinaison pressurisée contre une blouse de laboratoire. Il se tient sur le seuil, tout sourire. Je vois maintenant qu’il a à peu près mon âge, une belle allure, le visage à peine ombré par une barbe de la veille.
« Bonne nouvelle, annonce-t-il. Tout va bien.
— Quoi ?
— Exposition aux radiations, risques bactériologiques chimiques, infections. On aura les résultats des prélèvements dans la matinée, mais tu n’es plus en quarantaine. Oh, et j’ai ça pour toi, aussi. »
Il me tend un sachet zippé en plastique contenant des clés et un peu d’argent.
« Jason Dessen » est inscrit au marqueur noir sur un bout de papier adhésif collé à même le plastique.
« On y va ? Tout le monde t’attend. »
J’empoche ce qui, en toute logique, m’appartient, avant de suivre Leighton.
Dans le couloir, une demi-douzaine de types s’affairent à retirer les bâches des murs.
En me voyant, ils se mettent tous à m’applaudir.
« Bravo, Dessen ! » lance une femme.
Des portes vitrées coulissent à notre approche.
Mes forces et mon équilibre reviennent peu à peu.
Leighton me conduit dans une cage d’escalier, nous montons quelques marches métalliques qui résonnent sous nos pieds.
« Comment tu te sens ? demande Leighton.
— Ça va. On va où ?
— Au débrief.
— Mais je n’ai même pas…
— Concentre-toi sur l’entretien. Le protocole, tu sais, les conneries habituelles. »
Deux volées de marches plus haut, il ouvre une porte vitrée d’au moins trois centimètres d’épaisseur. Nous pénétrons dans un autre couloir vitré sur tout un côté. Il donne sur un hangar en contrebas, apparemment encerclé par d’autres couloirs. Quatre niveaux au total – comme un atrium.
Je m’approche des fenêtres pour mieux voir, mais Leighton me guide vers la deuxième porte à gauche et me pousse dans une salle aux lumières tamisées. Une femme en tailleur noir se tient debout derrière une table, comme si elle m’attendait.
« Bonsoir Jason, dit-elle.
— Bonsoir. »
Ses yeux s’attardent sur mon regard un court instant. Leighton me fixe un petit appareil autour du bras gauche.
« Ça ne te dérange pas ? demande-t-il. Je préfère surveiller tes signes vitaux le plus longtemps possible. Mais c’est bientôt fini. »
Leighton me pose doucement la main sur le dos, me pousse à l’intérieur.
La lumière est douce, confortable, un peu comme dans un cinéma avant le début du film.
Je repère deux chaises en bois à dos droit, et sur la petite table, un ordinateur portable, un broc d’eau, deux verres, une carafe en acier et une tasse fumante qui emplit la pièce d’un arôme reconnaissable entre mille. Café.
Murs et plafond sont en verre fumé.
« Jason, on commence dès que vous êtes assis. »
J’hésite pendant cinq longues secondes, envisageant soudain de partir comme ça, sans explications, mais je sens que ce serait une mauvaise idée, potentiellement catastrophique.
Je finis par m’asseoir, attrape le broc et me sers un verre d’eau.
« Si vous avez faim, propose mon interlocutrice, on peut vous apporter à manger.
— Non, merci. »
Elle prend place en face de moi, remonte ses lunettes, puis tape quelque chose sur son ordinateur.
« Il est – elle vérifie sa montre – 00 h 07, le 2 octobre. Je suis Amanda Lucas, ID numéro neuf-cinq-six-sept, et ce soir, je suis avec… »
Elle me fait signe.
« Euh… Jason Dessen.
— Merci, Jason. Pour résumer, et par souci de clarté, vers 22 h 59, le 1er octobre, le technicien Clad Hodge, lors d’un contrôle de routine, a découvert le Dr Dessen inconscient sur le sol du hangar. La procédure d’extraction a été enclenchée, puis le Dr Dessen a quitté la quarantaine à 23 h 24. Après les analyses préliminaires et la décontamination conduites par le Dr Leighton Vance, le Dr Dessen a été escorté jusqu’à l’amphithéâtre au deuxième sous-sol, là où notre entretien commence. »
Elle lève les yeux vers moi, souriante.
