« Monsieur Dessen ? »
Je me réveille en sursaut.
« Pardon. Je ne voulais pas vous déranger. »
Un docteur me regarde – une fille pas très grande, yeux verts, cheveux roux, en blouse blanche. Elle tient une tasse de café dans une main, une tablette dans l’autre.
Je m’assois.
Il fait jour dehors. La fenêtre l’atteste. Pendant cinq secondes, je n’ai absolument aucune idée de l’endroit où je me trouve.
Derrière la vitre, les nuages tapissent la ville, coupant la skyline à trois cents mètres. De mon lit, je vois le lac et trois kilomètres de banlieue emplir l’espace, le tout écrasé par un ciel gris et bas.
« Monsieur Dessen, vous savez où vous êtes ?
— À l’hôpital Mercy.
— C’est exact. Vous êtes arrivé aux urgences hier soir, plutôt déboussolé. L’un de mes collègues, le Dr Randolph, s’est occupé de votre admission. En partant ce matin, il m’a transmis votre dossier. Je m’appelle Julianne Springer. »
Je remarque la perfusion à mon poignet, mes yeux remontent jusqu’à la petite poche accrochée à son portique métallique.
« C’est quoi, ça ? je demande.
— De l’eau, rien d’autre. Vous étiez très déshydraté. Comment vous sentez-vous ? »
Je fais un petit check-up.
Nausée.
Palpitations.
La bouche en coton.
Je désigne la fenêtre. « Comme ça, dis-je. Une vague gueule de bois. »
Au-delà du simple malaise physique, j’éprouve un terrible sentiment de vide, comme s’il pleuvait directement sur mon âme.
Comme si on m’avait aspiré.
« J’ai vos résultats d’IRM, dit-elle en effleurant sa tablette. Le scanner n’a rien donné. Vous avez quelques ecchymoses, rien de grave. Vos analyses toxicologiques sont bien plus parlantes, par contre. On a trouvé des traces d’alcool, ce qui correspond à ce que vous avez expliqué au Dr Randolph, mais il y a autre chose.
— Quoi donc ?
— De la kétamine.
— Je ne vois pas.
— C’est un anesthésiant chirurgical. Ce produit a des effets secondaires. Des amnésies partielles, parfois, à court terme. Ça pourrait expliquer votre état. L’analyse a aussi montré quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant. Une substance psychotrope. Un cocktail vraiment bizarre. » Elle s’autorise une gorgée de café. « Je dois vous poser cette question… vous avez pris ces drogues volontairement ?
— Bien sûr que non.
— Cette nuit, vous avez donné le nom de votre femme au Dr Randolph. Et deux numéros.
— Son portable. Et notre fixe.
— J’ai essayé de la joindre toute la matinée, mais son numéro a été attribué à un certain Ralph, et votre fixe donne sur une messagerie.
— Pouvez-vous me redire le numéro que vous avez ? »
Springer récite le numéro de Daniela.
« C’est bien ça, dis-je.
— Vous en êtes sûr ?
— À cent pour cent. » Alors qu’elle pose les yeux sur sa tablette, je demande : « La drogue que vous avez détectée dans mon sang pourrait-elle laisser des séquelles sur le long terme ?
— Des hallucinations ?
— Par exemple.
— Honnêtement, je ne sais pas ce que c’est. Ce qui veut dire que je ne peux rien vous dire des effets potentiels sur votre système nerveux.
— Alors ça pourrait encore m’affecter ?
— Je vous le répète, j’ignore de quoi il s’agit, et je ne sais pas non plus combien de temps il faudra pour que votre corps l’évacue. Mais vous me paraissez être dans un état normal, à présent. »
Les souvenirs de la nuit me reviennent.
Je me revois marcher nu, sous la menace d’une arme, dans un bâtiment abandonné.
L’injection dans mon cou.
Dans ma jambe.
Des bribes de conversation étrange, avec un homme portant un masque de geisha.
Une salle remplie de vieux générateurs, au clair de lune.
Si mes souvenirs de la nuit dernière portent la charge émotionnelle d’une expérience authentique, ils ont la silhouette fantasque d’un rêve. Ou d’un cauchemar.
Que m’a-t-on fait subir dans ce bâtiment abandonné ?
Springer tire une chaise et s’installe à côté de mon lit. De près, je vois les taches de rousseur qui éclaboussent son visage comme du sable.
« Parlons de ce que vous avez déclaré au Dr Randolph. Il a écrit… » Elle soupire. « Pardon, son écriture est atroce. Patient : ma maison n’est pas ma maison. Vous avez aussi évoqué vos entailles au visage en expliquant qu’on vous poursuivait, sans pouvoir dire pourquoi. » Elle lève les yeux vers moi. « Vous êtes prof ?
— C’est ça.
— À…
— À la fac de Lakemont.
— Nous avons un problème, Jason. Pendant que vous dormiez, on n’a pas trouvé trace de votre femme…
— Comment ça, vous n’avez pas trouvé trace de ma femme ?
— Daniela Dessen, c’est bien ça ?
— Oui.
— Trente-neuf ans ?
— Oui.
— On n’a trouvé personne de ce nom et de cet âge dans toute la région de Chicago. »
Cette nouvelle m’assomme. Je détourne les yeux de Springer, vers la fenêtre. Il fait si gris qu’on en perd la notion du temps. Matin, midi, soir, impossible à dire. De délicates gouttes de pluie s’accrochent à la vitre.
À ce stade, je ne sais même plus si je dois craindre quelque chose – les derniers événements sont peut-être réels, mais il est tout à fait possible que mon cerveau parte en vrille. Je préférais nettement mon idée d’une tumeur au cerveau. C’était une explication, au moins.
« Jason, nous avons pris la liberté de creuser un peu. Votre nom. Votre profession. Tout ce que nous avons pu trouver. Je voudrais que vous répondiez avec sincérité. Vous croyez vraiment que vous êtes professeur de physique à l’université de Lakemont ?
— Je ne crois rien. C’est la vérité.
— Nous avons passé en revue tous les sites de toutes les facs et lycées de Chicago. Y compris Lakemont. Vous n’êtes mentionné nulle part.
— C’est impossible. J’y enseigne depuis…
— Laissez-moi finir. Nous avons quand même trouvé plusieurs choses sur vous. » Elle effleure sa tablette. « Jason Ashley Dessen, né en 1973 à Denison, Iowa, fils de Randall et Ellie Dessen. Je lis que votre mère est décédée quand vous aviez huit ans. Comment, si ce n’est pas indiscret ?
— Elle avait des problèmes cardiaques. Une mauvaise fièvre, qui a dégénéré en pneumonie.
— Je suis désolée. » Elle reprend sa lecture. « Licence à l’université de Chicago en 1995. Doctorat en 2002, au même endroit. Jusqu’ici, tout va bien ? »
J’acquiesce.
« Lauréat du prix Pavia en 2004. La même année, Science Magazine vous fait l’honneur de sa couverture : La découverte de l’année. Professeur invité à Harvard, Princeton, UC Berkeley. » Elle lève les yeux, croise mon regard stupéfait, puis tourne la tablette pour me montrer la page Wikipédia de Jason A. Dessen.
Mon rythme cardiaque – symbolisé par une sinusoïdale sur le moniteur auquel je suis relié – s’accélère notablement.
Springer continue : « Vous n’avez rien publié, ni accepté de nouvelles fonctions depuis 2005, l’année où vous devenez directeur de recherche aux Velocity Laboratories, un labo de recherche consacré à la propulsion à réaction. La page indique qu’un avis de recherche a été lancé par votre frère il y a huit mois. Cela fait plus d’un an qu’on ne vous a pas vu en public. »
Tout ceci me perturbe si profondément que j’ose à peine respirer.
Ma pression sanguine déclenche une sorte d’alarme sur le moniteur cardiaque, qui émet une série de bips colériques.
Une infirmière massive apparaît sur le seuil.
« Tout va bien, dit Springer. Vous pouvez l’éteindre ? »
L’infirmière s’approche du moniteur, coupe l’alarme.
Le docteur attend son départ, puis s’approche de moi et m’effleure la main.
« Je peux vous aider, Jason. Vous êtes terrifié, je m’en rends compte. Je ne sais pas ce qui vous est arrivé, et j’ai l’impression que vous non plus. »
Le vent est désormais assez fort pour modifier l’inclinaison de la pluie. J’observe les gouttelettes glisser sur la vitre, transformant le monde extérieur en paysage grisâtre impressionniste, ponctué par la lueur lointaine des phares.
« J’ai contacté la police, poursuit Springer. On m’envoie un agent prendre votre déposition et commencer à démêler ce qui s’est passé hier soir. C’est la procédure. Je n’ai pas réussi à joindre Daniela, mais j’ai déniché le numéro de Michael, votre frère. Il habite à Iowa City. Avec votre permission, j’aimerais l’appeler pour l’informer que vous êtes ici – et discuter de votre état avec lui. »
Je ne sais pas quoi répondre à ça. Je n’ai pas parlé à mon frère depuis deux ans.
