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Chez le coiffeur, sans hésitation, Claire Bodin change de tête : elle coupe court les cheveux qui bientôt tomberont par plaques. Son oncologue l’a prévenue. Achetez-vous dès maintenant une perruque, ce sera plus facile. Claire n’en fait rien. Rendre les choses faciles n’est pas son choix du moment. C’est décidé, elle ne portera aucun postiche. Elle découvrira la forme exacte de sa précieuse boîte en os, voilà tout. Elle est prête. On dirait qu’elle s’est éprise de l’affrontement. L’expérience de l’opprobre l’a cuirassée. Elle a supporté l’intrusion des expertises, les rigueurs de l’instruction, l’humiliation de l’audience, l’adversité ne l’effraie plus, elle la regarde en face. Après sa personnalité mise à nu, ce sera au tour de son crâne.

 

Adrien l’aide à commander sur internet des turbans et des foulards multicolores. Celui-là. Celui-là aussi. Tu seras belle maman, promet le garçon. Très belle, confirme Claire comme si tout était parfait dans le meilleur des mondes possibles. Sa résistance stupéfiante est sans précédent dans sa vie : elle naît de l’amour maternel. Attrister son fils serait pire que les ennuis qui s’accumulent en même temps. Aux peurs de l’enfance, il faut montrer de la volonté et de la clarté. Claire imite son avocate : elle explique le protocole. Une fois par mois, on me posera une perfusion et les substances chimiques (elle évite le mot poison) tueront les cellules malignes qui restent dans mon corps. Pendant quelques jours j’aurai envie de dégobiller (son visage fait une grimace, Adrien rit), je serai fatiguée, mais ce sera signe que le produit fait son effet et que je suis en train de guérir. Je ne veux pas que tu t’inquiètes. L’opération a été efficace, je vais bien, les médecins me soignent, dans six mois tout sera fini. Elle n’a l’air ni malade, ni triste. Adrien croit sa mère. On croit sa mère, songe Claire. Qu’a bien pu écouter Gabriel pour être si malheureux ? Personne ne le saura jamais. La veille du rendez-vous à la Salpêtrière, elle prépare un excellent dîner – des coquilles Saint-Jacques sur un lit de poireaux, une purée faite maison, le tout accompagné d’un vin blanc frappé. Magnifique ! s’extasient Marc et Adrien. Ils ne savent pas si bien dire. Imagine-t-on jamais assez les efforts que font les autres ? Ils nous coûtent si peu quand les nôtres nous paraissent exorbitants.

 

Le 6 juin, elle subit la première chimiothérapie. Quatre heures accrochée au goutte-à-goutte salvateur, à l’hôpital, cette ville dans la ville, ce campus pour malades. Après le tribunal, un nouveau lieu agréable à découvrir, plaisante Claire. Elle tait ce qui lui vient à l’esprit : il restera la prison. Quand on attend un jugement, coupable désigné malgré toutes ses raisons, le mot est imprononçable. Elle ne voudrait pas tenter le mauvais sort qui déjà la poursuit. L’apeurement de l’audience est certes dépassé, dans une mobilisation paroxystique la maladie l’a extirpé, mais il reste une superstition. Ne parlons pas de malheur. Ne parlons pas du tout. Docile, paisible, confiante, elle décline l’offre d’un accompagnement psychologique prévu avec le traitement. Pour l’instant, ça va bien, dit-elle au médecin et aux infirmières. Elle est sûrement la patiente la plus souriante qu’ils aient jamais vue. Tu es admirable, lui répète Jean. Elle rigole, n’en croit pas un mot, l’espère peut-être. Dans l’épreuve, la dignité est une gratification en même temps qu’une valeur. Au plus secret d’elle-même, elle s’y accroche, s’y raffermit, s’y réconforte. Je suis courageuse, je ne suis ni minable ni misérable. Elle en doutait, désormais elle l’envisage.

 

Les nausées, la fatigue, un sentiment que le corps est ruiné lui font oublier la perspective du jugement. Elle n’est obligée à rien d’autre qu’à marcher le plus possible, conseil d’une vieille infirmière qu’elle écoute. Au retour des balades, le chien se blottit contre sa maîtresse dans le canapé du salon, à la place où Claire cet automne surveillait la perquisition, vêtue du même pyjama. Beaucoup de choses se passent en une année. Claire caresse la vieille bête qui ronfle. N’avoir qu’à se reposer et reprendre des forces, elle le vit comme une expérience à traverser, une routine qui sort de la routine. La vie offre une panoplie de situations, en voilà une, pas la plus marrante, pas la plus légère, mais peut-être la plus profonde pour mesurer son attachement à l’existence. Il lui semble qu’elle a tous les droits, c’est idiot.

