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La voilà en Bretagne, chez sa belle-sœur, non pas la femme de Jean mais la sœur de Marc, pour qui sa préférence est marquée. Astrid est moins cérébrale que Sabine, plus traditionnelle aussi – ce qui dans le monde de Claire signifie : moins informée, moins engagée, moins féministe, catholique. Infirmière, Astrid trouve du travail comme elle veut et peut ainsi interrompre son activité pendant quelques années chaque fois qu’elle a un enfant. Elle en a cinq. L’avant-dernier de la fratrie, François, a exactement l’âge d’Adrien. Les deux garçons sont comme des frères, sans l’éventuelle rivalité de ceux qui partagent les mêmes parents. Des frères, mais qui ne vivent pas ensemble dans la même maison, se plaignait Adrien lorsqu’il était petit. Cette complicité des cousins console le regret du fils unique et de sa mère.

 

Quand elle séjourne chez Astrid, Claire se sent merveilleusement heureuse, rien ni personne ne réprime son tempérament et sa façon de vivre, elle est totalement elle-même : énergique, active, joyeuse, en toute démesure. Avec Astrid, Claire parle de tout. Elle lui confie autant de choses qu’à Jean ou Marc, sans compter les sujets qu’on aborde plus volontiers entre femmes. En accordant sa confiance et son affection, Claire ne se trompe pas : sa belle-sœur est une véritable amie, bienveillante et généreuse. Un soir bien sûr, Claire évoque Gabriel. Un de mes élèves est amoureux de moi, enfin je crois, raconte-t-elle avec sérieux. Ça n’arrive pas tout le temps ? s’étonne Astrid. Non, c’est drôle que tu penses ça, dit Claire. Elle n’a jamais été amoureuse d’un de ses professeurs. En tout cas, je ne m’en aperçois pas, conclut-elle. Et cette fois, tu as remarqué quelque chose, dit Astrid. Oui, j’ai l’impression que ce garçon était perdu et que je suis importante pour lui, trop importante. Marc me dit que cela peut être embêtant. Comment t’en es-tu aperçue ? demande Astrid. Il veut sans cesse que je le prenne dans mes bras, résume Claire. Et tu le fais ? Bien sûr, dit Claire. Je t’admire, je n’y arriverais pas, avoue sa belle-sœur, qui connaît le handicap des pensionnaires de L’Embellie. Je comprends, dit Claire, moi au contraire, je ne peux rien leur refuser. Tout est difficile quand on travaille avec des personnes tellement désarmées, remarque Astrid. C’est exactement ça, dit Claire. Sa belle-sœur la réconforte : mais tu y arrives, tu es formidable avec eux, Marc me le dit souvent. Eh bien je suis contente d’apprendre que mon mari est fier de ce que j’accomplis ! conclut Claire.

 

Comme toutes les fois, le séjour se passe très bien. L’ambiance est détendue et gaie. Les aînés d’Astrid sont partis à un camp scout, offrant un moment tranquille au reste de la famille. François et Adrien ne se quittent pas, ils n’ont besoin de personne. Il suffit de les nourrir ! plaisante Claire. Les jeunes sœurs de François se chamaillent gentiment mais ne sont pas embêtantes. Il ne faut pas s’en mêler, professe Astrid. Les deux mères vivent sur le même rythme, elles ont les mêmes goûts, les mêmes plaisirs et façons de faire, leur duo fonctionne sans heurt. Les courses, les repas, les activités, tout est simple et léger. Le matin, les garçons jouent dans le jardin pendant que les filles accompagnent les femmes à l’Intermarché. Les stéréotypes de genre ne préoccupent ni Astrid ni Claire. Elles se sentent saines et tranchées sur la question de la différence des sexes : non, les filles ne ressemblent pas aux garçons. Pour autant, les chipies et les mauviettes n’ont pas leurs faveurs. Pas d’inquiétude à avoir, avec trois frères et un cousin, les filles d’Astrid sont préservées de ces travers. Les après-midis, la troupe fait des promenades à vélo, des balades sur la côte sauvage, des excursions, et lorsque le temps est au beau, du paddle et des barbecues. On est cool, c’est sympa, résume Claire chaque soir au téléphone avec Marc. Elle adopte le langage de son époque sans se soucier de son éventuelle pauvreté. Super ! conclut Marc sur la même longueur d’onde. Après le dîner, elle lit un petit texte âpre et poignant que Sabine, la femme de Jean, lui a prêté. Une philosophe dont le frère était orphelin de lui-même offre à celui-ci l’éternité d’un livre. En lisant, Claire songe à ses élèves, à leur identité mystérieuse, empêchée d’éclore. Mais joueurs, rieurs, affectueux.

 

Plus le séjour approche de sa fin, plus le temps comme par magie s’accélère. Le dernier jour des vacances semble se précipiter au-devant de vous. Pourquoi la perception temporelle se modifie-t-elle ? Ça passe de plus en plus vite. Claire s’en plaint mais jamais longtemps. Pas la peine de geindre, il faut l’accepter, les meilleures choses ont une fin. Le mercredi 31, elle repart. C’est la veille de la Toussaint, il risque d’y avoir du monde sur les routes, tant pis, elle ne change pas son calendrier. Elle conduit d’une seule traite, en s’arrêtant seulement pour déjeuner. À dix-sept heures trente, elle est chez elle, contente de sa performance (c’est ainsi qu’elle vit ses voyages en voiture), retrouve son mari et sa maison, avec le même élan de gaieté simple qui est la tonalité voulue de sa vie. J’ai préparé le dîner ! fanfaronne tendrement Marc. Papa ! s’extasie Adrien. Va ranger ta valise, mon ange, suggère Claire à son fils.

 

Avant toute chose, elle appelle sa belle-sœur. Nous sommes bien arrivés, nous avons fait bonne route. Non, non, il n’y avait pas tant de monde. Marc nous a préparé à dîner. Oui ! Claire rit. Astrid a dû s’émerveiller d’un tel effort de la part de son frère. Il a fait beau cette après-midi ? demande Claire. Trop de chance ! Elle est en train de parler sur le fixe de l’appartement quand son portable – mis à charger – fait entendre sa musique. Le nom d’Annick Joyeux s’affiche à l’écran. Qu’est-ce qu’elle veut encore celle-là ? s’exclame Claire en coupant la sonnerie. Je vais devoir te laisser, dit-elle à Astrid, ma directrice me sonne ! Claire repose le téléphone sur son support dans l’entrée. Installé à la grande table du séjour, Marc finit de faire les comptes du ménage. De temps en temps il soupire, s’énerve lorsqu’il n’identifie pas un débit. Qu’est-ce que c’est que ça ? Le budget est serré en ce moment, tout est cher et par malchance le syndic de l’immeuble vote des travaux. Nous n’avons pas d’argent, dit quelquefois Claire à son frère. Ce n’est jamais une plainte, juste un constat. Parfois même elle en rit. Elle en est presque fière : c’est un choix de vie, un refus de l’aliénation par la consommation, une sobriété. Adrien s’est installé à côté de son père et déjà regarde dans son cahier de textes le travail pour la rentrée. Vous êtes mignons tous les deux, s’attendrit Claire. Pour ne pas les déranger, elle part téléphoner dans sa chambre. Elle rappelle Mme Joyeux.

 

Je suis convoquée ! clame-t-elle quand elle revient au salon quelques minutes plus tard. Le trouble rend son expression brutale. Elle t’a expliqué pourquoi ? demande Marc. Non bien sûr, dit Claire, tu la connais. C’est un fait entendu : Mme Joyeux est un serpent, on ne l’entend jamais venir, elle pique sans prévenir. Qu’a-t-elle dit exactement ? insiste Marc Bodin. Plus que son épouse, qui lui a comme glissé un caillou dans la chaussure et paraît ne pas s’en apercevoir, il sent déjà l’inconfort d’une incertitude et réclame des précisions. Elle a dit qu’elle souhaiterait s’entretenir avec moi avant la reprise des cours, répond Claire. Tu ne lui as pas demandé à quel propos ! déplore Marc. Je le lui ai demandé mais elle préfère discuter en face en face.

 

Claire n’a pas la moindre idée de la raison pour laquelle Annick Joyeux veut la voir. Elle ne se demande pas quelle erreur ou faute elle pourrait avoir commise, elle est certaine de faire sérieusement son travail et, d’une manière générale, de bien agir. L’éthique chrétienne est son criterium intérieur. Il est donc logique qu’elle ne s’alarme pas. Elle est plus intriguée qu’inquiète. Qu’est-ce qui a pu se passer à l’école, dont la directrice aurait besoin de lui parler ? Rien ne la prépare à tomber des nues. Elle fait même quelques plaisanteries. Quelle casse-pieds ! Comme si ça ne pouvait pas attendre la rentrée. Peut-être que c’est pour une augmentation ? Ou pour m’annoncer sa démission prochaine. Quel bonheur ce serait. Ne rêve pas, dit Marc, fataliste. Il sait que personne en ce moment ne lâche son poste, tout le monde au contraire s’y accroche comme une moule à son rocher (c’est l’expression qu’il emploie), quitte à souffrir le martyre. Sans avoir entendu parler des enquêtes sur ce sujet, il n’a pas tort, toutes révèlent que le bonheur au travail en France est en chute libre. Si on l’en informait, Marc Bodin rétorquerait : qu’est-ce qui n’est pas en chute libre aujourd’hui ? Il ne se défend pas d’être pessimiste et conservateur, en vérité c’est un grand angoissé. Claire est moins que lui consciente du durcissement sur le marché du travail. L’Embellie constitue une sorte de bulle qui la sépare du monde professionnel, des luttes ordinaires, des gens efficaces jugeant ceux qui ne le sont pas. C’est justement ce qu’elle apprécie. Et si cela concernait ton nouvel élève ? s’inquiète Marc, à qui cette convocation a rappelé le souci qu’avait sa femme avant les vacances. Nous le saurons après-demain, dit Claire, sans y penser davantage, et sans remarquer qu’elle répugne à y penser.

2

Vendredi à dix heures, elle s’assoit dans le bureau de la directrice. Mme Joyeux ne fait pas le pont ; en ce 2 novembre, elle est tirée à quatre épingles, en tailleur bleu marine à jupe droite, son chemisier blanc paraît neuf. Claire quant à elle se présente en tenue de vacances, une ample chemise multicolore un peu froissée dépasse sur son jean et un foulard est enroulé autour de sa tête, à la mode hippie. Ses traits sont reposés, son teint hâlé, son visage lumineux. Annick Joyeux va droit au but. Merci d’être venue, dit-elle. Je vous ai convoquée parce que les parents de Gabriel Noblet se plaignent de votre comportement avec leur fils. La phrase cogne et fait immédiatement ployer la confiance. Claire reste muette, en manque d’explication, pas encore stupéfaite mais suspendue à ce qui devrait suivre. La chef d’établissement – c’est bien elle exclusivement qui parle – rapporte brièvement les faits. M. et Mme Noblet ont demandé à me voir pendant les vacances, je les ai reçus aussitôt, ici même. Je les ai écoutés attentivement. Ils parlent d’étreintes et de gestes inappropriés qui perturbent gravement Gabriel. Je ne vous cache pas que ce fut une mauvaise surprise. La réputation de notre établissement doit rester au-dessus de tout soupçon.

 

D’abord Claire est sidérée et incapable de dire un mot. Sa stupeur est sans borne. L’enseignante tombe dedans, se fige, perd la pensée et le langage. Le soupçon la choque comme une accusation. Étreintes inappropriées ! Le mot étreinte est fort, excessif en l’occurrence, c’est un détournement de la réalité. Il frappe Claire de plein fouet, lui présentant ses gestes habituels sous une lumière qui les falsifie, il brise l’instrument dont elle joue. Toute sa façon d’être est salie. L’avilissement l’atteint au cœur. Outre la stupéfaction, sa première réaction est la colère. Comment Mme Joyeux peut-elle d’emblée accueillir cette suspicion ? C’est la première chose qui surprend et révolte Claire. Vous me connaissez quand même ! s’exclame-t-elle, me croyez-vous capable de cela ? Capable de quoi ? rétorque la directrice, de gestes inappropriés ? À celle qui frémit, le ton semble glaçant. Claire acquiesce de la tête (oui c’est bien ce qu’elle veut dire), une tête déjà basse. Annick Joyeux s’est installée dans un calme méthodique dont elle ne se départira jamais. N’importe qui, en toute innocence, peut avoir un geste inapproprié, explique-t-elle, inapproprié ne signifie pas “coupable” mais inadapté et potentiellement préjudiciable. Elle a toujours pris Claire de haut, goûtant de lui faire la leçon, elle conserve cette posture habituelle. Quelle que soit la signification du mot, inadapté, préjudiciable, peu importe, pour Claire c’est déjà beaucoup, déjà faux, déjà injuste. Je ne vous accuse pas, je vous consulte pour connaître votre avis sur ces allégations, précise la directrice. D’ailleurs, ajoute-t-elle, Mme Noblet ne fait que s’inquiéter. Que dois-je répondre aux parents de ce garçon ? C’est tout ce que je souhaite savoir et vous êtes la mieux placée pour me renseigner. Que leur avez-vous répondu ? demande Claire. Le soupçon l’accable. La faiblesse en elle s’empoisonne, la blessure secrète s’envenime, elle est sans armes et sans armure. Je les ai surtout écoutés, répète Mme Joyeux avec son calme manifeste. Vous ne sentez pas qu’il est injuste de ne pas immédiatement me soutenir ? proteste l’enseignante, vous pouviez assurer les parents qu’ils se trompaient. Vous me connaissez ! insiste-t-elle. Et j’ai promis de vous parler, achève la directrice sans tenir compte de la protestation. De me recadrer ? suggère Claire. L’ironie le dispute à l’écœurement. Ce ne serait pas la première fois, glisse la directrice avant de poursuivre. Vous me dites que je vous connais, oui c’est vrai, et justement, si je peux me permettre. Vous avez déjà eu des propos déplacés à l’égard d’une élève et il y a des choses que depuis longtemps vous refusez d’entendre. Quoi par exemple ? demande Claire, sincèrement intriguée. Annick Joyeux prend un air docte et sage. Je vous l’ai souvent exprimé, la relation pédagogique est subtile, et délicat l’équilibre qu’elle doit trouver entre transmission et affection. Je crois hélas que vous n’en avez pas réellement conscience. Voilà ce qui m’inquiète, dit-elle en regardant Claire droit dans les yeux.

