L’entrée dans l’arène

 

Les élections de mi-mandat de novembre 1946, qui voient l’entrée en politique de Jack Kennedy, sont tout sauf ordinaires. D’abord, c’est le premier scrutin organisé en temps de paix depuis celui de novembre 1940, qui, lui, s’était déroulé alors que les hostilités avaient déjà commencé en 1939 en Europe et en 1937 dans le Pacifique avec la guerre entre le Japon et la Chine. De fait, pour la première fois en huit ans, les Américains allaient se prononcer sur des questions essentiellement de politique intérieure, même si à l’évidence le nouvel ordre mondial et la place radicalement différente des États-Unis dans celui-ci sont présents à l’esprit des électeurs. C’est aussi la première élection depuis le décès soudain du président Roosevelt le 12 avril 1945. C’est donc son successeur et ancien vice-président, Harry S. Truman, qui occupe la Maison-Blanche, quelques mois seulement après que l’architecte du New Deal l’avait placé sur le ticket démocrate en remplacement d’un Henry Wallace suspecté de sympathies prosoviétiques. Les historiens de la présidence le savent, les premiers mois d’un vice-président qui accède à la magistrature suprême sont toujours une période éprouvante, plus encore lorsque celui auquel on succède est déjà entré de son vivant au Panthéon politique des États-Unis.

C’est plus grave encore dans le cas de Harry Truman qui, malgré la présidence d’une commission d’enquête au Sénat pendant la guerre, qui lui valut une grande notoriété pour son efficacité, ne faisait pas partie de cette élite politique américaine dont les aspirations présidentielles sont naturelles. Dans la première année de ses nouvelles fonctions dans l’exécutif américain, il n’appartient même pas au premier cercle des décideurs et se trouve écarté, par exemple, de la réflexion autour du Projet Manhattan (la bombe atomique américaine), dont il découvre l’existence à son entrée à la Maison-Blanche. Vice-président par accident, issu d’un parti en pleine mutation et recentrage au lendemain de la guerre, privé de légitimité électorale car élu dans l’ombre gigantesque de Franklin Roosevelt en 1944, l’ancien mercier devenu sénateur du Missouri est entré à la Maison-Blanche dans des conditions tout à fait extraordinaires : il lui revient de terminer la guerre sur les deux fronts, dont celui du Pacifique où il prend la décision de recourir à l’arme atomique pour épargner aux États-Unis les pertes énormes d’une conquête militaire « traditionnelle » du Japon, de superviser la mise en place des nouvelles institutions internationales telles que les Nations unies, de veiller à ce que l’Union soviétique tienne les engagements pris à Yalta et, après la victoire américaine dans le Pacifique, de mener une transition difficile d’une économie de guerre à une économie de paix, ce après que les travailleurs américains ont consenti pendant six ans à de nombreux sacrifices, dont, en premier lieu, celui de leurs salaires.

L’année 1946 est naturellement celle dans le siècle qui connaît le plus grand nombre de jours de grève dans les entreprises en même temps qu’elle voit déjà les premiers signes très tangibles de la guerre froide, notamment dans le repositionnement et le durcissement à l’encontre de l’URSS. Il transparaît dans une série de rapports rédigés par les soviétologues du département d’État, rapports qui constituent les premiers brouillons du « Long télégramme » de George Kennan théorisant « l’endiguement » (containment), le concept central de la Doctrine Truman.

Il faut aussi insister sur le fait qu’en 1946 le Parti démocrate contrôle l’exécutif et les deux chambres du Congrès depuis presque seize ans, une période de domination partisane sans pareille dans l’histoire politique des États-Unis. Certains n’hésitent plus à parler de coup d’État ou de dictature et le sentiment d’un changement de régime politique est exacerbé par plusieurs phénomènes concomitants : d’abord la longue période de crise et d’urgence, économique dans un premier temps, puis militaire, a naturellement favorisé une montée en puissance de l’exécutif au détriment du Congrès, mais aussi une mise en retrait volontaire du pouvoir judiciaire. La Loi de réorganisation de 1939 a rationalisé le renforcement de l’exécutif américain et accru son autonomie, y compris vis-à-vis des ministères, en augmentant budget et personnel de la Maison-Blanche. Par ailleurs, le point d’équilibre entre l’État fédéral et les États fédérés, le cœur du fédéralisme américain, s’est considérablement déplacé vers l’échelon national, si bien que les États semblaient avoir perdu une grande partie de leur souveraineté politique. Enfin, dans ce que beaucoup considèrent comme un crime de lèse-majesté constitutionnelle, Franklin D. Roosevelt avait enfreint la règle posée par le premier président des États-Unis, George Washington, d’une limite à deux mandats de l’exercice du pouvoir exécutif, règle qu’aucun de ses successeurs, même les plus puissants et populaires, n’avait jamais transgressée, quand bien même ils auraient été en position de se faire réélire une deuxième fois. Lorsqu’il se représente en 1940 puis en 1944, Franklin Roosevelt amorce une profonde transformation du régime politique américain que son successeur doit endosser et défendre en 1946, ce dans des conditions qui ne justifient plus forcément la concentration du pouvoir.