 

Le calendrier entre dans juillet. La deuxième chimiothérapie pourrait tomber le jour du jugement, ce serait un coup au corps un coup au cœur. Claire garde allumé son téléphone. Il sonne alors qu’elle est dans le train, au retour de l’hôpital. Elle se jette sur l’appareil, c’est Marc. Pas de nouvelles d’Amandine ? demande-t-il avec une fausse légèreté. Aucune ! Je rentre, lui précise son épouse. Cette fois, les malheurs se percutent, elle attend la fin des nausées en même temps que la fin de l’affaire, qui peut-être lui donnera la nausée. Son défaitisme s’est apaisé au fur et à mesure qu’elle oubliait les paniques et déconvenues de ses prises de parole. Elle voudrait une relaxe, elle voudrait être entièrement blanchie. Elle serait toute blanche, au propre comme au figuré. C’est vrai qu’elle a mauvaise mine. Quel effet aurait-elle produit à l’audience avec cette tête de crevarde ? Elle n’a pas souhaité que soit évoquée sa maladie. Rien ne prouve que le cancer soit lié à la mise en examen. Maître Lavergne en est convenue. Il faut faire feu de tout bois ? Non, a décidé Claire.

 

Elle n’a fait feu de rien du tout. Elle n’a pas compris que le dossier d’instruction contient aussi ce que recueille et partage la défense. Elle n’a rien collecté, rien remis, rien proposé. Pas un témoin de moralité, pas une lettre de recommandation. Pas un ami qui certifie que l’inculpée a trop de finesse et de bonté saine pour briser si gravement le moral d’un élève. Que jamais pareil échec n’arriverait à Claire Bodin. Les juges ont connu l’enseignante par un seul portrait : celui qu’en façonnent ses adversaires. Claire a surestimé le pouvoir de son innocence. Forte de sa vérité, elle s’est offerte à la justice. Le 8 juillet, le jugement la gifle. Trois mois de prison avec sursis. Cinq ans d’interdiction d’enseigner ou d’exercer une activité en contact avec les enfants.

 

Marc Bodin ne décolère pas. Se sent-il bête d’avoir regardé sa femme rester passive ? Regrette-t-il de ne pas s’être lui-même mobilisé ? Il attaque le système. Tu n’as pas été entendue, tu es jugée et mise à l’écart comme une délinquante, empêchée de faire ton métier, c’est très grave ! dit-il, il n’y a plus de discernement. Arrête, demande Claire, fatiguée de ce refrain qu’elle connaît. Elle n’a pas besoin d’entendre répéter ce qu’elle pense. Elle veut le silence, elle est médusée. Adrien est un enfant, note-t-elle, et elle rectifie in petto : aucune activité en contact avec les enfants des autres. Quid du catéchisme à la paroisse, doit-elle se retirer ? Sûrement pas ! s’emporte Marc. Ce serait logique, murmure Claire, tu imagines le pataquès ? Tous deux n’ont pas la moindre idée de la publicité faite aux décisions de justice. Personne n’en saura rien, se rassure Marc. On verra, conclut Claire. Elle ne veut plus penser à cette affaire. Ceux qu’elle a de plus chers sont avec elle ; le reste, elle s’en fout. Elle n’a qu’un devoir : se soigner. Le périple judiciaire s’arrêtera là. D’ailleurs, elle n’en peut plus des interrogatoires et des expertises.

 

J’ai été condamnée, ma sincérité et ma naïveté ne me valent que des ennuis, ça suffit, je ne continue pas, annonce-t-elle à maître Lavergne. Vous ne pouvez pas faire ça ! s’exclame son interlocutrice certaine que le jugement sera cassé. De toute façon je n’ai plus d’argent, rétorque sa cliente, je ne peux plus vous payer, je ne veux plus payer. Demandez une commission d’office, conseille l’avocate, mais faites appel du jugement. Claire Bodin ne répond pas, l’envie de laisser tomber est trop forte. Une condamnation, Claire, c’est pour toute la vie, insiste maître Lavergne. Pensez à votre fils, une mère condamnée à de la prison avec sursis, ça reste angoissant pour un enfant. La plainte était abusive, l’instruction à charge, vous n’avez sollicité aucun témoignage, vous êtes le bouc émissaire qui s’est laissé abattre. Mais le jugement est étrange, remarque la professionnelle, on dirait que le tribunal a souhaité apaiser les parents en deuil, montrer qu’il a entendu leur chagrin, tout en convenant que votre responsabilité n’est pas démontrée. Si elle l’était, la peine serait plus lourde. Les juges ont choisi d’utiliser l’appel pour vous rendre justice. Songez à votre fils. Je comprends, dit Claire, je vais réfléchir. Penser à Adrien, elle ne fait que cela. Quelques jours plus tard, elle donne son accord. Vous faites le bon choix, dit Amandine qui déposera le recours. Je suis persuadée que vous obtiendrez gain de cause, j’aurais aimé que ce soit déjà le cas.