 

Claire Bodin est à la fois déstabilisée et furieuse. L’allusion à l’incident avec Marguerite lui semble perverse et injustifiée. Quant à ce discours pédagogique, elle le connaît par cœur, il a le don de la mettre hors d’elle. Elle a toujours contesté ce tabou de l’éducation à la française. Comme si l’apprentissage échappait à la loi universelle de l’amour ! Elle bout d’entendre suspecter l’affection professorale. C’est vraiment un comble ! Elle ne se retient pas d’éclater. Je n’attends pas de vous une leçon mais la confiance que je mérite, s’écrie-t-elle. Vous l’avez, dit Annick Joyeux, sans se montrer convaincante, d’un ton dont la fermeté semble comminatoire. Alors, dit Claire, avez-vous oui ou non rassuré les parents de Gabriel ? M’avez-vous placée au-dessus de tout soupçon ? Comme votre établissement. Une pointe d’ironie a teinté ce final. Annick Joyeux n’apprécie ni qu’on la mette sous pression, ni qu’on lui dicte sa conduite. Je l’ai fait autant que possible, répond-elle sèchement. Je vous sais affective et affectueuse, la nature de la plainte m’oblige à en tenir compte. Je vous invite à vous disculper vous-même. Que dois-je répondre aux parents de Gabriel Noblet, c’est à vous de me le dire, conclut-elle.

 

Sur sa chaise, Claire se sent lourde, épuisée, prête à défaillir, un poids lui tombe sur la poitrine, la peau de son visage rougit sous le coup de l’émotion. La clairvoyance du moment lui fait trop défaut pour qu’elle affirme ce qu’il conviendrait : Je n’ai eu envers cet élève aucun geste inapproprié ! Pas le moindre, jamais ! Non, elle ne pense pas à le dire, c’est une telle évidence pour elle. Une panique paralyse ses pensées. À la vérité, en ces circonstances la directrice la pétrifie, l’animadversion originelle tourne à l’effroi. J’aimerais parler moi-même aux parents de Gabriel, dit-elle – le ton est quasiment celui d’une supplique. C’est prévu, vous les rencontrez lundi soir. Ces mots tombent comme un couperet et Mme Joyeux se lève. Elle n’a rien à ajouter. Pas une parole de regret ou de réconfort, rien qui assurerait de sa solidarité et de sa confiance. La neutralité a sa préférence. Claire s’expliquera et se défendra elle-même. Quant à l’école, la directrice veillera à sa réputation. L’entretien est terminé. Claire ramasse son sac. À lundi, dit-elle en sortant dans le couloir. À lundi, confirme Annick Joyeux, et pas un mot de tout cela à qui que ce soit. Vous comprenez que la confidentialité est préférable pour tout le monde.

 

Le dîner familial est triste. À peine arrivée chez elle, Claire a appelé son mari au bureau pour lui raconter la mésaventure. Marc rentre plus tôt et prend sa femme dans les bras. C’est dingue ! répète-t-il, je n’y crois pas ! Il y pensait pourtant. Mais il semble l’avoir oublié. Quelle conne ! jure-t-il en s’asseyant à table. Claire sait de qui il parle. Elle pense plutôt : Quelle salope ! Tu crois qu’elle aurait dit aux parents qu’ils se trompaient ? Non ! s’indigne-t-elle. Sa vieille antipathie est ravivée. Qu’est-ce qui se passe ? demande Adrien en dépliant sa serviette, vous pouvez m’expliquer ? Sa mère lui raconte de quoi on l’accuse, le garçon rit. Tu as raison de rigoler, c’est ridicule, dit Marc. Il en est convaincu parce qu’il connaît intimement sa femme et, pas plus qu’elle, ne se met à la place de la directrice qui a des obligations. L’un et l’autre en sont incapables à cet instant. Il leur arrive quelque chose de totalement nouveau, imprévu, inimaginé. Quelque chose qui jusqu’alors n’arrivait qu’aux autres. Il ne faut pas t’inquiéter, dit Marc à son fils. Je ne m’inquiète pas ! dit Adrien. Il n’imagine pas sa mère avoir avec un garçon des gestes inappropriés. Je vais parler aux parents, ils comprendront qu’ils se sont fait des idées, dit Claire. Elle se rassure elle-même autant qu’elle se veut rassurante. J’espère bien ! gronde Marc. Je me demande pourquoi Gabriel est perturbé, murmure Claire, il allait très bien avant les vacances. Qui te dit qu’il l’est ? objecte Marc, va savoir, tu n’en as pas la preuve, les parents se montent peut-être la tête. Ou bien ils font partie du problème, dit Claire. Cette hypothèse ouvre un gouffre. Des parents toxiques. Suspicieux. Dont le regard salit. Qu’ont-ils été inventer ? Elle se rappelle la mise en garde de son frère : la souffrance rend fou, susceptible, parfois violent.

 

Il était malheureux de ne plus te voir, suggère Adrien, tu lui as manqué. Voilà une autre option qui n’est sûrement pas sans vérité. La bouche pleine, Marc approuve en hochant la tête, mais un regret le taraude. Quelle malchance que Claire n’ait pas dès le début des vacances averti de ce qu’elle soupçonnait chez son élève. Il ne fait aucun reproche à sa femme mais lui demande : Tu as dit à Mme Joyeux que tu prévoyais justement de lui parler à propos de Gabriel ? Je n’y ai pas pensé, dit Claire, j’étais choquée, et l’entretien a été bref. Marc baisse les yeux sur l’éternel regret de ce qui n’a pas eu lieu. Peut-être au-dedans de lui est-il consterné, saisissant l’enchaînement dangereux des faits : un jeune homme handicapé tombe amoureux de son professeur, les parents se plaignent de cette perturbation, l’enseignante devient le bouc émissaire idéal. Il n’en montre rien et se compose une figure sereine. Bon, conclut Claire, je vois les parents lundi soir, parlons d’autre chose. Elle se tourne vers son mari : Raconte-nous ta semaine de célibataire.

3

Que dira-t-elle aux parents du garçon ? Elle y pense. Elle y pense sans méthode, d’une façon aussi floue que l’est son sentiment devant ce qu’elle ne tient pas pour une affaire, à peine pour un embêtement. Pas un instant l’idée ne lui vient de demander conseil à un avocat, d’ailleurs elle n’en connaît aucun. Il faudra s’expliquer, comment s’y prendre ?

 

Elle y réfléchit le dimanche pendant la messe. La liturgie l’exalte, lui redonne la capacité de décider, et la réponse s’impose. Que dire en toutes circonstances sinon la vérité ? Elle ne dira que la vérité ! Pourquoi aurait-elle peur de l’exprimer ? Elle n’a rien à cacher. Elle ne doute pas qu’on la croira. Elle n’imagine pas avoir eu un comportement attentatoire, ou du moins considéré comme tel. Elle sait exactement comment elle enseigne et ce qu’elle a réussi avec Gabriel. Personne n’a le droit d’usurper la signification de ses propres gestes. Avec cet esprit confiant, elle s’avance pour communier puis retourne à sa place. Le front dans les mains, elle demande à Dieu de l’aider dans cette histoire, elle ne cessera plus de le faire. Au premier rang, debout entre son mari et son fils, elle prie avec ferveur. Derrière eux, l’assemblée recueillie constitue une force qu’elle ressent intensément. Une force d’apaisement qui atteste le besoin de partager et de manifester son amitié. Les croyants réunis réconfortent Claire Bodin. Au milieu d’eux, sa vision du monde retrouve son fondement. La résolution se précise. Elle dira ce qu’elle croit : un professeur peut donner l’accolade, prendre dans ses bras un élève qui en a besoin, caresser une tête, embrasser une joue, sans pour autant penser à mal, et ces marques de tendresse sont bénéfiques. Elles le sont davantage encore lorsqu’elles s’adressent à des jeunes gravement stigmatisés. L’attention et l’affection du professeur stimulent le désir d’apprendre, font à ce titre partie intégrante de la pédagogie, une pédagogie de l’encouragement dont on peut considérer qu’elle a fait ses preuves. Tous les travaux menés dans le monde entier le révèlent : quand les profs aiment les élèves, l’école a de meilleurs résultats. Que réussirait un professeur qui n’aime pas ses élèves ou qui se l’interdit ? Et que fait un enfant qui déteste son instituteur ? Il ne travaille pas ! Claire se sent sûre de ce qu’elle pense. Elle dira qu’elle aime TOUS ses élèves, Gabriel ni plus ni moins que les autres. Et les parents des autres se sont-ils plaints ? Ils n’ont cessé de la remercier pour les progrès qu’accomplissent leurs enfants. Sans réclamer un dithyrambe, elle espère que Mme Joyeux évoquera les réussites de son enseignante et tout le bien qu’elle a fait à ceux qui ont suivi son cours. Rendre les gens heureux n’est jamais un mal ou une faute, pense Claire.

 

Comme chaque dimanche à la sortie de l’office, sur le parvis où se retrouvent les familles, beaucoup de paroissiens la saluent, certains l’embrassent et discutent familièrement avec elle. Même lorsqu’elle est pressée, elle n’esquive pas ces contacts ni n’écourte une conversation. Aujourd’hui ces marques d’amitié restaurent un peu de l’assurance brisée. Au déjeuner dominical, Marc est heureux. La meilleure défense, c’est l’attaque, dit-il pour exprimer sa détermination.

 

Le lundi, avant l’entretien prévu en fin de journée, Claire Bodin retrouve sa classe. Tous les élèves sont assis lorsqu’elle arrive, un peu en retard parce qu’elle est passée par le bureau de la directrice. Oui, oui, vous assurez vos cours normalement, rien n’est changé, a confirmé Mme Joyeux. Pff ! Tu parles ! pense amèrement Claire, qui néanmoins arbore son éternel sourire, comme si l’incident n’avait pas eu lieu. Sa gentillesse se ranime au contact des élèves. Ils n’y sont pour rien, pense-t-elle. Louise, Lucie, Sarah, Arthur, Martin, Grégoire, Gabriel, Alicia. Elle fait une sorte d’appel informel, manière de saluer chacun. Tout le monde est là, personne ne manque, en le constatant elle réalise qu’elle s’attendait à l’absence de Gabriel. Elle ne sait pas pourquoi – la gêne que lui cause cette histoire sans doute –, elle s’imaginait que Mme Noblet garderait son fils à la maison tant que son problème ne serait pas réglé. Mais non, Claire s’est trompée, Gabriel est en classe. Bien sûr elle ne peut s’empêcher d’observer le garçon. Est-il au courant de la démarche de ses parents ? Que lui ont-ils dit ? A-t-il compris et, surtout, que leur avait-il raconté qui a suscité leur alarme ? Qu’en pense-t-il maintenant ? Claire ne sait rien et ne devinera pas ce qui a pu se passer pendant les vacances – elle ne pourra que se le figurer.

 

Comment savoir ? Elle ne va pas questionner Gabriel. Le pauvre ! D’ailleurs, il ne dit pas un mot lorsque les autres commencent à raconter leurs vacances. Il semble retourné à sa réserve initiale, mutique de nouveau. Quand l’enseignante a prononcé son nom, il a rosi et tripoté son stylo Bic, elle a bien vu ce geste. Le jeune homme est assis à sa place habituelle, elle l’examine le plus discrètement possible. Elle trouve son regard moins heureux. Rêve-t-elle ? Impossible à éclaircir ! En tout cas il n’a pas l’air tout à fait dans son assiette, pense-t-elle, ses yeux fuient, se détournent, souvent baissés. Il s’échappe. Et surtout, elle y songe, Gabriel n’a pas demandé l’accolade ! Il est resté assis lorsque Claire est entrée dans la salle. Deux semaines de vacances lui ont-elles fait oublier cette habitude ? Ou a-t-il sciemment évité ce rituel devenu problématique ? Est-ce un hasard ou l’a-t-on sermonné : un élève n’embrasse pas son professeur, un professeur n’embrasse pas ses élèves.

 

À l’instant de commencer son cours, Claire Bodin ne se perd pas en conjectures. L’atmosphère de la classe est maintenant plus joyeuse, l’enseignante n’abandonne pas sa méthode : faire parler les jeunes, demander des nouvelles, écouter les aventures. C’est magnifique ! Merveilleux ! Extraordinaire ! Quelle chance ! Son enthousiasme sincère épuise les formules. Nous allons écrire tout cela ensemble, dit-elle. Journal des vacances de la classe ! s’écrie Louise. Excellent titre, dit Claire, au travail maintenant. Les huit jeunes gens extirpent une feuille de leur sac, sortent leur trousse et plongent des doigts maladroits dans le fouillis de crayons, feutres et stylos. C’est fini ? demande Claire, tout le monde a de quoi écrire ? Ils sont déjà penchés sur leur table. Elle les laisse retranscrire leur souvenir ; elle marche un peu au fond de la classe. Ses yeux se posent sur la nuque rasée de Gabriel, elle est inquiète pour lui, elle sait comme la blessure atteint vite celui que le sort a déjà blessé. Le pauvre, pense-t-elle une fois encore, est-ce sa faute si ses parents s’inquiètent et se font des idées ? Bien sûr que non. Elle ne doit pas changer de comportement avec lui. Madame ! Madame ! Quand un élève l’appelle, elle s’empresse de répondre à sa question ou de l’aider à surmonter une difficulté. Espère-t-elle que Gabriel l’appellera, qu’elle aura l’occasion d’un contact, ou au contraire a-t-elle une appréhension ? Il n’appelle pas.

 

Les deux heures passent comme rien, elles ne suffisent pas à l’écriture laborieuse des adolescents. Essayez de poursuivre chez vous, dit Claire. Écrire un peu chaque soir est une habitude à prendre. Aucun d’entre vous ne tient un journal intime ? demande-t-elle. Si, moi ! dit Louise. Claire n’est pas étonnée. Arthur quant à lui se montre curieux. Et qu’est-ce que tu écris ? demande-t-il à celle dont il est secrètement amoureux. Est-ce que tu parles de moi ? Louise se prend le visage dans les mains, elle rit et rougit. Ah ah ! s’amuse gentiment Claire. Alicia possède un carnet dans lequel elle consigne ce qu’elle ne veut pas oublier. J’écris des choses que je pense, dit la jeune fille d’un air sérieux. Et vous, les garçons ? demande Claire. Grégoire demeure silencieux. Il peint, pense Claire en gardant elle aussi le silence. Martin, Arthur et Gabriel secouent la tête négativement. Je n’aime pas ce que j’écris, dit Arthur, quand je le relis, ça ne me plaît pas du tout et je me sens bête ! Je connais bien ce sentiment, confie Claire. Elle fait le tour de sa classe, se penche au-dessus de chacun, regarde l’avancement des rédactions. Tu n’as rien écrit ? dit-elle à Gabriel, juste la date ? Lundi 5 novembre 2018. Une journée particulière, pense Claire. Elle ne gardera aucun souvenir du cours de l’après-midi. J’étais en mode pilote automatique, dira-t-elle à son mari, je réservais mes forces pour la suite.

