L’appel du Sénat

 

Tous ses biographes l’écrivent, son assiduité dans le travail législatif le confirme, Jack Kennedy est à peine entré à la Chambre des représentants qu’il aspire ouvertement à changer de Chambre. Les six années qu’il va passer à représenter la 11e circonscription du Massachusetts apparaissent très vite, et même sans reconstruire l’histoire a posteriori, comme un tremplin vers de plus hautes fonctions. Il existe de nombreuses explications à ce qui peut apparaître a priori comme une forme de présomption politique.

D’abord, lorsque Jack Kennedy est élu représentant, il devient instantanément une curiosité politique, à l’échelle de l’État du Massachusetts tout entier puis à l’échelle nationale. Paradoxalement, à Washington il est constamment ramené au provincialisme mutilant de son « irlandicité » et aux pratiques politiques qui lui sont associées alors qu’à Boston, à Cambridge ou à Sommerville, ou encore dans d’autres régions, il est avant tout un jeune homme politique talentueux et né sous une étoile si brillante qu’elle le propulse déjà vers les sommets de l’État américain. Comment un homme qui portait deux patronymes aussi remarquables que Fitzgerald et Kennedy, et dont le père ancien ambassadeur jouissait d’une fortune extraordinaire, pouvait-il se contenter de lentement gravir l’échelle hiérarchique de la Chambre des représentants en trimant dans les caves politiques du service aux administrés et de la négociation sur la rédaction d’amendements à des textes obscurs ? Jack Kennedy souffre aussi très vite du fait que c’est le Sénat et non la Chambre des représentants qui est, au Congrès, la plaque tournante de la politique étrangère1, son domaine de prédilection, celui qui pour lui subsume tous les autres.

C’est une réalité institutionnelle d’autant plus vraie, et donc douloureuse pour le jeune représentant, que les Républicains ont conquis lors des élections la majorité dans les deux Chambres, ce qui fait du président de la commission des Affaires étrangères du Sénat un personnage capital à Washington. Et puis évidemment, l’ordre du jour du Congrès, durant ces deux années 1947 et 1948, est très largement occupé par la politique étrangère, entre la situation critique issue de la guerre civile en Grèce, qui justifie la mise en place du plan Marshall et les tensions croissantes autour de Berlin. La politique étrangère est aussi un domaine dans lequel l’étiquette partisane des représentants et des sénateurs est moins contraignante qu’elle ne l’est dans le domaine intérieur. Il est clair par exemple que même si Jack Kennedy est assez critique en ce qui concerne un certain nombre de pratiques syndicales directement visées par la loi Taft-Hartley, un des textes les plus significatifs produits par le 80e Congrès (1947-1948), il lui est strictement impossible, en tant qu’élu démocrate, de voter avec les Républicains pour réduire le pouvoir des syndicats, dans leur capacité à directement financer les campagnes électorales, à mener des grèves véritablement pénalisantes pour les employeurs ou à contrôler les embauches dans certains secteurs de l’industrie par le biais du système du closed shop2. Jack Kennedy est en effet un de ces Démocrates plutôt prudents sur les rapports de clientélisme entre son parti et les syndicats et sur cette alliance qui le ramène à ce qu’il croit être une forme presque obsolète de faire de la politique, en même temps que décalée par rapport aux priorités absolues qui devraient être celles du Congrès, la lutte contre les totalitarismes.