« Je ne suis pas sûr d’en avoir envie, dis-je.
— Je comprends, mais pour être honnête avec vous, si j’estime qu’un patient est incapable d’accepter ou de refuser une communication pour des raisons psychiatriques, j’ai l’autorisation légale d’en informer un membre de sa famille ou de m’entretenir avec l’un de ses proches, dans son propre intérêt. Je crois que votre état mental actuel parle de lui-même. Discuter avec quelqu’un qui vous connaît, vous et votre histoire personnelle, me paraît important. Je vais appeler Michael. »
Elle regarde par terre, comme si elle rechignait à me dire ce qui va suivre.
« Une dernière chose. Il nous faut l’avis d’un psychiatre pour comprendre votre état. Je vous fais transférer à Chicago-Read, une institution réputée, au nord de la ville.
— Écoutez, je reconnais que ce qui m’arrive m’échappe largement, mais je ne suis pas fou. Je serais ravi de parler à un psychiatre. Vraiment ravi, même. Mais je n’ai aucune envie d’aller à l’asile, si c’est ce que vous me demandez.
— Ce n’est pas ce que je demande. Avec tout le respect que je vous dois, Jason, ce n’est pas à vous de choisir.
— Pardon ?
— On appelle ça une rétention M1, c’est légal. Si j’estime que vous représentez une menace pour vous ou pour les autres, j’ai le droit de demander un internement de soixante-douze heures. Franchement, c’est la meilleure chose à faire. Vous n’êtes pas en état de…
— Je suis venu ici de mon plein gré, parce que je voulais comprendre ce qui n’allait pas.
— Et vous avez eu raison. C’est exactement ce que nous allons faire. Comprendre pourquoi vous subissez ce trouble de la perception… et vous remettre sur les rails avec un traitement adapté. »
J’observe ma pression sanguine augmenter sur le moniteur.
Autant éviter de déclencher à nouveau l’alarme.
Je ferme les yeux, j’inspire lentement.
J’expire.
Je reprends une bouffée d’oxygène.
Le niveau baisse.
« Donc vous me mettez à l’asile, dis-je. Cellule capitonnée, pas de ceinture, pas d’objets contondants, assommé de médicaments ?
— Ça ne marche pas comme ça. Vous êtes venu ici pour aller mieux, non ? Eh bien, c’est la première étape. Commencez par me faire confiance. »
Springer se lève de sa chaise, puis la range de l’autre côté de la pièce, sous la télévision. « Reposez-vous, Jason. La police ne va pas tarder. Ensuite, on vous transférera à Chicago-Read. Sans doute ce soir. »
Je la regarde partir. J’ai l’impression que ma tête se morcelle. Mes pensées s’effilochent.
Et si toutes ces bribes de certitudes et de souvenirs qui constituent mon identité – ma profession, Daniela, mon fils – n’étaient qu’une tragique illusion entièrement créée par mon cerveau malade ? Vais-je continuer à lutter pour rester l’homme que je crois être ? Vais-je le renier, lui et tout ce qu’il aime, pour assumer le rôle d’un autre ?
Si j’ai perdu l’esprit, quel avenir me reste-t-il ?
Et si toutes mes convictions étaient fausses ?
Non. Arrête.
Je ne perds pas l’esprit.
On a trouvé des traces de drogue dans mon sang. Mes ecchymoses sont authentiques. Ma clé a bien ouvert la porte de cette maison inconnue. Je n’ai pas de tumeur au cerveau. J’ai clairement une marque d’alliance à l’annulaire. Je suis dans cette chambre d’hôpital, ici et maintenant. Tout ce qui m’arrive est parfaitement réel.
Je n’ai pas le droit de me laisser aller. Je ne suis pas fou.
Je dois régler ce problème.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent au rez-de-chaussée, dans le hall de l’hôpital. En sortant, je tombe sur deux hommes en costume bon marché, trempés. On dirait des flics. Nos regards se croisent quand ils entrent dans la cabine. Je me demande s’ils viennent me voir.
Je longe la salle d’attente, droit vers les portes automatiques. Apparemment, on n’a pas jugé utile de m’attribuer une chambre dans une aile sécurisée. M’échapper n’a pas posé de problème. Je me suis habillé, j’ai attendu que le couloir se vide, je suis passé devant le bureau des infirmières sans que quiconque hausse un sourcil.
En m’approchant de la sortie, je m’attends à une alarme, des cris, des gardes, n’importe quoi, mais rien.
Très vite, me voilà dehors, sous la pluie. La soirée commence, dirait-on. Autour de 18 heures, d’après la circulation.
Je descends les marches, j’atteins le trottoir et je maintiens une allure soutenue jusqu’au bloc suivant.
Je finis par jeter un coup d’œil derrière moi.
De toute évidence, personne ne m’a suivi.
Une mer de parapluies, rien d’autre.
Je suis de plus en plus trempé.
Et je ne sais pas où aller.
Devant une banque, je quitte le trottoir pour m’abriter sous l’avancée du bâtiment. Appuyé contre une colonne en calcaire, je regarde les passants se presser sous la pluie qui fusille le bitume.
Je sors mon porte-monnaie. Le taxi de la nuit dernière a considérablement entamé mon maigre pécule. Il me reste 182 dollars. Mes cartes de crédit n’ont aucune valeur.
Chez moi, c’est évidemment hors de question, mais il existe un hôtel dans mon quartier, pas très loin de ma rue. Et il est assez minable pour m’autoriser une chambre, je pense.
Je m’élance sous la pluie.
Il fait de plus en plus sombre.
Et de plus en plus froid.
Sans veste ni manteau, je suis trempé jusqu’aux os en moins de dix minutes.
En principe, le Days Inn occupe le bâtiment juste en face du Village Tap. Mais pas ici. La voûte n’a pas la bonne couleur, la façade semble avoir monté en gamme. Ce sont des appartements de luxe. J’aperçois même un portier au bord du trottoir, sous un parapluie. Il guette un taxi pour une femme en trench-coat noir.
Est-ce vraiment la bonne rue ?
Je jette un coup d’œil vers mon bar habituel.
Les deux mots VILLAGE TAP en néon devraient clignoter sur la vitrine principale, or je ne vois qu’une vieille enseigne en bronze fixée à un mât au-dessus de l’entrée. Les lettres grincent dans le vent.
J’accélère le pas, la pluie me coule dans les yeux.
Je croise…
Des bars bruyants.
Des restaurants parés au coup de feu du dîner – flûtes, verres et couverts sont disposés sur le lin blanc des nappes, les serveurs mémorisent le menu.
Un café que je ne reconnais pas dans lequel résonne le vacarme caractéristique d’une machine à expresso.
L’établissement que nous fréquentons assidûment, Daniela et moi, n’a pas changé. Ça me rappelle que je n’ai rien avalé depuis presque vingt-quatre heures.
Mais je continue.
Jusqu’à ce que je sois intégralement trempé, de la tête aux pieds.
Jusqu’à ce que je frissonne de tout mon corps.
Jusqu’à ce que la nuit tombe.
Je m’arrête à un hôtel de trois étages, avec des barreaux aux fenêtres et une enseigne trop grande au-dessus de l’entrée.
HÔTEL ROYALE
J’entre, laissant une petite mare sur le sol craquelé de la réception.
Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais. Ni miteux, ni sale au sens strict du terme. Plutôt… oublié. Vieux. Un peu comme le salon de mes grands-parents, dans leur ferme gentiment délabrée, dans l’Iowa. Comme si les meubles patinés étaient là depuis mille ans, figés dans le temps alors que le reste du monde a poursuivi sa route. L’air charrie une vague odeur de moisi, des enceintes invisibles diffusent discrètement un air de big band. Une mélodie des années quarante.
À la réception, le vieil employé en smoking ne hausse pas un sourcil devant mon triste état. Il encaisse 95 dollars en billets humides, puis me tend une clé pour une chambre au troisième étage.
L’ascenseur est exigu, j’observe ma silhouette déformée dans le bronze poli, tandis que l’appareil grince douloureusement avec la grâce d’un obèse grimpant l’escalier.
Au troisième, au bout d’un couloir chichement éclairé, juste assez large pour laisser deux personnes se croiser, je repère mon numéro de chambre et me bats quelques secondes avec l’antique serrure.
Pas terrible.
Un lit simple au sommier métallique, un matelas plein de bosses.
Une salle de bains grande comme un placard.
Une penderie.
Une télévision à tube cathodique.
Et une chaise proche de la fenêtre, où quelque chose luit derrière la vitre.
Je contourne le lit, j’ouvre le rideau et je regarde dehors. La chambre est au même niveau que l’enseigne. La lueur verte du néon souligne la pluie qui redouble.