4

Enfin arrive l’épreuve de vérité, le moment ou jamais de s’expliquer. Claire n’a pas peur. Pour le coup, elle est confiante. Parler avec les autres, n’est-ce pas ce qu’elle réussit le mieux ? Elle a toujours eu un bon contact, en général les gens l’adorent, elle est naturellement convaincante. Ce don lui vient de son père, Jean en a hérité lui aussi : leur sincérité est poignante.

 

Lorsqu’elle frappe à la porte du bureau, Claire entend des voix qu’elle ne reconnaît pas, une femme parle mais qui n’est pas la directrice. Entrez ! dit Annick Joyeux. Le couple Noblet est déjà installé. Il reste une chaise vide à côté de la mère, Claire essaie d’accrocher son sac au dossier (la bride glisse sur l’arrondi du plastique), tout le monde l’attend et la regarde, elle pose ses affaires par terre et s’assoit, déjà confuse. Excusez-moi, dit-elle. Elle se tourne vers sa voisine, lui tend la main en se présentant : Claire Bodin. Le silence la frappe. Geneviève Noblet lui a serré la main sans un mot, comme s’il était entendu que Claire savait avec qui elle était convoquée et pour quel motif – qui ne prête pas à sourire. L’ambiance n’est pas vraiment froide, Claire dirait plutôt sérieuse. S’installer ensemble autour de la table de réunion aurait été plus convivial, mais Mme Joyeux a aligné devant son bureau les plaignants et l’enseignante, se trouvant ainsi en retrait, à distance, tel un arbitre ou un juge, hors de l’arène et face au jeu – face à la dispute, à la défense, à la colère ? À quoi s’attend-elle, nul ne sait. Elle distribuera la parole. Je me suis permis de vous réunir pour donner à chacun la possibilité de s’exprimer, dit-elle. Elle aurait pu dire pour dissiper un malentendu, mais non, ce n’est pas l’option qu’elle a choisie, c’eût été tenir la plainte d’emblée pour abusive. Or elle n’en sait rien. Considérant que Mme Bodin n’en a toujours fait qu’à sa tête, elle estime ne pas avoir les moyens de juger. En tant que directrice de l’établissement, Annick Joyeux a décidé de ne pas intervenir, elle entend rester neutre autant que possible. Nous devons éclaircir cette situation, pour le bien de nos élèves, de leurs professeurs et de L’Embellie. Madame, peut-être pourriez-vous répéter à Mme Bodin ce que vous m’avez dit la semaine dernière ? demande Annick Joyeux.

 

La mère – c’est donc elle qui se plaint, pense Claire – est immédiatement mobilisée dans l’expression. Sa soudaine vivacité, conjuguée à une austérité, diffuse une énergie négative. Bien sûr, dit Geneviève Noblet, rien n’est plus simple. Elle s’est tournée vers Claire et c’est maintenant à elle qu’elle s’adresse, sans agressivité mais sans ménagement, avec gravité. Sur le ton d’un regret sévère, elle formule un reproche. Je crains qu’il n’y ait eu de votre part des gestes tout à fait inappropriés et gênants pour un jeune homme. Cette entrée en matière pourrait être entendue, Claire y était préparée, elle n’accuse pas trop le coup, remet une mèche derrière l’oreille (signe d’une gêne encore légère) et se prépare à répondre. Mais Mme Noblet n’a pas terminé. Sans doute veut-elle être précise. Des câlins en excès, des mains aux fesses, des manières proches du tripotage qui ont suffisamment perturbé Gabriel pour que je m’en aperçoive, poursuit-elle sans avoir peur des mots. Claire tousse – une toux rauque inattendue qui, chez elle, signe le malaise et l’agacement. Au-dedans, elle a bondi. Mains aux fesses et tripotage ! Ces expressions au caractère sexuel explicite lui soulèvent le cœur, elle n’en croit pas ses oreilles. Ça va pas la tête ! pense-t-elle. Ses yeux se sont écarquillés et dévisagent successivement Geneviève Noblet, Annick Joyeux, l’une qui assène et l’autre qui acquiesce (oui, voilà bien ce qui lui a été dit la semaine dernière). M. Noblet n’a pas ouvert la bouche, il semble attendre que les femmes s’entendent ou se déchirent, impénétrable à Claire qui s’interroge : et le père, que croit-il ? Elle est stupéfaite, complètement sidérée, sous le choc de ce qu’elle vient d’entendre. Elle le dit aussitôt, elle le crie presque. Je suis choquée ! Sa voix pour prononcer ces trois mots semble désolée de les prononcer, se confond presque avec un gémissement. Geneviève Noblet n’est pas affectée par cette protestation douloureuse à laquelle il fallait s’attendre. Ne le soyez pas, je souhaite seulement savoir comment se déroule votre cours, comment vous procédez avec vos élèves, dit-elle, et elle croise les bras sous sa poitrine.

 

Mais Claire en est encore à tripotage et mains aux fesses et elle exprime ses sentiments. Je suis peinée, dit-elle, je suis choquée et peinée. De toute évidence, cette peine n’attendrit personne. Semblable à un gros nuage étouffant qui amplifie la panique, le silence accueille son accablement d’accusée. Je suis désolée que vous puissiez penser des choses pareilles, dit-elle maintenant. Je ne tripote personne, je ne mets pas la main aux fesses de qui que ce soit, je ne comprends pas de quoi nous parlons, d’où peuvent venir ces idées ? Se pose-t-elle vraiment la question, ce n’est pas sûr, d’emblée elle a suspecté la mère. (Il y a beaucoup d’angoisses et d’imagination dans les méandres d’une âme maternelle, pense souvent Claire Bodin.) La réponse d’ailleurs la surprend. D’où peuvent venir ces idées… ? De Gabriel, répond sur-le-champ Geneviève Noblet. Je ne peux pas le croire, s’exclame Claire, je suis sûre que vous non plus, madame Joyeux ! Il faudrait tout de même que la directrice défende un peu son enseignante, Claire l’attend dans ce rôle, et elle est de bonne foi en l’apostrophant de cette manière. Je ne crois rien en effet, dit la directrice, prise à témoin, j’essaie de comprendre ce qui a pu arriver pour que Mme Noblet soit tout à coup inquiète de ce qui se passe dans votre classe. Elle dit à dessein votre classe car Claire est bel et bien seule en cause parmi le corps enseignant. Oui ! renchérit Claire, moi aussi j’aimerais comprendre, Gabriel s’est-il réellement plaint de quelque chose, que vous a-t-il dit exactement ? demande-t-elle en se tournant vers le couple. La parole est à l’accusation.

 

Il ne s’est pas plaint, il a dit que vous étiez gentille ! répond Geneviève Noblet, sur le ton d’une exclamation dans laquelle Claire perçoit un amusement perfide, une satisfaction, comme si son interlocutrice se félicitait d’avoir compris ce que cachait le compliment de Gabriel. Comme si, par cette intonation tonique, elle annonçait les perspectives sombres que paradoxalement cette remarque a ouvertes pour elle. Il a dit que vous étiez gentille… La mère exprime la naïveté de son fils et la manière dont elle seule a su la décrypter. J’avoue que cela m’a intriguée, poursuit-elle. Les jeunes comme lui ne se rendent pas compte des choses (voilà, c’est dit), mais ils les racontent sans y penser. Aussi l’ai-je un peu questionné. Gentille de quelle façon ? À ces mots, la tête de Claire s’agite – à droite à gauche – qui signe l’écœurement devant l’excès de suspicion (oui décidément il y a beaucoup d’angoisses et d’imagination, malfaisantes, dans les méandres d’une âme maternelle). Et c’est sa réponse qui m’a dérangée, continue Mme Noblet. Elle s’adresse alors à la directrice : Mme Bodin est gentille, elle le prend dans ses bras et le serre contre elle. Eh bien, je ne suis pas d’accord avec ces manières de la part d’un professeur. Leurs conséquences échappent à notre contrôle. Actuellement, mon fils se fait des idées, il parle et attend trop d’une relation qui n’a pas lieu de prendre la forme qu’il se figure. J’ai préféré mettre le holà à ces tendresses troublantes. On ne touche pas ses élèves, assène Geneviève Noblet avec vigueur, on ne les touche ni physiquement, ni sentimentalement. Et s’ils vous attendrissent, on ne doit pas pour autant les attendrir.

 

Bien mieux que les premiers mots de l’accusation, cette dernière explication fait apparaître une préoccupation plus raisonnable et subtile. Mon fils se fait des idées. Claire ne peut le nier, elle s’en est elle-même aperçue et souciée. La phrase est juste, elle traduit parfaitement le danger et le motif qui anime la mère : Mme Noblet s’inquiète et prend les devants, elle connaît plus que personne la vulnérabilité de son enfant, elle demande que le professeur prenne garde aux sentiments qui pourraient croître. Abuser d’un handicapé mental, c’est très grave, Geneviève Noblet ne dit pas que cela s’est produit, mais ne pas le protéger contre lui-même, ne pas prendre en compte ce qu’il se représente – même à tort –, c’est dangereux. Il faut prévenir les attachements qu’on suscite ! Ne pas le faire, ce serait en somme une innocence coupable. Parole de mère attentive. Annick Joyeux écoute sans intervenir, comprend, et sans doute fait-elle le lien entre cette perspective et ce qu’elle pense des méthodes de Mme Bodin. Et Claire, entend-elle ?

 

Claire se remémore Gabriel en classe : il s’avance, se plante devant elle et ouvre les bras pour l’attraper, il se blottit contre elle. Elle referme les mains sur lui, c’est vrai. Quelle taille fait-il ? Elle ne sait pas. Petit. Petit comment ? Est-ce que ses mains sont à la hauteur des fesses du garçon quand elle lui donne l’accolade qu’il réclame ? Voilà ce que se demande l’enseignante. Mains aux fesses et tripotage l’ont horrifiée. Il ne manque plus qu’attouchements pour que le tableau falsifié soit complet ! songe-t-elle, meurtrie. Et ce faisant, elle laisse justement entrer le mot dans le désordre de ses pensées. Ces expressions que l’époque a banalisées n’en ont pas perdu pour autant leur salacité infamante. Le dégoût qu’elles provoquent occulte à Claire la raison plus légitime de la démarche maternelle : mon fils se fait des idées. Le véritable problème est que Gabriel est amoureux, il n’y en a pas d’autre en vérité (en s’inquiétant de cela, la mère s’est demandé ce qui avait pu faire naître cet amour), mais Claire ne se le formule pas. Sa pensée est obscurcie, empêchée par les mots qu’elle juge impropres et qui la blessent affreusement. Mains aux fesses et tripotage ! C’est insensé, c’est beaucoup trop pour Claire. C’est n’importe quoi, pense-t-elle dans le langage d’Adrien. L’émotion la pousse vers une expression fébrile. Elle réagit plus qu’elle ne réfléchit. Elle se livre plus qu’elle ne se défend. En se débattant, elle s’enferme dans un piège. Elle veut donner à entendre un tout autre son de cloche, hélas elle ne contrôle pas l’oreille de son interlocutrice. Ce n’est pas possible ! pense-t-elle, il faut à tout prix convaincre les parents. Elle est persuadée d’y arriver, elle est innocente, elle n’a rien fait de ce qu’ils craignent. Ce qu’elle atteint avec les jeunes, elle le sait.

 

Dans un nœud de passions et de convictions, elle prend la parole : Je ne souhaite qu’une chose, que mes élèves soient heureux et réussissent à exercer le métier qu’ils désirent, qu’ils prennent confiance en eux. Je les encourage. Je les motive. Je les stimule. Pour s’accomplir, il faut qu’ils se sachent aimés. Je crois aux mérites de l’affection du maître. L’effet Pygmalion n’est pas un mythe. J’aime Gabriel comme j’aime TOUS mes élèves, dit-elle à Mme Noblet. Derrière son bureau, Annick Joyeux plisse les yeux, ils sont presque clos, comme si elle était exténuée par ce qu’elle entend – ou embêtée, ou horripilée. Elle sent que Mme Bodin donne des verges pour se faire battre, alimente le soupçon maternel, avive le feu de l’accusation. J’aime Gabriel ! Même si on le pense, même si l’on est parfaitement sain et pur, quelle idée d’aller le dire à celle qui vous en fait le reproche ! Aimer, cela désigne tellement de sentiments. Est-ce que cela signifie la même chose pour celle qui parle et pour celle qui écoute ? Il n’y a presque aucune chance que ce soit le cas. Mme Noblet ne se calmera pas, déplore déjà Annick Joyeux.

 

Claire ne s’interdit pas d’employer le verbe aimer. Puisqu’elle aime vraiment ses élèves ! Elle sent bien la polysémie du mot et, sans songer au ridicule, s’explique : Je ne les aime pas comme j’aime mon mari évidemment ! J’ai de l’affection pour eux, dit-elle pour l’exprimer autrement. Ils sont un peu mes enfants. Geneviève Noblet reste impassible – et épouvantée. Claire continue avec passion, personne ne pourrait plus l’arrêter. Elle se tourne vers Annick Joyeux pour à nouveau la prendre à témoin, et son regard va désormais d’une femme à l’autre. Tout se passe toujours très bien dans ma classe, depuis des années les enfants s’épanouissent et les parents s’en réjouissent. Un silence après cette phrase, Mme Bodin serait en droit d’espérer une confirmation, la directrice sait tout cela, elle aurait pu l’avoir déjà dit, le répéter maintenant. Mais Mme Joyeux demeure silencieuse. Elle ne veut pas intervenir dans cette confrontation. Son avis ne compte pas (estime-t-elle) et son devoir de chef d’établissement est d’enquêter, pas de prendre parti. Sa ligne de conduite est ainsi fixée, et figée. Cette neutralité pourrait s’avérer défavorable à son enseignante.

 

Annick Joyeux est-elle prudente ? Inconsciente ? Trop consciente au contraire ? Malveillante ? Habile ? Professionnelle ? Impartiale ? Équitablement à l’écoute ? Elle ne rassure l’inquiétude qu’en l’entendant, ne calme pas la suspicion, ni n’éteint le doute, et elle n’appuie pas la défense du professeur. Comment corroborer des faits qu’on ignore ? Elle n’est pas présente pendant les cours, elle ne saurait donc rien affirmer. Elle ne dit pas non plus qu’elle connaît Claire depuis plusieurs années. Cela pèse sans doute son poids de néant dans cette confrontation avec des parents anxieux. La directrice reste à sa place, droite et digne derrière son bureau, une sphinge, énigmatique et sérieuse. Elle regarde Claire qui s’explique, se disculpe et s’enfonce, trop volubile ; personne ne peut rien contre ce tempérament. Le métier, pense Annick Joyeux, c’est aussi assumer les conséquences de ses propos et de ses gestes.