Il faut enfin éviter de juger Jack Kennedy sur la base de son seul parcours personnel et familial et plutôt le comparer à d’autres, issus de milieux sociaux très différents, qui entrent en politique à la même époque. Joseph McCarthy, qui est l’aîné de Jack Kennedy de neuf ans (il est né en 1908), entre directement en politique comme sénateur, en 1946, sans passer par la case de la Chambre basse et en battant de plus une grande figure du Parti républicain, Robert La Follette. Richard Nixon, quant à lui, est élu pour la première fois, lui aussi en 1946, à la Chambre basse. Mais il n’y effectue que deux mandats puisqu’en 1950 il est élu sénateur de Californie. Moins de deux ans après sa prise de fonction, le futur 37e président des États-Unis est choisi par le général Eisenhower pour figurer sur le ticket républicain. Il devient vice-président des États-Unis à quarante ans à peine. Il n’a guère que quatre ans de plus que Jack Kennedy. Rien dans ses modestes origines dans une famille de Quakers californiens ne le prédestinait à de hautes fonctions politiques. Richard Nixon était tout autant un homme pressé que Jack Kennedy. Quant à un homme dont il a déjà été question ici et qui présente un profil sociologique très similaire à celui de Jack Kennedy, Henry Cabot Lodge Jr, il a à peine l’âge légal minimum de trente ans lorsqu’il entre au Sénat en 1937. Son expérience politique préalable se réduisait à quatre ans à l’assemblée législative du Massachusetts.

 

Il est donc parfaitement normal que le jeune représentant fixe très vite ses ambitions sur d’autres fonctions électives plus prestigieuses : pour Jack Kennedy, comme pour tous les autres membres de la Chambre basse qui piaffaient d’impatience, le choix était assez simple : le Sénat ou le poste de gouverneur de l’État. Le chemin qui menait à l’un ou à l’autre était semé d’embûches, une forme de parcours d’obstacles ritualisé avec un calendrier et des figures imposées extrêmement précis : à l’échelle du Massachusetts, il lui fallait prendre la direction du Parti démocrate et s’assurer de contrôler la partie plus rurale à l’ouest de l’État, ainsi que les principales autres villes, ce par l’intermédiaire de deux relais principaux, les élus à l’assemblée législative de l’État et les maires ; par ailleurs, Jack Kennedy devait s’insérer dans le Parti démocrate à l’échelle nationale par une discipline de vote sur les sujets qui constituaient ce que l’on pourrait qualifier de « catéchisme social du New Deal ». Ensuite, l’impétrant avait l’obligation de se construire une thématique forte pour que les électeurs le perçoivent non pas tant comme l’héritier d’un nom mais comme le porteur d’un projet ou d’une idée structurante de son action politique. Même si, à l’époque, la Chambre haute n’encourageait pas à la spécialisation technique qui est le lot d’un nombre important d’élus aujourd’hui, il n’en reste pas moins vrai qu’il était fort difficile de percer en politique sans une thématique porteuse. C’est aussi ce qui explique que Jack Kennedy se portera plus facilement vers le Sénat que vers le poste de gouverneur, dont les responsabilités excluent tout rôle en matière de politique étrangère.

Pour passer d’une Chambre à l’autre, Jack Kennedy devait donc posséder à la fois un bilan législatif sur lequel s’appuyer et un slogan qui indique ses priorités dans l’action politique. Cela signifiait pour lui de dépasser le changement de générations qui était au cœur de sa campagne de 1946. Le bilan législatif lui imposait de se focaliser sur le travail très concret de défense des intérêts des électeurs de sa circonscription, qui étaient très spécifiques. Au-delà, il lui était nécessaire de se positionner plus précisément sur le New Deal à l’égard duquel il avait une position ambiguë. D’un côté il ne pouvait pas ne pas ressentir d’empathie pour les électeurs de sa circonscription dont beaucoup vivaient en partie grâce aux subsides de l’État-Providence, de l’autre il penchait pour une forme de conservatisme fiscal qui était incompatible avec le développement exponentiel de la puissance publique à partir de 1933 ; d’un côté il reconnaît la centralité du rôle de l’État fédéral dans la vie quotidienne des Américains (et l’impossibilité qu’il y aurait à revenir à 19323), de l’autre il craint les dérives étatistes, et donc l’érosion des libertés, que portent en eux les grands projets du New Deal. À l’extérieur, il est aussi partagé sur le bilan des mandats de Franklin Roosevelt, admirant sa gestion de l’entrée en guerre des États-Unis, mais déplorant les compromis de Yalta. L’historien Robert Dallek, pour illustrer cette ambiguïté, choisit l’exemple d’un vote important que Jack Kennedy doit faire à la Chambre basse, celui sur le 22e amendement à la Constitution qui propose de limiter les présidents des États-Unis à deux mandats. Tous les historiens le disent, cet amendement est une vengeance posthume contre Franklin Roosevelt qui avait osé se présenter à la présidence une troisième, puis une quatrième fois, en pleine contradiction avec la règle d’or posée par George Washington. Il eût donc été logique que Jack Kennedy, par fidélité partisane, votât contre la proposition qui était sans doute le plus ouvertement polémique des ajouts au texte organique américain. Mais, comme nombre de Démocrates conservateurs, il vote en faveur de l’amendement dans ce qui représente pour Robert Dallek une forme de censure rétrospective contre les mesures socialisantes du New Deal et l’apaisement à Yalta4.