 

Dans les derniers jours de juillet, les Bodin attendent la troisième chimiothérapie pour être libres enfin de rouler vers la Bretagne. L’été 2019 se passe en famille. Parents et beaux-parents restent protégés de l’affaire. Claire, Marc et Jean ne l’évoquent qu’à la plage, seuls au milieu des estivants en maillots de bain ce qui dédramatise et détend les discussions. À table, pendant les grands repas où tout le monde se coupe la parole, ceux qui savent ne gaffent pas. Adrien garde son premier grand secret. Les turbans de Claire rappellent ce que sa gaieté pourrait faire oublier : le courage dont elle fait preuve. Sa mère se montre pleine de sollicitude. Repose-toi. Je ne veux rien te voir faire dans la cuisine. Claire envisage sa rentrée : elle cherchera du travail et pense s’occuper de personnes âgées. Et L’Embellie, c’est fini ? s’étonne Mme Mouret. Oui, c’est fini, dit Claire. Il y a une raison particulière ? Non, aucune, j’ai envie de changement, c’est tout. Ne rien dire facilite la vie et l’oubli. Août est un répit.

2

La commission d’office attribue à Claire Bodin une jeune pénaliste, docteur en droit, qui a prêté serment en 2012. Balbine Marin-Troquet est une petite blonde aux yeux bleus, les cheveux coupés court, une mèche rebelle – virgule saillante – en haut du front, à la fois gentille et déterminée, vive et concentrée comme au départ d’une course. Ses diplômes et le cabinet réputé qui l’accueille témoignent de sa compétence, elle se révèle par ailleurs souriante et épanouie : sa cliente pourrait se réjouir. Mais comment se réjouir d’avoir encore besoin d’un avocat et de tout reprendre avec lui ? Même un défenseur vous pose des questions. Il doit le faire, et sans complaisance. Il force vos retranchements. Il lui faut appréhender l’affaire, tout savoir jusqu’au moindre détail, mesurer précisément la réalité des charges retenues par l’instruction. Dès le premier rendez-vous, c’est reparti ! Il voudrait aussi vous connaître, vous l’accusé, coupable ou innocent, dont la personnalité sera évoquée par ceux qui prétendent en avoir souffert. Quoi que vous disiez, il se fera de vous une idée. Votre comportement sera jugé, votre personnalité fait l’objet d’une évaluation, voilà qui est tout bonnement détestable, un supplice que Claire esquive autant qu’elle le peut. Non seulement elle est fatiguée de parler, mais la herse de ses défenses psychiques s’abat aussitôt. Elle ne souhaite pas être connue ailleurs que dans l’amitié. Elle voudrait bien ne pas revenir sur ce qui la met mal à l’aise, la fait rougir, la fait pleurer, la désespère. Expliquer, c’est revivre. Une fois lui a suffi, elle ne s’y résout plus. Le sac de sable est muet qui prend les coups des boxeurs. Ce premier entretien l’épuise déjà, elle se montre réticente, sur ses gardes, facilement excédée. Toutes les informations ne sont-elles pas dans le dossier ? Elles y sont, mais sans les réflexions qu’elles vous inspirent, explique l’avocate.

 

Maître Marin-Troquet se met au travail. Elle est jeune, dit Claire à son mari, elle n’a pas d’enfant. Sous-entendu : elle a le temps de travailler. Car l’enfant, pense Claire Bodin, fait de septembre pour toute mère de famille un mois rempli d’obligations. Acheter les fournitures scolaires, recouvrir les livres confiés par l’école, trier les vêtements trop petits, remplir les formulaires d’inscription aux activités parascolaires, signer des chèques (oh combien de chèques, juste au moment où le revenu de Claire fait défaut), assister à la réunion des parents d’élèves. Une fois de plus, Claire organise l’année d’Adrien. Elle n’a rien d’autre à faire. Depuis bientôt une décennie, c’est sa première rentrée sans ses classes à L’Embellie. Est-ce le vide ou la liberté ? Un peu les deux, d’autant qu’elle n’a pas décidé de cette situation. Elle en éprouve un pincement au cœur, une nostalgie mâtinée de colère. Ses élèves lui manquent, l’orgueil d’Arthur, l’admirable ambition de Louise, l’émouvante coquetterie de Lucie… Elle est restée sans aucune nouvelle de ces jeunes et devine qu’ils se passent d’elle. Maintenant qu’on les lui a retirés, elle sait avec tristesse ce qu’ils lui apportaient et l’écho qu’elle offrait à leurs aspirations. La justice s’est trompée, trompée par l’école, trompée par la souffrance d’une mère. C’est excusable et compréhensible. Parfois Claire Bodin est Geneviève Noblet, cette femme dont l’enfant a dévoré l’existence puis l’a précipitée dans le deuil. Alors elle s’incline devant le malheur. D’autres fois, elle se redresse, furieuse contre Annick Joyeux, la véritable plaignante, l’adversaire calculateur.

 

Elle n’a plus de cours à préparer et s’efforce d’être détendue quand son fils passe la soirée à faire ses devoirs. L’excès de travail à la maison ! Elle a désormais d’autres sujets de préoccupation. En plus de l’affaire, il reste trois chimiothérapies à supporter, puis le bilan et l’éventuelle radiothérapie. Le traitement sera fini pour Noël. Combien de temps dure la procédure en appel ? demande Marc Bodin, elle te l’a dit ? Au moins un an, dit Claire. Sur tous les fronts : l’attente. Pour attendre en paix, il ne faut pas gamberger. Ce sera l’ambition de Claire : oublier ce qui la menace, oublier L’Embellie, oublier Gabriel, sa mort et sa mère, vivre comme si cette affaire n’existait pas.