 

Claire ne dirait pas le contraire, et elle assume, et c’est pourquoi elle parle ! Gabriel s’est beaucoup épanoui depuis qu’il est arrivé, dit-elle. Il était timide et renfermé, il éprouvait des difficultés à s’exprimer devant les autres, je l’ai vu s’ouvrir et s’éclairer. Elle sent qu’elle pourrait vexer la mère, avoir l’air de prétendre mieux réussir avec le garçon, alors elle essaie d’être simplement positive. Il est heureux en classe ! assure-t-elle avec enthousiasme. Elle voudrait que Mme Noblet en convienne (sans songer que ce bonheur nouveau est peut-être ce qui a mis la puce à l’oreille maternelle). L’avez-vous remarqué ? demande-t-elle. Un instant, l’interrogée se trouble. Est-ce d’être questionnée aussi directement ? Est-ce bel et bien que l’épanouissement de son fils est ce dont elle s’est – comme elle dit – aperçue ? Je n’en sais rien, je ne suis pas avec vous en classe ! objecte Mme Noblet, contrainte et forcée, tandis que son mari, toujours muet, a bougé sur son siège et baisse les yeux lorsque Claire se penche pour l’interroger du regard. Et vous, monsieur ? Depuis le début, Claire sent que Raoul Noblet n’emboîte pas le pas à sa femme, mais il n’ose pas la contrecarrer pour autant. L’enseignante insiste : Gabriel est-il plus joyeux à la maison ? Vous n’avez pas noté un changement d’humeur depuis qu’il fréquente L’Embellie ? Pas particulièrement, répond Geneviève Noblet avec une mauvaise grâce évidente. Ah ! dit Claire, je suis un peu déçue, et étonnée, j’avais le sentiment qu’il s’enhardissait. Une fois encore le verbe est mal choisi. Geneviève Noblet pourrait entendre que Gabriel s’enhardit dans son adoration pour Mme Bodin. Mon sentiment est différent, dit-elle, il me semble au contraire que Gabriel devient trop dépendant de vous. Elle laisse passer quelques secondes, comme si elle hésitait, puis elle dit : Il y a une chose que j’aimerais beaucoup savoir. Oui, laquelle ? demande Claire. Serrez-vous oui ou non mon fils contre vous ?

 

En même temps qu’elle se représente la lourde tête de Gabriel pesant contre son sein, Claire se sent rougir. Pour la première fois, elle songe que le jeune homme a eu des sensations corporelles, qu’il l’a perçue, volontairement douce, peut-être dans sa chaleur naturelle et sa rondeur. D’un seul coup, elle est gênée. La suspicion s’infiltre dans son propre regard, à nouveau elle est salie par les pensées des autres. Elle en secoue le poison et retrouve l’énergie de la vérité : Oui, dit-elle, il m’est arrivé de prendre votre fils dans mes bras, pour le rassurer, l’encourager, l’apaiser quand il en avait besoin. Il n’était pas paisible ? s’étonne Mme Noblet. Peut-être a-t-il été inquiet au milieu de ses nouveaux camarades d’étude, suggère Claire, c’est tout à fait normal. Elle se sent retrouver l’accent de la compétence. Et ses camarades, les embrassez-vous aussi de cette façon ? Non, dit Claire, ils ne le demandent pas. La réponse est nette et coupante, elle sépare Gabriel du reste de la classe. Geneviève Noblet semble aussi surprise que dépitée, il est vrai qu’elle en a soupé de la différence, différent des différents, c’est un comble. Claire le voit à son visage qui s’est rembruni. Je n’ai fait que répondre au besoin de Gabriel, il est affectueux et affectif et je n’ai pas pour habitude de refuser un geste d’accueil lorsqu’on me le réclame, dit-elle. Et mon fils était demandeur ? s’étonne encore la mère. Tout à fait, dit Claire. Je dois même dire que je m’en suis peu à peu inquiétée, j’avais prévu d’en parler à Mme Joyeux dès mon retour de vacances. Mais vous ne l’avez pas fait, réplique Geneviève Noblet. Je n’en ai pas eu le temps, dit Claire. Si vous en doutez, mon mari pourra vous le certifier.

 

Eh bien, je crois que cela suffit, nous en savons assez, dit Annick Joyeux, Claire, nous avons compris votre pédagogie, votre engagement auprès de vos classes ne fait aucun doute. Est-ce un compliment ou un reproche ? L’ambiguïté est totale. La directrice s’est levée, elle s’appuie des deux mains sur son bureau, le buste en avant. Je vous remercie tous les trois d’avoir accepté et nourri cette conversation. Son visage se tourne vers les parents. Ne vous inquiétez pas, dit-elle, je prendrai toute mesure qui s’impose. À côté, Claire attend un mot, rien ne vient. Elle ramasse ses affaires et, en saluant Geneviève Noblet, elle lui sourit. Au revoir madame, j’espère vous avoir rassurée, je l’espère de tout mon cœur. Gabriel est un garçon adorable qui mérite d’être heureux. Au revoir Claire, dit Annick Joyeux, manière de couper court à cette nouvelle déclaration.

 

Le soir dans son lit, la tête contre l’épaule de son mari, en silence Claire fait le point. Le moment était fort. L’innocence ne prépare pas au combat. Elle s’est rendue à cette convocation imaginant une broutille. Quand elle a compris le point de vue des parents, elle a cru le malentendu facile à dissiper. Elle s’est exprimée franchement. Pour mettre fin au soupçon, elle a dit tout ce qu’elle pensait. Annick Joyeux l’a déçue en ne la soutenant pas. C’est clair désormais, il n’y a entre elles ni sympathie, ni estime, ni solidarité. Il ne faudra pas compter sur la directrice pour arranger les choses. Il lui était facile de donner des renseignements positifs aux parents anxieux, elle ne l’a pas fait. Claire était vraiment seule face à eux. Les a-t-elle rassurés ? Après s’être plaints, ils n’ont finalement pas dit grand-chose. Elle estime qu’elle s’est bien expliquée. Elle cherche à se convaincre : ils ont forcément vu à qui ils avaient affaire. Faut-il s’inquiéter ? Non, se dit-elle un peu trop résolument. Tu penses à ta plaidoirie ? plaisante Marc à qui elle a tout raconté. Oui, dit-elle, j’ai vraiment tout donné ! L’un et l’autre s’en amusent et s’en félicitent : le mauvais moment est passé. Alors dors ! dit Marc. Claire se tourne sur le côté. Elle reste sereine, elle a pour elle la pureté de ses gestes, elle est certaine d’avoir dissipé le doute. Pour elle, il ne peut pas en être autrement, elle s’est mise à nu, elle a laissé parler son cœur, la mère de Gabriel l’a vue telle qu’elle est : quelqu’un de bien, une femme au-dessus de tout soupçon, une personne secourable.

5

Mme Noblet ne sort pas du tout rassurée de cette entrevue, au contraire. Imaginer son fils dans les bras de Claire Bodin ne lui plaît pas. Est-elle incapable de le laisser s’attacher à quelqu’un d’autre ? Est-elle fâchée d’une relation qui l’exclut ? Tout simplement jalouse d’une autre femme ? A-t-elle le sentiment que Claire lui vole quelque chose ? La suspecte-t-elle d’exercer une excessive attraction ? Une emprise ? En tout cas, elle la croit dangereuse. Elle a perçu l’énergie de cette enseignante, certes pleine de bonne volonté mais qui, estime-t-elle, manque de contrôle et de rigueur, n’a pas conscience des conséquences de l’affection qu’elle dispense.

 

Depuis qu’elle a eu cet enfant promis non pas à un grand avenir mais à de lourdes difficultés, Geneviève Noblet s’est personnellement méfiée de ceux qui veulent trop faire le bien de son fils. Son mari a parfois essayé de la tranquilliser. Pourquoi imaginer le pire, pourquoi faire le vide autour de Gabriel ? Mieux vaut être lucide et sur ses gardes que naïf et optimiste, réplique-t-elle. Sa vigilance maternelle s’est exacerbée avec l’adolescence de son garçon. Elle sait que les écueils se multiplient. Le corps cherche des satisfactions, les élans sont spontanés, les engouements rapides, les espoirs inadaptés. Toute personne en contact avec ces jeunes se doit d’en tenir compte. En croyant apporter le meilleur, on peut causer beaucoup de mal. Il ne faut pas confondre volonté de bien faire et efficacité. Voilà ce qu’elle répète plusieurs fois à la directrice, au téléphone, dès le lendemain matin de la confrontation avec Claire Bodin. Mme Joyeux accorde toute son attention à cette inquiétude légitime. Je comprends parfaitement, assure-t-elle à Mme Noblet. Elle lui promet la surveillance et les précautions nécessaires. Elle assure qu’elle a commencé à y réfléchir et qu’elle entrevoit des solutions faciles à mettre en œuvre.

 

Du point de vue de la direction, la situation n’est pas compliquée. Ce n’est pas comme si toute l’école – sa pédagogie ou son encadrement – était en cause. Claire Bodin seule est en difficulté ! Annick Joyeux envisage un protocole de surveillance pendant les cours et une expertise psychiatrique de son enseignante. Voilà qui sera léger, se dit-elle, et efficace pour tuer dans l’œuf ce problème potentiellement nuisible. Elle pense nuisible plutôt que grave ou même émouvant. Si cet adolescent est amoureux de son professeur, cela peut effectivement devenir ennuyeux, L’Embellie ne doit prendre aucun risque et se range bien sûr aux côtés de Mme Noblet. Avant les principaux intéressés, avant celui qui a fait une rencontre, avant celle qui se sent désormais salie, avant la mère en alarme, c’est à l’école que pense la directrice. Il faut agir avec discrétion et rapidité, voilà ce qui importe plus que toute autre considération. Que signifie agir ? Prendre des mesures dont l’effet sera rapide sinon immédiat. C’est ainsi qu’elle choisit de réduire la liberté du professeur dans sa classe. Claire Bodin sera surveillée. Cela vous rassurerait ? demande Mme Joyeux à Geneviève Noblet en lui exposant ce projet.

 

De son côté, Claire attend un appel, une conclusion à cette histoire. Rien de tel ne vient. Mme la directrice ne donne aucune nouvelle. Le mardi et le mercredi passent. Faut-il s’alerter ? Marc Bodin s’inquiète. Ça ne sent pas bon, dit-il avec une mine amusée – cette vilaine expression a le don de le faire rire. Comme son beau-frère Jean, depuis quelque temps il conseille à sa femme de quitter L’Embellie, de trouver un autre poste. Il dit même un vrai poste, à cause du salaire minable, de la part payée au noir et des congés sans solde. Je ne peux pas les abandonner ! répète Claire. Elle a développé une compétence, elle s’occupe de l’élargir à d’autres handicaps, elle entend poursuivre dans cette voie de l’assistance et du soutien. Sans vantardise, elle rappelle qu’il y a un grand besoin de gens comme elle, l’école publique est loin d’être aussi inclusive qu’on prétend le vouloir. En écoutant ces arguments, Marc Bodin considère qu’il a affaire à une vocation. Il continue d’admirer son épouse et regrette que ce dévouement ne soit ni reconnu ni récompensé. Évidemment les événements récents versent de l’alcool sur le feu : si on se donne tout entier sans être gratifié et qu’en plus on est accusé à tort, alors là c’en est trop ! Il est furieux. Pour ne pas inquiéter sa femme, il se tait.

 

Le jeudi matin, en traversant la cour, Claire reconnaît la silhouette d’Annick Joyeux : la directrice l’attend à l’entrée du bâtiment. C’est bien la première fois. Et ça n’augure rien de bon, imagine l’enseignante aussitôt sur ses gardes. Bonjour Annick, dit-elle. Bonjour Claire, excusez-moi de vous intercepter de cette manière, je voulais vous avertir des nouvelles dispositions (une expression qui semble sous-entendre que tous les professeurs sont concernés, ce qui n’est pas le cas). Nous aurons l’occasion d’en discuter plus longuement si nécessaire, pour l’instant sachez qu’à partir d’aujourd’hui une assistante sociale et un psychologue vous accompagneront pendant vos cours. Je compte sur leur regard neutre et extérieur pour apaiser tout le monde. C’est bien sûr quelque chose de provisoire. Puisque son interlocutrice reste muette, la directrice poursuit. Par ailleurs, j’aurais encore un service à vous demander, soyez gentille de passer me voir à midi dans mon bureau. Claire ne trouve rien à répondre, baisse la tête comme quelqu’un qui a compris, change de main son grand sac et s’apprête à rejoindre sa classe. Vos élèves vous attendent, dit Annick Joyeux, ils sont avertis du protocole sans en connaître l’origine. Comme vous le savez, ils sont émotifs et vite déroutés, je vous remercie de ne rien leur dire à ce sujet. Soyez comme d’habitude ! C’est la seule chose à leur répéter.

 

Claire est chamboulée par cette mesure et ce nouveau climat. Personne ne l’a informée de cette décision qui la concerne. Qui l’a prise ? Annick Joyeux a-t-elle mis au courant sa hiérarchie ? En donnant quel motif ? Avec quel objectif ? L’enseignante ne sait rien. Tout devient compliqué et incompréhensible. Elle sent la défiance dont elle est désormais l’objet. Mise devant le fait accompli et surveillée comme un suspect ! Devrait-elle refuser de faire son cours ? Devrait-elle donner sa démission et s’en aller sur-le-champ ? D’emblée, elle écarte ces éventualités. Les élèves ne doivent pas être pénalisés. En outre, partir serait signer sa culpabilité. Voilà deux excellentes raisons de ne pas réagir malgré cette atteinte manifeste à ses conditions d’enseignement. Elle est innocente, elle n’a rien à cacher, elle reste. C’est décidé. Elle fera son cours devant toutes les assistantes sociales du pays s’il le faut.