Enfin, Harry Truman souffre de plusieurs handicaps face à l’opinion publique en 1946 : il est issu d’un parti qui est profondément fracturé au lendemain de la guerre, sur les questions intérieures comme sur la politique étrangère. Jusqu’en 1945, la très forte personnalité de Franklin Roosevelt, son aura, son charisme, son habileté politique mais aussi la situation de guerre avaient permis au Parti démocrate de rester uni. Mais même Roosevelt au faîte de sa puissance avait dû affronter différents courants conservateurs dans son propre parti, avait en 1938 tenté une purge de certains élus sudistes mais aussi fait face à certaines dérives populistes à l’intérieur de la mouvance démocrate, dont celle du père Coughlin. Quant à l’opposition républicaine, elle trouve dans le décès de Franklin Roosevelt et la fin de la guerre une forme de double libération : elle ne disposait d’aucune personnalité politique qui possédait la carrure de Roosevelt et se trouvait muselée par son devoir patriotique tant que les troupes américaines combattaient en Europe et dans le Pacifique. À l’automne 1945, elle retrouve une liberté de parole et de critique et se construit une thématique de combat politique autour de l’anticommunisme qui a l’heur d’être aussi efficace sur toutes les questions, tant intérieures qu’extérieures.

Harry Truman, dès sa prise de fonction, se retrouve ainsi attaqué à la fois sur sa droite et sur sa gauche, par son propre parti et par les Républicains. On lui reproche en effet son inaction face au mouvement ouvrier en même temps qu’on le soupçonne de trop de tolérance, voire de faiblesse vis-à-vis de l’Union soviétique ; à l’intérieur du Parti démocrate, la délégation sudiste l’accuse déjà d’un soutien trop voyant à la cause des droits civiques. À l’opposé, pour la gauche américaine, Truman reste le successeur de Henry Wallace, une figure progressiste injustement « débarquée » du ticket présidentiel en 1944 ; on lui reproche aussi d’avoir brisé le mouvement ouvrier et laissé exploser les prix à l’issue de la guerre, une forme de double peine pour les cols-bleus américains. Cette prise en tenaille est le reflet parfait des tensions et des contradictions qui parcourent le corps électoral américain qui, au même moment, s’inquiète de la toute-puissance des syndicats américains depuis l’adoption de la Loi Wagner (National Labor Relations Act) de 1935, veut jouir des dividendes de la paix, voudrait éviter une fiscalité trop pénalisante et redoute déjà la montée du communisme en Europe et en Asie. Les dizaines de milliers de GI qui viennent d’être démobilisés ne peuvent effectivement accepter que leur sacrifice et surtout celui de leurs camarades qui ne sont pas revenus du front ait été vain. Leur comportement électoral est difficile à prévoir. Qui plus est, il est légitime de faire une place dans le corps politique à ces anciens combattants. L’élection de 1946 fait partie de celles qui connaissent un profond renouvellement du personnel politique et donc aussi des thématiques privilégiées et des pratiques du Congrès. C’est une institution en pleine mutation que le jeune Kennedy aspire à intégrer.

Enfin, une élection de mi-mandat à l’issue des deux premières années d’exercice du pouvoir d’un nouveau président est toujours une forme de référendum sur le nouvel exécutif : 1946 ne déroge pas à la règle, bien au contraire elle en est la caricature. Tout indique en octobre qu’elle sera une débâcle pour le Parti démocrate : s’il est élu, il existe de très fortes chances que Jack Kennedy entre à la Chambre des représentants sous l’étiquette d’un parti minoritaire, ce qui augure mal de sa capacité à véritablement peser sur la conception des lois. En effet, autant le Sénat donne à tout ses membres un pouvoir important grâce à un règlement très égalitaire qui impose souvent l’unanimité (pour une modification de l’ordre du jour par exemple) ou au moins des majorités qualifiées des deux tiers, ce qui donne aux membres du parti minoritaire un pouvoir considérable, autant la Chambre des représentants fonctionne d’une manière très hiérarchique et structurée qui réduit à la portion congrue le pouvoir des « bizuths », a fortiori lorsqu’ils appartiennent au parti minoritaire. Le pouvoir à la Chambre basse reposant quasi exclusivement sur l’ancienneté, un nouvel élu du parti minoritaire n’a aucune chance d’intégrer une commission intéressante ou prestigieuse et commence une forme d’apprentissage qui peut durer l’espace de plusieurs mandats de deux ans.