« Jason, nous sommes ravis de vous revoir. Il est tard, mais les membres de l’équipe sont presque tous venus. Vous l’avez sans doute deviné, ils sont là, derrière les vitres. »
Des applaudissements éclatent, partout autour de nous, des cris de joie, plusieurs personnes scandent mon nom.
La lumière monte juste assez pour me permettre de voir à travers les vitres. Des sièges entourent le cube d’entretien. Quinze ou vingt personnes sont debout, certaines sourient, d’autres s’essuient les yeux, comme si je rentrais sain et sauf d’une mission suicide.
Deux d’entre eux sont armés, les crosses de leurs pistolets luisent dans la lumière artificielle.
Ceux-là ne sourient pas. Ils n’applaudissent pas non plus.
Putain, mais qu’est-ce qu’il m’arrive ?
Quand les applaudissements cessent, Amanda s’adosse dans sa chaise.
« Vous nous pardonnerez notre enthousiasme, reprend-elle, mais jusqu’ici, vous êtes le seul à être revenu. »
J’ignore de quoi elle parle. Une petite voix en moi voudrait le lui avouer, mais une autre me susurre le contraire.
La lumière baisse à nouveau.
Je m’accroche à mon verre comme à une bouée.
« Vous savez depuis combien de temps vous êtes parti ? »
Parti ? Où ça ?
« Non.
— Depuis quatorze mois. »
Seigneur.
« C’est un choc, Jason ?
— On peut dire ça, oui.
— Eh bien, allons-y pour l’artillerie lourde, alors. Cela fait plus d’un an que nous attendons de vous poser ces questions. Qu’avez-vous vu ? Où êtes-vous allé ? Comment êtes-vous revenu ? Dites-nous tout, s’il vous plaît. Et commencez… par le commencement. »
J’avale une gorgée d’eau, cramponné à mon dernier souvenir clair comme un alpiniste à une prise précaire sur une falaise – je pars de chez moi, lors de la soirée familiale.
Et puis…
Je remonte un trottoir un soir d’automne. Il fait frais, les bars diffusent tous le match des Cubs. J’entends des cris.
J’allais où ? Je faisais quoi ?
« Prenez votre temps, Jason, rien ne presse. »
Ryan Holder.
Voilà. J’allais le voir, lui.
Je l’ai rejoint au Village Tap, j’ai pris un verre – du super whisky, pour être exact – avec Ryan Holder, mon vieux copain de fac.
Est-il responsable de tout ce bordel ? Et si oui, comment ?
Le doute revient. Est-ce réel ?
Je lève le verre d’eau. Il semble parfaitement normal, jusqu’à la façon dont la condensation adhère à la pulpe de mes doigts.
Je dévisage Amanda.
J’examine les murs.
Ils ne fondent pas.
Si c’est un trip induit par la drogue, c’est entièrement nouveau. Un truc dont je n’ai jamais entendu parler. Aucune distorsion visuelle ou auditive, pas la moindre sensation d’euphorie. Cet endroit paraît réel, mais quelque chose cloche. Je ne devrais pas être ici. C’est ma présence qui gêne, d’une certaine façon. Je ne suis même pas sûr de ce que cela implique, mais je le ressens au plus profond de moi.
Bon.
Ce n’est pas une hallucination. C’est autre chose.
« Tentons une approche différente, reprend Amanda. Quelle est la dernière chose dont vous vous souvenez avant de reprendre conscience dans le hangar ?
— Un bar.
— Qu’est-ce que vous y faisiez ?
— Je discutais avec un vieil ami.
— Et où se trouvait ce bar ? demande-t-elle.
— Dans le quartier de Logan Square.
— À Chicago, donc. Pouvez-vous décrire le… »
Sa voix disparaît.
Je vois le pont, l’EL.
Il fait sombre.
Tout est calme.
Trop calme pour Chicago.
On vient.
Quelqu’un me veut du mal.
Mon cœur s’accélère.
Une sueur glacée me recouvre la peau.
Je pose le verre sur la table.
