Héritage et généalogie politique :

entre Irlande et Brahmanes

 

John Fitzgerald Kennedy, que chacun appelle Jack, est né à Brookline, une banlieue de Boston, dans le Massachusetts, le 29 mai 1917. Il meurt assassiné le 22 novembre 1963 à Dallas dans des conditions qui restent encore à ce jour partiellement inexpliquées. Dix-sept des quarante-six années de cette courte destinée sont occupées par des fonctions politiques électives : d’abord élu à vingt-neuf ans représentant de la 11e circonscription du Massachusetts au Congrès des États-Unis en 1946, il devient sénateur de l’État en 1952, est réélu à cette fonction en 1958, puis, à quarante-trois ans, est le plus jeune homme politique à accéder à la magistrature suprême après son élection en novembre 1960. L’histoire de celui dont l’historien américain Douglas Brinkley décrit la jeunesse comme celle d’un « prince irlandais » est presque totalement absorbée par une vocation, voire une dévotion, pour la chose publique, que l’on retrouve parmi ses ancêtres qui sont tous impliqués dans la gestion de la ville de Boston ou de l’État du Massachusetts, puis dans sa formation orientée vers les relations internationales et les sciences du gouvernement, dans une volonté affirmée de servir sur le front dans l’armée des États-Unis malgré ses infirmités, avant son entrée de plain-pied dans la vie politique en 1946. En dehors de sa formation, toute sa vie professionnelle, à l’exception de quelques mois comme journaliste au début puis au lendemain de la guerre, aura été consacrée à la politique. Avec le bénéfice du recul historique et beaucoup de déterminisme, on pourrait presque, d’un côté, penser que son accession à la Maison-Blanche était programmée ; mais, de l’autre, les jeunes années de Jack Kennedy ne le prédisposent pas particulièrement à la fonction présidentielle.

 

Il y a plusieurs raisons à cela : on le décrit souvent comme un héritier, ou comme celui qui assouvit les ambitions démesurées de son père, mais il faut nuancer ces termes. S’il vit bien dans une forme de cocon luxueux que permet la fortune d’un père qui est, très jeune, un des industriels et banquiers les plus riches de Nouvelle-Angleterre, puis un de ces hommes d’affaires les plus influents de l’avant-guerre à l’intersection du monde de la finance et de l’État, Jack Kennedy n’hérite pas pour autant des ambitions de son père qui reposent dès sa naissance sur les épaules de l’aîné des neuf enfants de Joe et Rose Kennedy, Joseph Jr. Si, dans la fratrie, il existe un enfant programmé pour la présidence des États-Unis, c’est bien le frère aîné de Jack Kennedy qui, jusqu’à sa mort en 1944 dans une opération militaire désastreuse au-dessus de la Manche, représente une forme d’ombre portée sur son cadet de deux ans, qu’il précède d’abord à Choate, une prestigieuse école privée secondaire où les deux frères font leurs études secondaires, puis à Harvard. Nul ne peut dire avec certitude si John F. Kennedy serait même entré en politique au sortir de la guerre si son frère aîné avait survécu à l’explosion de son bombardier. Que ses deux frères cadets se soient engagés à sa suite en politique ne signifie pas forcément que Jack l’eût fait si son aîné avait effectué la carrière que son père lui avait tracée. Le futur président des États-Unis est d’autant moins un héritier programmé que dans ses études secondaires comme supérieures, et ce jusqu’à la deuxième de ses quatre années à Harvard, ses résultats sont médiocres, parfois à la limite de l’échec, avec un parcours plutôt marqué par une forme affirmée de dilettantisme mâtiné de curiosité détachée pour les affaires du monde.

Facteur aggravant qui diminue encore d’une certaine manière la stature de John F. Kennedy au regard des autres, une santé des plus fragiles qui fait qu’entre colite, fièvre écarlate, coqueluche, rougeole, hépatite, diagnostic erroné de leucémie, maladie d’Addison tardivement diagnostiquée, ulcères et problèmes récurrents de douleurs lombaires, pathologies auxquelles s’ajoutent les effets secondaires lourds de traitements comme les stéroïdes ou plus tard d’interventions chirurgicales, le second des enfants Kennedy était plus une curiosité pour la Faculté qu’un jeune leader en puissance.

