Julien découvrait la vraie vie et en même temps, il visitait le monde. C’était en tout cas ce qu’il s’était dit en atterrissant à l’aéroport de Berlin Tegel. En quelques jours, il avait découvert Bruxelles et Madrid. Il avait retrouvé Paris. Il rêvait de partir bientôt à Rome et voilà qu’il revenait à Berlin, quelques jours à peine après le fameux concert de Bloc 88. Mais cette fois, il n’était plus question de Panzer, ni de plan foireux en bagnole avec une vieille chopée sur le Net. Non, il voyageait comme un prince, avec un vrai billet d’avion en poche et il pouvait même se payer un taxi pour se rendre au lieu du rendez-vous. En voyant se dérouler la litanie des immeubles reconstruits au lendemain du second conflit mondial, il songeait au fait qu’il lui faudrait déjà rentrer le même soir. Mais bon, on ne pouvait pas tout avoir, le confort du voyage et l’assurance d’un long séjour. Il déplia son plan et suivit la route qu’empruntait le taxi conduit par un Turc.
Il se dit qu’en Allemagne aussi, les choses avaient bien changé et qu’on en était très loin de l’idéal de pureté aryenne prôné par les dirigeants du Reich. Par bravade, quand le chauffeur lui avait demandé où il allait, il avait eu envie de répondre Horst Wessel Platz. Mais il était fort à parier que ce nom ne lui aurait rien dit. Horst Wessel, le jeune martyr du nazisme au nom duquel le célèbre hymne avait été composé. Un palais lui avait été dédié et une place portait son nom, au cœur de la grande capitale du Reich. Hélas, aujourd’hui, la place portait le nom de Rosa Luxemburg. Une sale bolchévique, songea-t-il, en faisant une grimace de dégoût. Il y aurait beaucoup à dire sur les changements de noms des rues et des places dans cette ville.
— Ils veulent gommer l’histoire mais ils vont le payer, murmura-t-il en se parlant à lui-même.
Berlin est une ville très étendue et il se dit qu’ils n’y arriveraient jamais. Il serra la grosse enveloppe que contenait son sac à dos et puis, sortit son portefeuille en arrivant à destination. Il fut étonné par le prix raisonnable de la course (seulement dix-neuf euros) mais il s’abstint de laisser un pourboire à un chauffeur qui restait, à ses yeux, un envahisseur.
Il ferma la portière et regarda autour de lui. Rien de très extraordinaire. Ce quartier de l’ancien Berlin Est était à l’image du communisme scientifique prôné par la DDR : triste et inhumain. Puis, il regarda le Volksbühne sur la place dont il apprécia l’architecture virile. En revanche, pas l’ombre d’un homme à l’horizon. Enfin, homme ou femme parce que, comme d’habitude, il ne savait rien de la personne qu’il allait rencontrer. Tout juste lui avait-on dit qu’un contact l’aborderait. Comme il détestait attendre, il souhaitait que cela ne durerait pas trop longtemps. Après six minutes, un jeune homme vêtu d’un simple sweat-shirt noir à capuche vint à sa rencontre. Il lui serra la main et se présenta sous le nom de Horst. Julien sourit, l’allusion était transparente comme l’eau de la Spree à la belle saison. Il l’invita à le suivre dans une rue adjacente et ils s’engagèrent dans un couloir qui menait à une boutique. Julien en avait déjà entendu parler mais il n’avait encore jamais vu l’endroit. Un magasin de fringues qui proposait toutes les marques prisées par les jeunes membres de l’ultra droite et leurs sympathisants. À cette heure, il n’y avait pas grand monde, à part un vendeur qui pliait des tee-shirts, sans faire attention à eux. Julien trouvait l’atmosphère un peu pesante et tenta de lancer la conversation.
— C’est dingue ! Vous avez même les tee-shirts Lonsdale…
— Ich spreche kein französisch.
— Euh… you have the tee-shirts of…
— Ich spreche kein englisch.
— Mais alors…
— Hier spricht man allein deutsch.
Le Horst en question n’avait pas le don des langues. Il s’était assis dans un coin et avait ouvert l’enveloppe qu’avait transportée Julien depuis la France. Il se livra à un rapide examen de son contenu et un large sourire vint illuminer son visage.
— Vielen dank ! Alles is richtig !
Julien comprit qu’il le remerciait et il lui tendit la main en retour. Il réalisa aussi qu’il le raccompagnait vers la rue pour se débarrasser de lui. Le Français se dit que l’accueil avait été plus chaleureux à Bruxelles où une camarade blonde et bien roulée lui avait même proposé de goûter une fameuse bière du pays. Puis, il se fit une raison en se disant que cela lui laissait un peu de temps pour faire une promenade historique dans la ville, avant de retourner vers l’aéroport. Ce soir encore, il devait faire rapport du bon déroulement de sa mission.
Au même moment, à Paris, Maria Vespi n’avait pas le moral. Elle songeait encore à l’ultimatum que lui avait donné Jill concernant la remise de son article mais cela n’était pas encore ce qui la stressait le plus.
Le vrai problème du moment portait le nom de Mamadou Diouf et il possédait un corollaire immédiat : Alima Diouf. Malgré la promesse qu’elle avait faite, elle se révélait incapable de le retrouver. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir tout tenté. Elle avait commencé par imaginer le pire, mais parmi les morts et les blessés des derniers jours, aucune description ne correspondait à celle de l’épicier volage. Ensuite, elle avait sondé ses endroits de prédilection de manière très éclectique. Elle avait commencé par son café préféré, puis son bureau de tabac, ensuite elle avait rendu visite à son vidéoclub et, cerise sur le gâteau, elle s’était rendue dans sa salle de sport où elle avait recueilli un joli succès dans le groupe des souleveurs de fonte stéréoïdés. Mais partout, revenait la même réponse : « Mamadou ? Non, on ne l’a plus vu ! » Au Rocky Club (sa salle de sport), on paraissait même étonné de son absence parce qu’il figurait parmi les clients les plus fidèles de l’établissement. Fallait-il pour autant imaginer le pire ? Et surtout, comment progresser dans son enquête ?