 

Lorsqu’elle pénètre dans sa classe, dont la porte est ouverte, l’incroyable silence est confondant. Quoi ? Louise et Lucie ne bavardent pas ? Martin ne se balance pas sur sa chaise ? Arthur ne fait pas le spectacle ? Eh bien non, constate Claire. Personne non plus ne renverse ses affaires ou ne fouille dans son sac. Les jeunes sont assis. Bras croisés sur leur table, à la manière des gosses en classe maternelle, ils attendent leur professeur. Pas un bruit, pas un mot, on entendrait voler une mouche ! Pauvres enfants, pense Claire en les voyant ainsi, tellement différents de ce qu’ils sont d’ordinaire. On les a commandés, ils ne sont pas installés à leurs places habituelles. Quelqu’un (Annick Joyeux, l’assistante sociale ??) les a assignés à une chaise. Bonjour à tous, dit Claire en accentuant la gaieté de sa voix. Elle vient d’entrer en résistance. Elle ne se laissera pas maltraiter et ses protégés moins encore. La joie ne quittera pas cette classe. Les assistants, conseillers, espions, témoins… n’auront qu’à bien se tenir ! Une bouffée d’énergie la soulève. Les chameaux (c’est ainsi qu’elle appelle ceux que d’autres nomment des salauds) ne l’emmerderont pas. Bonjour madame, bonjour monsieur, lance-t-elle, bravache. Un homme et une femme sont assis au fond de la salle à une petite table isolée. Faites comme si nous n’étions pas là, répond l’assistante sociale. Bien sûr, promet Claire, qui s’empêche de rire comme de trembler.

 

Ces deux paires d’yeux n’ont qu’un objectif : la regarder, la surveiller, enregistrer ce qu’ils voient. Elle leur en veut d’être là mais se raisonne : ils n’y sont pour rien tous les deux, peut-être sont-ils bienveillants. Peut-être concluront-ils que j’agis bien avec mes élèves. Pourquoi ne pas coopérer ? La spontanéité entraîne Claire Bodin. Voulez-vous vous présenter ? demande-t-elle. Le refus est sec. Claire s’est trompée : les sbires sont désagréables, ils ne parleront pas avec elle. Elle perçoit leur retrait d’observateurs décidés à rester en dehors. Que leur a-t-on dit ? Ont-ils un préjugé ? Repoussée, elle s’affermit : elle leur montrera comment elle se comporte avec les jeunes et ce qu’elle leur fait découvrir. Comme toujours, l’idée d’être naturelle l’emporte. La vérité suffit, toute la vérité, rien que la vérité.

 

D’abord Claire fait l’appel. Pas de liste, pas de papier, juste une mémoire et une attention pour égrener les prénoms de ses élèves. Louise, Lucie, Sarah, Alicia, Arthur, Martin, Gabriel, Grégoire, chacun se trouve gratifié d’un sourire, d’un mot gentil, d’un compliment, d’un encouragement. Il faut réconforter cette classe apeurée. Voilà qui est fait. L’un d’entre vous peut-il nous rappeler la date ? demande Claire. Le lourd silence ne s’est pas dissipé. Personne ne veut me répondre ? Jeudi 8 novembre, dit enfin une jeune fille. Merci Louise. Nous approchons d’une fête nationale, dit Claire, vous savez laquelle ? Le silence pèse encore. N’ayez pas peur de la dame qui est au fond, souffle Claire, elle ne vous dira rien. Elle aurait envie d’ajouter : elle n’est pas là pour vous, c’est moi qui suis dans le collimateur ! Elle s’abstient et hameçonne la participation. Alors, vous savez ce que nous allons fêter ? Pas de réponse. Dans trois jours, ce sera le 11 novembre, que commémorent les Français ce jour-là ?

 

Mme Bodin se sert souvent du calendrier pour faire un peu d’histoire. Alicia fournit une bonne réponse et Claire raconte quelques faits importants. Au printemps de l’année précédente, avec des contraintes d’organisation et de sécurité extravagantes, elle a emmené ses deux classes au château de Versailles. Pour des raisons différentes, personne n’a oublié cette sortie. Elle fait donc le lien avec la signature du traité dans la galerie des Glaces, la pompe, la poudre aux yeux, et Clemenceau qui installe les gueules cassées au premier rang des invités. Elle raconte les blessés de guerre, le deuil national, les veuves et les orphelins, notre chance aujourd’hui de vivre en paix. Il faut se réjouir et se souvenir, dit-elle. Le dernier poilu est mort en 2008 à l’âge de cent dix ans, dit-elle (les exclamations fusent), tous les témoins ont disparu, nous sommes désormais livrés à notre mémoire collective et à l’écriture de l’Histoire. L’oubli ne peut pas gagner, certains événements ne doivent jamais s’effacer.

 

Elle sent qu’elle est trop abstraite et s’adresse plus directement à la sensibilité des élèves. C’est pareil dans la vie, il y a des choses que nous voulons nous rappeler, vous êtes d’accord ? Quoi par exemple ? demande-t-elle. Allez ! Cherchez ! De quoi voudriez-vous toujours vous souvenir ? Martin lève la tête comme si la réponse était en l’air. Notre enfance, dit Lucie. Bien sûr, approuve Claire. Nos amis, dit Louise en regardant Lucie, les gens qui nous aiment et qui nous aident, Claire Bodin ! Tu es adorable, murmure l’enseignante. Elle est émue sans oser le montrer. Que penseraient les observateurs là-bas au fond ? Ils signaleraient un manque de contrôle émotionnel ! Elle continue à faire réfléchir les jeunes. Quoi encore ? Qu’est-ce qu’il faudrait toujours se rappeler ? Ensemble, ils dressent une liste : les connaissances que l’on acquiert à l’école, les beaux moments de sa vie, ce que nous racontent nos parents, les événements importants du pays, les lieux que l’on découvre, les chansons qui nous rendent heureux… Les morts, dit Grégoire, tous ceux qui sont partis. C’est vrai, dit Claire, ils vivent dans notre mémoire et nous pouvons prier pour eux. Il ne faut rien oublier ! conclut Arthur. Ah ah ! Tu as raison, Arthur. Est-ce que tu nous oublieras ? demande Gabriel. Depuis le début du cours, c’est la première phrase qu’il prononce. La question est troublante dans les circonstances du moment. Décontenancée, Claire jette un regard aux sbires impassibles. Je suis sentimentale, dit-elle, je me souviens de mes élèves, peut-être pas de tous mais de presque tous. Je suis content, déclare Gabriel. Le garçon rit en tripotant sa cravate – il la soulève et tire dessus. Alors ! dit Claire, venons-en aux choses sérieuses, avez-vous fini vos travaux d’écriture ? Sortez-les que je voie un peu où vous en êtes.

 

Ils passent le cours sur cette activité : écrire et lire, essayer de faire sonner puis d’entendre son texte. Claire procède à la manière des ateliers d’écriture. Chacun travaille son texte avec l’animateur puis le lit devant les autres qui se permettent un aimable commentaire. Gabriel est le seul à ne pas avoir de feuille devant lui, il n’a rien écrit, les vacances ne l’inspirent pas. Claire ne peut se défendre de faire le lien entre cette stérilité et l’incident. À nouveau le mystère est là : que s’est-il passé pendant ces deux semaines d’octobre ? Claire a imaginé un scénario : son élève a dit du bien d’elle et la mère en a pris ombrage, a fouiné et sali la belle relation entre le professeur et son élève. On peut imaginer, on ne peut pas savoir. Il reste que ces vacances ont comme essoré l’esprit du jeune homme, vide devant la feuille. Tu n’as rien écrit Gabriel ? Le garçon baisse la tête sans répondre. Ce n’est pas grave, dit Claire. Sans les observateurs, seule dans sa classe, elle lui aurait peut-être passé la main sur la tête ou touché le haut du bras d’un geste encourageant, elle n’en fait rien, elle le laisse à lui-même et s’avance vers le voisin.

 

L’enseignante félicite tous les élèves. Elle les invite à lire leurs textes à voix haute à leur famille. Vos parents seront très admiratifs, assure-t-elle. À lundi, termine-t-elle, passez une bonne fin de semaine, n’oubliez pas de lire et d’écrire un peu ! Tout en parlant, elle rassemble ses affaires puis quitte la classe sans s’attarder – à la manière du professeur qu’elle n’est pas, celui qui ne donnerait que son savoir et peu de lui-même. Au revoir madame ! crie Louise, étonnée. Au revoir ma petite Louise, dit Claire. Elle est au bord des larmes, émue par l’affection qu’elle éprouve, par le mal qui est fait. D’où viendra le secours s’il est interdit de parler ? Les sbires de la direction sont encore assis. Espions jusqu’au bout, songe Claire en croisant le regard stupéfait de Gabriel. Elle voudrait le rassurer, se montrer amicale, mais elle n’ose pas. Il sait, il sait qui sont ces intrus, pense-t-elle, tous les autres l’ignorent mais pas lui. Autant qu’elle, il semble pétrifié et ne la quitte pas des yeux. La distance est une chose qui se perçoit dans l’instant et c’est bien cela, une froideur distante, que la directrice a glissée entre Claire et ses élèves. L’enseignante s’en désole, tout son talent est empoisonné par le soupçon.

 

Le regard stupéfait la poursuit. Devrait-elle dire quelque chose au jeune homme ? Mais quoi ? pense-t-elle. Pour cette fois, la vérité est indicible – non pas inexprimable mais cruelle à révéler, choquante pour une âme innocente. Pauvre garçon ! Il ne saurait même pas de quoi nous parlons, dit Claire le soir à son mari. Si sa mère lui a fait part de ses soupçons, cela s’apparente à un viol. Un viol sentimental, martèle Claire. Ses sentiments sont à lui et nous ne savons pas les nommer. Elle voudrait que Marc comprenne : un esprit simple demeure complexe, il échappe à notre entendement. Il faut rester modeste devant le mystère. Que va-t-il se passer ? murmure Claire. Elle fait les questions et les réponses. Marc ne peut rien, qu’écouter. Gabriel sera malheureux, dit-elle.

 

Même à Marc, elle ne raconte pas tout ce soir-là. Elle attend quelques jours. Les événements lui pèsent. Sans doute lui faut-il encaisser les exigences de Mme Joyeux. Une fois terminé ce premier cours sous surveillance, sans imaginer ce qui l’attendait, Claire est allée comme prévu rejoindre la directrice dans son bureau. L’entretien ne s’est pas éternisé, la gêne de l’enseignante étant manifeste. L’école souhaiterait que vous acceptiez de voir un psychiatre. Il rédigera son compte rendu et cette histoire sera finie. Une fois de plus, la directrice n’y va pas par quatre chemins. Elle joint les actes à la parole. Sur une carte de visite qu’elle tend à Claire, elle a inscrit deux noms et numéros de téléphone. Voici les coordonnées de deux médecins experts qui travaillent avec L’Embellie. Ils sont prévenus, chacun vous donnera deux ou trois rendez-vous, en alternance chez l’un puis l’autre, une fois tous les quinze jours. Je sais que c’est un peu lourd, mais à Noël vous aurez quasiment terminé, cette expertise vous libérera. Claire ne sait pas quoi dire et, pour une fois, elle se tait. Impossible de deviner ce qu’elle pense. Vous pouvez refuser bien sûr, dit Annick Joyeux, mais je vous le déconseille. Si nous voulons apaiser l’inquiétude, mieux vaut coopérer. J’y vois pour vous la meilleure façon de garantir votre maintien auprès des élèves. La formulation est alambiquée. Ce n’est pas une menace, pas un ultimatum, plutôt l’évocation floue d’un risque de perdre sa place si on ne se plie pas à la décision de la direction. La meilleure ou la seule façon ? pense Claire.

 

Le rouge de la honte lui monte aux joues. Subir une expertise psychiatrique ! Aller chez un psychiatre non pas parce qu’on est en souffrance mais parce qu’on est soupçonnée ! Être auscultée en tant que possible ou potentiel déviant sexuel, abuseur, frôleur ! La honte lui enfonce le silence dans la gorge et l’accable, elle a même honte d’avoir honte. Elle est incapable de dire un mot et Annick Joyeux attend une réponse. Quelle réponse ? Il n’y a pas de réponse. Il n’y a que des impossibles. Le piège mord : d’un côté son attachement aux élèves, de l’autre sa fierté et sa pudeur, et il faudrait perdre l’un ou l’autre. Je ne peux pas les abandonner ! Non, elle n’en a ni le cœur ni le courage. Après tout, pense-t-elle, déjà revancharde et blessée, elle est une personne saine, elle n’a rien à cacher, elle est capable de parler d’elle-même. Pour un instant, la confiance balaie la honte. Si c’est ainsi que vous voyez les choses, j’irai bien sûr, c’est entendu, dit Claire. Et elle range dans son sac la carte de visite qui la brûle.

 

Annick Joyeux est satisfaite mais Marc Bodin est furieux. Sa femme de force chez le psychiatre, cette idée lui est insupportable. Dès qu’il en est informé, il laisse éclater sa colère. Ils sont cinglés ! De quel droit ? La question pourrait être une bonne piste, oui, de quel droit, mais Claire le supplie. Ne dis rien, c’est à moi que tu fais de la peine, c’est déjà assez difficile comme ça… L’argument est valable et touche l’homme amoureux. Tu sais ce que j’en pense, dit-il. Il préférerait qu’elle démissionne, Claire s’en doute. Mais elle s’y refuse. Tout sauf ça. Ce serait un échec faramineux. Elle se sentirait atteinte à jamais. Elle finirait par se croire coupable. Qu’est-ce qu’ils imaginent découvrir ? peste Marc, et cette question est rassurante. Il sait bien que sa femme est saine. Elle l’est, comme un oiseau sur sa branche, comme un pré sous le soleil.

6

Elle visualise les médecins de Molière, avec leurs grands chapeaux noirs pointus, funestes et ridicules, et qui en savent si peu, qui vous rendraient presque plus malade plus faible que vous ne l’étiez, qui vous saignent à mort. Elle connaît une période de questionnement obsidional. Les psychiatres sont-ils vraiment capables, en trois séances, de discerner quelque chose dans une personnalité qui ne recèle aucune pathologie caractérisée ? Que se passe-t-il quand il n’y a rien à voir ? Elle n’a pas la moindre idée de cette pratique. Est-ce qu’ils ne trouvent pas ce qu’ils cherchent et rien d’autre que ce qu’ils cherchent ? C’est bel et bien un écueil : ils ne travaillent pas à partir de rien. L’école aura transmis un dossier. Mme Claire Bodin est soupçonnée de… Nous soupçonnons Mme Bodin de… Il est possible que Mme Bodin… Les deux experts en prendront connaissance, ils peuvent être imperceptiblement tentés de fabriquer un profil psychologique assorti aux faits reprochés. Elle s’inquiète que le jeu soit faussé, joué d’avance en quelque sorte. Malgré eux, ils seront conditionnés, pense-t-elle. Quelle vérité feront-ils alors émerger ? Quel rassurement apporteront-ils ? À qui ? À celui qui soupçonne (pour le conforter : oui, il existe un risque) ou à celui qui est injustement suspecté (pour le réconforter : non, ce n’est pas votre genre) ?