À cela il faut ajouter un dernier élément pour comprendre le contexte institutionnel et électoral dans lequel Jack Kennedy fait campagne pour son premier mandat politique. La majorité au Congrès s’apprête clairement à basculer du côté républicain, ne serait-ce que par lassitude envers cette longue domination démocrate. Or les sièges que les Démocrates sont sur le point de perdre se trouvent essentiellement dans le Nord-Est et dans le Midwest industriel. En revanche, il est peu probable que les Démocrates du Sud perdent leurs sièges, le Parti de l’âne étant en situation de quasi-monopole dans la région. Cela signifie que le poids relatif des élus de Dixie dans la délégation démocrate au Congrès se trouvera d’autant renforcé. Autre conséquence, il est très probable que le président (ou le leader de la minorité si les Démocrates deviennent effectivement minoritaires) des commissions de la Chambre auxquelles le jeune Kennedy est appelé à siéger sera lui-même un Démocrate du Sud, la hiérarchie des commissions étant fondée essentiellement sur la base de l’ancienneté. Jack Kennedy entre ici dans une boucle sudiste qui se terminera à Dallas en novembre 1963.

 

1946 est décidément une bien étrange année pour entrer en politique sous les couleurs du Parti de l’âne, même pour un héros de la Seconde Guerre mondiale. Le défi est d’autant plus difficile à relever que Jack Kennedy, malgré de très nombreuses attaches dans la 11e circonscription du Massachusetts (son père et lui y sont nés ; il y a fait ses études puisque la circonscription englobe la ville de Cambridge où se trouve Harvard), est aussi largement perçu comme un parachuté. Il est d’abord fort jeune : à vingt-neuf ans, il n’aurait même pas eu l’âge légal pour se présenter au Sénat (trente ans1) ; il ne réside pas dans une circonscription qu’il connaît mal et qui, malgré la population universitaire liée à la présence de Harvard, est une des plus pauvres du Massachusetts, à l’opposé de la fortune à laquelle il a accès. Enfin, il n’a aucune expérience d’une campagne politique et doit donc dépendre très largement à la fois des conseils, des hommes et des fonds presque illimités de son père. Tous s’accordent à dire que cette première campagne est à la fois sous tutelle et presque par procuration paternelle.

En fin de compte, le 5 novembre 1946, Jack Kennedy est élu représentant de la 11e circonscription du Massachusetts. Il obtient soixante-neuf mille voix alors que son adversaire le plus proche, le candidat républicain, Lester Bown, n’en recueille que vingt-six mille. Tout comme dans l’élection primaire à l’issue de laquelle il avait distancé son concurrent le plus proche de quelque onze mille voix, l’élection générale est plus que confortable, ce qui témoigne du soin méthodique avec lequel le candidat victorieux a abordé tous les aspects de la campagne. Il fait son entrée au Congrès en janvier 1947, en même temps qu’un autre ancien combattant qui aura un rôle majeur dans la carrière du futur président des États-Unis, Richard Nixon, élu, lui, en Californie. Comment expliquer le succès de Jack Kennedy dans cette élection ?

D’abord, contrairement à la réputation de dilettantisme qui lui est souvent attachée dans son jeune âge, il prend ce scrutin très au sérieux, prépare avec soin sa campagne et ce très en avance par rapport à ses concurrents, dans un premier temps au cours des primaires démocrates, puis durant l’élection générale qui est d’une certaine manière moins difficile à gagner tellement la circonscription penche en faveur des Démocrates. Ensuite il comprend très vite que 1946 n’est pas une année électorale ordinaire, ce qui lui permet de contourner certaines des contraintes traditionnelles qui pèsent sur un Démocrate irlandais candidat dans le Massachusetts. Certes il doit accepter de faire de la politique de détail clientéliste auprès de la communauté irlandaise, mais pour autant son statut d’ancien combattant lui permet à la fois de déplacer les thématiques de campagne vers des questions de politique étrangère sur lesquelles il est plus à l’aise et de faire accepter par les cadres du Parti de l’âne l’arrivée dans son équipe de campagne d’une nouvelle génération de jeunes « vétérans ».