« Jason, Leighton me signale que vos signes vitaux s’affolent quelque peu. »
Sa voix revient, mais lointaine, de l’autre côté de l’océan.
Est-ce une mise en scène ?
On se fout de moi ?
Non, ne lui demande pas. Ne prononce pas ces mots. Ils te prennent pour un autre. Donne-leur raison. Ces gens sont calmes, posés, mais deux d’entre eux sont armés. Dis-leur ce qu’ils veulent entendre. S’ils prennent conscience que tu n’es pas la bonne personne, que vont-ils faire ?
Tu risques de ne jamais quitter cet endroit.
Ma tête palpite. Je lève la main, me touche la nuque où affleure une bosse si sensible qu’elle me fait grimacer.
« Jason ? »
Ai-je été blessé ?
On m’a attaqué ? Et si on m’avait amené ici contre ma volonté ? Et si ces gens, même s’ils semblent attentionnés, étaient liés avec la personne qui m’a fait ça ?
Je me palpe les pommettes, les tempes, je repère les conséquences d’un deuxième coup.
« Jason. »
Un masque de geisha.
Je suis nu, impuissant.
« Jason. »
Quelques heures plus tôt, j’étais chez moi, je préparais à dîner.
Je ne suis pas celui qu’ils croient. Que m’arrivera-t-il s’ils s’en rendent compte ?
« Leighton, tu peux venir, s’il te plaît ? »
Rien de bon.
Je dois quitter cette pièce.
Je dois me débarrasser de ces gens.
Je dois… réfléchir.
« Amanda. » J’essaie de me concentrer sur l’instant, de chasser la peur et les doutes de mon esprit, mais c’est faire un château de sable. Ça ne tiendra pas contre la marée, ça ne durera pas. « C’est… gênant, dis-je. Je suis épuisé. Et honnêtement, la décontamination n’a pas été une partie de plaisir.
— Vous voulez faire une pause ?
— C’est possible ? Il me faudrait quelques minutes pour m’éclaircir les idées. » Je désigne l’ordinateur portable. « Et puis j’aimerais faire bonne figure pour ça.
— Bien sûr. » Elle tape quelque chose. « L’enregistrement est sur pause. »
Je me lève.
« Je peux vous accompagner dans une salle de repos si vous…
— Pas nécessaire », dis-je.
J’ouvre la porte, je retrouve le couloir.
Leighton Vance m’y attend.
« Jason, je préférerais que tu t’allonges. Tes signes vitaux ne sont pas formidables. »
Je lui tends l’appareil après l’avoir ôté de mon bras.
« J’apprécie ta sollicitude, mais ce dont j’ai besoin, là tout de suite, c’est d’aller aux toilettes.
— Ah. Bien sûr. Je t’accompagne. »
Nous remontons le couloir.
De l’épaule, il pousse la lourde porte vitrée, puis me ramène à la cage d’escalier. Vide, pour l’instant. Pas le moindre bruit, à part la ventilation qui pompe de l’air chaud par une ouverture. J’attrape la rampe, me penche au-dessus du vide.
Deux volées de marches vers le bas, deux vers le haut.
Qu’a dit Amanda, au début de l’entretien ? Nous sommes au deuxième sous-sol ? Toute la structure serait souterraine ?
« Jason ? Tu viens ? »
Je lui emboîte le pas en pestant contre la faiblesse de mes jambes. Mes maux de tête ne me lâchent pas.
Au sommet de l’escalier, un panneau collé sur une porte métallique blindée indique RdC. Leighton passe une carte dans un lecteur, entre un code et m’ouvre la porte.
Les mots VELOCITY LAB s’étalent en lettres capitales sur le mur d’en face, devant nous.
À gauche : une rangée d’ascenseurs.
À droite : un poste de sécurité, avec un garde au regard dur, entre un portique détecteur de métaux et un portillon. La sortie est juste derrière.
Manifestement, ce dispositif concerne avant tout l’extérieur. Il s’agit d’empêcher les gens d’entrer, pas de sortir.
Nous dépassons les ascenseurs, Leighton me conduit vers un couloir donnant sur une porte à double battant, qu’il ouvre avec sa carte.