Dernier élément, Jack Kennedy connaît le calendrier électoral mais ne le maîtrise pas. Tous les États américains ont deux sénateurs et la Chambre haute est renouvelée par tiers tous les deux ans. Le Républicain Henry Cabot Lodge Jr ayant été élu en 1946, il ne reviendra devant les électeurs du Massachusetts qu’en 1952. Quant à l’autre siège, il était occupé par Leverett Saltonstall, un ancien gouverneur républicain qui avait effectué trois mandats de deux ans pendant la guerre et dont le mandat arrivait à échéance en 1948. « Brahmane » proche du peuple, Saltonstall était un homme politique expérimenté et respecté face auquel les chances du jeune Kennedy en 1948 étaient des plus réduites, tant un potentiel face-à-face aurait mis en lumière l’inexpérience, la jeunesse et donc en fin de compte l’arrogance du challenger.

Quant au poste de gouverneur, Jack Kennedy sait qu’il s’agit pour lui du cimetière potentiel de sa carrière politique. Entre 1946 et 1952, le jeune représentant de la 11e circonscription du Massachusetts va donc s’appliquer méthodiquement à cocher les différentes cases de son parcours obligé vers une candidature au Sénat en 1952. Celle-ci est d’autant plus logique que l’État, pourtant assez fortement marqué à gauche au sens américain du terme, est représenté à cette époque à Washington par deux sénateurs républicains. Le contexte national, après la brève période de domination républicaine du 80e Congrès (1947-1948), redevient lui aussi favorable aux Démocrates, au moins jusqu’à l’élection de 1952.

Jack Kennedy est aussi forcé à la patience pour des raisons de santé. C’est en effet en 1947, lors d’un voyage en Irlande et en Angleterre, que sa maladie d’Addison, une insuffisance surrénale, est enfin diagnostiquée et qu’il commence donc un traitement intensif. Michael O’Brien, comme beaucoup de ses autres biographes, voit dans cette maladie à la fois la raison qui explique sa faible assiduité à la Chambre des représentants (et même plus tard au Sénat) et cette énergie dévorante qui l’incline à brûler les étapes du politique, comme s’il savait ses jours comptés5. La maladie d’Addison n’a en effet, aujourd’hui comme dans les années 1940, aucun traitement curatif. Les symptômes peuvent simplement être accompagnés et limités. À partir de son diagnostic en 1947, Jack Kennedy se trouve donc dans la plus grande incertitude quant à son espérance de vie, une incertitude qui ne sera que partiellement dissipée par la découverte de la cortisone en 1949.