Sur le trottoir, en contrebas, j’aperçois un homme appuyé contre un lampadaire. Des volutes de fumée s’élèvent sous la pluie, le bout rougeoyant de sa cigarette luit dans le noir, sous son chapeau.
Suis-je surveillé ?
Je fais sans doute une crise de parano, mais je gagne la porte pour vérifier le verrou et la chaîne.
Puis j’enlève mes chaussures, je me déshabille et je me sèche avec l’unique serviette de la salle de bains.
La seule chose agréable dans cette chambre, c’est un antique radiateur en fonte installé sous la fenêtre. Je le règle au maximum avant de passer les mains au-dessus.
Je dispose ensuite mes vêtements trempés sur le dos de la chaise, puis l’approche du radiateur.
Dans le tiroir de la table de nuit, je trouve une bible et un annuaire abîmé.
Je l’ouvre sur le lit grinçant, m’arrête au D, puis commence à chercher mon nom.
Ça ne prend pas beaucoup de temps.
Jason A. Dessen.
Adresse exacte.
Numéro exact.
Je soulève le combiné du téléphone et j’appelle mon fixe.
Il sonne quatre fois, et puis j’entends ma propre voix : « Bonjour, vous êtes bien chez Jason, mais vous m’avez raté, je ne peux pas vous répondre pour l’instant. Vous connaissez la suite. »
Je raccroche avant le bip.
Ce n’est pas le message habituel de notre domicile.
La folie me rattrape, menace de me briser en mille morceaux. Je dois lutter pour ne pas me recroqueviller sur le matelas.
Mais je tiens le coup en me répétant le même mantra.
Je n’ai pas le droit de me laisser aller. Je ne suis pas fou.
Je dois régler ce problème.
La physique expérimentale – merde, toute la science, en fait – consiste justement à résoudre des problèmes. On ne peut toutefois les résoudre en même temps. Il reste toujours une question plus vaste qui sous-tend l’ensemble – le but ultime. Mais si on s’entête sur son énormité, on se déconcentre.
La clé consiste à commencer modestement. On se concentre sur la résolution de problèmes quantifiables, précis. Il s’agit de construire un sol bien stable pour mieux bâtir la suite. Et quand on s’est mis au travail, avec un peu de chance, le mystère de la question centrale s’éclaircit peu à peu. Comme si on s’éloignait lentement d’une photo pour voir l’ensemble du paysage.
Je dois chasser la peur, la paranoïa, la terreur, je dois m’attaquer à ce problème en suivant la procédure expérimentale habituelle – chaque chose en son temps, petit à petit.
Établir une base solide, puis construire.
La question d’ensemble qui me nargue en ce moment est d’une grande simplicité : que m’est-il arrivé ? Pour le moment, je n’ai aucun moyen d’y répondre. J’ai de vagues idées, bien sûr, mais les vagues idées mènent aux préjugés, et les préjugés nous éloignent de la vérité.
Pourquoi Daniela et Charlie n’étaient pas dans notre maison hier soir ? Pourquoi aurait-on juré que j’y habitais seul ?
Non, c’est déjà trop gros, trop compliqué. Réduis le champ des données.
Où sont Daniela et Charlie ?
C’est mieux. Réduis davantage. Daniela saura où se trouve notre fils.
D’accord. Je commence ici. Retrouver Daniela.
Les dessins que j’ai vus hier soir accrochés aux murs de cette maison inconnue étaient signés Daniela Vargas. Son nom de jeune fille. Pourquoi ?
Je lève mon doigt vers le néon dont la lumière déteint sur la fenêtre.
La marque de mon alliance a disparu.
A-t-elle jamais existé ?
J’arrache un fil du rideau et je l’attache autour de mon doigt comme lien physique au monde, à la vie que je connais.
Puis je retourne à l’annuaire et je cherche les V, m’arrêtant à la seule entrée pour Daniela Vargas. J’arrache toute la page et je compose son numéro.
La familiarité de sa voix dans le répondeur me remue, même si le message en lui-même me déstabilise profondément.
« Vous êtes bien chez Daniela, je suis en train de peindre. Laissez-moi un message. Ciao. »
En moins d’une heure, mes vêtements sont chauds et presque secs. Je me lave, je m’habille et je descends l’escalier vers l’accueil.
Dehors, le vent souffle, mais la pluie s’est calmée.
L’homme qui fumait contre le réverbère a disparu.
La faim me tenaille l’estomac.
Je dépasse une demi-douzaine de restaurants avant d’en trouver un qui ne réduira pas mes fonds à néant – une pizzeria crasseuse, trop éclairée, qui vend d’énormes parts épaisses. Il n’y a nulle part où s’asseoir, alors je reste debout sur le trottoir, à m’empiffrer, me demandant si la pizza est aussi délicieuse que je le pense, ou si je suis trop affamé pour être objectif.
L’adresse de Daniela se trouve dans le quartier de Bucktown. Il ne me reste plus que 75 dollars et quelques pièces. Je pourrais appeler un taxi, mais j’ai envie de marcher.
La circulation et le nombre de passants indiquent que nous sommes vendredi soir. L’atmosphère est chargée d’une énergie palpable.
Je me dirige vers l’est pour retrouver ma femme.
L’immeuble de Daniela est jaune brique, avec une façade couverte de lierre qui tourne au brun à cause du froid récent. L’interphone est un vieux modèle en bronze, je repère son nom de jeune fille dans la seconde colonne. Le deuxième en partant du bas.
J’appuie trois fois sur le bouton. Pas de réponse.
Derrière les grands panneaux de verre encadrant l’entrée, j’aperçois une femme en robe de soirée, manteau sur l’épaule. Ses talons claquent dans le couloir. Je m’éloigne de quelques pas et je me retourne au moment où la porte s’ouvre.
Elle est au téléphone, et les effluves d’alcool que je sens sur son passage m’indiquent qu’elle a largement entamé la soirée. Elle ne me remarque même pas en descendant les marches.
J’attrape le battant avant qu’il se referme, puis grimpe les quatre étages par l’escalier.
La porte de Daniela est au bout du couloir.
Je frappe, j’attends.
Pas de réponse.
Je redescends dans le hall. Devrais-je l’attendre ici ? Mais si elle est sortie, que pensera-t-elle à son retour, en me surprenant à traîner devant chez elle comme le dernier des tarés ?
Près de l’entrée, mon regard glisse sur un tableau d’affichage couvert de flyers annonçant tout et n’importe quoi, de l’ouverture d’une galerie à des conférences-lectures en passant par des concerts de slam.
La plus grosse annonce est scotchée au centre du panneau. Elle attire tout de suite mon attention. C’est une affiche, en fait, annonçant une installation de Daniela Vargas à la galerie Oomph.
Je m’arrête, je regarde la date.
Ce soir.
Dehors, il s’est remis à pleuvoir.
Je hèle un taxi.
La galerie se trouve à une dizaine de pâtés de maisons, je sens la tension monter alors que nous descendons Damen Avenue, entièrement bloquée par un embouteillage géant.
J’abandonne la voiture et rejoins la foule de hipsters qui marchent dans le crachin glacial.
Le Oomph est une ancienne usine d’emballage reconvertie en galerie d’art. La queue s’étire sur la moitié du bloc.
Quarante-cinq minutes misérables et glaciales plus tard, je m’abrite enfin de la pluie, je paye mes 15 dollars d’entrée et pénètre avec une dizaine d’autres personnes dans une antichambre. Le nom et le prénom de Daniela s’étalent en lettres énormes sur le mur, dans un style graffiti.
Pendant nos quinze ans de vie commune, j’ai fait pas mal de vernissages et d’expos avec Daniela, mais je n’ai jamais rien vu de pareil.
Un homme mince et barbu émerge d’une porte dissimulée dans le mur.
La lumière baisse.
« Je suis Steve Konkoly, annonce-t-il, l’organisateur de l’événement. » Il saisit un sac en plastique dans un distributeur fixé au mur. « Vos téléphones, s’il vous plaît. Vous les récupérerez de l’autre côté. »
Le sac fait le tour de l’assemblée.
« Quelques mots concernant les dix prochaines minutes de votre existence. L’artiste vous demande de mettre de côté votre raisonnement habituel et de traverser son installation en privilégiant les émotions. Soyez les bienvenus à L’Imbroglio. »
Konkoly s’empare du sac, puis ouvre la porte.
Je suis le dernier à passer.
Pendant quelques instants, notre groupe patiente dans un espace sombre et confiné, bientôt plongé dans un noir d’encre quand l’écho de la porte qui se referme derrière nous révèle les dimensions gigantesques de la salle dans laquelle nous nous trouvons.
Très vite, de minuscules points de lumière apparaissent au-dessus de nous.
Des étoiles.
Elles sont étonnamment réelles, chacune différente des autres.
Certaines sont proches, d’autres distantes. De temps en temps, une brève traînée traverse le ciel.
Je distingue ce qui nous attend, droit devant.
« Oh mon Dieu », murmure une voix dans notre groupe.