Ne pas penser.

 

Ce n’est pas si facile. On se croit seul dans son malheur, on ignore qu’il fait parfois le bonheur des autres. Un matin au courrier, Claire ouvre une enveloppe de petit format : sur une carte de visite vierge, quelques mots anonymes. Tu as eu ce que tu mérites. Elle aimerait beaucoup avoir ce qu’elle mérite et l’affirmation aussi mesquine qu’assertive lui tire un pauvre sourire. Qui a écrit cette lettre ? Qui est si certain de sa culpabilité ? Qui pourrait être informé et se féliciter de sa condamnation ? Qui, hormis les Noblet ? Rien ne prouve qu’ils soient les auteurs, mais tout à coup ils obsèdent l’esprit de la destinataire. L’ancienne idée revient : apaiser leur ressentiment, les convaincre d’abandonner leur plainte et de reconnaître enfin l’innocence de l’enseignante. L’écrit sans signature réveille des envies de réponse qui sont des besoins d’expression. Un matin, Claire est seule dans l’appartement silencieux, c’est un moment qu’elle n’aime plus, elle n’a rien à faire hormis du rangement ou du ménage, personne ne l’attend nulle part, si elle ne prend pas le café au bistrot avec une amie, elle sent la déprime gagner. Machinalement sa main choisit un feutre fin et dans la fièvre d’une émotion resurgie, tous les mots qu’elle retenait couvrent la feuille qu’elle a placée devant elle. À nouveau, la conviction l’anime, elle met par écrit ce qu’elle a dit presque un an plus tôt, elle recommence, elle n’a pas changé d’idée. Gabriel, son bonheur grandissant à L’Embellie, son avidité affective, le pouvoir de l’affection. Et puis elle parle d’elle : son empathie, le chagrin qu’elle partage, l’absence de ressentiment envers ceux qui l’accusent. Son regret enfin, que n’ont fait disparaître ni l’instruction, ni l’audience, ni le jugement : Gabriel était gai, expressif, heureux de vivre, des décisions injustifiées et inadéquates ont fait une victime d’un garçon qui se sauvait tout seul. Sa sincérité l’aveugle, elle ne mesure pas qu’il s’agit là d’une accusation. Impulsive et imprudente, elle n’attend pas pour poster cette déclaration qu’elle adresse à M. et Mme Noblet.

 

Quelques jours plus tard, la lettre a été lue, la juge avertie, maître Marin-Troquet ne cache pas sa colère. Accusée d’être incontrôlable, de n’écouter personne, de n’en faire qu’à sa tête, sa cliente ne trouve rien de mieux que justement n’en faire qu’à sa tête ? Entrer en contact avec la partie adverse, transgresser une interdiction légale ! Vous donnez raison à ceux qui vous accusent. Comment voulez-vous que je vous défende ? s’emporte la jeune avocate. Claire est penaude. Elle a commis une erreur, c’est vrai, elle en convient. Marc le lui a dit. Tu es folle ou quoi ? Il s’est énervé. Quand comprendras-tu qu’il n’y a rien à attendre de ces gens ? Je ne recommencerai plus, promet Claire, redevenue une fillette. Dans le bureau de l’important cabinet parisien, elle ne retient pas ses larmes. En arrivant, l’entrée imposante où sont installées deux secrétaires lui a rappelé sa place dans la hiérarchie professionnelle. Elle a aperçu sa tête dans un grand miroir, ses traits amollis, son turban dont la couleur trop vive souligne sa pâleur et distingue la malade qu’elle est. Deux gros cernes lui noient le regard. La jeune Balbine abandonne les reproches. Elle a fait le point, rédigé une note d’analyse et communiqué ses demandes à la magistrate. Expertise de la mère, perquisition au domicile des Noblet, enquête élargie à l’école, Claire aura enfin droit à une instruction équitable.

 

Comment le croire : Claire Bodin s’en fout, elle n’en peut plus, elle n’a plus la force d’applaudir. Elle s’est forcée à interjeter appel alors qu’elle voulait laisser tomber et ensevelir tout souvenir de cette sale histoire. Ce désir d’effacement n’est pas mort. Elle voudrait ne plus entendre parler de Gabriel, d’Annick Joyeux et de Geneviève Noblet. C’en est assez de ces trois-là, c’en est trop. Sa confiance dans la justice ne renaît pas en un tournemain parce qu’une juge à la cour d’appel se penche sur son dossier. Ce foutu dossier plein de contre-vérités. Le défaitisme couve sous l’épuisement. Si elle a été condamnée une fois, pourquoi ne le serait-elle pas à nouveau ? Il faut être réaliste, qu’est-ce qui a changé ? Et de toute façon, elle est écœurée, d’ailleurs elle le dira au prochain interrogatoire. Elle ne taira plus ce qu’elle éprouve. À chaque coup de téléphone de son frère, lorsqu’il demande des nouvelles de la procédure, elle élude. Il n’y a rien de nouveau à dire et elle a envie de parler d’autre chose. L’avocate a tout, dit-elle, moi je me soigne, c’est déjà bien. Et de fait, les traitements ponctuent l’automne, jusqu’à Noël. Nécessaire, la radiothérapie est intensive, trois séances par semaine pendant la première quinzaine de décembre. Il est normal que Claire ne travaille pas, elle n’a finalement pas cherché un nouvel emploi, ses parents la croient en arrêt maladie.