Maria alla boire un café dans un troquet du quartier et s’accorda une heure de réflexion avec un crayon à la main. Elle se surprit à songer à ses prestigieux prédécesseurs comme Hercule Poirot, Maigret ou Miss Marple. Qu’auraient-ils fait à sa place ? Elle avait beau tourner le problème dans tous le sens, elle ne trouvait pas de réponse. Elle se dit qu’elle n’avait pas l’envergure. Tant pis pour les mises en garde d’Alima, il fallait qu’elle s’adresse à la police. C’était peut-être une question de vie ou de mort. Elle plongea sa main dans son sac et tomba sur un petit bout de carton.
La carte de visite professionnelle de Denis !
Denis avait l’étonnante habitude de distribuer sa carte de visite à tout le monde, même aux gens qu’il connaissait bien et parfois même à ses collègues. Maria avait été l’une des heureuses bénéficiaires de ses largesses. Elle se dit qu’après tout, cela n’était pas une si mauvaise idée. Pas besoin de courir tout de suite chez Ralic, d’autant plus qu’il continuait à la jouer solo. Moins de trente minutes plus tard, elle était chez lui avec une bouteille de rosé à la main.
— Du rosé ? En plein mois de novembre ?
— Ben oui… Comme ça, on aura un petit rab’ d’été !
— Si ça t’amuse…
— Ouh là là… Je sens que tu tires ta tronche du lundi.
— On est mercredi !
— Raison de plus pour ne pas me laisser impressionner par ton sourire de bulldog. Le tire-bouchon ?
— Au fond de la baignoire. Autre question ?
La vérité était que Denis Fisher commençait à en avoir soupé d’être coincé à la maison. Il n’avait presque plus mal, sauf lorsqu’il levait les bras. Et comme, jusqu’à preuve du contraire, il ne fallait pas être capable de se suspendre à un trapèze pour taper un article, il n’y avait aucune raison de ne pas retourner au bureau. Toujours en bougonnant, il alla s’affaisser sur le canapé en se saisissant de la télécommande.
— Tu as des chips ?
— Tu permets ? Je regardais un truc passionnant.
Maria arriva avec une bouteille ouverte, deux verres mais pas de chips.
— Tant pis, on fera l’impasse sur les graisses polysaturées… Tu regardais quoi ?
— Un doc sur la sexualité des hippocampes ! Instructif !
— Tu files un mauvais coton.
— Non ! Je suis coincé dans mon lit comme un grabataire, c’est tout ! je vis à l’écart du monde, rien de plus et rien de moins.
— Dommage que tu n’ailles pas bien… Je voulais te demander un service. Enfin, un conseil…
Le sourcil de Denis se leva et forma un accent circonflexe parfait.
— Un conseil ? Pour quel article ? Le tien ou le mien ?
— Ben… Pour le tien, tu as un peu levé le pied, non ?
— Pas du tout ! Cela te ferait plaisir, hein ? Non, je continue à bosser, fais-moi confiance.
— Écoute… j’ai une info importante et je ne sais pas quoi en faire. On la partage et tu me donnes ton avis. Deal ?
— Deal !
Maria Vespi commença à lui raconter toute l’histoire d’Alima ainsi que ses recherches concernant la disparition de Mamadou. Fischer réagit particulièrement lorsqu’elle prononça le mot cercueil.
— Un cercueil ?
— Oui…
— Je sais, tu me l’as dit.
— Mais alors, c’est un coup d’un de ces tarés des Enracinés !
— C’est possible mais nous n’avons pas de preuve !
— Tu vois une autre piste ?
— Non…
— Alors, on doit la suivre.
— À la nôtre !
La journaliste leva son verre de rosé tandis que la pluie qui s’était mise à tomber dehors commençait à battre contre les vitres. Elle ferma les yeux un instant pour s’extraire de cette froideur, mais quand elle les rouvrit, elle ne pensait plus du tout à la météo.
— Et comment comptes-tu suivre cette piste ?
— Nous devons en parler à Ralic !
— Encore ton copain Ralic ? Pour ce qu’il nous a aidé jusqu’à présent…
— Mais enfin Maria, tu ne comptes pas jouer les fliquettes et mettre seule la main dessus ? Tu ne trouves pas qu’on a déjà eu assez de problèmes comme ça ?
Maria posa son verre et alla se serrer contre lui sur le canapé. Elle lui passa la main autour du cou et elle commença à l’embrasser.
— Excuse-moi, ça ne pouvait pas attendre.
— Ce n’était pas désagréable.
— Tiens, le bulldog s’est calmé ?
— Ne te fie pas aux apparences, il peut toujours mordre.
— Écoute Denis… Je veux l’interview de ce Mamadou. Elle sera la pierre angulaire de mon papier.
— Ou le clou de son cercueil…
— Aide-moi ! À deux, on peut le retrouver, non ?
— Maria… Non-assistance à personne en danger, tu sais ce que cela signifie ?
Elle baissa les yeux et puis se lova contre lui.
— Tu sais… Moi j’espérais seulement que tu aies une idée. Rien de plus.
— Je pense que nous n’avons pas le choix… C’est Ralic qui va devoir te fournir ton bon client !