C’est un labyrinthe en plexiglas, qui, par certains effets visuels, paraît s’étendre à l’infini sous un univers étoilé.
Des ondes de lumière traversent les panneaux.
Notre groupe s’avance.
Il y a cinq entrées. Je laisse passer les autres. Chacun en choisit une différente.
Un son très bas présent depuis le début attire mon attention – c’est plus un bruit blanc qu’une mélodie, comme la neige d’un poste de télévision, au-dessus d’une note sourde et profonde.
Je choisis une entrée. Après quelques pas, la transparence disparaît.
Le plexiglas émet une lumière presque aveuglante, même sous mes pieds.
Une minute plus tard, certains panneaux diffusent des images en boucle.
Une naissance – le bébé hurle, la mère pleure de joie.
Un condamné à mort, au bout d’une corde.
Une tempête de neige.
L’océan.
Un paysage désertique.
Je poursuis mon chemin.
Culs-de-sac.
Courbes aveugles.
Les images apparaissent de plus en plus souvent, en boucles toujours plus rapides.
La tôle froissée d’une voiture accidentée.
Un couple qui fait l’amour.
Le point de vue d’un patient sur un lit d’hôpital, des infirmières et des médecins penchés au-dessus de lui.
La croix.
Bouddha.
Le pentagramme.
Le signe peace and love.
Une explosion nucléaire.
La lumière s’éteint.
Les étoiles reviennent.
Le plexiglas redevient transparent, mais une sorte de filtre persiste à le recouvrir – des parasites, des insectes, une tempête de neige.
Autour de moi, les autres ne sont plus que des silhouettes perdues dans un grand terrain vague.
Malgré la confusion et la peur de ces dernières vingt-quatre heures, ou peut-être à cause de tout ce que j’ai vécu, l’installation me touche énormément.
Même si j’aperçois les autres errer dans le labyrinthe, j’ai l’impression de ne pas occuper le même espace.
Ils sont loin, à des années-lumière, chacun suivant sa propre trajectoire.
Un court instant, un fort sentiment de perte me serre le cœur.
Ni chagrin ni douleur, non, quelque chose de plus primitif.
La soudaine prise de conscience inquiète – et bientôt terrorisée – de l’indifférence sans limites qui nous entoure.
J’ignore si c’est le but de l’installation de Daniela, mais c’est ce que j’éprouve, en tout cas.
Nous errons dans la plaine de notre existence morne, attirés par des objets sans valeur, alors que tout ce que nous aimons et détestons, tout ce en quoi nous croyons, tout ce pour quoi nous nous battons, est aussi vide de sens que des images projetées sur du plexiglas.
À la sortie du labyrinthe, une dernière boucle apparaît – un homme et une femme tiennent la petite main de leur enfant. Ensemble, ils dévalent une colline verdoyante sous un ciel bleu. Les mots suivants se matérialisent doucement sur le panneau :
Rien n’existe.
Tout n’est que rêve.
Dieu, l’humanité, le monde, le soleil, la lune, la nature
des étoiles. Un rêve, un simple rêve. Rien n’existe.
Il n’y a que le vide. Et vous…
Et vous n’êtes même pas vous. Vous n’avez ni corps,
ni sang, ni os, vous n’êtes qu’une pensée.
Mark Twain
Je pénètre dans une seconde antichambre, où le reste de mon groupe se rassemble autour du sachet en plastique pour récupérer les téléphones.
Nous passons ensuite de l’autre côté, dans une vaste pièce bien éclairée. Parquet ciré, murs décorés, trio de violons…
Debout sur une estrade, une femme moulée dans une superbe robe noire s’adresse à la foule.
Il me faut cinq bonnes secondes pour reconnaître Daniela.
Elle est radieuse, un verre de vin rouge à la main.
« … cette excellente soirée, je vous suis reconnaissante à toutes et à tous d’être venus soutenir mon nouveau projet. Cela me touche beaucoup. »
Daniela lève son verre.
« ¡Salud! »
L’assemblée lui répond comme un seul homme. Je me dirige vers elle.
De près, elle est électrique, tellement pétillante que je me retiens de l’appeler. C’est Daniela, certes, mais dotée d’une piquante énergie, comme à l’époque de notre rencontre, avant les années – la normalité, l’exaltation, la dépression, les compromis – qui ont fait d’elle la Daniela qui partage mon lit : une mère extraordinaire, une femme merveilleuse, mais toujours en lutte contre les murmures de ce qui aurait pu advenir.
Ma Daniela porte un poids, une distance dans le regard qui m’effraie parfois.
Cette Daniela plane à trois centimètres du sol.
J’arrive à moins de trois mètres d’elle, le cœur battant, sans vraiment savoir si elle me remarquera…
Elle croise mon regard.
Ses yeux s’écarquillent, sa bouche s’entrouvre, j’ignore si elle est horrifiée ou ravie, ou simplement surprise de me voir.
Elle fend la foule, jette ses bras autour de mon cou, se colle à moi. « Oh mon Dieu, je n’arrive pas à croire que tu sois venu ! Tout va bien ? J’ai entendu dire que tu avais quitté le pays, ou que tu avais disparu, je ne sais pas. » Je ne sais pas quoi répondre, alors j’opte pour le plus simple : « Eh bien, me voilà. »
Ma Daniela n’a pas mis de parfum depuis des années, mais elle en porte ce soir, elle sent comme Daniela sans moi, avant que nos odeurs personnelles deviennent nous.
Je ne veux pas la lâcher – j’ai besoin de ce contact –, mais elle s’écarte.
« Où est Charlie ? je demande.
— Qui ?
— Charlie.
— De qui tu parles ? »
Quelque chose se tord en moi.
« Jason ? »
Elle ne sait pas qui est notre fils.
Avons-nous seulement un fils ?
Charlie existe-t-il ?
Bien sûr que oui. J’ai assisté à l’accouchement. Je l’ai serré contre moi alors qu’il hurlait encore, dix secondes après sa naissance.
« Tout va bien ? s’inquiète Daniela.
— Oui, je sors du labyrinthe.
— Et tu en as pensé quoi ?
— J’ai failli pleurer.
— C’était toi, tout ça, dit-elle.
— Comment ça ?
— Cette conversation qu’on a eue, il y a un an et demi ? Quand tu es passé me voir ? Tu m’as inspirée, Jason. J’ai pensé à toi en concevant l’ensemble. J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu m’avais dit. Tu n’as pas vu la dédicace ?
— Non. Où ?
— À l’entrée du labyrinthe. C’est pour toi. Je te l’ai dédié, et j’ai essayé de te joindre. Je voulais que tu sois mon invité d’honneur ce soir, mais personne n’est parvenu à mettre la main sur toi. » Elle sourit. « Mais tu es là. C’est tout ce qui compte. »
Mon cœur bat si vite, la salle menace de m’engloutir, et puis Ryan Holder apparaît à côté de Daniela, le bras passé autour de sa taille. Il porte une veste en tweed, ses cheveux grisonnent, il est plus pâle et moins en forme que la dernière fois que je l’ai vu – au Village Tap, hier soir, pour fêter son prix Pavia, mais c’est impossible, je le sais.
« Eh bien, dit Ryan en me serrant la main, M. Pavia en personne.
— Les garçons, intervient Daniela, je dois être polie et discuter avec tout le monde, mais… Jason, je fais une petite fête chez moi ce soir. C’est secret. Tu viens ?
— Avec plaisir. »
Je regarde la foule avaler Daniela, puis Ryan me tape sur l’épaule. « On boit un verre ? »
Seigneur, oui.
La galerie a bien fait les choses – des serveurs en costumes apportent des plateaux de petits-fours et du champagne. On trouve même un bar, de l’autre côté de la salle, sous un triptyque d’autoportraits de Daniela.
Tandis que le barman remplit nos gobelets en plastique de whisky – Macallan, douze ans d’âge –, Ryan me lance : « Je sais que tout va bien pour toi, mais l’addition est pour moi. »
C’est si étrange – il n’a plus rien de l’arrogance et du charisme de l’homme que j’ai vu tenir salon la veille, dans mon bar habituel.
On prend nos scotchs, puis on se trouve un coin tranquille, loin de la foule qui entoure Daniela.
Pendant quelques instants, nous observons la salle se remplir de plus en plus, à mesure que d’autres visiteurs émergent du labyrinthe, puis je demande : « Alors, qu’est-ce que tu deviens ? J’ai l’impression d’avoir perdu ta trace.
— Je bosse à l’université de Chicago.
— Félicitations. Tu enseignes, donc ?
— Neurosciences cellulaire et moléculaire. Je fais des recherches assez chouettes, par ailleurs, sur le cortex préfrontal.
— Sympa. »
Ryan s’approche de moi. « Sérieusement, les rumeurs abondent. Toute la communauté des chercheurs en parle. On dit – il baisse la voix – que tu as pété les plombs, que tu es devenu fou. Qu’on t’a collé dans une chambre capitonnée. Que tu es mort, même.