3

Jean Mouret quant à lui passe à l’action. Là où Claire est simplement lasse, son frère est remonté. Le jugement l’a choqué plus que s’il était le prévenu, il est décidé à se battre avec les bonnes armes. Claire se montre secrète ? Qu’à cela ne tienne, il la submerge de mails à transmettre à l’avocate avec qui espérer un contact direct est inutile. Il collecte des liens à consulter concernant les nouvelles connaissances et études scientifiques consacrées aux jeunes comme Gabriel : leur affectivité, leur sexualité, leurs épisodes dépressifs, et même leurs pulsions suicidaires. Le sujet est désormais parfaitement documenté. Ces adolescents doivent être accompagnés dans leur avancée vers un âge adulte qui promet d’être pour eux plus difficile et plus contraint. Ils ont le droit d’aimer, de travailler, de vivre chez eux, d’avoir une existence complète. Des solutions existent. Jean s’entretient au téléphone avec une psychiatre lyonnaise qui a beaucoup publié et qui promet de lui circonstancier une note.

 

En janvier, il organise une rencontre avec un ami pédiatre qui pose à Claire quelques questions sur l’organisation de l’établissement. L’opinion du spécialiste est sévère. L’insuffisance de l’encadrement est manifeste, le corps professoral est laissé trop seul, le travail d’équipe et le suivi psychologique font défaut. Rien n’a été respecté des vigilances collectives qui auraient permis de déceler la descente de Gabriel Noblet vers un désespoir fatal. Il n’est pas exagéré de considérer que la responsabilité de L’Embellie est engagée. Ce point fondamental sera exploité, il a été l’angle mort de la première enquête, le responsable potentiel ayant devancé l’accusation en la déplaçant sur Claire Bodin, pense maître Marin-Troquet lorsqu’elle reçoit l’avis de l’expert.

 

Avec un souci de pédagogie, la jeune avocate parle à sa cliente. Une enquête et une instruction sont censées explorer toutes les pistes, dit-elle, elles ne doivent pas simplement confirmer un soupçon dont on oublierait finalement l’origine. En l’occurrence, celui que Mme Joyeux a habilement fait peser sur vous. Ce n’est pas un hasard si dès le début elle vous a envoyée non pas chez un avocat mais chez un psychiatre de sa connaissance. C’était orienter immédiatement l’affaire. Pourquoi agir comme ça ? se désole Claire. En tant que directrice, elle s’est peut-être trouvée désemparée et humiliée par un suicide dans son établissement. Elle a glissé une autre responsable sur le devant de la scène. Et c’était vous. L’instruction doit maintenant purger d’autres hypothèses, par exemple une faute de l’école ou une difficulté avec la mère. Claire acquiesce, elle a tout compris, elle s’étonne qu’un juge se fasse piéger comme ça par un acteur qui attaque pour mieux se défendre. Elle n’a pas envie d’y repenser. On va rectifier ce biais ? Très bien, d’accord. Elle ne sera plus seule mise en cause, c’est déjà quelque chose.

 

Il faudra des preuves que Claire a travaillé seule avec des jeunes en grande difficulté, une charge disproportionnée pour l’emploi qu’elle occupait. Qui interroger à ce sujet ? La directrice ? Annick Joyeux répétera que Claire n’en faisait qu’à sa tête. Quant aux élèves, tous témoins de première main, ils sont handicapés mentaux comme la victime, des jeunes aux capacités limitées, juridiquement représentés par des parents qui ont refusé leurs témoignages. Des pauvres gens subornés par l’autorité dont dépend la place de leur enfant à L’Embellie. Il ne reste que l’entourage de Claire. La forme de ses journées était connue, son caractère lisible, sa réputation impeccable. L’abbé lui-même propose de se porter garant. Jean, Astrid, Sabine et Marc rédigent des attestations sobres et émouvantes. Voilà Claire Bodin dépeinte en épouse épanouie, mère tendre, enseignante dévouée, femme de bien. Elle est saine et gentille, affectueuse et expressive, sa vie est stable, sa famille heureuse et réconfortante. Aucune piste n’est plus à négliger, Claire a surmonté sa répulsion à solliciter des amis. Une vingtaine de lettres s’ajoutent, qui évoquent sa nature chaleureuse, sa simplicité, sa spontanéité, son attention aux autres et son dévouement.