De fait, jusqu’à son accession à la présidence, John Kennedy effectue un nombre très important de séjours dans les hôpitaux, certains pour des opérations longues et difficiles dans lesquelles le pronostic vital est engagé. Multiples sont les décisions de parcours scolaire ou universitaire qui sont motivées par des problèmes de santé, par exemple son retour anticipé de Londres alors qu’il s’était inscrit à la London School of Economics pour travailler avec le grand politologue Harold Laski lors de sa première année d’université en 1935. C’est surtout dans ce contexte qu’il faut placer et comprendre ce qui est sans doute, après le décès tragique de son frère aîné, l’étape la plus marquante dans la carrière de John F. Kennedy, son service militaire dans la marine des États-Unis qui lui vaut décoration et célébrité pour un acte de bravoure.

 

Pour autant, Jack Kennedy n’est pas un homme libre de tracer sa destinée tant l’héritage ou la généalogie sont pour lui contraignants. Il grandit en effet dans un microcosme bostonien paradoxal et structuré par ses contradictions, quasiment endogamique malgré ses fractures ethniques et religieuses, et surtout nourri par ses rivalités entre groupes ethniques de l’immigration récente en provenance d’Irlande et d’Italie et vieilles familles patriciennes. D’une certaine manière, il faut comprendre sa jeunesse et ses années de formation comme une période d’acquisition et de maîtrise des codes et des méthodes de la classe dirigeante de Boston qui se distingue par une volonté très souvent affirmée de les dépasser, de les subvertir et surtout de s’en affranchir et de les transcender. Il lui faut à la fois accepter l’Irlande et le catholicisme et les dépasser, assumer le poids de la volonté paternelle et s’en affranchir, puis montrer au Parti démocrate d’abord à l’échelle locale puis à l’échelle nationale qu’il a intégré « l’Évangile du New Deal » de Franklin D. Roosevelt et porter le message de la nécessaire rénovation du parti. Pour Jack Kennedy, dès le plus jeune âge, toute forme de progrès ou de transition se pose en termes de gestion de l’héritage.

 

C’est d’abord un héritage familial qu’il doit porter. Son grand-père paternel, Patrick Joseph Kennedy, avait, à la fin du XIXe siècle, siégé pendant une douzaine d’années à l’Assemblée législative du Massachusetts, d’abord comme représentant, puis comme sénateur. Homme d’affaires de talent qui avait bâti une forme de petit empire qui allait des bars à la mine en passant par la banque, figure respectée dans la communauté irlandaise, il occupe par la suite divers postes pour la ville de Boston et pour l’État, exerçant ses talents politiques dans les coulisses du Parti démocrate plutôt que sur l’avant-scène. Son fils Joseph, le père de Jack Kennedy, fera prospérer cette fortune et perpétuera cette préférence affirmée pour les affaires comme point d’entrée dans la politique.

Seule différence majeure entre les deux générations de Kennedy, un changement d’échelle et de notoriété puisque si le premier se limite à la ville de Boston (à l’exception de ses activités d’importation de whisky), le second connaît une carrière nationale autant dans les affaires, qui l’emmènent à New York, en Californie pour l’industrie cinématographique où il est à l’origine de la création des fameux studios RKO, que dans le service de l’État puisqu’il est le premier président de la Securities and Exchange Commission (SEC) puis de la Commission maritime avant, en 1938, d’être nommé ambassadeur des États-Unis à Londres. Ces nominations politiques sont dues en grande partie à la proximité de Joseph Kennedy avec Franklin Delano Roosevelt : directeur général adjoint de Bethlehem Steel, un des plus grands groupes américains de construction navale qui possédait un chantier important à Quincy, dans la banlieue de Boston, il avait rencontré pendant la Première Guerre mondiale le futur architecte du New Deal qui était à l’époque ministre adjoint à la Marine ; par la suite, Joseph Kennedy avait contribué à financer sa campagne présidentielle en 1932 tout en militant activement pour le Parti démocrate à Boston et dans le Massachusetts. Par ailleurs propriétaire de ce qui fut pendant très longtemps le plus grand immeuble au monde, le Merchandise Mart à Chicago, Joseph Kennedy était aussi très bien implanté dans la capitale du Midwest, c’est-à-dire dans un autre grand bastion irlandais et démocrate lui-même situé dans un État, l’Illinois, qui allait se révéler d’une importance capitale dans le collège électoral en 1960.

Côté paternel donc, John F. Kennedy était le produit de deux générations d’hommes d’affaires qui avaient porté le flambeau irlandais depuis la pauvreté et l’exclusion au milieu du XIXe siècle (les grands-parents de Joseph Kennedy arrivent aux États-Unis dans les années 1840 pendant la Grande Famine de la pomme de terre) à la reconnaissance locale à Boston et dans le Massachusetts, puis au plus proche du sommet de l’État, comme s’il ne restait plus qu’une seule marche à gravir.