 

Au total, Jack Kennedy siège à la Chambre des représentants de janvier 1947 à décembre 1952. Vu son manque d’ancienneté dans l’institution, il n’est pas surprenant qu’aucun projet de loi majeur ou mineur ne porte son nom ou sa marque. C’est aussi paradoxalement le fait de sa nomination, avec l’appui très efficace de son père Joseph qui a fait jouer tous ses contacts au Capitole, à deux commissions importantes de la Chambre basse, Enseignement et Travail, et Anciens Combattants, commissions auxquelles un « bizuth » ordinaire n’aurait jamais pu prétendre, encore moins à une époque où elles jouent toutes les deux un rôle central. La commission à l’Enseignement et à l’Emploi est en effet une de celles qui préparent la loi Taft-Hartley ; quant à celle des Anciens combattants, elle n’a jamais été aussi puissante que dans les trois années qui suivent la guerre. Membre du parti minoritaire et le moins ancien dans deux commissions dominées par des représentants aguerris, le jeune parlementaire du Massachusetts n’avait aucune chance de se faire remarquer.

Il eût fallu, pour qu’il se retrouve sous le feu des projecteurs dans un rôle qui ne réclame pas spécialement d’ancienneté, qu’il empruntât le parcours choisi par Richard Nixon qui, lui, siège à la commission des Affaires anti-américaines (House Un-American Activities Committee, HUAC6), et se retrouve donc au premier rang lorsque HUAC conduit une enquête sur la pénétration communiste à Hollywood en 1947, puis « sort » l’affaire Alger Hiss, du nom de cet ancien diplomate américain qui avait participé à toutes les conférences de l’après-guerre (Yalta, Dumbarton Oaks ou San Francisco…) et qui était accusé d’espionnage au profit de l’URSS. C’est un peu la même tribune médiatique que Joseph McCarthy utilise, à partir de son discours de Wheeling en 1950 lorsqu’il accuse quelque deux cents employés du département d’État d’être des membres ou des sympathisants du Parti communiste et des espions à la solde de l’Union soviétique, pour se propulser sur la scène nationale.

Quand bien même il partage un certain nombre des idées de McCarthy et de Nixon sur le danger posé par la pénétration communiste, Jack Kennedy ne montrera jamais le même zèle cynique que ces deux élus, qui lui sont pourtant l’un et l’autre proches, sur la question de l’anticommunisme et de son instrumentalisation. C’est aussi une marque d’intelligence tactique de la part d’un élu dont les hautes ambitions ne sauraient être compromises par des associations sulfureuses avec des chasseurs de sorcières aux méthodes souvent répugnantes. Et puis Jack Kennedy était un Démocrate, et c’est bien évidemment son parti politique qui avait le plus à perdre des outrances et des exactions institutionnelles et partisanes de HUAC ou de la sous-commission que présidait Joe McCarthy au Sénat. De fait, la chasse aux sorcières vise principalement Harry Truman et le département d’État, avec comme principaux chefs d’accusation, pendant cet annus horribilis que fut 1949, « la perte de la Chine » et l’avènement du régime communiste de Mao, et la fin du monopole nucléaire américain, qui sont considérés par les tenants des théories conspirationnistes comme le produit direct de l’espionnage soviétique. C’est aussi Harry Truman qui se trouve directement visé et là encore accusé de faiblesse lorsqu’il décide de limoger le général MacArthur pendant la guerre de Corée.

Rétrospectivement, même si les positions de Jack Kennedy étaient plus proches de celles de Nixon et de McCarthy que de celles de l’aile la plus progressiste du Parti démocrate, on comprend qu’un soutien à ce type d’entreprises eût été une forme de suicide politique. En effet, l’association avec McCarthy et Nixon rendait toute tentative ultérieure d’unifier le Parti démocrate futile et sans objet. Et sans parti uni, aucune candidature à la présidence n’était viable. D’ailleurs, malgré un degré d’implication beaucoup plus faible sur la question de l’anticommunisme, Jack Kennedy devra pourtant, dans sa conquête du Parti démocrate à partir de 1956, affronter le scepticisme et même l’hostilité de nombreuses figures progressistes, dont Eleanor Roosevelt, la veuve du président du New Deal, qui le soupçonnaient de préparer la trahison des idées de la gauche américaine. Bien qu’absent des dérapages les plus grossiers de l’anticommunisme, Jack Kennedy avait en effet voté pour le projet de loi parrainé par le sénateur McCarran et qui porte son nom, le Internal Security Act de 1950, aussi connu sous le nom explicite de « Loi sur le contrôle des activités subversives », un des textes les plus liberticides adoptés par le Congrès au cœur de la chasse aux sorcières. Il avait aussi été très critique de la gestion par le président Truman de l’arrivée au pouvoir de Mao en Chine et de la chute du régime de Tchang Kaï-chek.