— Je suis là. Lucide, en chair et en os. Vivant.
— Et cette mixture que j’ai synthétisée pour toi… Ça a marché, je suppose ? »
Je le fixe, sans savoir de quoi il parle, et devant mon silence gêné, il enchaîne : « D’accord, pigé. On t’a enterré sous une montagne d’obligations légales… »
J’avale une gorgée de whisky. J’ai encore faim, l’alcool me monte trop vite à la tête. Dès qu’un serveur passe à ma portée, j’attrape trois miniquiches sur le plateau.
J’ignore ce qui le perturbe, mais Ryan ne lâche pas le morceau.
« Écoute, dit-il, je déteste les ragots, mais j’ai quand même l’impression d’avoir fait du bon boulot, pour toi et Velocity. Tout ça en sous-main. Toi et moi, ça fait longtemps, je sais que tu es à un moment important de ta carrière, mais bon… je crois que tu as obtenu ce que tu voulais de moi et…
— Quoi ?
— Laisse tomber.
— Non, non, vas-y.
— Tu aurais pu avoir un tout petit peu plus de reconnaissance pour ton vieux pote de fac, c’est tout.
— De quelle mixture tu parles ? »
Il me fixe d’un œil légèrement voilé. « Va te faire foutre. »
Nous gardons le silence, la foule grossit.
« Alors vous êtes ensemble, Daniela et toi ? je finis par demander.
— En gros, oui.
— C’est-à-dire ?
— On sort ensemble depuis quelque temps.
— Tu l’as toujours bien aimée, pas vrai ? »
Il se contente de sourire.
En examinant la foule, je repère Daniela. Elle est coincée, entourée de journalistes avec des calepins ouverts, qui notent furieusement ce qu’elle raconte.
« Et comment ça va ? je demande, même si je ne suis pas sûr d’apprécier la réponse. Toi et ma… toi et Daniela ?
— Super. C’est la femme de mes rêves. »
Il sourit d’un air énigmatique, et pendant quelques secondes, j’ai envie de le tuer.
Vers 1 heure du matin, je suis assis sur un canapé, chez Daniela, je la regarde reconduire ses ultimes invités à la porte. Ces dernières heures ont été éprouvantes – tâcher de tenir des conversations à peu près cohérentes avec les amis artistes de Daniela, en attendant d’avoir un moment seul avec elle. Apparemment, ce n’est pas pour tout de suite. Ryan Holder, l’homme qui couche avec ma femme, est toujours là, et quand il s’effondre dans un fauteuil en cuir en face de moi, j’ai l’impression qu’il s’installe, sans doute pour la nuit.
Je draine les dernières gouttes d’un single malt, pas franchement ivre, mais un peu sonné. L’alcool forme un agréable tampon entre mon esprit et le trou dans lequel on m’a précipité.
Cette merveilleuse existence censée être la mienne.
Je me demande si Daniela attend mon départ. Suis-je cet invité indélicat qui n’a pas conscience d’avoir outrepassé ses prérogatives en s’attardant trop longtemps ?
Elle referme la porte, fixe la chaîne.
Puis elle retire ses talons et titube vers le canapé, où elle s’affale en soupirant. « Quelle soirée ! »
Elle ouvre le tiroir d’une table basse à côté du canapé, en sort un briquet et une pipe en verre teinté.
Daniela a arrêté l’herbe en tombant enceinte. Elle n’en a jamais repris depuis. Je la regarde s’envoyer une bouffée, puis me passer la pipe, et comme cette nuit ne peut pas être plus étrange, pourquoi pas ?
Très vite, nous sommes bien partis, assis en silence dans ce loft spacieux, aux murs couverts d’œuvres d’art éclectiques.
Daniela a ouvert les rideaux de la vaste baie vitrée orientée au sud qui sert d’extension au salon. Le centre-ville forme un paysage scintillant derrière la vitre.
Ryan passe la pipe à Daniela, puis s’affale à moitié dans son fauteuil en fixant le plafond. La façon dont il se lèche les dents de devant me fait sourire. Il a toujours eu ce tic quand il était défoncé, à l’époque.
Je regarde les lumières de la ville, puis je demande sans m’adresser à personne en particulier : « Vous êtes sûrs de bien me connaître, tous les deux ? »
La question les réveille un peu.
Daniela pose la pipe sur la table et pivote sur le canapé pour me faire face, les genoux ramenés contre la poitrine.
Les yeux de Ryan s’ouvrent d’un coup.
Il se redresse dans son fauteuil.
« Comment ça ? demande Daniela.
— Vous me faites confiance ? »
Elle se penche vers moi, m’effleure la main. Pure électricité. « Bien sûr, chéri.
— On a eu des différends, ajoute Ryan, mais j’ai toujours respecté ton intégrité. »
Daniela s’inquiète : « Tout va bien ? »
Je ne devrais pas. Je ne devrais vraiment pas.
Mais je vais quand même le faire.
« Hypothèse, dis-je. Un chercheur, un professeur de physique, vit ici, à Chicago. Il n’a pas eu beaucoup de succès, mais il est heureux, plutôt satisfait… et marié. » Je regarde Daniela, je me souviens des mots de Ryan à la galerie. « Marié à la femme de ses rêves. Ils ont un fils. Ils mènent une vie agréable.
« Un soir, cet homme retrouve un vieil ami dans un bar, un pote de la fac qui a récemment remporté un prix prestigieux. En rentrant chez lui, il se passe quelque chose. Il ne rentre pas. On l’enlève. Les événements qui suivent sont assez flous, mais quand il reprend conscience, il se retrouve dans un labo, au sud de Chicago. Et tout a changé. Sa maison est différente. Il n’est plus prof. Il n’est plus marié à cette femme.
— Il croit que les choses ont changé, ou les choses ont vraiment changé ? demande Daniela.
— De son point de vue, ce n’est plus son monde.
— Il a une tumeur au cerveau », suggère Ryan.
Je regarde mon vieil ami. « L’IRM assure le contraire.
— Alors on se fout de lui. Un canular complexe qui implique chaque aspect de son existence. J’ai vu ça dans un film, je crois.
— En moins de huit heures, l’intérieur de sa maison a été complètement rénové. Et je ne parle pas de décoration intérieure. Tout. Nouveaux meubles. Interrupteurs. Chambres. Salle de bains. Aucun canular n’atteindra jamais ce degré de complexité. Et pourquoi, d’ailleurs ? Ce type est parfaitement ordinaire. Pourquoi chercher à se foutre de lui à ce point ?
— Alors il est fou, suggère Ryan.
— Je ne suis pas fou. »
Un long silence s’abat sur le loft.
Daniela s’empare de ma main. « Tu essaies de nous dire quoi, Jason ? »
Je la regarde. « Tout à l’heure, tu as parlé d’une conversation qui t’a inspiré cette installation ?
— Oui.
— Tu peux me la répéter ?
— Tu ne t’en souviens plus ?
— Je ne me souviens de rien.
— Comment est-ce possible ?
— S’il te plaît, Daniela. »
Un autre silence. Elle me dévisage, sans doute pour s’assurer que je suis sérieux.
« C’était au printemps, finit-elle par dire. On ne s’était pas vus depuis un bon moment, et on n’avait jamais vraiment parlé, depuis notre séparation, quelques années plus tôt. Je suivais tes succès de loin, bien sûr. J’ai toujours été fière de toi.
« Enfin, bref, tu t’es pointé à mon atelier un soir. Comme ça, sans prévenir. Tu m’as dit que tu avais pensé à moi, récemment. J’ai d’abord cru que tu essayais de ranimer la flamme, mais c’était autre chose. Tu ne te rappelles pas, vraiment ?
— C’est comme si je n’avais jamais été là.
— On a parlé de tes recherches, de la façon dont tu t’impliquais dans ce projet en cours. Tu as dit… je m’en souviens clairement… tu as dit que tu ne me reverrais sans doute pas. J’ai alors pris conscience que tu n’étais pas venu pour le plaisir, comme ça. Tu me faisais tes adieux. Ensuite, tu m’as expliqué que notre existence n’était qu’une succession de choix. Tu en avais fait de mauvais, surtout avec moi. Tu m’as dit que tu étais désolé. Pour tout. C’était très intense. Et puis tu es parti, et je n’ai pas eu de tes nouvelles jusqu’à ce soir. J’ai une question à te poser.
— Vas-y. » Entre l’herbe et l’alcool, j’essaie d’encaisser ses paroles. J’ai du mal.
« Ce soir au vernissage, tu m’as interrogée sur un certain Charlie. Qui est-ce ? »
L’un des côtés de Daniela que j’apprécie le plus, c’est son honnêteté. Elle jouit d’une sorte de lien direct entre son cœur et sa bouche. Ni filtre ni retenue. Elle exprime ce qu’elle ressent, sans culpabilité, ni malice. Toujours droit au but.