Nous entrons. Il allume la lumière, révélant un bureau assez encombré. Des photos d’avions de ligne, de jets militaires et de moteurs décorent les murs.
Une image encadrée sur le bureau attire mon attention – un homme d’âge mûr tient un petit garçon dans ses bras, qui ressemble beaucoup à Leighton. Ils sont dans un hangar immense, devant un énorme turboréacteur, parmi toute une assemblée.
« Je me suis dit que tu serais plus à l’aise dans ma salle de bains personnelle. » Leighton désigne une porte dans l’angle, à l’autre bout de la pièce. « Je ne bouge pas d’ici, ajoute-t-il en s’asseyant sur son bureau, un téléphone portable déjà en main. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu appelles. »
La salle de bains est froide, immaculée.
J’y trouve des toilettes, un urinoir, une cabine de douche, ainsi qu’une petite fenêtre au milieu du mur.
Je m’assois sur le siège des toilettes.
Ma poitrine me fait mal. Je respire avec peine.
Ils attendent mon retour depuis quatorze mois. Jamais ils ne me laisseront quitter cet endroit. Pas ce soir, en tout cas. Sans doute pas avant longtemps, si on tient compte du fait que je ne suis pas celui qu’ils croient.
À moins qu’il s’agisse d’un test, ou d’un jeu très élaboré.
La voix de Leighton traverse la porte. « Tout va bien, là-dedans ?
— Oui, oui.
— J’ignore ce que tu as vu à l’intérieur de la boîte, mais je suis là pour toi, mon vieux. Si tu flippes, dis-le-moi, je t’aiderai. »
Il continue : « Je t’ai bien observé pendant l’entretien, et franchement, tu avais l’air complètement paumé. »
Si je revenais à l’entrée avec lui, pourrais-je m’enfuir, prendre le garde de vitesse ? Je visualise le type près du portique. Probablement pas…
« Physiquement, je pense que tout va bien, mais j’avoue que ton état psychologique m’inquiète. »
Il faut grimper sur le rebord de l’urinoir en faïence pour atteindre la fenêtre. La vitre est verrouillée par des leviers fixés sur chaque côté.
Elle ne fait que soixante centimètres par soixante, je ne suis pas sûr de pouvoir m’y glisser.
La voix de Leighton résonne dans la salle de bains. Je me retourne vers l’évier, j’écoute.
« … le pire que tu puisses faire, c’est tenter de gérer ça tout seul. Franchement, tu es bien le genre de type à se croire assez fort pour encaisser n’importe quoi. »
Je m’approche de la porte.
Il y a bien un verrou.
Les doigts tremblants, je fais coulisser le cylindre.
« Mais peu importe ce que tu ressens… » Sa voix est plus proche, désormais, à quelques centimètres. « Je veux que tu m’en parles. S’il faut repousser ce débriefing à demain, ou à la semaine… »
Il se tait au moment où le verrou bascule avec un léger clic.
Pendant quelques instants, rien ne se passe.
Prudemment, je recule d’un pas.
La porte bouge imperceptiblement, puis tremble violemment sur ses gonds.
« Jason ! crie Leighton. Jason ! Besoin d’une équipe de sécurité à mon bureau immédiatement. Dessen vient de s’enfermer dans les toilettes. »
La porte tremble à nouveau, Leighton tente de l’enfoncer, mais le verrou tient bon.
Je fonce vers la fenêtre, je grimpe sur l’urinoir, j’abaisse les leviers des deux côtés de la vitre.
Leighton aboie des ordres. Je ne parviens pas à saisir ce qu’il dit, mais j’entends des pas.
La fenêtre s’ouvre.
L’air de la nuit s’y engouffre.
Même debout sur l’urinoir, je ne suis pas sûr d’y parvenir.
En sautant sur le rebord, je me hisse vers l’ouverture, mais je ne parviens qu’à y passer un seul bras.
Quelque chose de lourd heurte la porte de la salle de bains, mes chaussures dérapent sur la surface lisse et verticale du mur. Je n’ai aucune prise, aucune possibilité de me hisser.