On cite souvent à ce propos cette intervention à la Chambre des représentants dans laquelle les mots choisis par le représentant du Massachusetts sont particulièrement durs, surtout lorsqu’on sait qu’il s’agit d’un parlementaire de trente-deux ans qui parle d’un président qui appartient à son propre parti :

Monsieur le président, nous avons appris pendant le weekend l’étendue du désastre qui a frappé la Chine et les États-Unis. La responsabilité de l’échec de notre politique étrangère en Extrême-Orient repose entièrement sur la Maison-Blanche et le département d’État. L’insistance continue sur le fait qu’aucune aide ne serait débloquée tant qu’un gouvernement de coalition avec les Communistes ne serait pas formé fut un coup dévastateur porté au gouvernement nationaliste… Ceci est l’histoire tragique de la Chine pour laquelle nous avons combattu pour préserver sa liberté. Ce que nos jeunes hommes avaient sauvé, nos diplomates et notre président l’ont laissé s’effriter7.

On comprend en partie pourquoi, lorsqu’il tente à la convention démocrate de 1956 d’obtenir une place de colistier sur le ticket démocrate au côté d’Adlaï Stevenson, ou lorsqu’en 1960 il s’engage dans la course pour l’investiture démocrate, Jack Kennedy ne recevra jamais le soutien de Harry Truman, qui reste une figure imposante du parti bien après qu’il a quitté la Maison-Blanche. On comprend aussi pourquoi le leadership du Parti de l’âne accusera souvent le jeune Kennedy de manquer de discipline et de solidarité partisane. On comprend enfin et surtout, par cette seule déclaration un peu péremptoire et surtout très simpliste ou manichéenne — les États-Unis avaient-ils réellement les moyens d’empêcher la prise du pouvoir par Mao ? —, qu’il soit si facile à ses adversaires et à ses critiques d’accoler son nom à celui de Joseph McCarthy et donc de le mettre dans une position très délicate, dès les élections sénatoriales de 1952, et plus tard encore. De fait, la culpabilité par association ethnique (McCarthy et Kennedy sont tous les deux d’origine irlandaise et la communauté irlandaise du Massachusetts soutient ouvertement McCarthy dans son anticommunisme virulent, même s’il appartient à un Parti républicain que peu d’Irlandais ont jamais soutenu) et la proximité idéologique sur un certain nombre de thématiques de la guerre froide se renforcent mutuellement dans une forme de consanguinité ethnico-idéologique.

 

Pendant ses six ans à la Chambre basse, Jack Kennedy est plus un spectateur engagé qu’un acteur. Il observe, tâtonne, voyage énormément dès lors que sa santé le lui permet et surtout commence à construire, au-delà de son premier cercle d’amis de Choate ou de Harvard, un réseau national d’opérateurs politiques qui va se révéler précieux en 1952 mais surtout en 1960. À l’extérieur des frontières des États-Unis, Jack Kennedy bénéficie, en tant qu’élu au Congrès mais aussi fils d’ambassadeur, d’un accès exceptionnel à tous les réseaux de la diplomatie américaine. De tous les présidents des États-Unis depuis le tournant du siècle, c’est sans aucun doute celui qui a le plus voyagé et qui connaît le mieux la géostratégie. Qu’il sache ou non qu’il sera un jour candidat à la présidence, Jack Kennedy, pendant ses années à la Chambre des représentants, traite préventivement une faiblesse traditionnellement associée à la jeunesse, l’inexpérience en matière de politique étrangère ; il en fait au contraire un pilier de sa candidature.