 

Du côté maternel, le grand-père du 35e président des États-Unis, John Francis Fitzgerald, avait lui-même représenté le Massachusetts à la Chambre des représentants pendant six ans à la fin du XIXe siècle avant de devenir maire de Boston à l’aube de la Première Guerre mondiale (1906-1908, puis 1910-1914), puis de retrouver un mandat au Congrès à la fin de la guerre (1919-1923). Ses tentatives ultérieures d’élection au poste de sénateur puis de gouverneur de l’État furent des échecs mais, jusqu’à son décès en 1950 à quatre-vingt-sept ans, celui que l’on avait surnommé « Honey Fitz » resta une figure majeure de la vie politique du Massachusetts. Ses biographes notent aussi qu’il avait très largement impliqué sa fille Rose, la mère de Jack Kennedy, dans sa carrière politique et que c’est sans doute dans son jeune âge adulte auprès de son père que Rose Fitzgerald trouva le plus grand espace de liberté et d’épanouissement personnel.

La suite de sa vie est en effet plus douloureuse, même si l’on accepte l’idée que son mariage avec Joseph Kennedy fut plus qu’une alliance commerciale et politique dans la communauté irlandaise de Boston et bien un mariage d’amour. Entre 1915, date de la naissance de son fils aîné, Joseph, et 1932, lorsque naît Edward, le cadet du clan, Rose Kennedy met neuf enfants au monde dont, en 1918, une fille, Rosemary, qui souffre de pathologies mentales et qui sera lobotomisée en 1941. Deux des enfants de Rose Kennedy, son fils aîné, Joseph, et sa fille, Kathleen, disparurent prématurément et tragiquement en 1944 et en 1948, et la mère du clan Kennedy dut faire face aux nombreuses et très publiques infidélités de son mari. En plus de l’héritage politique qu’elle transmet à son fils John, Rose Kennedy laisse aussi un héritage affectif dont les biographes de Camelot1 se délectent lorsqu’il s’agit de tenter d’expliquer les rapports complexes que tous les fils de Rose entretenaient avec les femmes, quelque part entre la voracité consumériste et l’addiction.

 

Mais il faut revenir à l’héritage politique que laisse la famille Fitzgerald si l’on veut vraiment comprendre la carrière de Jack Kennedy. Superbe exemple parmi ces dizaines d’entrelacements dans la vie politique de Boston qui font l’arrière-plan de la jeunesse de Jack Kennedy, en 1916, son grand-père Honey Fitz perd l’élection sénatoriale contre Henry Cabot Lodge Sr, une très grande figure politique américaine surtout connue pour son opposition à la ratification du traité de Versailles par le Sénat (il était en 1919 le président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre haute) et pour ses positions « nativistes » sur l’immigration et la supériorité supposée de la « race » anglo-saxonne. Henry Cabot Lodge Sr faisait partie de ces vieilles familles protestantes qui composaient une forme d’aristocratie bostonienne dans laquelle on trouve aussi, entre autres, son mentor, le philosophe et écrivain Henry Adams, un président des États-Unis, Calvin Coolidge (1923-1929), ou encore l’un des plus célèbres juristes américains, Oliver Wendell Holmes Jr, qui siégea à la Cour suprême des États-Unis de 1902 à 1932 et contribua très largement à repenser la fonction du droit dans la société américaine, notamment par le biais d’un certain nombre d’attendus brillants qu’il rédigea pour le plus haut tribunal américain. Le centre intellectuel de cette oligarchie que l’on a surnommée les « Brahmanes de Boston » était évidemment l’université de Harvard où beaucoup recevaient leur enseignement supérieur.

 