 

L’expertise pourrait s’avérer un traquenard ! Sont-ils capables de suspecter le soupçon ? Est-ce qu’ils ne se mettront pas directement en quête d’une explication plausible sans même envisager que la plainte puisse être abusive et Mme Bodin innocente ? Il n’y a pas moyen de répondre à ces questions. Tant d’incertitude et d’ignorance ! déplore Claire. Par moments, elle a l’impression de faire un mauvais rêve. Qu’est-ce qui lui arrive ? Elle, une femme ordinaire, se trouve suspectée d’exercer une emprise extraordinaire et d’en abuser ? Elle se sent présumée coupable et incapable d’apporter la preuve par défaut qui n’existe pas. Comment peut-on montrer que l’on n’a rien fait ? Elle subit une torture morale sans une chance de s’évader. Si une telle situation peut advenir, le pire devient possible, pense-t-elle.

 

Elle n’a pas le choix, le soupçon la contraint. Malgré sa répugnance, il faut téléphoner, prendre rendez-vous, organiser l’alternance proposée et devenir un objet d’observation. Claire s’y résigne dans la sidération et le secret. Depuis quelques jours, elle ne dit plus un mot à Marc de cette histoire. Si d’aventure il questionne, elle supplie : J’ai envie de parler d’autre chose ! Elle n’évoque surtout pas les psychiatres qui, de toute évidence, le rendent fou – quelle blague, pense-t-elle. Elle se résout à ne plus rien confier : elle est capable de supporter ce qui lui arrive, mais pas l’angoisse ou la colère de son mari. Il est gentil, se soucie d’elle, mais il ne l’aide vraiment pas en étant furieux, inquiet et compassionnel. Elle est décidée à faire face toute seule à l’incident, elle n’en parle à personne. Désormais, elle ne comptera que sur elle-même. On le sait, chaque homme est une solitude et c’est dans l’adversité qu’il s’en aperçoit.

 

Le cabinet du Dr Jacques Moutin, psychiatre, expert judiciaire auprès du tribunal de Nanterre, se trouve à Courbevoie – pas trop loin, se console Claire. Le Dr François, médecin spécialisé en psychiatrie, psychologue et psychanalyste, est installé dans le 16e arrondissement. En alternance chez l’un puis l’autre, les séances sont prévues tous les vendredis. Je n’ai pas d’autre jour libre, a-t-elle dit résolument, c’est à prendre ou à laisser. Dans son malheur, elle a jubilé de ce coup de bluff réussi. Elle est en droit d’imposer sa préférence. Après tout, elle n’est pas demandeuse et elle perd la liberté de sa journée sans cours. Elle ira donc une semaine sur deux à Paris, ce sera l’occasion de déjeuner avec Jean, qui travaille près du Trocadéro. Elle s’efforce de voir le bon côté des choses. Mais souvent un désespoir la rattrape. Elle est écœurée, et choquée d’être la seule à faire un effort pour un tort qu’elle n’a pas causé. Geneviève Noblet elle aussi devrait consulter un psy ! Les faiseurs d’histoires sont rarement des gens sans histoires. Pourquoi Mme Joyeux n’y songe-t-elle pas ?

 

Vraiment elle rechigne, elle y va à reculons, contrainte et forcée. Elle ressasse des récriminations, fâchée de donner son temps. Elle ne sera pas tranquille pour mettre sa maison en ordre. Elle ne sera pas rentrée à l’heure pour son fils. Une folle et une peau de vache la privent de ce qu’elle a de plus précieux. Elle a autre chose à faire qu’être expertisée ! Elle est surtout terrifiée. Que voudront-ils savoir ? Saura-t-elle quoi dire ? Pourquoi d’ailleurs répondrait-elle ? Elle n’a rien à raconter à ces bonshommes, à part qu’elle n’a aucune raison d’être là. Et puis, comment se forme un diagnostic psychiatrique ? Par la faille de l’incertitude s’insinue la panique et c’est dans un état d’émotion et d’angoisse exceptionnelles que Claire s’assoit en face du Dr Moutin. Il n’aura guère de mérite à percevoir que Mme Bodin est émotive – inquiète, fragile, instable, pourra-t-il écrire s’il se laisse aller à extrapoler.

 

L’expert a toute la maîtrise du professionnel, celle qui peut donner une impression de sécheresse, de prétention et de hauteur. Il achève d’intimider et de paralyser celui ou celle qui est déjà plein de gêne et de confusion. On mesure l’écart de situation et d’aisance : Claire Bodin découvre le cadre psychiatrique, Jacques Moutin a quant à lui cent fois vécu ce premier contact, ces premières minutes où commence son inspection d’un homme ou d’une femme qui n’a pas encore parlé mais qui déjà se révèle – puisque tout en nous parle de nous. Entrez ! Veuillez entrer ! Bonjour. Le client s’avance. Son allure, sa physionomie, ses gestes, sa démarche, ses vêtements, ses éventuelles mimiques ou tics, le psychiatre voudrait le saisir dans sa spontanéité originelle, au moment de l’entrée, avant le langage et le récit. Mais ce pauvre objet scruté n’ignore certes pas qu’il l’est ! Croit-on vraiment à sa spontanéité ? Il n’en est pas de possible, l’observateur perturbe l’expérience. De fait, Claire est perturbée et mal à l’aise. Elle anticipe que tout sera interprété, aussi bien ce qu’elle dit que ce qu’elle tait, et le reste, tout ! Tout quoi ? Tout ! L’idée de ce regard sur elle, le fantasme d’une puissance de décryptage qui ferait d’elle un livre ouvert, la clouent au dossier de son fauteuil. Elle ne veut pas être lue. Son quant-à-soi n’appartient qu’à elle et à ceux qu’elle aime. Elle freine des quatre fers et se bute : il n’y aura ni épanchement, ni confession, ni confidence, ni sincérité, pense-t-elle dans une ultime rébellion silencieuse. Dès le premier instant, elle est barricadée.

 

Évidemment, ce contact initial est froid. Le Dr Moutin n’est pas sans percevoir la réticence de son interlocutrice. Il ne se montre pas pour autant plus chaleureux qu’il n’est. Peut-être note-t-il déjà “personnalité défendue” et fait-il un lien avec l’affaire qui lui vaut ce rendez-vous. Car il sait ce qui amène Mme Bodin à son cabinet. Il ne s’en cachera pas. Il a décidé de commencer justement par le rapport aux faits : il souhaite connaître en premier l’attitude de Claire vis-à-vis de ce qui lui est reproché. Démenti, déni, aveu, regret, excuses, repentir spontané, ces comportements possibles donnent lieu à une partie du rapport d’expertise. Annick Joyeux m’a parlé de vos soucis, dit-il. Claire sourit de cette entrée en matière. Elle a en effet des soucis, elle se doute que l’expert en est informé, par quelle voie et de quelle façon, sur le moment cela lui importe peu, elle ne pense pas à s’en préoccuper, elle observe le Dr Moutin, elle attend.

 

Jusqu’aux faits, le praticien lui offre un détour. Avant d’en arriver à cette mise en cause, revenons sur votre enseignement à L’Embellie, propose-t-il. Sa voix est enrouée comme celle d’un grand fumeur, il a d’ailleurs le teint gris et la dent jaunie. Il est moche, pense Claire, et c’est une petite satisfaction méchante, une maigre vengeance. Vous voulez bien ? demande la voix rugueuse. Claire Bodin acquiesce par un hochement de tête. Elle n’a encore pas prononcé un seul mot. Quelle discipline enseignez-vous ? Depuis combien de temps ? Quelle était auparavant votre profession ? Comment avez-vous été recrutée ? Les questions s’enchaînent, auxquelles Claire répond sans problème. Pas par Mme Joyeux donc ? Non, par la précédente directrice, avec qui je m’entendais très bien. Cette remarque lâchée spontanément fait tilt bien sûr. Vous considérez que ce n’est pareil avec Mme Joyeux ? demande le psychiatre. Nous n’avons pas d’affinités, je crois. Il faut préciser cette mésentente larvée, pense Claire. Si elle se laissait aller, elle déclarerait : Annick Joyeux est une peste qui me déteste. Les choses seraient encore plus claires. On comprendrait que l’affaire a des racines qui lui sont extérieures.

 

Quand la vérité est limpide, il faut la dire, se félicite Claire. Ses réponses viennent faciles et simples. Elle pourrait se détendre si elle ne suspectait pas que tout est calculé pour la lancer dans une conversation où les pièges ensuite se multiplieront. Elle est sur ses gardes, rien n’y changera. On l’accuse à tort, on l’envoie ici de force, on l’oblige à parler, il n’y a pas de quoi se sentir tranquille et contente. Quand les questions deviennent ouvertes, Claire craint de corroborer les soupçons, d’accréditer sans le vouloir la noire fantasmagorie qui la poursuit. Comment décririez-vous votre métier, votre motivation, votre relation avec les élèves de L’Embellie ? Là encore, l’enseignante sait répondre. Elle entrevoit les glissements dangereux et ne s’épanche pas outre mesure : elle ne laisse pas déborder son affection pour ses protégés. Mais tout de même elle exprime sa volonté d’accompagner, son engagement et son succès. Elle se permet même l’initiative d’une question et d’une réponse. A-t-elle déjà eu des problèmes comme celui qui se pose aujourd’hui ? Non. Jamais ! C’est la première fois qu’une histoire pareille m’arrive, assure-t-elle, j’ai un excellent contact avec mes élèves et avec leurs parents, qui sont heureux de voir s’épanouir leurs enfants. Je reçois de nombreuses marques de reconnaissance, je trouve mon activité très valorisante. Sa voix pour dire cela est-elle assez ferme ? N’a-t-elle pas l’air de manquer justement d’estime de soi et de gratifications ? L’oreille professionnelle entend-elle une force réelle ou au contraire un besoin de rassurement ? Bien ! dit Jacques Moutin, indécryptable.

 

Impossible de savoir si l’adverbe marque une transition, une approbation, ou même un bon point dans l’histoire. L’entretien prend cependant une tournure plus centrée sur le problème. Parlons un peu de Gabriel, propose l’expert, une fois encore familier, éludant le patronyme comme s’il connaissait bien ce jeune homme qu’en réalité il n’a jamais rencontré. Le mot “contact” a-t-il eu un effet ? En tout cas, il le reprend, comme s’il voulait souligner son caractère ambigu. Quel contact avez-vous avec cet élève en particulier ? De toute évidence, Claire s’est détendue en parlant, elle a repris confiance en se découvrant capable d’exprimer ses idées. Elle n’a aucune difficulté à en venir au sujet central. Si cet entretien n’est pas une arnaque, il est une chance d’éclaircissement et de réhabilitation rapide. Les choses seront claires. Elle prend donc un ton d’autorité légitime. Gabriel Noblet (elle lui rend à dessein son nom) est arrivé en septembre à L’Embellie, je le connais depuis deux mois. Elle pense : depuis seulement deux mois. C’est bien ce qu’elle veut signifier, mais l’expert l’entend différemment. C’est assez pour le connaître, note-t-il. Quelle impression vous a-t-il faite ? D’abord introverti, il s’est montré progressivement plus heureux en classe, dit Claire, j’étais satisfaite de le voir s’épanouir. Elle a préféré satisfaite à contente – qui est plus personnel. Elle essaie d’être neutre. Ce jeune homme était cependant en grande demande d’affection. Je m’apprêtais à en faire part (elle évite “signaler”) à Mme Joyeux lorsque j’ai été convoquée pour cette affaire que vous connaissez. Vous étiez inquiète ? J’ai eu l’impression que Gabriel avait trop besoin de moi. Était-ce trop lourd pour vous ? Non, ça ne l’était pas. Alors quoi ? J’ai pensé qu’il était en train de tomber amoureux, dit-elle. Et ? demande le Dr Moutin. Mieux valait en avertir la directrice, dit Claire (la directrice qui fait facilement des histoires). Qu’attendiez-vous d’elle ? Je l’ignore. Moi-même, je ne savais pas quoi faire. Ah ! fait tomber l’expert, comme si l’aveu d’impuissance était une faute. Claire le scrute, attendant la suite de son commentaire. Il ne dit plus rien. Il paraît à la fois navré et conforté, navré pour Claire. Perfidement navré ?

 

Dégrisée par cette sécheresse, elle retrouve sa méfiance et reste silencieuse, presque vexée d’avoir parlé, c’est-à-dire collaboré. Avec ses interjections mystérieuses, l’impassible psychiatre lui fait perdre le peu d’aplomb qu’elle avait trouvé. Et c’est tout à coup une souffrance. Ce qu’elle tient pour une maltraitance la blesse. Elle n’a jamais aimé les gens qui ne se donnent pas la peine d’être aimables. Ce type n’est pas sympa ! se dit-elle dans une soudaine clarté. Pourquoi questionner avec dureté ? Pourquoi se montrer désagréable et glaçant ? Qu’est-ce que cela apporte ? Rien ! Son visage rosit en même temps qu’elle réfléchit et l’émotion pousse au-dehors ses mots. Vous traitez toujours vos patients de cette manière ? demande-t-elle avec brusquerie. De quelle manière ? L’expert a répondu du tac au tac, d’un ton à la fois hautain et sincère – il a réellement besoin d’être éclairé, il ne réalise pas l’impression qu’il produit. Si froidement, dit Claire. Elle voit qu’il est étonné. Mais il a réponse à tout. Vous n’êtes ni ma patiente ni une patiente, dit-il. Et il se retient d’ajouter : vous faites l’objet d’une expertise. Ce serait trop frontal. Le silence est là. Le praticien regarde sa montre. Par chance, c’est l’heure de terminer cette séance. Claire le comprend lorsque son interlocuteur se lève. Je vous revois le 30 novembre, dit Jacques Moutin en lui tendant la main. Cinq minutes plus tard, elle est dans la rue, revenue de sa soudaine audace. L’angoisse fait place à la fatigue.

7

Dans le samedi et le dimanche en famille, elle puise un regain de force pour encaisser cette séance désagréable dont elle ne parle à personne. Ni à Marc, ni à Jean, ni même à Astrid – qui serait la confidente idéale, juste assez proche et distante à la fois –, pas davantage à une amie. La honte, une part de sidération persistante aussi étouffent toute parole libératrice, ferment les soupapes de décompression psychique. Comme si, dans l’œil d’un cyclone, Claire Bodin retenait son souffle. Gestes inappropriés, tripotage : voudrait-elle parler de ce qui lui arrive, elle serait tout bonnement incapable de prononcer les mots qu’elle a entendus. Elle aurait l’impression que les mots créent la chose. Les autres la regarderaient forcément bizarrement, ils ignorent qu’une accusation pareille peut tomber sur quelqu’un qui n’a rien fait (elle sait comme on croit cela impossible jusqu’au jour où cela vous arrive), sur n’importe qui !