Mais ce qu’il faut surtout retenir de ces six années d’apprentissage du métier d’homme politique, c’est le point où elles interviennent dans le calendrier politique et institutionnel américain. D’abord Jack Kennedy est membre du Congrès à un de ces moments où le législatif est vraiment sur un pied d’égalité avec l’exécutif et participe pleinement à la formulation de la politique intérieure et étrangère des États-Unis. Depuis la perspective du XXIe siècle, c’est un moment rare. Ensuite c’est pendant cette période que se met en place une forme de consensus institutionnel bipartite autour de la politique étrangère, avec l’adoption en 1947 du National Security Act qui est le cadre du National Security State, cette forme d’État qui fait le pendant de l’État-Providence et structure les institutions américaines jusqu’à la chute du mur de Berlin. La loi consolidait l’ensemble du système de défense nationale à l’intérieur d’un seul ministère, le département de la Défense, et créait non seulement le Conseil de sécurité nationale, pour aider le président à décider plus rapidement et efficacement, mais aussi la CIA, à l’origine une agence de renseignement mais dans la réalité ce qui allait devenir le bras armé et secret du président à l’extérieur des frontières.

Dans les premières années, le président Truman est plus que méfiant à l’égard de ce nouveau dispositif institutionnel de défense. Exemple de cette réticence à pleinement utiliser des pouvoirs qui renforcent considérablement l’exécutif, le président Truman, selon l’historien James T. Patterson, n’assiste qu’à douze des cinquante-sept premières réunions du Conseil de sécurité nationale alors que son secrétaire d’État à la Défense ne parvient pas à pleinement coordonner les différentes armes des États-Unis, la marine souhaitant par exemple rester très indépendante8. Très vite cependant et notamment avec le début de la guerre de Corée en juin 1950, ces nouvelles institutions vont trouver leur utilité et leur mode de fonctionnement. Jack Kennedy se trouve donc aux premières loges de cette première, au sens théâtral du terme, de l’État de la Sécurité nationale. Il sait aussi que, contrairement à l’État-Providence qui est intimement associé au Parti démocrate, l’État de la Sécurité nationale est lui une création bipartite qui met les questions de défense et de sécurité en partie au-dessus du débat partisan, tout au moins tant qu’une ferme posture anticommuniste est maintenue.

Il voit aussi comment toute la présidence de Harry Truman se joue dans sa capacité à articuler une politique de fermeté vis-à-vis de l’URSS avec un programme social à l’intérieur qui prolonge les avancées du New Deal et les consolide. Enfin il identifie précisément les faiblesses des deux grands partis américains : le sien est écartelé et pris en otage par sa délégation sudiste sur la question de la ségrégation raciale au moment où, au lendemain de la guerre, montent les revendications d’égalité réelle parmi les Noirs américains. Le jeune représentant sait parfaitement que si les associations de défense des droits civils et les organisations afro-américaines de l’époque se tournent vers les tribunaux, c’est simplement que les portes du Congrès leur sont hermétiquement fermées, tant les parlementaires du Sud contrôlent les commissions compétentes.

