Chapitre 31

En se levant, Maria Vespi avait pris deux décisions importantes :

Un, elle allait changer de stratégie pour son article.

Deux, elle ne coucherait plus avec Denis Fischer… au moins jusqu’à la remise de son papier.

Il fallait reconnaître que l’affaire s’était déroulée de manière inattendue. Maria était restée tard au bureau, plongée dans ses notes alors que Denis était en retard pour la remise d’un article. Ils s’étaient retrouvés par hasard dans le même ascenseur et il lui avait proposé de la raccompagner chez elle. Par hasard, elle avait ramené une bonne bouteille de son vin préféré – un Greco di Tuffo – d’Italie et elle lui avait proposé de le goûter. Il s’accordait à la perfection avec un bon plat de pâtes aux courgettes et après une longue discussion roulant sur les collègues et les perspectives de carrière au sein du magazine, il lui avait posé le doigt sur la bouche, comme s’il voulait la faire taire. Rapidement, le doigt fut suivi par sa bouche et enfin, ils se sont échangés un baiser digne d’un final de comédie musicale. Maria en était consciente, tout était loupé dans ce remake : mauvais casting, mauvais timing et puis, les rappels ! Il y en avait eu trop et surtout, elle y avait pris trop de plaisir. Elle devait le reconnaître, Fischer lui plaisait toujours et même ses grands discours sur le « vrai » journalisme et les alibis publi-rédactionnels féminins pour satisfaire aux annonceurs n’avaient pas porté préjudice à son bonheur. La dernière erreur avait été de lui proposer de dormir chez elle. Mais elle aurait jugé un peu cavalier de l’expédier après ce qu’ils avaient bu (quelques verres de grappa avaient succédé au vin blanc) et les câlins qu’ils avaient partagés.

Le matin, elle avait choisi de tirer un trait définitif sur cette histoire très dispensable et ce, malgré la jouissance qu’elle en avait tiré. Fischer avait souri, se contenant de lui dire qu’elle ne changerait décidément jamais. Maria n’était pas sûre d’avoir apprécié cette remarque, mais elle avait plus important en tête pour le moment. Un moment précis de leur discussion de la veille tournait dans sa tête. Elle s’était abstenue de lui parler de son interview foireuse avec Bergerac tandis que lui était revenu, à plusieurs reprises, sur l’importance d’Internet dans la mouvance de l’ultradroite. Depuis lors, elle n’avait cessé de gamberger et elle s’était promise de passer à l’acte sur le front du virtuel.

 

Dès qu’elle eut géré le cas Fischer (en clair, une fois qu’elle l’eut mis dehors), elle alluma son ordinateur et se mit à surfer sur les sites les plus recommandés dans le milieu. L’un d’entre eux semblait avoir particulièrement la cote : « France Réelle ». Elle se dit qu’avec un nom pareil, elle risquerait bien d’y croiser des petits camarades de Bergerac et compagnie. Après un moment d’hésitation, elle choisit un pseudo qui fleurait bon la France profonde et les valeurs tradis. Après avoir songé à Jeanne d’Arc, elle estima qu’une référence héroïque masculine ferait mieux l’affaire. La figure de Charles Martel s’imposa alors tout naturellement. L’homme qui avait arrêté les Arabes à Poitiers en 732 était un point de référence pour toute la droite nationale. C’était décidé, il serait désormais son nom d’emprunt sur la toile noire. Tiens, la « toile noire » ? L’expression lui plaisait et elle la nota. Il faudrait qu’elle la reprenne dans son article. Pourquoi pas dans le chapeau et peut-être même, dans le titre ?

Maria se cala au fond de son fauteuil et porta à ses lèvres une tasse de café. Cela lui faisait mal de l’avouer, mais Fischer n’avait pas tout à fait tort quand il lui reprochait d’être trop impulsive et de manquer de méthode dans ses recherches. Elle était déterminée à consacrer ce qui lui restait de temps à explorer les pistes de manière rationnelle.

Mais le journaliste avait aussi réussi à semer le doute sur un autre point et cela la mettait beaucoup plus mal à l’aise. Malgré toutes ses assurances, Jill ne pouvait prétendre faire passer un papier d’infogé dans Spécial. Rédac’chef dans sa poche ou pas, elle était cantonnée aux pages beautés, mode et bien-être et jamais on ne la laisserait mettre son nez dans les pages sérieuses du magazine. Maria fronça les sourcils : si c’était comme ça, elle irait vendre son papier à la concurrence. Tant pis si ça devait lui coûter son job puisqu’elle était déterminée à changer de vie. Et tant pis aussi si cela ne plaisait pas à tout le monde.

 

De son côté, Fischer avait quitté l’appartement de Maria de très mauvaise humeur. Cette nana ne savait décidément pas ce qu’elle voulait. Elle avait commencé par le saouler au propre et au figuré avec son vin blanc qui tapait (il n’aimait que le rouge) et avec ses ambitions professionnelles. Puis, elle lui avait littéralement sauté dessus !

En s’asseyant dans sa voiture, il dut reconnaître que c’était lui qui avait commencé à l’embrasser mais elle l’avait laissé faire et, à ce titre, elle portait à ses yeux la plus entière responsabilité de ce qui avait suivi. Il roula jusque chez lui en se déridant un peu. La nuit avait été sympathique et il devait reconnaître que cette Maria savait y faire. Non seulement, elle le connaissait bien, mais en plus, elle réussissait encore à le surprendre.

Denis Fischer faisait partie de ces hommes qui estimaient qu’il n’était pas toujours nécessaire de passer d’une femme à l’autre pour parvenir au nirvana du sexe. C’était son côté vieille France, il pensait qu’il valait mieux cultiver le champ que l’on avait planté plutôt que de le laisser en jachère et d’aller voir ailleurs si le blé était plus doré. Maria en jachère ? L’image le faisait sourire au moment où il arriva chez lui. Il monta au quatrième étage à pied en maudissant la copropriété qui continuait à refuser d’installer un ascenseur et jeta un coup d’œil sur le paillasson « Welcome Home » agrémenté de quelques hirondelles sur un fil. Outre le fait d’être un cadeau des plus mièvres que sa mère lui avait fait (elle s’y entendait pourtant très bien en la matière), il constata qu’il n’était pas parfaitement aligné contre la porte. C’était son côté TOC mais il détestait que les choses ne soient pas parfaitement alignées, ce qu’il fit immédiatement. Il poussa la porte et entra chez lui. Il posa son ordinateur portable sur la table et fut surpris par une légère odeur. Pas très présente, mais suffisamment pour se faire remarquer à cette heure du jour.

 Du tabac froid ?

Rien de tel qu’un ancien fumeur pour traquer les odeurs de clope ou, pire encore, de vieille clope. Ni Maria ni lui ne fumait et ils ne s’étaient pas rendus dans un environnement de fumeurs. Bilan de sa réflexion express : quelque chose clochait. Il prit une seconde de réflexion et puis, il courut vers la cuisine avec une idée bien précise : prendre un couteau et constater si l’intrus était toujours là. Mais quand il se retourna, il reçut un grand coup à l’arrière de la tête. Son dernier souvenir fut le parquet qui se rapprochait dangereusement de sa tête. Quand il se réveilla, le paillasson était à nouveau de travers mais il y avait pire : son ordinateur portable n’était plus posé sur la table !