Retour à la case départ, je remonte sur l’urinoir.
Leighton crie de nouveau. « Allez ! »
Je saute, et cette fois, j’arrive à passer les deux bras par la fenêtre. Ce n’est pas très confortable, mais suffisant pour m’empêcher de tomber.
Je me hisse tant bien que mal, alors que la porte de la salle de bains cède derrière moi.
Leighton crie mon nom.
Je bascule une demi-seconde dans l’obscurité.
Tête la première sur le ciment.
Sonné, désorienté, le visage en sang, je me relève.
Je suis bien dehors, dans une contre-allée sombre, entre deux bâtiments.
Leighton apparaît dans le cadre de la fenêtre, au-dessus de moi.
« Jason, ne fais pas ça. Laisse-moi t’aider. »
Je me retourne et m’enfuis, sans savoir où aller, droit vers l’ouverture au bout de l’allée.
Je l’atteins.
Je dépasse une série de marches en briques.
Je débouche dans le parc d’un ensemble de bureaux.
De petits bâtiments monotones entourent une étendue d’eau triste, avec une fontaine au centre.
Personne. Vu l’heure, ça n’a rien d’étonnant.
Je file entre les bancs et les arbustes taillés. Plus loin, un belvédère, et un panneau indicateur avec une flèche : SORTIE.
Un rapide coup d’œil derrière moi : le bâtiment que je viens de fuir n’a rien de particulier. Cinq étages, remarquable exemple d’architecture médiocre. Des dizaines de personnes jaillissent de l’entrée, comme si j’avais ouvert un nid de frelons.
Arrivé au bout du petit lac, j’abandonne le trottoir pour un sentier couvert de gravier.
La sueur me pique les yeux, mes poumons brûlent, mais je continue à foncer, mètre après mètre.
À chaque enjambée, les lumières du parc s’éloignent et s’éloignent encore.
Droit devant, il n’y a rien. De rassurantes ténèbres. Je m’y enfonce comme si ma vie en dépendait.
Une rafale me souffle au visage. Je commence à me demander où je suis. Il devrait y avoir des lumières, non ? Au moins quelques-unes. J’ai l’impression de progresser dans un immense abîme, noir et vide.
J’entends les vagues.
Une plage.
La lune ne s’est pas encore levée, mais les étoiles en dévoilent assez pour suggérer la surface mouvante du lac Michigan.
Je me retourne vers le parc, j’entends des éclats de voix tailladés par le vent. Plusieurs lampes torches fouillent déjà l’obscurité.
J’opte pour le nord, au pas de course. Mes chaussures écrasent des cailloux polis par le ressac. Beaucoup plus loin, j’aperçois la lueur nocturne indistincte du centre-ville, où les gratte-ciel s’élèvent près de l’eau.
Je me retourne. Les lumières filent vers le sud, à l’opposé. Certaines remontent vers le nord.
Elles ne tarderont pas à me rattraper.
Je m’éloigne de la rive, je croise une piste cyclable, puis je file vers une rangée d’arbustes.
Les voix se rapprochent.
Je me demande s’il fait assez sombre pour rester invisible.
Un petit muret me coupe la route. Je l’enjambe, m’éraflant les tibias au passage, puis je reste à quatre pattes le temps de plonger dans une haie. Quelques branches me griffent le visage.
Un instant plus tard, je débouche au milieu d’une route parallèle à la rive.
Derrière moi, dans le parc, j’entends un moteur démarrer.
Des phares me clouent sur place.
Je traverse la route, je passe une lourde chaîne d’un bond, et soudain me voilà sur une pelouse bien entretenue. Je slalome entre plusieurs vélos et deux skateboards, puis je file le long d’une maison alors qu’un chien s’excite à l’intérieur. Quand j’atteins le jardin, des lumières s’allument. J’escalade une seconde clôture et je sprinte sur un terrain de base-ball désert. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir à ce rythme.
La réponse ne tarde pas.
Arrivé au bord du terrain, je m’effondre, couvert de sueur, les jambes à l’agonie.
Le chien continue à hurler, au loin, mais en me tournant vers le lac, je ne vois plus la moindre lampe. Les voix se sont tues.