C’est d’ailleurs le principal argument de campagne qu’il utilise, n’hésitant pas à faire reproduire et à distribuer des milliers d’exemplaires de l’article célèbre que le New Yorker lui avait consacré pour son héroïsme dans le Pacifique. Cela justifie son slogan de campagne, « The New Generation Offers a Leader2 », la « nouvelle génération » étant bien entendu celle qui avait combattu en Europe ou dans le Pacifique. Cela explique aussi que la campagne de Jack Kennedy en 1946 soit marquée par la tonalité très générale de ses discours sur les vertus de l’Amérique et les grands principes du nouvel ordre mondial, comme s’il concourait plus à un poste à la commission des Affaires étrangères du Sénat qu’à un siège de représentant. Le 4 juillet 1946, par exemple, il disserte sur « Quelques éléments du caractère américain » en s’étendant sur la place de la religion, de l’idéalisme, du patriotisme et de l’individualisme dans l’esprit de la nation, puis conclut, comme souvent, sur une note d’avertissement ou d’alarme :

Ne nous méprenons pas sur le fait que les jours qui nous attendent sont amers. Que Dieu permette qu’à quelques années de distance, ce jour et sur ce podium, l’orateur puisse dire que ce sont toujours là les grandes qualités du caractère américain et qu’elles ont triomphé3.

Le mois précédent, il prononçait un autre discours à Bunker Hill, liant explicitement ce grand moment de la guerre d’indépendance au nouvel ordre mondial issu de la guerre. Évoquant le sacrifice fondateur face aux troupes britanniques, il concluait : « Tous savaient maintenant que si l’Amérique tombait, elle ne tomberait pas sans lutter4. » On voit dans ses premiers discours une passion pour l’histoire et la volonté permanente de situer le présent dans le passé et la tradition, de revenir à la matrice constitutionnelle de la période des Fondateurs. On constate aussi que cette guerre qui ne s’appelle pas encore la guerre froide a déjà trouvé un de ses combattants les plus implacables.

Dans cette campagne de 1946, Jack Kennedy peut aussi bénéficier de l’aide considérable d’un père dont Alan Brinkley dit qu’il fait, pendant cette campagne, « le sale boulot5 », c’est-à-dire tout ce qui est à la limite (extrême) de la légalité, mais aussi le financement et une grande partie de l’organisation matérielle. Le candidat lui-même peut ainsi se consacrer à un travail systématique de porte-à-porte, ou encore de « thés politiques » dans les hôtels de Cambridge pour se faire connaître et corriger auprès d’un électorat modeste cette image de play-boy parachuté, mais aussi pour déployer toute sa famille (en particulier sa mère) afin d’atteindre directement un maximum d’électeurs. À nouveau, Jack Kennedy doit composer avec ses problèmes chroniques de douleurs lombaires ainsi qu’avec les symptômes de la maladie d’Addison qui ne sera diagnostiquée que l’année suivante et dont les médecins pensent encore à l’époque qu’il pouvait s’agir de la malaria. À nouveau il doit évidemment cacher autant que possible cet état de santé.

Dernier élément, Jack Kennedy n’hésite nullement à recourir à la brutalité et à la violence politique lorsque cela est nécessaire. Chris Matthews narre par exemple cet épisode dans lequel, lorsque Joe Russo, un concurrent pour l’investiture démocrate, l’accuse de tenter d’acheter son siège au Congrès, la campagne de Jack Kennedy paie un homonyme, un autre Joe Russo donc, pour se présenter lui aussi, ce qui assurait que quelques centaines d’électeurs seraient trompés et par conséquent que le concurrent se verrait privé d’autant de voix6.


1 La Constitution des Étas-Unis exige un âge minimum de 25 ans pour se présenter à la Chambre des représentants, de 30 ans pour le Sénat et de 35 ans pour la présidence.

2 « La nouvelle génération offre un leader. » Voir cahier hors-texte, document 1.

3 Le texte intégral du discours se trouve sur le site de la bibliothèque Kennedy : http://www.jfklibrary.org/Research/Ready-Reference/JFK-Speeches/Independence-Day-Speech-1946.aspx

4 Le texte intégral du discours se trouve sur le site des Archives nationales des États-Unis : http://research.archives.gov/description/193109

5 Alan Brinkley, John F. Kennedy, Times Books, New York, 2012, p. 25.

6 Chris Matthews, Jack Kennedy, Elusive Hero, op. cit., pp. 83-85.