Je la regarde dans les yeux, je vois sa sincérité, je m’effondre à moitié.
« Peu importe, dis-je.
— J’en doute. On ne s’est pas vus depuis un an et demi, et c’est la première chose que tu me dis ? »
Je vide mon verre, j’écrase l’ultime glaçon entre deux molaires.
« Charlie. Notre fils. »
Elle pâlit.
« Attendez, attendez, intervient Ryan. Je croyais qu’on était défoncés, là. Il se passe quoi ? » Il nous regarde l’un après l’autre. « Vous déconnez ?
— Non.
— Nous n’avons pas de fils, et tu le sais, dit Daniela. On s’est quittés il y a quinze ans. Tu le sais, Jason. Tu le sais. »
Je pourrais tenter de la convaincre immédiatement. J’en sais bien assez sur elle. Des secrets d’enfant qu’elle ne m’a révélés qu’après de longues années de mariage. Mais j’ai peur que mes « révélations » la brusquent. Qu’elle ne les considère pas comme des preuves, mais comme une astuce de beau parleur. Non, la meilleure approche reste de la persuader que je lui dis la vérité en la regardant droit dans les yeux.
« Voilà ce que je sais, Daniela. Nous vivons ensemble dans le quartier de Logan Square. Une maison dont j’ai hérité. Nous avons un fils de quatorze ans qui s’appelle Charlie. Je suis prof à Lakemont. Tu es une mère extraordinaire, tu as sacrifié ta carrière et ton art pour rester à la maison. Et toi, Ryan, tu es un neurologue célèbre. C’est toi qui as remporté le prix Pavia. C’est toi qui fais des confs partout dans le monde. Je sais que vous me prenez pour un dingue, mais je n’ai pas de tumeur au cerveau, ce n’est pas un canular, et je ne suis pas fou. »
Ryan glousse, sans parvenir à dissimuler son évident malaise. « D’accord, admettons que tout ce que tu viens de dire est vrai. Ou du moins, que tu y crois. Il reste une inconnue dans ton histoire. Qu’est-ce que tu as fichu ces dernières années ? Ton fameux projet secret. Tu peux nous en parler ?
— Non. Aucune idée. »
Ryan se remet péniblement debout.
« Tu t’en vas ? demande Daniela.
— Il est tard. J’en ai marre.
— Ryan, je t’en parlerais si je le pouvais, mais je n’en sais vraiment rien. Je n’en ai pas le moindre souvenir. Je suis prof de physique. Je me suis réveillé dans ce labo, tout le monde avait l’air de trouver ça formidable, mais pas moi. »
Ryan prend son chapeau, puis se dirige vers la porte.
Sur le seuil, il se retourne. « Tu vas mal, lance-t-il. Laisse-moi t’emmener à l’hôpital.
— J’y suis allé. Je n’y retournerai pas. »
Il regarde Daniela. « Tu veux qu’il reste ? »
Elle se tourne vers moi – sans doute inquiète à l’idée de rester seule avec un taré. Et si elle décidait de ne pas me faire confiance ?
Elle finit par acquiescer. « Ça ira.
— Ryan, dis-je. Quelle mixture m’as-tu concoctée ? »
Il me dévisage. Un court instant, je pense qu’il va me répondre. La tension déserte son visage, comme s’il essayait de décider si je suis fou, ou défoncé.
Soudain, il arrive à sa conclusion.
La dureté revient.
« Bonne nuit, Daniela », lâche-t-il sans chaleur.
S’en va.
Claque la porte.
Daniela entre dans la chambre d’amis vêtue d’un survêtement et d’un débardeur. Elle tient une tasse.
J’ai pris une douche.
Je ne me sens pas mieux, mais au moins, je suis propre. Les relents médicamenteux de l’hôpital ont disparu.
Assise au bord du matelas, Daniela me tend la tasse.
« Camomille. »
Je place mes mains autour de la céramique chaude. « Tu n’étais pas obligée, dis-je. J’ai pris une chambre d’hôtel.
— Tu restes ici avec moi. Point barre. »
Elle passe ses jambes sur le matelas et s’installe à côté de moi, le dos contre la tête de lit.
J’avale une gorgée de thé.
C’est chaud, agréable, légèrement sucré.
Daniela se tourne vers moi.
« Ils ont dit quoi, à l’hôpital ?
— Ils ne savent pas. Ils voulaient m’enfermer.
— À l’HP ?
— Ouais.
— Et tu as refusé ?
— Non. Je suis parti.
— Un enfermement contre ton gré, donc ?
— C’est ça.
— Et tu es sûr que ce n’est pas préférable à ce stade, Jason ? Je veux dire, si quelqu’un te racontait ce que tu m’as dit ce soir ? Tu en penserais quoi ?
— Que j’ai affaire à un dingue, mais j’aurais tort.
— Alors explique-moi, insiste-t-elle, que t’arrive-t-il ?
— Je n’en suis pas encore sûr.
— Mais tu es un scientifique. Tu as forcément une théorie.
— Je manque de données.
— Et ton instinct, que dit-il ? »
Je prends une gorgée de camomille, savourant la chaleur qui m’inonde la gorge.
« Nous vivons tous au jour le jour, inconscients du fait que nous appartenons à une réalité bien plus vaste, bien plus étrange que tout ce que nous pouvons imaginer. »
Elle me prend la main, et même si ce n’est pas la Daniela que je connais, je sais que j’aime follement cette femme, ici et maintenant, assis sur ce lit, dans ce monde truqué.
Je plante mes yeux dans ce regard espagnol, ardent et vif. Il me faut toute la volonté du monde pour ne pas la prendre dans mes bras.
« Tu as peur ? » demande-t-elle.
Je repense à l’homme qui m’a menacé d’une arme. Au labo. À l’équipe qui m’a suivi jusque chez moi, qui a tenté de m’arrêter. Je repense à cet homme fumant une cigarette sous la fenêtre de ma chambre d’hôtel. Non seulement cette réalité ne correspond à rien, mais une bande de tarés me traque.
Ils m’ont fait du mal, et ils sont bien décidés à récidiver.
Une pensée glaçante me traverse l’esprit. Et s’ils m’avaient suivi ? Daniela est-elle en danger ?
Non.
Si ce n’est pas ma femme, alors ce n’est qu’une ancienne petite amie, oubliée depuis longtemps. Pourquoi serait-elle encore sur les écrans radars ?
« Jason ? reprend-elle. Tu as peur ?
— Oui. »
Elle lève la main, me caresse le visage. « Ces bleus.
— Je ne sais pas d’où ils viennent.
— Parle-moi de lui.
— Qui ?
— Charlie.
— Ça doit te faire bizarre.
— Je ne peux pas prétendre le contraire.
— Eh bien, je te l’ai dit. Il a quatorze ans. Presque quinze. Il est né le 21 octobre, prématuré, à Chicago Mercy. Deux kilos à peine. Il a eu besoin d’assistance, la première année, mais c’est un battant. Maintenant, il est en pleine forme, aussi grand que moi. »
Des larmes s’amassent dans ses yeux.
« Il a les cheveux bruns, comme toi, un merveilleux sens de l’humour. C’est un étudiant tranquille, stable. Très intelligent, comme sa mère. Il aime les mangas, le skateboard. Il adore dessiner des paysages surréalistes. Je crois qu’il a ton œil, oui.
— Arrête.
— Quoi ? »
Elle ferme les yeux, les larmes coulent, dévalent ses joues.
« Nous n’avons pas de fils.
— Tu me jures que tu n’en as aucun souvenir ? Ce n’est pas un jeu ? Si tu me le dis maintenant, je ne…
— Jason, on a rompu il y a quinze ans. Enfin, plus précisément, c’est toi qui m’as larguée.
— C’est faux.
— La veille, je t’avais annoncé que j’étais enceinte. Tu avais besoin de réfléchir. Tu es venu dans mon loft me dire que c’était la décision la plus dure que tu aies jamais prise, mais que tu étais occupé avec tes recherches, ces recherches qui te conduiraient finalement à obtenir ce prix. Tu m’as expliqué que tu passerais ton temps en chambre stérile, et que je méritais mieux. Que notre enfant méritait mieux.
— Ça ne s’est pas passé comme ça, dis-je. Je t’ai dit que ce ne serait pas facile, mais qu’on y arriverait. On s’est mariés. On a eu Charlie. J’ai perdu mon financement. Tu as arrêté de peindre. Je suis devenu prof. Tu es devenu mère au foyer.
— Et nous voilà ce soir. Pas mariés. Pas d’enfant. Tu reviens du vernissage de l’installation qui va me rendre célèbre, et tu as obtenu ce prix. Je ne sais pas ce qui t’arrive. Des problèmes de mémoire, peut-être, mais je sais ce qui est vrai ou pas. »
J’observe les volutes de vapeur au-dessus de la tasse.
« Tu me prends pour un fou, je soupire.