 

Par moments, lorsqu’elle est seule, elle s’assoit les coudes sur la table et se tient la tête dans les mains en fermant les yeux. Mais les larmes ne sortent pas, elle n’arrive pas à craquer, elle est contractée comme un bloc de chair qui prend les coups sans pouvoir les rendre. Vendredi soir, au dîner, elle a menti. Elle sait très bien inventer des fables, des bobards, elle le fait depuis qu’elle est enfant, c’est sa grande contradiction interne : elle valorise et atteint l’authenticité mais dès qu’elle se sent en danger, la sacrifie, la perd. Mentir est une protection contre la dureté du monde : la sévérité d’une mère, le jugement des autres et leur curiosité pas toujours bienveillante, l’humiliation si fréquente quand on échoue, quand tout vous semble ardu. Qu’as-tu fait aujourd’hui ? ont demandé le fils et le mari qui savent qu’elle n’a pas cours ce jour-là. J’ai pris un café avec des copines et je suis allée faire du vélo. Le café et le vélo les préservent de la violence des faits, pense Claire. Elle n’a pas honte de dissimuler la vérité, c’est vital. Souvent elle finit par croire à ses mensonges, c’est pratique.

 

Cette vilaine histoire est installée au centre de son existence comme un secret inavouable. Elle y pense beaucoup. Pour se préparer, croit-elle. Rien n’est réglé, la flamme du bon sens attend d’être ranimée. Qui s’en chargera ? La direction compte sur les expertises des psychiatres et sur un rapport du psychologue qui assiste aux cours de Claire. Ces avis extérieurs ont besoin de se construire, il faut attendre. L’enseignement sous surveillance se poursuit, les deux sbires sont au fond de la classe. Quatre oreilles, quatre yeux, inconsciemment sélectifs, aux aguets, pour un motif désagréable et un but qui ne l’est pas moins, pas pour admirer mais pour contrôler, espionner, interpréter. Et tout rapporter à Annick Joyeux. Cette dernière laisse aller les choses sans informer son enseignante, sans lui adresser la parole. Peut-être n’y a-t-il rien de nouveau, pense Claire, qui aimerait bien connaître dans quelle disposition se trouve désormais Geneviève Noblet. La mère de Gabriel est-elle rassurée par tout cet agencement, ce barnum de surveillances autour de son fils ? Retrouvera-t-elle bientôt confiance ? Claire n’a aucun moyen de le savoir. Elle se sent une pestiférée que la directrice, à la tête d’une cabale sournoise, prend plaisir à faire passer par des trous de souris. Le temps est suspendu comme le verdict – l’enseignante conservera-t-elle son poste ? Il faut se montrer patiente. Amer programme des réjouissances : vendredi 23 novembre, Claire rencontrera le deuxième psychiatre. Lundi 19 et jeudi 22, elle fera ses cours à L’Embellie. Comme si de rien n’était.

Faites comme si nous n’étions pas là ! répètent les sbires. L’injonction ne peut pas fonctionner. Au début, bravache, Claire passe parfois une main sur un dos ou pose sa paume sur une épaule. Le lundi – le 19 –, elle prend même Gabriel dans ses bras quand il le réclame, debout, bras ouverts, comme s’il lui barrait le passage. Elle refuse de s’en empêcher. Elle est rassurée et heureuse de retrouver le jeune homme tel qu’il est, exprimant sa demande, intact en somme. S’ils sont tellement subtils, les surveillants voient bien qu’il n’y a dans cette accolade qu’une affection bienveillante et bienfaisante, réponse à un élan enfantin. Tu as tort, fais attention, dit Marc, le soir lorsque sa femme le lui raconte. Il n’a plus aucune confiance dans rien ni personne. Regarde déjà où on en est ! dit-il pour la convaincre. Claire perd le peu de foi qui lui restait.

 

Son naturel s’altère, devient inatteignable. Elle n’est plus capable d’être tout simplement elle-même. Dès lors qu’il est suspecté, le moindre geste devient réfléchi. Les quatre yeux pèsent lourd, d’autant plus lourd que les deux bouches restent closes, non coopératives, pendant que les mains tapent sur les claviers. Ce bruit ! Ce tapotement régulier et léger, par salves fluides, est un envahissement insupportable. Et un rappel à l’ordre. Chaque fois qu’il se déclenche, il soulève la question : qu’ai-je fait ou dit qui mérite d’être consigné ? Claire a beau se convaincre qu’elle agit avec décence et ne craint rien d’un observateur, elle n’ose plus se montrer spontanément chaleureuse, enveloppante, tactile quand il le faut. Elle finit par en perdre son alphabet personnel. Le jeudi, déjà moins expansive et expressive que le lundi, elle voit comme les élèves sont inquiets. Ils ressentent l’impalpable tension, l’hameçon malintentionné qui flotte au-dessus de Claire, et son trouble qu’elle ne parvient pas à cacher.

 

Tout changement a tendance à les refermer sur eux-mêmes. Leur participation se réduit. Les bégaiements invalidants reviennent et, avec eux, quelques larmes inconsolables que l’enseignante n’apaise que par des mots. La voilà privée du toucher, ce sens premier et déclassé, ce sens du contact et de l’amour. Ne t’inquiète pas ! Tu es peut-être fatiguée. Respire, prends ton temps, murmure Claire à Sarah. Martin, qui a repris ses balancements maladifs, se renverse par terre avec sa chaise. Tu ne t’es pas fait mal ? demande Claire. Pour l’aider à se relever, il lui faudrait poser ses mains sur le jeune homme, elle reste en retrait. Il n’a rien, il est juste rouge de honte, comme un coquelicot. Grégoire se précipite pour le réconforter. De son côté, Gabriel est prostré. Louise et Lucie restent muettes. Martin désormais regarde ses pieds. Les gestes parasites se multiplient, qui signent le malaise croissant ; la classe apparaît par instants tel un automate déglingué dont le mécanisme s’emballe. Les pauvres ! Claire ne leur demande aucun effort. Elle mise sur l’apaisement qu’apporte la littérature, elle lit.

 

Le Petit Prince fait l’effet d’un baume. L’aiguilleur et le marchand font sourire, Louise et Lucie partent même dans un fou rire qui se répand. La tendresse revient par le truchement du texte. Victoire ! pense Claire. Elle jette un regard vers les sbires du fond de la salle. Aussitôt, les élèves se retournent vers les deux surveillants. Un souci ? demande le psychologue. Aucun, dit Claire. Elle contient une rage sourde, qui se mêle à une joie inattendue. Sa classe l’éblouit. Ce petit groupe uni autour d’elle, loin du monde, hors des normes, ils ont suivi son regard ! Ils sont plus attentifs que bien des lycéens. Chapitre XXIV, annonce-t-elle pour les récupérer. “C’est bien d’avoir eu un ami, même si l’on va mourir”, lit-elle. Elle ne voit pas le regard fixe et perçant de Gabriel. Les jeunes sont suspendus à la voix de leur professeur. Lorsqu’il s’agit de mourir de soif et de chercher un puits, ils semblent se concentrer encore davantage. Le mystérieux rayonnement du sable les intrigue. Aucun d’eux n’a jamais contemplé le désert. Ils ne connaissent que la plage. Ce n’est pas le même sable, affirme Arthur. S’il ne rayonne pas, c’est parce qu’il est sale, suggère Alicia. Louise confirme, avec ses parents elle a participé au nettoyage du littoral méditerranéen, elle se dit écolo, elle raconte. Le cours est sauvé.

 

Comme toujours vous êtes pleins d’idées, conclut Claire en s’efforçant de sourire. Nous continuerons lundi. Je suis contente que vous aimiez ce beau livre. On peut le relire toute sa vie, vous verrez, chaque fois il vous apporte quelque chose de différent. C’est magique, dit Louise. Claire acquiesce. Je vous dis à la semaine prochaine ? Passez un bon week-end, murmure-t-elle. Elle ramasse son sac, y range son livre et son agenda. Sans marquer le moindre arrêt, elle passe devant Gabriel déjà debout pour l’étreinte réconfortante. Elle voit la jeune bouche tomber sous le coup de la déception. Elle sort sans se retourner. Elle ne sait plus qui elle est.

Malgré moi, je les abandonne, dit-elle le soir à son mari. Je m’éloigne. Elle est si désolée qu’il nie. Mais non ! Ils te voient, ils t’écoutent, tu es avec eux, ils ont confiance en toi, je suis sûr qu’ils retiennent tout ce que tu leur dis.

8

Sa vie privée est maintenant l’affaire des experts. À la différence de Jacques Moutin, plutôt que d’attaquer par les faits, le Dr François commence par l’examen de la personnalité. Il veut faire connaissance avec Claire, il veut connaître sa vie, il souhaite qu’elle se décrive elle-même. Est-ce pour atteindre cet objectif ? Il se montre moins glaçant que ne le fut son collègue la semaine précédente (ce qu’il ignore bien sûr, les deux expertises sont indépendantes). Il explique la démarche d’une façon décontractée, comme s’il s’agissait d’une conversation agréable, il propose de commencer sans perdre de temps. Ne soyez pas surprise, dit-il, la procédure comporte quelques questions d’ordre physique. Il paraît s’amuser de suivre le protocole, malgré l’incongruité pour Claire des premiers items. Votre taille ? demande-t-il, rieur à la recherche d’une connivence. Un mètre soixante-dix. Votre poids ? Je ne sais pas. À peu près ? Aucune idée, répète Claire. Le praticien l’observe en souriant à nouveau. C’est rare chez les femmes, plaisante-t-il. Je n’ai pas de pèse-personne, explique Claire sans relever le propos généralisateur qui pourrait l’agacer si elle n’avait de plus graves préoccupations. Des maladies à déclarer ? Aucune. Fumeuse ? Jamais. Alcool, drogues ? Non. Qualité du sommeil. Bonne. Vous avez de l’appétit ? Normalement.

 

Elle a l’impression d’être chez le médecin, mais ça ne dure pas, c’est déjà fini, les questions prennent un tour biographique. Quel âge avez-vous ? Cinquante et un ans. Où êtes-vous née ? À Paris. Avez-vous des frères et sœurs ? Un frère aîné. Quelle différence d’âge ? Quatre ans. Que faisaient vos parents ? Pour la première fois, elle se cabre. Ceux qu’elle aime lui appartiennent et ne sont pas mêlés à cette histoire, elle n’en fera pas mention. Elle exprime sa réticence. Je souhaiterais ne pas avoir à parler de mes proches. Je crains qu’il ne nous soit impossible de l’éviter, déclare l’expert. Il me faut savoir dans quel genre de famille vous avez grandi, je dois être en mesure d’établir votre parcours, vos parents sont un élément important bien entendu. Je dois… Il y a là quelque chose d’intraitable que Claire ne discute pas. Mon père était dentiste, ma mère femme au foyer, dit-elle d’une voix volontairement atone. Sont-ils encore en vie ? Absolument. Légèrement penché au-dessus de son bureau, le Dr François prend des notes, Claire contemple le haut de son front et la ligne de cheveux qui recule, creusée près des tempes. Un homme comme les autres. Comment peut-il faire ce qu’il fait ? pense-t-elle. Pourquoi ne perçoit-il pas immédiatement qu’il perd son temps, que cette expertise n’a pas lieu d’être ? Pourquoi ne se pose-t-il même pas la question ? A-t-il devant lui une enseignante déviante ou dangereuse ? Si Claire partageait cet étonnement, sans doute le psychiatre sortirait-il d’un tiroir une ou deux photographies : Celui-là ? Sympathique, non ? Un père incestueux. Celle-là ? Charmante, n’est-ce pas ? Une mère qui prostituait sa fille aînée. Claire n’a pas idée de ce monde où les coupables bien camouflés ressemblent en tout point aux innocents. Elle ne vit pas dans le soupçon. Elle ne peut se mettre à la place de celui qui la rencontre pour la première fois. D’ailleurs, elle prête à l’expert un pouvoir de divination et c’est pourquoi elle s’étonne. Ne lit-il pas l’innocence en elle ? Qu’espère-t-il déceler ? Une culpabilité, un risque de passage à l’acte, un risque de récidive ? C’est une mascarade ridicule. Annick Joyeux est à l’origine de tout ce cirque, pense Claire. Qu’a-t-elle raconté ? Son enseignante l’ignore. Elle se tait, se contracte, se retire. Parlons de vous, murmure le docteur. Jusqu’à quel âge êtes-vous restée chez vos parents ?

 

C’est trop ! Elle n’accepte pas ces questions qui fouillent dans son passé. Qu’ont-elles à voir avec Gabriel et le délire de Mme Noblet ? Strictement rien, pense Claire. Sa jeunesse et cette affaire, elle ne voit pas le rapport. Elle ne répondra pas. Avant cela, elle n’a jamais songé à la valeur de l’intimité, à l’importance du respect de la vie privée et des fameuses données personnelles. Elle n’a jamais été conduite à parler d’elle et de sa vie, elle n’a aucune envie de commencer. Bien sûr le secret professionnel protégera ses propos, mais elle refuse de renseigner Annick Joyeux. La seule idée que cette peste malfaisante reçoive un rapport scelle les lèvres de Claire, déjà tellement médusée. Sa vie familiale, sa vie personnelle ne regardent personne. Ce sont des objets de silence. Pourquoi parlerais-je avec vous, je sais que vous n’êtes pas là pour me faire du bien, lance-t-elle avec un peu de maladresse. Comment ça ? s’exclame le psychiatre, faussement bon enfant. Vous comprenez très bien ce que je veux dire, marmonne Claire, je ne suis pas là pour aller mieux ou pour me connaître davantage. Je suis là de force, pour être expertisée en tant que harceleuse, suspectée de tripoter ses élèves ! Je ne vois pas pourquoi je coopérerais. Pour votre bien précisément. Claire Bodin fait une moue dubitative. Elle préférerait qu’il ait dit : Pour être lavée de tout soupçon. Ne soyez pas pessimiste, dit le médecin.