Si l’on déroule l’histoire en accéléré, on constate que, lors de sa première campagne pour le Sénat en 1952, John Kennedy bat le sortant, un certain Henry Cabot Lodge Jr, le petit-fils de l’adversaire victorieux de son grand-père. Les circonstances sont très particulières car le jeune Lodge était à l’époque déjà une figure notable du Parti républicain et de son aile modérée et internationaliste qui s’opposait à la Chambre haute aux isolationnistes regroupés autour de cet homme contesté et problématique qu’était Joseph McCarthy, le sénateur — d’origine irlandaise et évidemment catholique — du Wisconsin. C’est Henry Cabot Lodge Jr qui convainc le général Eisenhower de devenir le porte-drapeau du Parti républicain lors des élections de 1952 et, une fois l’investiture républicaine arrachée de haute lutte à Robert Taft, qui prend les fonctions de directeur de campagne de l’ancien commandant en chef de l’OTAN. Pour le jeune Lodge, seul Eisenhower était capable de rassembler un Parti républicain profondément divisé et prêt à se donner aux partisans de Joseph McCarthy. Mais l’énergie qu’il consacre à combattre les isolationnistes et à promouvoir la candidature du général Eisenhower l’éloigne d’autant plus du Massachusetts, sa terre d’élection, que les électeurs irlandais ont déjà fait de McCarthy un de leurs héros, notamment dans la défense du catholicisme face au totalitarisme soviétique. Jack Kennedy, lui aussi, paie son tribut à l’héritage dans cette élection puisque sa solidarité religieuse et irlandaise l’emporte sur ses affinités partisanes, ce qui lui interdit d’affronter directement la rhétorique délétère et dangereuse de Joseph McCarthy. Dès lors, il sera soupçonné par les plus progressistes du Parti démocrate d’être insuffisamment à gauche et devra en permanence se justifier de ne pas avoir tout de suite affronté les dérives de l’architecte de la seconde grande Peur rouge aux États-Unis.

Les destinées de John F. Kennedy et de Henry Cabot Lodge Jr, irrémédiablement imbriquées, s’étaient déjà croisées, indirectement d’abord, puisque, lors de sa première élection au Sénat en 1936, le jeune Lodge avait battu Michael Curley, une personnalité haute en couleur de la communauté irlandaise de Boston, qui avait occupé des postes électifs à l’Assemblée législative de l’État, à la Chambre des représentants des États-Unis, au conseil municipal de Boston, avait été maire de Boston mais aussi gouverneur de l’État, le tout en conservant son titre officieux mais réel de patron de la maffia irlandaise, ce qui lui avait valu deux séjours en prison. En 1946, avec la promesse de Joseph Kennedy, le père du futur président des États-Unis, de le soutenir dans sa tentative de reconquérir son siège de maire de Boston, Jim Curley cède une circonscription à la Chambre des représentants assurée au Parti démocrate à ce novice en politique qu’est Jack Kennedy. On peut dire que ce dernier entre en politique par ricochet, même s’il existe peu de doutes sur le fait que le jeune Jack eût certainement trouvé circonscription à son pied, quand bien même Jim Curley n’aurait pas libéré la sienne.

Jack Kennedy retrouvera Henry Cabot Lodge Jr sur son chemin d’abord en 1960, puisque Richard Nixon l’avait choisi comme colistier de sa campagne présidentielle pour rééquilibrer un ticket républicain dont beaucoup pensaient qu’il penchait trop à droite avec l’ancien chasseur de sorcières à sa tête ; en 1963, la grande expérience de la diplomatie américaine que possédait Henry Cabot Lodge Jr ainsi que la propension de John Kennedy à travailler avec des proches, sans considération véritable d’affiliation partisane, lui valent une nomination comme ambassadeur des États-Unis au Sud-Vietnam, au moment où le pays sombre dans une forme de chaos qui va précipiter l’intervention militaire des États-Unis l’année suivante.

Si l’on ajoute Leverett Saltonstall, un autre « Brahmane » qui effectua trois mandats de gouverneur du Massachusetts pendant la Seconde Guerre mondiale, puis représenta l’État au Sénat de 1945 à 1967 (donc au côté du futur président et dans la position de « senior senator » du Massachusetts de 1953 à 1960), on voit ici se dessiner l’univers politique dans lequel John Fitzgerald Kennedy grandit. D’une certaine manière, à peine a-t-on tiré un premier fil biographique à Boston au tournant du XIXe siècle et deux générations en amont que c’est toute une bobine politique nationale qui se déroule.

 

Dans cet univers, existe d’abord la fracture entre d’un côté les Irlandais catholiques dont le pouvoir politique, à Boston notamment, est intimement lié à des pratiques électorales et à un clientélisme maffieux assez typique des « machines » politiques de l’après guerre de Sécession, et de l’autre les Brahmanes, protestants évidemment, descendants des passagers du Mayflower ou des acteurs de l’indépendance des États-Unis et de cette génération des Pères fondateurs, tels les Adams, qui considèrent souvent que le pouvoir politique et économique leur revenait naturellement, par héritage génétique en quelque sorte, mais aussi parce que leur réussite, intellectuelle ou financière, ne pouvait être qu’un signe d’élection, au sens religieux du terme s’entend. D’une certaine manière, on sait que le processus de construction démocratique aux États-Unis passe par l’élargissement de la citoyenneté depuis le petit groupe de citoyens pour la plupart blancs, protestants et d’origine européenne qui ratifient la Constitution des États-Unis en 1788 jusqu’à cette communauté pluriethnique et multiconfessionnelle à laquelle se sont ajoutées en 1919 les femmes, communauté politique qui va porter John Fitzgerald Kennedy au pouvoir en 1960. Dans la ville de Boston et plus largement dans l’État du Massachusetts et ses manufactures de textile où l’on avait importé des ouvriers canadiens français pour remplacer les Américains plus revendicatifs, ce processus d’élargissement de la sphère citoyenne passe souvent par un affrontement entre Brahmanes d’une part, Italiens et Irlandais d’autre part.