C’est par exemple du ressort de la commission où siège Jack Kennedy, celle de l’Enseignement et du Travail, que d’examiner si le Fair Employment Practices Committee, une agence fédérale créée par le président Roosevelt en 1941 par décret présidentiel pour assurer des pratiques d’emploi justes dans les industries du secteur de la Défense, pouvait se voir octroyer un statut permanent. Cette commission avait montré pendant la guerre toute son efficacité dans la lutte contre la discrimination dans l’emploi et sa pérennisation constituait une des principales revendications de la communauté noire. Or ce à quoi Jack Kennedy assiste, c’est tout simplement la mise à mort lente du projet, essentiellement par le biais de procédures d’obstruction dans les deux Chambres. Sur la question raciale, c’est une leçon de choses des plus brutales. Également membre de la commission des Anciens Combattants, Jack Kennedy complète son éducation avec le débat sur la déségrégation raciale dans l’armée des États-Unis. La Seconde Guerre mondiale, comme les précédentes, avait été menée avec une armée ségréguée, ce qui incluait non seulement une séparation réelle entre les bataillons noirs et blancs mais aussi un accès restreint si ce n’est impossible pour les Noirs à toute une série d’unités de l’armée et plus généralement au corps des officiers. Si, le 26 juillet 1948, le président Truman signe le décret présidentiel no 9981 et ordonne, en tant que chef des armées, la déségrégation dans l’armée américaine, c’est qu’il est absolument impossible que cette décision émane de la source naturelle en la matière, à savoir la représentation nationale au Congrès. Peut-on imaginer que, lorsqu’il devient président en janvier 1961, Jack Kennedy a oublié les leçons de ses premières années au Congrès ?

En dernier lieu, Jack Kennedy arrive au Congrès à un moment où le mouvement conservateur et le Parti républicain se restructurent et se réorganisent. Il va observer pendant l’année 1947 le sénateur Robert Taft à la baguette, orchestrant le grand effort conservateur de déconstruction du New Deal, de limitation des pouvoirs des syndicats et de rééquilibrage de la fiscalité. Il constate aussi de visu que les Républicains, s’ils sont unis sur la question de l’anticommunisme, restent fortement divisés entre internationalistes et isolationnistes, ces derniers étant bien représentés dans le Midwest. Enfin, il ne peut pas ne pas voir que les Républicains sont partagés sur la manière de regarder cette période de quatorze ans entre 1933 et 1947. S’agissait-il d’une parenthèse monstrueuse justifiée d’abord par la crise économique de 1929 puis par la guerre, parenthèse qu’un président républicain avec une majorité de son parti au Congrès pourrait simplement refermer, ou les changements et la profonde modification des équilibres entre les trois pouvoirs de l’État, entre l’État fédéral et les États fédérés étaient-ils pérennes ? De fait, le Parti républicain entrait à reculons et avec hésitation dans la modernité politique de l’après-guerre. La succession des élections de 1946, 1948, 1950, 1952 et 1954 met aussi en évidence la principale faiblesse du Parti de l’éléphant : il peut parfaitement emporter une élection présidentielle lorsqu’il s’est trouvé un bon candidat (et ce fut évidemment le cas avec Eisenhower en 1952) mais il n’est pas parvenu à bâtir une coalition électorale qui ferait le pendant à la coalition Roosevelt qui, rassemblant juifs, catholiques, ouvriers syndiqués et minorités ethniques, allait dominer la vie politique américaine au moins jusqu’à 1968.

De fait, la séquence électorale des années 1946 à 1954 montre que les seules conditions dans lesquelles le Parti républicain peut conquérir la majorité au Congrès sont le rejet et la lassitude à l’encontre des politiques du Parti démocrate (1946) ou encore l’effet de sillage d’une élection présidentielle dans laquelle un candidat très populaire convainc les électeurs de se porter sur son nom et celui de tous les autres candidats (au Congrès mais aussi pour les élections dans les États) de son parti, ce que les Américains appellent « l’effet queue-de-pie » (coattails effect). Dans les deux cas, il n’y a pas d’adhésion véritable au programme législatif des parlementaires, ce qui signifie, en 1946 et 1952, que les Démocrates regagnent la majorité après l’avoir perdue dès le cycle électoral suivant (1948 et 1954). Cela souligne enfin que les Républicains ne peuvent de manière réaliste espérer gagner une élection que sur la base d’un accent mis sur les questions de politique étrangère mais peinent à construire un projet sur la durée qui ne soit pas de déconstruction ou détricotage de l’héritage du New Deal.