 

Balbine Marin-Troquet se montre de plus en plus optimiste. Le dossier de la défense s’est largement étoffé. La juge trouvera un contrepoint aux thèses de l’accusation et aux portraits établis par les experts-psychiatres. Quelque chose a bougé. L’avocate a d’ailleurs obtenu l’expertise de la mère. Geneviève Noblet est actuellement internée en hôpital psychiatrique. Sans doute pour dépression, pense Jean Mouret à qui Claire le confie avec une excitation de curiosité. Est-ce qu’un fragment de vérité apparaîtra ? Le clan Bodin commence à l’espérer. Mais soudain, alors qu’on s’approche du printemps, l’épidémie mondiale interrompt cette dynamique favorable. Le vendredi 13 mars 2020, un confinement est décrété pour tout le pays. Il prend effet le 17. L’avancée de la justice est stoppée net. L’affaire Noblet-Bodin n’est pas prioritaire. Pas de détention provisoire, pas de menace à l’ordre public ou de risque de pressions sur les victimes, rien qui presse, il faut attendre. Armez-vous de patience, cela risque d’être long, prévient maître Marin-Troquet.

 

On ne parle plus que du virus, des contaminations journalières, du système de santé saturé, des atteintes aux libertés, des erreurs du gouvernement, de la pénurie de masques, du mensonge pour la camoufler, du télétravail et de l’école à domicile : attendre et oublier devient facile. Comme de nombreux parents, les Bodin se transforment en professeurs à domicile et Claire peste plus que jamais contre l’excès de travail. Mais voilà longtemps qu’elle n’a pas été aussi heureuse. Côté Salpêtrière, le traitement est fini, elle est officiellement en rémission. Ce langage prudent mais pessimiste lui déplaît, elle dit résolument : Je suis guérie. Côté tribunal correctionnel, les juridictions fonctionnent au ralenti, rien ne se passera, elle savoure ce répit. Côté domestique, au lieu de se sentir seule chez elle et privée de son emploi, elle est enfermée avec son fils et son mari. Chaque soir, à la fenêtre, leur trio applaudit les soignants. Les familles se saluent d’un immeuble à l’autre. Certaines mettent la musique à tue-tête. C’est gai, remarque Claire. L’anonymat de la ville est rompu, la vie habituelle suspendue. Pour l’accusée, c’est une trêve, presque une bénédiction. Certes, à l’occasion d’un contrôle policier, l’affaire resurgit. Claire n’a pas noté l’heure sur son attestation de sortie et un fonctionnaire tatillon se montre intraitable. Elle le regarde se connecter à l’ordinateur dans la camionnette de la police et se persuade qu’il l’a trouvée sur un listing des condamnations judiciaires. Cent dix euros d’amende, à qui est-ce arrivé ? Je suis fichée comme une criminelle, raconte-t-elle à Jean qui bémolise.

4

La crise sanitaire confisque l’année 2020. Même l’été n’est qu’une parenthèse entre deux confinements. Celui de novembre interrompt la recherche d’emploi que mène Claire. Rien de nouveau et encore le pire : le 7 octobre, elle se résout à faire piquer Asperge par le vétérinaire. Cet affreux instant où la vie quitte l’animal la frappe. Je l’ai tenue dans mes bras, raconte-t-elle à Marc, et leur conversation s’engage sur le sujet du droit à mourir. L’idée d’une euthanasie légale horrifie les Bodin, Claire est pour la vie, pour le maintien des vieux à domicile, pour les soins palliatifs et la chance d’un temps qui permet des adieux. Elle a trouvé à s’occuper auprès d’une dame âgée de quatre-vingt-quatorze ans. Arrivée le matin à neuf heures, elle lui prépare ses repas, l’emmène se promener, vient à bout du repassage pendant la sieste et joue au Scrabble avec sa protégée. La nonagénaire a toute sa tête et se montre agréable, Claire se dévoue, c’est une belle relation, dit-elle. Elle ne peut pas t’écrire une attestation ? demande Jean. Claire proteste. Ça suffit les témoignages, je ne vais pas traîner cette affaire partout où je travaille.

 

Mais elle la traîne bel et bien. Elle l’a dans la tête, elle l’a sur le cœur, elle l’a dans sa vision d’elle-même. Personne n’a lavé ce qui a été dit de sa personnalité. Autour d’elle d’ailleurs, nul n’en a idée. Claire est seule avec ce paquet de critiques, de désaveux et de soupçons. Elle ne saurait plus affirmer qui elle est. Comment vivre avec cette faille ? Elle aimerait récupérer son âme : son identité, son honneur, sa tranquillité d’esprit, sa confiance – fût-elle mince. La justice n’y suffira pas, qui lui a déjà raconté quantité de folies. La conscience est indépendante du jugement. Être condamnée ou pas, Claire Bodin a fini par s’en moquer. Elle s’est désengagée de l’espoir et protégée de l’échec, elle s’est convaincue que l’issue ne changera pas sa vie. C’est une parade inconsciente à la blessure qui subsiste et au secret qui pèse. Être soupçonnée, être condamnée, douter de le mériter, qui a le pouvoir de mettre fin à ces souffrances ? Les Noblet le possèdent. Il suffirait qu’ils disent : nous savons que vous n’y êtes pour rien. Claire l’a espéré en leur écrivant. Espoir déçu, peine perdue. Il faudrait une force supérieure, une transcendance. Dieu bien sûr.