 

Il est habile et souple. Si cette question l’a braquée, il l’abandonne. Il se rappellera qu’elle ne veut pas dire à quel âge elle a pris son indépendance. Parlez-moi de votre activité à L’Embellie, dit-il. Le couplet composé la semaine précédente se reforme spontanément dans la bouche de Claire. L’engagement, le sentiment d’être utile, le bon contact (le mot, à nouveau), les gratifications venues des parents heureux. Le Dr François note ce qu’elle dit. Vous êtes donc contente globalement dans cet établissement ? Très contente, dit Claire. Contente de vous ? Contente de ce que je fais avec les élèves, rectifie Claire, et heureuse quand ils en sont heureux. Elle n’a pas été élevée par une famille où l’on avait l’habitude d’être “content de soi”, c’était même le contraire à vrai dire, une exigence critique inlassable qui ne l’a pas aidée. Elle n’en souffle mot, à dessein cache sa faille. Mais il semble que tout y mène. Cette matrice de l’enfance est l’objet de toute la curiosité des psys, Claire ne l’ignore pas, elle en fait l’expérience. Quelles études avez-vous faites ? Avez-vous auparavant exercé un autre métier ? demande le Dr François tout en continuant d’écrire. Il n’a pas idée bien sûr à quel point le sujet est délicat : se remémorer le temps de ses études est une souffrance pour Claire. J’étais nulle ! s’amuse-t-elle souvent, dans un geste à la Cyrano, préférant le dire elle-même. La plaisanterie masque le malaise. Elle a honte, son sentiment d’échec reste vivace, il est la source cruciale de son manque d’estime de soi. Cette fois, Claire dissimule sa réticence. J’ai fait des études de secrétariat et j’ai été assistante de direction pendant presque dix ans, dit-elle sans plus de détail. Et ensuite ? Claire soupire. Les questions ne s’arrêteront donc jamais ? Je me suis mariée et j’ai cessé de travailler pendant six ans après la naissance de mon fils. Un enfant et vous arrêtez de travailler ! note le médecin. Il n’a pas été suffisamment attentif pour déceler le point de douleur. Et pourquoi pas ? dit Claire, blessée. Pourquoi pas en effet ! répète le Dr François. Claire se rebiffe. Je vous amuse ? Pas du tout, dit-il, excusez-moi.

 

Sans doute pense-t-il que la femme assise devant lui est “à fleur de peau”, “écorchée”, “susceptible”, “sur la défensive”, “tendue”. Et elle l’est, elle l’est dans cette affaire. Cela ne veut pas dire qu’elle l’est dans la vie, quand on lui fiche la paix, quand elle n’est pas harcelée et scrutée par des gens soupçonneux. Qu’écrira-t-il dans son rapport ? Sa plaisanterie sur le travail n’augure pas chez lui d’une grande finesse. Il ignore encore beaucoup de choses et déjà s’autorise des commentaires. Son interlocutrice pourrait avoir eu beaucoup de mal à avoir un enfant, elle pourrait en avoir perdu un, elle pourrait avoir fait une dépression postnatale, et il écraserait ses blagues sur ces chagrins ! De quoi la traite-t-on ? De tire-au-flanc ? De paresseuse ? D’une étrange façon, parce que Claire Bodin pense qu’elle n’a jamais été un bourreau de travail, elle est abattue de se l’entendre dire.

 

Mais il faut continuer, revenir sur le parcours. Les dispositions de sa personnalité doivent être analysées dans les registres de l’intelligence, de l’affectivité, de la socialité, afin que soit appréciée leur éventuelle dimension pathologique ! Elle n’en a pas la moindre idée. Elle ne voit que se succéder les questions. À quel âge avez-vous eu ce premier enfant ? J’avais presque trente-neuf ans. Et vous arrêtez donc de travailler à sa naissance ? Claire ne prend pas la peine d’acquiescer. Pour quelle raison ? demande le Dr François. J’avais envie de faire une pause. Vous n’aimiez pas votre travail ? Oui et non, dit Claire. J’en avais assez d’aller à la pharmacie avec les ordonnances d’antidépresseurs de mes patrons, dit-elle avec un sourire moqueur. Pourquoi ça ? Vous étiez utile là aussi ! dit le docteur. J’étais utile à des gens qui d’après moi se trompaient de priorités, dit Claire avec sévérité. Oh oh ! murmure l’expert. Ils avaient des vies que je trouvais peu enviables et je ne souhaitais pas me laisser avaler par leur rythme ! ajoute-t-elle, je voulais profiter de mon fils. Profiter, c’est le mot ? demande son interlocuteur. Ce n’est pas drôle, pense Claire, douchée. Elle ne sait pas ce qu’elle déteste le plus entre la froideur de Jacques Moutin et l’humour déplacé de celui-là. Elle n’est en situation d’apprécier ni l’un ni l’autre. Elle soupire et lève les yeux au ciel. Vous voyez ce que je veux dire, souffle-t-elle. Je vois surtout que vous êtes lassée, arrêtons-nous là pour aujourd’hui, propose le praticien. Ouvrant son agenda, il dit : le 7 décembre, à la même heure.

9

Le sentiment d’intrusion est si fort que le mot viol lui vient à l’esprit. Elle se sent contrainte, agressée, humiliée, salie. Elle n’est plus épouvantée, elle est dégoûtée. Ces types qui se prévalent d’être psychiatres sont juste tordus et, en l’occurrence, se laissent manipuler comme des crétins par une petite directrice d’école. Claire tombe de haut. Elle a souvent rêvé d’entreprendre une analyse, comme l’a fait Jean à une époque difficile de sa vie. Le coût l’en a toujours empêchée. C’était trop cher, tout simplement. Quelle ironie, pense-t-elle maintenant. Elle consulte mais pas comme elle le voulait, ça n’a rien à voir. Pourquoi la font-ils parler ? Pour déceler dans ses propos les signes d’une faiblesse, d’une frustration, d’une perversion éventuelle, sexuelle évidemment ! Ils sont des adversaires et les ennemis de la vérité. Cette idée la révolte.

 

Le lendemain de la séance chez l’expert, c’est samedi, elle n’a la force de rien. On glande, dit-elle à Astrid qui téléphone. Les gilets jaunes font du chambard. On répète qu’ils mettent Paris à feu et à sang. Les gilets jaunes ou la politique du gouvernement ? dit Marc, en s’asseyant devant BFM-TV où passent en boucle les images de la capitale révolutionnée. Claire se vautre à côté de son mari sur le canapé défoncé. Elle comprend ces gens. Ces mères célibataires sur les ronds-points, comment pourraient-elles s’en sortir ? Ces familles dont la seule fête mensuelle est une excursion au MacDo ? C’est poignant. Et l’élite se préoccupe de capital culturel. Comment l’acquérir quand le 12 du mois le compte en banque passe au rouge ? Et les journalistes qui habitent le Marais, Pigalle, Montmartre ou le très bobo 9e arrondissement condamnent cette violence ! Où est la violence ? La violence n’est pas indigne quand elle est le seul moyen pour se faire entendre, pense Claire de façon viscérale, sans avoir envie d’y réfléchir. Elle aussi pourrait hurler. Dire la vérité et ne pas être crue, travailler et ne pas avoir à manger, faire quelque chose de bien et être suspectée du pire : même combat. Comme les manifestants, elle a la rage.

 

Sa gaieté n’y résiste pas. Forcément, ses élèves le perçoivent, sans savoir ce qui se déroule sous leurs yeux innocents. En classe, l’ambiance est saccagée. Le lundi – le 26 novembre – est un gâchis incroyable. Le Petit Prince n’apporte aucune embellie. Les sbires tapotent sans relâche. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien écrire ? C’est démentiel ! pense Claire. Gabriel est perturbé et malheureux. Claire en prend la mesure, s’en désole et s’en effraie, sans oser lui parler. Chaque fois qu’elle voudrait le réconforter, les quatre yeux au fond de la classe la dissuadent, lui enlèvent toute sa détermination, et sa certitude même. Il faudrait prendre à part le garçon et lui expliquer quelque chose. Quoi ? Que les câlins ne sont pas appropriés en classe ? Que sa mère est inquiète ? Qu’il ne doit pas se faire des idées, que les professeurs ne sont pas des amis ? Non, ce n’est pas une bonne idée. Je ne peux pas lui parler ! déplore l’enseignante. Le pauvre ! Ses parents ont probablement confisqué son téléphone, Claire ne reçoit plus de SMS. Elle s’interdit d’en envoyer. C’est dommage, pense-t-elle, inconsciente. Elle pourrait le rassurer, lui dire qu’elle est présente, qu’il compte, qu’il est capable de réussir à faire ce qu’il veut, qu’elle l’aime comme elle aime chacun de ses élèves, qu’elle veut le meilleur pour lui. C’est justement ce qu’elle n’a pas le droit d’exprimer. Les sbires, la directrice, la mère, aucun ne comprendrait. Tous lui tomberaient sur le dos.

 

Elle n’a pas le dos assez solide. Elle abandonne le jeune homme à la situation. Il paraît si triste, si égaré, qu’elle fuit même son regard. Elle obéit aux esprits secs : ferme ses bras, endigue son élan naturel, ne se donne plus à la relation humaine. Elle est navrée mais matée. Pour Gabriel, ce retrait et ce silence sont vécus comme un désastre. Le voilà d’un seul coup privé de ce qui le rendait heureux, une relation extérieure réconfortante. Il est à nouveau l’idiot, celui qui est restreint à lui-même. Son désir d’apprendre s’étiole, qui n’est plus ni canalisé ni fixé. Le garçon, c’est visible, est complètement désemparé, perdu, éperdu. Il n’est pas fou, il sait faire la différence entre quelqu’un qui est là et quelqu’un qui refuse le contact. Mme Bodin n’est plus la même, elle est devenue lointaine et inaccessible, elle ne voit plus son élève. Exister, c’est être regardé, il l’éprouve jusqu’à la destruction. Il a perdu un objet d’attachement, il perd sa force. Une grande tristesse l’abat.

 

Claire voudrait tant qu’il exprime son désarroi et réclame le retour à la liberté antérieure ! Elle espère qu’il va réagir ! Il faudrait qu’il rassure sa mère – il l’aime, elle a tout son amour, personne ne la détrône. Claire Bodin voudrait que Gabriel fasse ce dont on ne le croit pas capable. Elle se sent seule à entretenir des espoirs. La plainte de certains élèves prend tout son sens. Leur rêve d’autonomie et de liberté, voilà qu’elle le comprend. Gabriel est au centre du jeu sans le mener, pense Claire. Il subit. Il n’a pas la parole. Il ne sera pas écouté. Il ne peut visiblement ni contester le diagnostic, ni refuser le remède. Ni se plaindre, ni convaincre. On l’a réduit à l’impuissance alors qu’il savait vivre mieux. Dire qu’on l’abîme pour rien, à cause des fables que se raconte une mère ! peste Claire. Il suffirait d’un geste, une simple accolade pudique et affectueuse, il renaîtrait, reprendrait goût à lui-même. Mais les sbires tapoteraient frénétiquement un compte rendu odieux ! L’enseignante se les figure déjà. Et les deux harpies à la manœuvre se récrieraient : il n’en est pas question ! Extirpez-vous de l’esprit ces méthodes pédagogiques ! L’affection d’un enseignant n’existe pas, c’est une illusion, un mirage dangereux. La preuve, vous avez déjà détruit mon fils ! dirait peut-être Geneviève Noblet, persuadée d’être arrivée à temps pour défaire une relation toxique. Claire la soupçonne de penser ainsi. À la mère, elle pardonne, pas à Annick Joyeux. Une institution n’a pas le droit de se tromper à ce point : voir le mal là où est le bien, faire le mal pour rétablir le bien. Et manquer à ce point d’empathie, d’intelligence relationnelle, ne pas se montrer attentif aux répercussions des décisions qu’on a prises.

 

Le jeudi suivant, le 29 novembre, Gabriel est absent. Ce doit être grave car Annick Joyeux en parle à Claire : Mme Noblet me dit que ça ne va pas bien du tout. On ne peut vraiment rien faire ? proteste Claire, prête à tout. La directrice est formelle : Ne vous en mêlez surtout pas, il est important que vous restiez en retrait. Important pour qui ? pense Claire Bodin qui n’a d’autre choix qu’obéir. Je n’ai jamais vu un élève être aussi malheureux, confie-t-elle à son mari, et personne ne fait le lien avec les nouvelles dispositions. Marc Bodin compatit. Pauvre gosse ! Et je ne peux rien faire, dit Claire, je suis fliquée comme si j’étais Mesrine.

 

Le 30 novembre, Claire retrouve le froid Dr Moutin. Le sentiment d’intrusion est immédiat. Lorsqu’il résume leur précédente séance, elle perçoit qu’il déforme les choses. Vous n’avez pas nié avoir une relation affectueuse avec vos élèves, dit-il. Elle rectifie : elle estime que toute relation entre un maître et un élève se doit d’intégrer une dimension affective. On ne transmet pas sèchement des connaissances ou des savoir-faire, dit-elle, il faut s’y prendre avec cœur. Bien ! dit Jacques Moutin. C’est son tic, pense Claire Bodin. Elle a le sentiment de lui avoir pour une fois cloué le bec. Vous voulez dire que la séduction fait partie de la relation pédagogique ? Non, elle ne lui a rien cloué du tout et il trouve encore le moyen de lui tendre un piège. Je ne vais pas vous répondre oui, Dieu sait ce que vous en concluriez, dit-elle, sans penser à faire remarquer que l’affection et la séduction sont deux choses différentes. Vous êtes malicieuse aujourd’hui ! Je me méfie, c’est tout, dit Claire. De quoi avez-vous peur ? Je n’ai pas peur, je me méfie de ce que vous pourriez inventer. Je constate que les gens inventent n’importe quoi. C’est ce que vous croyez ? C’est ce que je découvre en tout cas. Ah bon ? Mais vous m’avez bien dit que vous aimiez beaucoup ce garçon, Gabriel ? Je ne vous ai jamais dit ça, je l’ai dit mais pas à vous. Je l’ai dit aux parents Noblet, c’est avec eux que j’ai fait l’erreur d’être sincère et sans détour. Elle se le rappelle parfaitement. Vous l’avez sans doute lu dans le dossier transmis par Mme Joyeux, dit-elle. On vous l’a fourré dans la tête ! Votre jugement est biaisé. Je ne juge pas, j’évalue, corrige Jacques Moutin. Dans ce cas vous évaluez sur des bases fausses, répète Claire Bodin. Elle est très remontée tout à coup. Essayons alors d’améliorer ces bases, propose l’expert. Parlons de votre parcours, ouvrons quelques tiroirs. Claire soupire. Ne soyez pas inquiète, dit le psychiatre. Et la mise à nu recommence.