C’est dans l’observation de cette dynamique des pouvoirs et des coalitions électorales que Jack Kennedy peut puiser pour identifier ce qui sera, en 1961 dans un contexte assez similaire, le point d’équilibre idéologique et institutionnel de sa présidence.


1.  On rappellera simplement que le Sénat, auquel la Constitution des États-Unis confie le pouvoir de ratifier les traités à la majorité qualifiée des deux tiers mais aussi l’avis et consentement dans la nomination des ambassadeurs et des ministres, donc entre autres du secrétaire d’État, a toujours été celle des deux Chambres qui était la plus puissante dans le domaine de la politique étrangère. Il ne s’agit pas pour autant d’un monopole car, évidemment, la Chambre des représentants vote les lois. Un outil de politique étrangère aussi extraordinairement transformateur que le plan Marshall, par exemple, n’aurait jamais pu être mis en place sans l’accord explicite de la Chambre basse.

2 C’est le système le plus favorable aux syndicats dans le rapport avec les employeurs. En effet, il impose que tous les employés d’un site de production soient membres du syndicat (lequel possède sur une période donnée, le temps d’un mandat, le monopole de la représentation) qui contrôle les embauches puisque c’est lui qui soumet à l’employeur les recrues possibles sur la base de ses listes d’adhérents.

3 Lorsque Eisenhower arrive au pouvoir en janvier 1953, il est le premier président républicain depuis Hoover, qui a quitté la Maison-Blanche en février 1933. Entre-temps, la société américaine a connu de profondes transformations politiques, économiques et institutionnelles. Deux écoles conservatrices s’affrontent sur la marche à suivre en 1953 : soit il faut considérer la période 1933-1953 comme une parenthèse justifiée par la Crise de 1929 et ses conséquences, puis la Seconde Guerre mondiale, puis le début de la guerre froide, avec l’idée que l’administration Eisenhower peut refermer cette parenthèse et revenir à une forme d’État et une pratique du pouvoir, une relation entre la puissance publique et le secteur privé aussi, qui soit celle d’avant la crise ; soit il faut considérer que les changements dans les institutions et surtout la taille de l’État fédéral, son emprise sur les États fédérés aussi sont pérennes et qu’il incombe donc au mouvement conservateur américain de se réinventer et de se reconstruire sur les bases de cette nouvelle donne institutionnelle.

4 Robert Dallek, An Unfinished Life, John F. Kennedy, 1917-1963, op. cit., p. 143.

5 Michael O’Brien, Rethinking Kennedy, An Interpretive Biography, op. cit., pp. 63-67.

6 Commission des Activités anti-américaines de la Chambre des représentants. Créée avant la guerre pour investiguer sur les activités de pénétration aux États-Unis des régimes totalitaires européens, nazi ou soviétique, elle devient au début de la guerre froide un instrument important de lutte contre le communisme, s’illustre par les enquêtes qu’elle mène à Hollywood, parmi les syndicats, dans le cas de l’Affaire Alger Hiss et contribue à créer un climat législatif qui permet l’adoption de textes parfois liberticides. Entre autres figures qui se distinguent dans cette commission, on trouve Richard Nixon. Bien que directement associée au maccarthysme, cette commission de la Chambre basse du Congrès ne doit pas être confondue avec la sous-commission que préside Joseph McCarthy à la Chambre haute.

7 Intervention de Jack Kennedy à la Chambre des représentants le 25 janvier 1949 (le « président » auquel Kennedy s’adresse est le speaker de la Chambre), citée par James McGregor Burns dans John Kennedy, A Political Profile, New York, Harcourt, p. 80.

8 James T. Patterson, Grand Expectations, The United States, 1945-1974, New York, Oxford University Press, 1996, pp. 133-134.