— Aucune idée. Mais tu vas mal. »
Elle me regarde avec la compassion qui l’a toujours définie.
J’effleure le fil enroulé autour de mon doigt comme un talisman.
« Écoute, dis-je, tu as le droit de ne pas croire à toute cette histoire, mais sache que moi, j’y crois. Je ne te mentirais jamais. »
C’est sans doute le moment le plus surréaliste que je vis depuis que j’ai repris conscience dans ce labo – assis dans la chambre d’amis de l’appartement de la femme qui est ma femme, mais sans l’être, à parler du fils que nous n’avons jamais eu, de la vie que nous n’avons jamais vécue.
Je me réveille au milieu de la nuit, le cœur battant, agressé par les ténèbres, la bouche affreusement sèche.
Pendant une minute terrifiante, je n’ai aucune idée de l’endroit où je me trouve.
Ce n’est ni l’alcool, ni l’herbe.
C’est beaucoup plus intense.
Je m’emmitoufle dans les couvertures, mais je ne cesse de frissonner. Une douleur sourde m’envahit inexorablement. J’ai les jambes fébriles, ma tête palpite.
Quand j’ouvre à nouveau les yeux, il fait jour. La lumière inonde la chambre. Daniela se penche au-dessus de moi, visiblement inquiète.
« Tu es brûlant, Jason. Je devrais t’emmener voir un médecin.
— Ça ira.
— Non, ça n’ira pas. » Elle pose un linge froid et humide sur mon front. « Comment tu te sens ? demande-t-elle.
— Bien, mais tu n’as pas à subir ça. Je peux prendre un taxi jusqu’à l’hôtel.
— N’essaie même pas de t’en aller. »
En début d’après-midi, ma fièvre tombe.
Daniela m’apporte une soupe instantanée de nouilles au poulet. Je mange à même le lit pendant qu’elle s’installe sur une chaise avec une distance dans les yeux que je connais trop bien.
Perdue dans ses pensées, elle rumine quelque chose, sans remarquer que je l’observe. Je ne veux pas la mettre mal à l’aise, mais je n’arrive pas à la lâcher des yeux. Elle ressemble tellement à Daniela, sauf…
Cheveux plus courts.
Meilleure forme.
Elle porte un maquillage léger, ses vêtements – jean, tee-shirt moulant – la rajeunissent considérablement. Elle ne fait pas ses trente-neuf ans.
« Suis-je heureuse ? demande-t-elle.
— Comment ça ?
— Dans cette vie que nous avons partagée… suis-je heureuse ?
— Je croyais que tu ne voulais pas en parler.
— Je n’ai pas réussi à dormir. Je n’ai pensé qu’à ça.
— Je pense que tu es heureuse, oui.
— Même sans pratiquer mon art ?
— Ça te manque, c’est sûr. Certains de tes vieux amis ont du succès, tu es heureuse pour eux, mais je sais aussi que ça fait mal. Comme pour moi. C’est un lien, entre nous.
— Tu veux dire qu’on est des losers, toi et moi ?
— Nous ne sommes pas des losers.
— Sommes-nous heureux ? Ensemble, je veux dire. »
Je repose le bol de soupe.
« Oui. On a eu des moments difficiles, comme n’importe quel couple marié, mais on a un fils, une maison, nous formons une famille. Et tu es ma meilleure amie. »
Elle me regarde droit dans les yeux, demande en grimaçant : « Et notre vie sexuelle ? »
Je me contente de rire.
« Seigneur, s’exclame-t-elle, je t’ai fait rougir ?
— En effet.
— Mais tu n’as pas répondu à ma question.
— Quoi ? C’est si nul que ça ? »
Elle me drague, on dirait.
« Non, au contraire, c’est super. C’est juste que… ça me gêne. »
Elle se lève, s’approche du lit.
S’assoit sur le bord du matelas, m’observe de ses grands yeux sombres.
« À quoi tu penses ? » je demande.
Elle secoue la tête. « Que si tu ne te fous pas de ma gueule, on vient d’avoir la conversation la plus délirante de toute l’histoire de l’humanité. »
Je suis toujours au lit, l’œil rivé à la fenêtre. La lumière baisse sur Chicago.
La tempête d’hier soir est terminée. Le ciel est clair, les feuilles des arbres ont encore jauni, l’air du soir est d’une étonnante luminosité – polarisée, dorée. J’éprouve un soudain sentiment de perte.
Ces nuances colorées ne dureront pas.
Dans la cuisine, des casseroles s’entrechoquent, des placards s’ouvrent, puis se ferment. Peu à peu, l’odeur de la viande grillée dérive dans le couloir, jusqu’à la chambre d’amis, des effluves étrangement familiers.
Je quitte le lit pour la première fois de la journée, puis je me dirige vers la cuisine.
La chaîne diffuse du Bach, le vin rouge est ouvert, Daniela se tient devant le plan de travail en pierre de savon, en tablier. Elle découpe un oignon, les yeux protégés par une paire de lunettes de natation.
« Ça sent bon, dis-je.
— Tu veux bien remuer ? »
J’approche des plaques, soulève le couvercle d’une épaisse cocotte.
La vapeur qui s’en élève me ramène à la maison.
« Comment tu te sens ? demande-t-elle.
— Mieux, donc ?
— Oui. »
C’est un plat traditionnel espagnol – un ragoût aux haricots avec plusieurs sortes de viande et différents légumes. Chorizo, pancetta, boudin. Daniela le fait une à deux fois par an, pour mon anniversaire, en général, ou quand il neige tellement qu’on n’a rien d’autre à faire que boire du vin et cuisiner toute la journée.
Je touille l’ensemble, repose le couvercle.
« C’est un ragoût de haricots avec des… »
Je l’interromps sans même m’en rendre compte. « La recette de ta mère, enfin, celle de sa mère à elle, plus précisément. »
Daniela cesse de couper son oignon.
Elle me fixe du regard.
« Laisse-moi t’aider, dis-je.
— Qu’est-ce que tu sais d’autre sur moi ?
— Écoute, de mon point de vue, on est ensemble depuis quinze ans. Alors, je sais presque tout.
— Pour moi, ça n’a duré que deux mois et demi, il y a une éternité. Et pourtant tu sais qu’il s’agit d’une recette de famille, sur plusieurs générations. »
Un silence étrange s’installe dans la cuisine.
Comme si l’atmosphère était chargée d’électricité, à la limite du perceptible.
Daniela reprend la parole : « Si tu veux m’aider, je prépare le nappage. Je pourrais t’expliquer ce que c’est, mais tu le sais sans doute déjà.
— Cheddar râpé, crème d’oignon et coriandre ? »
Elle sourit à peine, hausse un sourcil.
Nous dînons à côté de l’immense baie vitrée qui reflète les lumières du chandelier posé sur la table. Derrière le verre, les lumières de la ville scintillent – notre constellation personnelle.
La nourriture est délicieuse, Daniela est superbe à la lueur des bougies, je me sens bien pour la première fois depuis que j’ai émergé dans ce labo.
À la fin du dîner, nos bols vides, la deuxième bouteille de vin descendue, elle tend le bras, m’effleure la main.
« Je ne sais pas ce qui t’arrive, Jason, mais je suis contente que tu sois revenu. »
J’ai envie de l’embrasser.
Elle m’a recueilli quand j’étais perdu.
Quand le monde n’avait plus aucun sens.
Mais je ne l’embrasse pas. Je lui caresse la main. « Tu n’as aucune idée du bien que tu m’as fait », dis-je.
Nous débarrassons la table, mettons la vaisselle dans la machine, puis nettoyons le reste dans l’évier.
Je lave. Elle sèche et range. Comme un vieux couple.
Et comme ça, sans prévenir, je sors : « Ryan Holder, hein ? »
Elle cesse d’essuyer l’intérieur d’une casserole et se tourne vers moi.
« Tu as quelque chose à dire ?
— Non, c’est juste que…
— Quoi ? Ton vieux copain de fac. Ton ami. Tu désapprouves ?
— Il a toujours été un peu amoureux de toi.
— Tu es jaloux ?
— Bien sûr.
— Réveille-toi, c’est un très bel homme. »
Elle recommence à essuyer.
« Et donc, c’est sérieux ?
— On se voit de temps en temps. Personne ne laisse sa brosse à dents chez l’autre.
— Moi je crois qu’il aimerait bien. Il a l’air plutôt motivé. »
Daniela sourit. « J’espère bien. Je suis une fille formidable. »
Je suis couché dans la chambre d’amis, la fenêtre entrouverte filtre la rumeur de la ville. Le bruit de fond me berce, m’aide à m’endormir.
Les yeux rivés sur la haute fenêtre, je regarde la ville s’assoupir.
Hier soir, je me posais une seule question. Où est Daniela ?
Je l’ai trouvée. Une artiste à succès, qui vit seule.
Nous n’avons jamais été mariés, nous n’avons jamais fait d’enfant.
