Pendant tout le trajet, Maria Vespi fut confrontée à un problème inédit pour une journaliste consciencieuse. Comment mener une interview avec un volant en main, sans la moindre possibilité de prendre des notes, ni d’enregistrer son interlocuteur ?
Le fameux Panzer avait été à l’heure au rendez-vous mais s’il n’avait pas arboré son look de skin avec, en prime, un lion des Flandres sur l’avant-bras, il y a fort à parier qu’elle ne l’aurait pas reconnu. Avec un pareil pseudo, elle s’attendait à voir arriver une force de la nature et elle se retrouva face à un ado qui prétendait avoir atteint les dix-huit printemps. De toute façon, il y avait « match nul – balle au centre » puisque Panzer était loin de s’attendre à être confronté à un Charles Martel en jupon. Maria sourit en lui disant qu’elle avait oublié de lui préciser ce petit détail. Le jeune homme lui répondit que cela n’était pas grave, tant qu’elle était prête à boire quelques bières avec lui en cours de route. La journaliste respira : le premier écueil était franchi.
Côté look, elle avait un peu galéré mais elle avait décidé de la jouer soft : polo, jean et baskets. Elle avait bien vu des photos de « skinettes » sur Internet mais elle ne le sentait pas de se faire des tresses ni d’avoir une mèche en travers du front, encore moins de parader en bomber. C’était d’abord une question d’âge. Par ailleurs, même si son job l’ennuyait, elle ne pouvait pas oublier des années passées à décrypter la mode et la beauté. Son look n’était peut-être pas à la hauteur de son rôle, mais par contre elle avait bien potassé son dossier et ses motivations.
Elle devait être prête à répondre à toutes sortes de questions. Oui, elle débarquait un peu tard dans la scène nationaliste, mais c’était parce qu’elle avait pris le temps de la réflexion. Elle avait un passé à gauche mais elle avait changé. Aujourd’hui, elle ne supportait plus de voir son pays glisser vers l’abîme. Il était grand temps de se réveiller et de réagir.
À force d’avoir surfé comme une malade sur Internet, Maria connaissait le programme des Enracinés sur le bout des doigts. Elle faisait son possible pour paraître légitime, mais elle n’était pas sûre que cela suffise. Pour autant, Panzer ne parut pas mettre en doute ses explications. Peut-être était-il trop content d’avoir trouvé une manière économique d’aller à Berlin. Quand elle eut fini de réciter son baratin, façon Actor FachoStudio, Maria demanda à Panzer de parler de lui.
— Ton vrai nom, c’est quoi ?
— Panzer !
— Sans déconner, tu ne veux pas me dire ton prénom ?
— Mettons que j’ai tiré un trait sur mon passé.
— Des problèmes avec tes parents ?
Il éclata de rire.
— Le problème, ce sont mes parents ! Des cocos incurables… Dès qu’ils ont compris que je virais facho, ils ont exigé que j’abandonne tout ça ou alors ils me fichaient à la porte.
— Ils l’ont fait ?
— Je ne leur ai pas laissé ce plaisir. Je suis parti de moi-même.
— Tu es dans un parti ?
— Non, indépendant… Mais bon, je suis sympathisant.
— Les Enracinés ?
— Oui.
— Et tu fais des études ?
Maria s’en voulut d’avoir posé cette question. Elle ressemblait trop à une demande de « parent » ou, pire encore, de conseillère en éducation. Mais, une fois encore, cela ne sembla pas le perturber plus que cela.
— J’ai arrêté… Je veux bosser dans la sécurité. Pour le moment, je taffe dans un fast-food de merde où ils servent de la viande halal. Tu vois le genre.
— Ne m’en parle pas…
La journaliste trouvait décidément que ce gamin un peu paumé, vendeur de sandwiches, n’avait pas grand-chose à voir avec le glorieux Panzer qui communiquait avec elle sur le Net.
— Et donc, tu te présentes comme flamand ?
— Ouais, t’as vu mon tatoo ? C’est un lion des Flandres, noir sur fond jaune. Tu sais, y a pas qu’en Belgique qu’il y a des Flamands ! En France aussi. Nous avons été colonisés mais ça va bouger. Et on va se faire entendre, ça je te le promets.
— Tu parles flamand ?
— Non… Je peux dire « bier », « ja », des conneries comme ça. Mais je vais apprendre !
Pour la première fois depuis le début du voyage, la question ne parut pas lui plaire. Il s’enfonça dans le siège passager et marmonna :
— Et ce n’est pas de ma faute si les écoles de la Ripoublique ont interdit l’enseignement du flamand. C’est la même chose avec le breton, le basque ou le corse. Ils ont peur de nous ! Mais ça ne va pas nous arrêter !
La journaliste se dit qu’il était temps de changer de sujet.
— Parle-moi plutôt de Berlin. C’est quoi ce concert ? J’ai cherché sur le Net mais je n’ai rien trouvé…
— Aaaah… Charles Martel n’est pas douée à ce que je vois.
— Je dirais plutôt que Charles Martel a besoin d’un Panzer pour avancer.
— Touché !
L’atmosphère dans l’habitacle du véhicule s’était détendue après un petit passage orageux. Et le jeune nationaliste semblait cette fois en veine de confidences.
— C’est un concert de Bloc 88, un des groupes les plus radicaux de la scène Oï européenne. Tu les connais, hein ? Ils font du métal indu avec une véritable ligne mélodique.
La référence à la ligne mélodique laissa, un instant, Maria rêveuse. Mais l’apport de Bloc 88 à la musique ne lui avait pas échappé. Elle venait même de potasser le sujet la veille.
— Oui, dit-elle, j’ai beaucoup aimé leur dernier CD : Wiederstand.
— T’as raison, c’est le meilleur à mon avis.
Maria respira, elle venait de marquer un point, mais un autre piège suivait.
— Tu dors à l’hôtel ?
— Euh… oui.
— C’est cool, moi je sais pas encore où je vais aller pieuter.
— Tu connais quelqu’un ?
— Ben oui, toi !
La journaliste se dit qu’elle avait un nouveau problème à résoudre. Mais il lui restait une question à poser.
— Et tu parlais d’une surprise… Un truc incroyable. Tu te rappelles ?
Panzer sourit.
— Je ne sais pas si je vais te le dire maintenant… Je préfère garder le suspense !
— Allez, donne-moi un indice !
— Disons qu’un grand nom de la Seconde Guerre viendra nous parler.
Il laissa un silence.
— Pour son anniversaire. Tu vois de qui je veux parler ?
Maria se dit qu’il ne devait sûrement pas s’agir d’un héros de la résistance, mais elle n’en savait pas plus.
— Non… Tu ne veux pas me le dire ?
— Alors, tu vas le découvrir toi-même. Patience…