 

Pendant l’instruction, elle est allée à la messe chaque matin. Prier et communier l’apaise. Lors du premier confinement, le couple Bodin s’est battu pour la liberté de culte et l’ouverture des églises. Le temps d’un office, la spiritualité se substitue à tout le reste. Après l’audience, condamnée par le tribunal, Claire s’est confessée. Dieu sait la vérité, sa miséricorde est grande, son serviteur donne l’absolution, la conscience s’allège. Une vie secrète encore. En somme, Claire est plus en paix avec le ciel qu’avec elle-même. L’oisiveté ne lui réussit pas. Je suis une active, dit-elle à Jean, déplorant le départ de sa vieille dame en Ehpad. C’est triste, on s’entendait bien, je faisais des progrès au Scrabble ! Tu trouveras quelque chose de plus intéressant, assure Jean. La famille Mouret est rassemblée pour fêter la nouvelle année 2021. Comment serait-elle pire que les deux précédentes ? pense Claire.

 

En janvier, elle répond à une annonce pour un poste à mi-temps dans une paroisse de banlieue dont le curé a besoin d’une secrétaire. Travailler avec un prêtre, cette perspective émerveille Claire Bodin. Ce serait donner à son existence une unité inespérée, allier la foi et la vie pratique. Hélas le premier rendez-vous au diocèse est raté. La responsable du personnel fait passer des tests psychotechniques comme si elle recrutait un patron de grande société. Pour un job à moins de mille euros bruts mensuels ! C’était ridicule, raconte Claire qui a déplu et ne s’est pas montrée conciliante. Elle avoue que le seul mot de tests lui a fait perdre ses moyens. Elle ne commente pas le caractère psychotechnique qui a ravivé l’inconfort et l’angoisse des expertises. Je ne serai pas prise, dit-elle, ça s’est mal passé. Sans doute est-elle plus déçue qu’elle ne l’admet, et courageuse une fois de plus. Mais une seconde chance se présente. Puisqu’il n’y a que cinq candidatures, M. le curé voudrait bien rencontrer toutes les postulantes. Sait-il que le recrutement diocésain a ses critères qui ne sont pas les siens ? Pense-t-il que la bonne entente l’emporte sur les facteurs objectifs ? Il est normal qu’il ait plus que son mot à dire. En tout cas, Claire est convoquée pour le rencontrer. Un administratif du diocèse sera présent à l’entretien.

 

Miracle, sympathie ou habitude, la conversation avec l’homme de Dieu est naturelle, chaleureuse, gaie, dans laquelle Claire Bodin se retrouve, telle qu’en elle-même. Elle n’est plus l’enseignante suspectée, la personnalité fragile, l’accusée condamnée, mais la femme généreuse, vraie et poignante. Elle raconte son parcours professionnel et sa vie familiale, évoque sa foi et son engagement dans sa paroisse. Avec le prêtre, dans la bienveillance, le courant passe. D’un seul coup, la parole redevient facile. Sans fausse modestie ni prétention, Claire sait exprimer sa compétence, ses qualités, son énergie, le plaisir qu’elle trouverait à cette place, son goût des personnes, ses valeurs chrétiennes. Bien sûr la confiance est cruciale, le trio s’accorde sur ce point. Car le poste comporte des responsabilités. Discrétion, droiture et rigueur sont nécessaires. Les relations avec les paroissiens et le personnel de l’église sont importantes. Bien sûr, bien sûr. Claire se sent rougir et imperceptiblement transpirer. Dans ce tableau, soudain son affaire et sa condamnation font tache. La tentation est grande mais il est impossible de taire ce secret. Ce serait démériter déjà, trahir la confiance justement. Comment s’y prendre ? Une confession informelle ? C’est tout à coup l’idée de Claire. Sans craindre l’incongruité, elle ose cette requête imprévue. J’aimerais m’entretenir un instant avec le père Falaise.

 

Qu’à cela ne tienne, le représentant diocésain se retire. La voilà seule avec le prêtre. Mon père, murmure-t-elle, je dois vous dire quelque chose. Elle est émue, ne peut s’en cacher, fait un gros effort sur elle-même. Excusez-moi, c’est difficile à exprimer pour moi. Le silence, elle le ressent, contient de l’indulgence, de la patience, il est plein de la bonté de celui qui écoute. Elle cherche ses mots, se lance, remonte au commencement – son enseignement à L’Embellie, ses élèves, Gabriel –, arrive au drame – le soupçon infamant, le suicide –, entre dans ce qui a suivi – une mise en examen, un jugement. Elle trouve sa vérité, poursuit, raconte, se sent au bord des larmes, achève. Voilà ce qui m’est arrivé. Une larme tombe, François Falaise saisit les mains aux ongles rongés, salue le courage de la confidence, félicite, remercie, rassure. Dieu est avec vous.

