Chapitre 16

Le Bihan servit à son visiteur un deuxième verre de calvados avant de trinquer. Ralic regretta d’avoir abusé des bonbons. Leur goût chimique, devenu une véritable addiction pour lui, masquait l’arôme du nectar.

— Vous permettez que je vous tutoie ? Vous pourriez être mon fils et même mon petit-fils !

— Avec plaisir, répondit Carloman Ralic. J’ai été très heureux quand vous m’avez rappelé.

— Tutoie-moi aussi… Pour une fois, ça ne me donnera pas l’impression d’être un vestige du haut Moyen Âge exhumé d’un champ de fouilles. Tu verras, il n’y a rien de pire que de vieillir mais ce qui est vraiment insupportable, c’est quand on se met à te parler comme si tu étais devenu un être intouchable et inaccessible.

Le Ralic sourit. Il voyait très bien ce que voulait dire Le Bihan. On éprouve souvent une forme de malaise devant la vieillesse, comme si elle nous renvoyait une image de nous-même que l’on préférerait oublier et gommer de notre esprit. Comme une échéance que l’on redoute et que l’on sait pourtant inéluctable. Il se dit que la meilleure manière d’évacuer le malaise était de plonger dans le vif du sujet.

— Alors, on va travailler. On commence ?

Il sortit de son sac à dos un gros dossier et le posa sur la table. Il en extirpa une liasse de document et se passa la main sur le front, comme s’il voulait insister sur l’ampleur de la tâche qui les attendait.

— Cela fait longtemps que je suis sur la nébuleuse noire…

— Des néonazis ?

— Pas seulement… la galaxie extrême droitière est beaucoup plus vaste que l’on pourrait le croire au premier regard. On y trouve de tout : des nostalgiques de tonton – c’est le surnom qu’ils donnent à Adolf – des intégristes du bénitier, des païens agressifs, des satanistes excités, des intellectuels en rupture de ban avec l’établissement, des amateurs de rock, de techno et même des rappeurs fachos.

— Intéressant… Mais cela ne me dit toujours pas ce que je pourrais faire pour toi.

— Depuis plusieurs mois, je me suis concentré sur la piste des Enracinés.

— Le groupe d’Aymeric Desforges ?

— Oui… Ils sont bien structurés et s’inspirent des exemples italiens ou flamands pour développer de nouvelles structures. Ils sont moins politiques et plus investis dans le champ culturel ou symbolique.

— Et ça marche ?

— Disons qu’ils recrutent régulièrement et qu’ils ouvrent des officines à travers le pays. Donc, d’une certaine manière, leur petite entreprise prospère.

Pendant que Ralic parlait, Le Bihan surfait sur Internet. À force de l’éplucher, il finirait par connaître le site des Enracinés par cœur. Qui a dit que les vieux sont allergiques aux nouvelles technologies ?

— Ils renvoient leurs adhérents vers beaucoup d’autres sites… On appelle ça des liens, non ?

— Oui, c’est comme une toile d’araignée à travers l’Europe. Il y a de tout : de la musique, du théâtre, de l’histoire et même des groupes d’alimentation biologique.

— C’est très varié !

— Oui, on est bien loin des fascistes à papa. Mais ce qui m’étonne ces derniers temps, ce sont les renvois réguliers vers certains épisodes liés à l’avant-guerre et au deuxième conflit mondial.

— C’est nouveau ?

— Oui, ils font toujours très attention de ne pas mélanger les nostalgies et les actions modernes. Ils veillent par exemple à ne pas tomber sous le coup des lois antiracistes.

— Ah oui, les lois « liberticides » comme ils les appellent.

L’inspecteur donna un petit coup sur l’épaule de Le Bihan et s’exclama :

— Je vois que tu as déjà bien assimilé le jargon !

— Un vieux réflexe d’archéologue. J’aime bien utiliser les mots justes. Cela permet d’éviter les erreurs et les approximations.

— À propos de mots justes, cela fait donc quelques semaines que courent sur les forums des références à Otto Rahn, l’Ahnenerbe et les recherches archéologiques menées par les nazis.

— Et c’est là que j’entre en scène !

— En tout cas, c’est ici que j’ai besoin de toi. Regarde…

Ralic sortit un document reprenant une discussion sur le Net. Il la lui tendit.

 

— Soleil Noir : A. est un bon projet.

— Wherwolf : Oui. Nous sommes sur le point de faire de grandes découvertes.

— Soleil Noir : 18 avait préparé le chemin. Avec A., nous allons leur montrer.

— Wherwolf : N’oublie pas : « Ceux qui ont véritablement établi la civilisation sur la terre, ce sont les A. »

— Soleil Noir : ils ne perdent rien pour attendre.

 

Le Bihan se frotta le menton.

— Si je comprends bien : « 18 » signifie Adolf Hitler et « A » désigne les aryens… J’ai l’impression que la phrase entre guillemets est une citation de Mein Kampf.

— Bravo ! Je vois que tu connais tes classiques. Mais ce qui m’étonne, c’est ce « A ». Je ne t’ai donné qu’un exemple mais je t’assure qu’il revient un peu partout sur la toile depuis quelques semaines. Quelque chose se trame… Jusqu’au moment où nous avons trouvé l’insigne sur le jeune Dormoy.

— Le « A » pourrait signifier « Ahnenerbe » ? Mais cela ne collerait pas avec la citation de Mein Kampf

— Cela pourrait aussi signifier les deux… Un « A » n’exclut pas l’autre.

Le vieil archéologue était de plus en plus songeur. Tout d’un coup, son ton se fit plus sérieux, presque teinté de reproche.

— Et que veux-tu que je fasse, moi ?

— M’expliquer ce que l’Ahnenerbe pourrait apporter de révolutionnaire aujourd’hui, en l’an 2000 ? Tu as fait de nombreuses recherches à ce propos, non ?

Le Bihan se redressa dans son fauteuil. En regardant son visage, Ralic fut étonné de voir qu’il paraissait subitement beaucoup plus jeune.

— Oui… je vais être franc. Aujourd’hui encore, on ne sait pas grand-chose sur l’Ahnernerbe. Certains étaient trop contents de limiter le phénomène à un délire folklorique d’Himmler. En réalité, c’est beaucoup plus sérieux que cela.

— Et si je te demande de me dire pourquoi ?

— Je pense que je pourrais t’aider.

Ralic sourit et prit sa main pour conclure un marché.

— Alors tu vas reprendre du service, mon cher Le Bihan. Je t’engage !