 

Il y a aussi la fracture entre le local, le national et l’international. Pour des hommes comme John Francis Fitzgerald ou James Curley, les frontières de l’univers politique se limitent très strictement à celles de l’État du Massachusetts, même si l’un et l’autre siègent quelque temps au Congrès à Washington. Leur électorat est très majoritairement irlandais et catholique, ce qui leur laisse éventuellement espérer une élection jusqu’à l’échelle de l’État tant la part de Boston est proportionnellement forte parmi les électeurs du Commonwealth du Massachusetts. Mais l’accès à l’échelle nationale leur est barré, pour certains en raison de leurs associations sulfureuses et de leur casier judiciaire, pour d’autres tout simplement parce qu’ils n’ont ni le talent ni la capacité à attirer sur leur nom des voix autres que celles de coreligionnaires. Il y a enfin la fracture générationnelle marquée par deux guerres mondiales qui vont chacune à leur manière redéfinir les contours du politique américain : partout aux États-Unis, mais en particulier à Boston, la Première Guerre mondiale marque le basculement dans une forme de modernité politique, qui était la synthèse des bouleversements induits par la révolution industrielle, des réformes initiées par le mouvement progressiste au début du XXe siècle et de cette rupture radicale dans l’ordre mondial que représente la révolution russe.

Ces transformations, à Boston, s’incarnent très concrètement dans des événements telles la grande grève de la police de la ville en 1919, qui est une étape marquante dans la difficile construction du mouvement syndical américain, mais surtout l’affaire Sacco et Vanzetti, ces deux anarchistes italiens exécutés en 1927 après une attaque contre un transport de fonds en 1919 à Braintree, au sud de Boston. Dans les deux cas les solidarités ethniques et nationales se superposent avec les solidarités de classe et les dimensions régionales et nationales s’entrechoquent : les policiers de Boston, lassés de travailler pour un salaire de misère et dans des conditions déplorables, souhaitent se rattacher à cette grande fédération syndicale qu’est l’American Federation of Labor pour mieux garantir leurs droits ; malgré le fait qu’un grand nombre d’entre eux sont d’anciens combattants de la Première Guerre mondiale, on les accuse d’être « à la solde des Bolcheviques ». La condamnation puis l’exécution de Sacco et Vanzetti dans des conditions plus que douteuses tant les procédures sont expéditives et biaisées ne se comprennent que dans le cadre d’une Amérique qui est celle des « rafles » conduites par Alexander Palmer, le ministre américain de la Justice, dans les milieux socialistes et anarchistes pour purger les États-Unis de ces influences délétères venues d’Europe.

Et puis la Première Guerre mondiale représente aussi pour les Américains une forme de révélation de leur nouveau rôle dans la communauté des nations avec l’idée qu’il leur serait de plus en plus difficile d’ignorer l’Europe, ses errements et la confrontation qui commence à s’y dérouler entre les régimes autoritaires ou totalitaires et les vieilles démocraties. Les anciens combattants qui reviennent de France en 1918 vont non seulement profondément modifier la dynamique des relations raciales dans le Sud, mais aussi apporter, lorsqu’ils s’engagent en politique, un regard plus global sur les obligations des États-Unis vis-à-vis du reste du monde. Il faut également le rappeler, Jack Kennedy naît l’année où les États-Unis entrent dans le premier conflit mondial, un mois après exactement. Tous les biographes de la famille Kennedy le notent, l’isolationnisme notoire de Joseph Kennedy, le patriarche, s’explique en grande partie tout simplement par le fait que ses deux premiers fils viennent au monde au moment même où de jeunes Américains vont donner leur vie pour défendre deux vieilles démocraties, l’Angleterre et la France, que le petit-fils d’immigrés irlandais regarde avec soupçon. Joseph Kennedy, dont la réussite dans les affaires est un but majeur, voit cette guerre comme un événement regrettable qui contrecarre ses projets.


1.  Terme utilisé aux États-Unis — la première fois d’ailleurs par Jacqueline Kennedy-Onassis — pour désigner la présidence de J. F. Kennedy.