Fraulein Hermann veillait toujours à laisser à ses hôtes un maximum d’autonomie. Elle était convaincue que la grande majorité des clients n’avait aucune envie de subir une logeuse trop envahissante. Mais, cette fois, avec ce vieux monsieur français handicapé et tellement courtois, elle avait senti que le courant passait bien. Animée d’une audace peu commune, elle avait pris la liberté de lui préparer une bonne tisane, accompagnée de petits biscuits à la cannelle faits maison. Et si le jeune ami du vieil homme courtois voulait les goûter, elle ne l’en empêcherait pas. La propriétaire tenait à ce que l’on sache à l’étranger que la tradition d’hospitalité de la région n’était pas usurpée.
Le Bihan et Ralic rentrèrent en début de soirée, presque une heure après le rendez-vous que leur avait donné Fraulein Hermann pour le repas. Le déjeuner avec Tapper s’était prolongé et ils avaient poursuivi leurs recherches par la suite. Ils avaient commencé par interroger la patronne de l’auberge qui ne s’était pas montrée très bavarde. Elle appartenait à cette catégorie de témoins que détestent les policiers et qui estiment qu’ils sont tenus au secret professionnel. Ils avaient fait une longue promenade dans le village et dans ses environs en commentant les paroles de Tapper.
Que voulait-il dire en affirmant que la science n’expliquait pas tout ?
Cela laissait entendre que les SS avaient laissé des secrets dans le château après l’avoir détruit mais alors, où pouvaient-il se trouver ? Une chose paraissait sûre, c’était au fameux Franz Harber que toutes ces questions devaient être posées. Mais dans ce cas précis, ils sortaient du cadre de leur enquête « touristique » et devaient s’adresser aux collègues de la police allemande. Un interrogatoire informel se révélerait plus efficace mais il restait à le rencontrer et à le mettre en confiance. Le Bihan se porta aussitôt candidat en rappelant qu’il avait déjà une solide habitude des interrogatoires nazis. Chemin faisant, les deux hommes étaient donc rentrés chez Fraulein Hermann.
Elle les invita à prendre place et, tout en souriant à Le Bihan, elle leur proposa de la tisane et des biscuits. Il n’était que vingt heures et les hommes commençaient à avoir faim. Mais dans le monde très organisé de Fraulein Hermann, l’heure du repas était immuablement fixée à dix-neuf heures et tout retard entraînait immanquablement un report de celui-ci au lendemain. Ralic soupira et se dit qu’il réserverait un sort à ces biscuits qui semblaient très appétissants. Sous l’œil un brin inquisiteur de leur logeuse, il tendit la main vers le plateau rempli de tentations sucrées. Le Bihan sourit et se dit qu’il était temps d’opérer une diversion.
— Fraulein Hermann… Pardonnez notre retard mais nous avons pris le temps d’admirer votre belle région. Comme vous le savez, nous repartons déjà demain.
— C’est bien dommage ! Il faudra revenir un jour.
— Avec grand plaisir… Mais dites-moi, faut-il réserver longtemps à l’avance ? Vous avez beaucoup de locataires ?
— Oh, cela dépend les périodes de l’année. En été, il y a bien sûr plus de clients. Et puis… aussi à certaines dates de l’année.
— Ah oui ? Lesquelles ?
Elle hésita. Le Bihan insista avec douceur.
— Oui, enfin. Pour savoir quand nous pourrions réserver…
— Euh… Vous imaginez bien… Les Solstices et puis, certains anniversaires.
Le Bihan la sentait sur ses gardes. Il décida de la rassurer.
— Bien sûr ! C’est très compréhensible, la région est passionnante d’un point de vue historique !
— Oui, s’exclama-t-elle, rassurée par la perche qu’il lui tendait. C’est comme vous le dites. Il y a tellement à découvrir sur le plan historique !
— Vous savez, c’est la même chose pour nous. Nous sommes passionnés par l’histoire du vingtième siècle.
— Oui et puis, il ne faut pas croire tout ce que l’on dit ! Les jeunes qui viennent au Wewelsburg sont souvent des personnes très bien ! Pas ce que l’on peut penser. Ils sont ponctuels et paient leur note sans discuter.
— Peut-être un peu trop de bière parfois…
La remarque de Ralic entraîna un regard noir de la logeuse.
— Pas chez moi, en tout cas. Je vous l’ai dit. Ce sont des gens très bien, d’ailleurs, si ce n’était pas le cas, je ne leur ouvrirais pas ma porte ! Vous savez, nous ne sommes pas responsables de ce qui s’est passé ici ! Tout ce que nous demandons, c’est de vivre en paix.
Le Bihan reprit l’initiative pour ne pas perdre les points qu’il avait marqués avec cette dame, visiblement très à cheval sur ses principes.
— Comme je vous comprends ! Vous avez raison, chère Fraulein Hermann, vous habitez vraiment une très belle région. J’ai très envie d’y revenir un jour… Tenez, le 10 décembre par exemple.
Elle se raidit.
— Le 10 décembre ? Je crains que cela ne soit pas possible. Quel dommage !
— Pourquoi, c’est déjà occupé ?
— Oui, mes chambres sont réservées.
— Quel dommage ! Vous avez des amis, vous connaissez des gens qui seraient prêts à m’en louer ?
— Je pense que ce sera difficile pour ce jour-là… Nous avons eu beaucoup de demandes.
Ralic avait interrompu sa razzia sur les biscuits mais il ne perdait pas une miette des propos échangés par Le Bihan et sa soupirante qui ajouta :
— Peut-être trouverez-vous quelque chose à Wuppertal mais c’est assez loin… Oui, je ne sais pas pourquoi ils se sont tous donné le mot ce jour-là !
— Oh, il doit s’agit d’un anniversaire… tenta le policier.
— Pas à ma connaissance, répliqua la logeuse d’un ton sec.
Biiiip !
Fraulein Hermann jeta un nouveau regard sombre à Carloman Ralic qui n’avait pas eu la politesse d’éteindre son portable avant de passer au salon. Ce garçon n’avait décidément aucune éducation. Il fallait croire qu’en France, comme en Allemagne, certaines valeurs se perdaient. Le policier se leva et alla dans le couloir.
— Allô ? Oui, attends… je m’isole un peu.
Le Bihan sourit à la logeuse qui lui servit une nouvelle tasse de thé. Puis, la voix de Ralic retentit dans le couloir.
— Non ! Ce n’est pas vrai…
Il rentra dans le salon et regarda l’historien dans les yeux. Il était très pâle.
— Fraulein Hermann, pouvez-vous nous laisser un instant, bitte !
Le ton était tellement sec que la logeuse ne songea même pas à contester l’ordre qu’il venait de lui donner. Quand ils furent seuls, Ralic dit à Le Bihan :
— C’est Rougeau, mon adjoint.
— Que se passe-t-il ?
— Il vient de m’annoncer le suicide de Rodolphe Bergerac et l’agression de Denis Fischer, tu sais… le journaliste. Il était à Berlin. L’imbécile !