 

Les mots du réconfort l’accompagnent jusque chez elle. Elle ne marche pas, elle sautille, caracole, dans la foulée de sa prouesse. Sa peine, sa gêne, et l’avilissement, et l’amenuisement, sont remédiables ! Il suffisait de parler à la bonne personne pour conjurer le discrédit. À Marc et Adrien, à Jean, à Astrid, sans pleurer cette fois, elle raconte toute la scène. Cet aveu difficile, ce récit impossible qu’elle a extirpé des profondeurs de secret où elle l’avait enfoui font flamber sa fierté. Elle s’enthousiasme. Il s’appelle François Falaise ! Elle rit. Elle se reprend à espérer. Puis se réfrène. Les cinq candidatures sont sérieuses, dit-elle. Elle ignore que l’essentiel est déjà atteint : avouer a brisé la gangue de honte qui l’emprisonnait, l’a libérée et rendue à elle-même. Elle a réussi à raconter ce qu’elle ne pensait qu’à cacher. Dans le cadre laïque d’une embauche, elle s’est mise à nu devant une autorité religieuse et morale qu’elle respecte plus qu’aucune autre. Ou ça passe ou ça casse, pense-t-elle. Ce foyer de torture, cette procédure pénale en cours la distingue désormais des autres postulantes. Elle prie. Je suis faite pour ce poste, répète-t-elle en riant, à Marc, à Jean, eux aussi convaincus. Il faut attendre. Attendre encore ! Elle prie. Dieu sait tout, Dieu éclaire, Dieu désigne, Dieu inspire, Dieu intercède.

 

Elle est choisie ! Parmi cinq candidates toutes excellentes, par un homme qui la sait sous le coup d’une condamnation. Quel signal ! C’est la fin de l’opprobre, c’est la résurrection, c’est la joie, l’élan, le renouveau. Le vent est passé en poupe. Lorsque l’instruction se relance, Claire Bodin est une autre femme. Grâce à l’accueil qui a suivi l’aveu, le doute a disparu, autant que la honte et le secret. Elle a beaucoup donné, elle a beaucoup compté pour un jeune homme qu’elle n’a pu protéger de lui-même et peut-être des siens. Aucun geste n’a été ambigu ou malsain. On ne la fera plus changer d’avis. Nouvelles expertises, interrogatoires, elle s’exécute de bonne grâce, elle n’est plus à la peine. Sa pensée cesse de s’affoler, son expression s’achemine claire et droite, son élocution est tranquille, son regard n’a plus à fuir. Je vois que vous allez bien, se félicite la jeune Balbine. C’est vrai, dit Claire avant d’écouter les nouvelles qui sont bonnes. La juge chargée de l’affaire est rigoureuse et réactive. Geneviève Noblet n’a pas quitté l’hôpital psychiatrique. La perquisition a révélé qu’elle cachait une pièce à conviction. Les policiers ont trouvé le journal de son fils. Un accès d’émotion soulève Claire à cette nouvelle. C’est incroyable ! Je les incitais beaucoup à écrire, dit-elle à la jeune avocate, j’ignorais que justement Gabriel suivait ce conseil. Il le suivait, confirme maître Marin-Troquet, visiblement heureuse.

 

À partir de cette découverte, tout va très vite. Sans doute succinct et maladroit, le journal intime représente un témoignage posthume. Il fait rendre gorge aux parents silencieux. Que pensait le jeune homme ? Que se racontait-il ? D’où est venu son désespoir ? De quoi, de qui peut-être ? La juge le saura. Finis les conjectures, les escamotages, les mensonges, les dénis et les vengeances. Finie la ténuité d’une accusation. Par les mots de ce garçon adamantin, Claire attend d’être innocentée. Si Marc est à bout de nerfs et Jean plein d’espérance, l’accusée jouit des jours. Matinées à la paroisse dans ce bureau à l’intérieur même de l’église, adjacent à la sacristie. Après-midis dehors avec le nouveau chien. Soirées familiales décontractées. Finalement, remarque Adrien, tu es plus heureuse qu’avant. Être virée de L’Embellie fut un mal pour un bien.

 

Le 7 juillet 2021, en fin de matinée, trente et un mois presque jour pour jour depuis la première convocation dans le bureau d’Annick Joyeux, Claire prend un appel de maître Marin-Troquet. Elle a fini d’attendre, elle écoute en silence, remercie, repose son téléphone portable et continue de préparer le déjeuner. C’était l’avocate ? demande Marc Bodin dans l’encadrement de la porte. Claire se retourne. Une expression indéfinissable, de gravité, de frisson, quelque chose dans son teint qui s’est apâli, lissé. Elle est muette et mystérieuse. Marc s’impatiente. Alors ?