Je reste allongé un long moment. Il me faut plus d’une heure avant de pouvoir respirer sans m’étrangler.
Je finis par m’asseoir.
La nuit est fraîche, la brise venant du lac secoue les arbres, chasse des centaines de feuilles mortes sur le terrain.
Assoiffé, épuisé, je me remets plus ou moins debout, sans parvenir à comprendre les quatre dernières heures de mon existence. Mais je ne suis pas encore en état de réfléchir.
Je quitte le terrain de base-ball, m’enfonçant dans un quartier plutôt populaire.
Les rues sont désertes.
Des pâtés de maisons silencieux, paisibles.
Je marche au moins deux kilomètres, peut-être plus, avant d’arriver dans un quartier de bureaux. Les feux passent du rouge au vert à un rythme soutenu, nocturne.
La rue s’étire sur deux blocs. Aucun signe de vie, à part un bar sordide de l’autre côté, avec trois enseignes électriques de bières industrielles derrière les fenêtres. Plusieurs types sortent en parlant trop fort, dans un nuage de fumée. Les phares de la voiture qui m’a surpris dix minutes plus tôt apparaissent au loin.
Un taxi, manifestement pas en service.
Je m’avance dans la rue, jusqu’au feu, en agitant les bras. Le taxi ralentit, essaie de m’éviter, mais je me déporte devant lui, pour le forcer à s’arrêter.
Le conducteur baisse sa vitre, énervé.
« Qu’est-ce que vous foutez ?
— Il me faut un taxi. »
Le conducteur est somalien, une barbe éclabousse son visage taillé à la serpe. Il me regarde derrière une énorme paire d’épaisses lunettes.
« Il est 2 heures du mat’, là. Je suis plus en service. Terminé.
— S’il vous plaît.
— Vous avez des yeux ? Regardez, c’est éteint. » Il cogne le toit du dos de la main.
« Je dois rentrer chez moi. »
La fenêtre se referme.
Je fouille dans ma poche et j’en sors le sachet en plastique contenant mes effets personnels. Je l’ouvre et j’exhibe la liasse de billets.
« Je peux payer plus que le…
— Dégagez de la route.
— Je paye le double. »
La fenêtre s’arrête à six centimètres de sa fermeture.
« En liquide ?
— En liquide. »
Je passe rapidement en revue la liasse de billets. Il me faudra probablement 75 dollars pour rejoindre le nord de la ville, à multiplier par deux, donc.
« Montez, alors ! » crie le chauffeur.
Certains des types du bar ont repéré le taxi arrêté au croisement, et comme ils ont besoin eux aussi d’une course, ils s’approchent en me criant de retenir la voiture.
Je termine de compter ma fortune – 332 dollars et trois cartes de crédit expirées.
Je grimpe à l’arrière, je lui dis que je vais à Logan Square.
« Ça fait plus de quarante bornes !
— Et je paye le double. »
Il me dévisage dans le rétroviseur.
« Où est l’argent ? »
Je lui tends un billet de 100. « Le reste quand on arrive. »
Il empoche l’argent, quitte le croisement, s’éloigne des autres gars.
J’examine la liasse. Sous le cash et les cartes de crédit, je découvre un permis de conduire de l’Illinois avec une photo d’identité à mon effigie, mais que je n’ai jamais vue, une carte d’un club de sport où je ne suis jamais allé, ainsi qu’une assurance santé d’une compagnie à laquelle je n’ai jamais cotisé.
Le taxi me jette plusieurs coups d’œil dans le rétro.
« Sale soirée, constate-t-il.
— On dirait bien.
— Je croyais que vous étiez bourré, mais non. Vos vêtements sont déchirés, vous saignez de la tête. »
Je n’aurais sans doute pas voulu me prendre moi-même, au milieu de la route, à 2 heures du matin, avec cette dégaine de clochard à moitié fou.
« Vous avez des ennuis, poursuit le chauffeur.
— Ouais.
— Que s’est-il passé ?
— Je n’en suis pas encore sûr.
— Je vous conduis à l’hôpital.
— Non. Je veux rentrer chez moi.