Si je ne suis pas la victime du canular le plus élaboré jamais conçu, la nature de l’existence de Daniela confirme les révélations de ces dernières quarante-huit heures m’apportent…
Ce monde n’est pas le mien.
Ces sept mots me traversent l’esprit, mais je doute encore de leur signification, je n’ose même pas réfléchir aux implications.
Alors je les répète.
Encore.
Tout s’enchaîne.
Ce monde n’est pas le mien.
Un coup léger à ma porte me tire d’un rêve.
« Entre. »
Daniela s’installe sur le lit, à côté de moi.
Je m’assois, demande : « Tout va bien ?
— Je n’arrive pas à dormir.
— Que se passe-t-il ? »
Elle m’embrasse, et ce n’est pas comme si j’embrassais la femme avec qui je vis depuis quinze ans. J’ai la sensation d’embrasser ma femme pour la première fois, quinze ans plus tôt.
Choc, énergie.
Je glisse sur elle, mes mains effleurent l’intérieur de ses cuisses, ramènent sa chemise en satin au-dessus de ses hanches nues. Je m’arrête.
« Qu’est-ce que tu fais ? » souffle-t-elle.
Et je manque de répondre : Je ne peux pas, tu n’es pas ma femme, mais c’est faux.
C’est bien Daniela, le seul être humain qui m’ait aidé dans cet asile de fous. Alors oui, d’accord, j’essaie sans doute de me justifier, mais la terreur et le désespoir m’ont tellement lessivé que j’ai besoin de ce contact. Et je pense que Daniela aussi.
Je la dévisage, je distingue ses yeux sombres et luisants dans la lumière filtrée par la fenêtre.
Des yeux dans lesquels on peut tomber, se perdre.
Cette femme n’est pas la mère de mon enfant, nous n’avons pas vécu ensemble, mais je l’aime tout autant, pas seulement la version de Daniela qui existe dans ma tête, dans ma propre histoire. J’aime cette femme contre moi, dans ce lit ici et maintenant, où que ce soit, parce que c’est la même disposition d’atomes, de matière – mêmes yeux, même voix, même odeur, même goût…
L’étreinte qui suit ne ressemble guère à ce que pratiquent les couples mariés depuis longtemps.
C’est du sexe direct, passionné, moite, presque brutal, non protégé parce qu’on n’en a rien à foutre. On baise, voilà tout.
Plus tard, en sueur, encore un peu étonnés, nous contemplons côte à côte les lumières de la ville.
Le cœur de Daniela lui martèle la poitrine, je sens les battements contre mon flanc, qui s’apaisent peu à peu.
Doucement.
Plus doucement.
« Tout va bien ? murmure-t-elle. Je t’entends penser.
— Je ne sais pas ce que j’aurais fait si tu n’avais pas été là.
— Eh bien, je suis là. Et quoi qu’il arrive, je serai là pour toi. Tu le sais, n’est-ce pas ? »
Elle passe ses doigts sur le dos de ma main.
Ils s’arrêtent sur le fil enroulé autour de mon annulaire.
« C’est quoi ? demande-t-elle.
— La preuve.
— La preuve ?
Le silence s’installe à nouveau.
Je ne suis pas sûr de l’heure, sans doute bien plus tard que 2 heures du matin.
Les bars doivent être fermés, désormais.
Les rues sont calmes comme jamais, à l’exception notable des nuits de tempête de neige.
L’air qui s’infiltre à travers l’ouverture de la fenêtre véhicule les premiers grands froids de la saison.
Il glisse sur nos poitrines luisantes de sueur.
« Je dois rentrer chez moi, dis-je.
— Ta maison, à Logan Square ?
— Oui
— Pourquoi ?
— Apparemment, j’y ai installé un bureau. Je voudrais vérifier l’ordinateur, comprendre exactement ce sur quoi je travaillais. Je trouverai peut-être des papiers, des notes, quelque chose qui explique un minimum les derniers événements.
— Je peux t’y conduire demain matin.
— Il vaut mieux éviter.
— Pourquoi ?
— Ça pourrait être dangereux.
— Dangereux, mais pourquoi ce… »
Dans le salon, un coup sourd fait trembler la porte, comme si quelqu’un l’avait frappée du poing. J’imagine que les flics procèdent de la sorte.
« Qui ça peut être, à cette heure ? » je demande.
Daniela quitte le lit, puis sort de la chambre, nue.
Il me faut une minute pour trouver mon caleçon dans l’édredon écrasé. Le temps que je le mette, Daniela émerge de sa chambre vêtue d’un peignoir.
On s’avance dans le salon.
Les coups à la porte redoublent.
« N’ouvre pas, je murmure.
— Évidemment. »
Alors qu’elle risque un œil au judas, le téléphone sonne.
Nous sursautons tous les deux.
Daniela traverse le salon vers le téléphone sans fil posé sur la table basse.
Je jette un coup d’œil à mon tour. Un homme se tient dans le couloir, dos à la porte.
Il tient un téléphone portable.
Daniela répond. « Allô ? »
L’homme est vêtu de noir – Dr. Martens, jean, veste en cuir.
« Qui est à l’appareil ? » demande Daniela au téléphone.
Je m’approche d’elle, je désigne la porte. C’est lui ?
Elle hoche la tête.
« Qu’est-ce qu’il veut ? »
Elle me montre du doigt.
J’entends maintenant la voix du type à la fois par la porte et par le haut-parleur du téléphone.
« Je ne sais pas de quoi vous parlez, gronde Daniela. Je suis seule ici, je ne vais pas laisser rentrer un dingue chez moi à 2 heures du… »
La porte s’ouvre à la volée, la chaîne arrachée file à travers la pièce. L’homme entre, pistolet à la main. Un long tube noir prolonge le canon.
Il le pointe vers nous, puis referme la porte sans se retourner. Je sens une odeur de tabac froid envahir le loft.
« C’est moi que vous cherchez, dis-je. Elle n’a rien à voir là-dedans. » Il fait trois ou quatre centimètres de moins que moi, mais il est plus massif. Cheveux rasés, yeux gris un peu lointains, comme s’il ne me considérait pas vraiment comme un être humain. Je ne suis qu’une information pour lui, une suite de 1 et de 0.
J’ai la bouche très sèche.
Une étrange distance s’installe entre ce qui arrive et la façon dont je l’interprète. Une déconnexion. Un délai. Je devrais agir, protester, mais la soudaineté de la présence de cet homme me paralyse.
« Je vous suis, dis-je, laissez… »
Le canon s’éloigne de moi, remonte un peu plus haut.
« Attendez, non… » souffle Daniela.
Elle est stoppée net par un coup de feu étouffé.
Un fin brouillard rouge m’aveugle une seconde, Daniela s’assoit sur le canapé, un trou entre ses deux grands yeux sombres.
Je me précipite vers elle en hurlant, mais chaque molécule de mon corps se crispe, les muscles se tendent d’une façon irrépressible, la souffrance me coupe le souffle. Je m’effondre sur la table basse en tremblant et en bavant, la tête dans les éclats de verre. Tout ceci est impossible. Ce n’est pas arrivé.
L’homme tire sur sa cigarette, croise mes bras désormais inutiles derrière mon dos, puis m’attache les deux poignets avec un serre-joint.
J’entends ensuite le bruit caractéristique du ruban adhésif.
Il m’entoure la bouche avant de s’asseoir dans le fauteuil, derrière moi.
Je hurle à travers mon bâillon, mais rien n’y fait. C’est arrivé. Et je suis impuissant.
J’entends la voix de l’homme derrière moi – calme, douce, un registre inattendu.
« Salut, je suis prêt… non, toi, passe par-derrière… voilà. La ruelle où ils sortent les poubelles et les bacs. Porte arrière, portail du fond, c’est ouvert… deux, ça ira. Oui, ça va plutôt bien, ici, mais bon, tu sais, autant ne pas s’attarder… ouais, ouais… OK, ça me va. »
Les effets du Taser – c’était forcément ça – refluent enfin, mais je suis encore trop faible pour bouger.
Allongé sur la moquette, je n’aperçois que les jambes de Daniela. Un mince filet de sang coule le long de sa cheville droite, puis sur son pied, entre ses orteils. Une petite mare se forme doucement.
J’entends vibrer le téléphone de l’homme.
« Salut chérie, répond-il. Oui, je sais… je ne voulais pas te réveiller… oui, un travail urgent… je ne sais pas, ce matin, peut-être. Et si je t’emmenais prendre un petit déjeuner au Golden Apple à mon retour ? » Il glousse. « OK. Dors bien. Je t’aime. »
Mes yeux s’emplissent de larmes.
Je crie malgré le ruban adhésif qui me pique la bouche, je crie jusqu’à ce que ma gorge cède, je voudrais tant qu’il m’abatte, n’importe quoi, pour faire cesser la douleur et l’horreur de l’instant.
Mais il s’en contrefout, apparemment.
Il reste assis là, tranquille, à me laisser hurler.