On l’aura compris, la décision de Jack Kennedy de se présenter au poste de sénateur du Massachusetts lors des élections de 1952 était inéluctable et écrite. Il a tout à la fois épuisé les charmes de la Chambre des représentants, intégré l’idée selon laquelle même une plus grande ancienneté ne modifierait pas fondamentalement sa capacité à peser dans les grands débats de politique étrangère qui l’intéressaient prioritairement et méthodiquement préparé sa transition d’une Chambre à l’autre. En effet, en dépit de sa très grande popularité1 dans le Massachusetts, il ne pouvait faire l’économie d’une « tournée » dans tous les comtés de l’État pour se présenter directement à des électeurs qui connaissaient son nom mais n’étaient pas forcément familiers de ses priorités. D’autre part, sa célébrité, son statut de fils de famille fortuné rendaient d’autant plus obligatoire qu’il aille au-devant des électeurs pour ne pas renforcer l’image négative d’un candidat qui verrait l’élection comme acquise. La géographie spécifique du Massachusetts devait aussi être prise en compte dans ce changement d’échelle institutionnelle qu’il préparait : l’État est en effet divisé au moins entre trois types d’électorats, le grand Boston qui lui était très familier, une série de villes industrielles petites et moyennes telles Worcester, Springfield ou Lawrence par exemple, et enfin un Ouest très rural avec, autour de la ville d’Amherst, une grosse enclave universitaire avec le principal campus de l’université du Massachusetts et trois colleges privés d’excellente réputation, Amherst, Mount Holyhoke et Smith. Autant il était facile de prédire et de contrôler le comportement électoral du grand Boston, autant le reste de l’État, composite et partagé entre différentes allégeances ou traditions, devait faire l’objet d’une extrême attention de la part du jeune candidat démocrate. La stratégie de Jack Kennedy se dessinait assez facilement : il lui fallait faire le plein de voix sur les communautés irlandaises (et italiennes) sur le grand Boston et dans les vallées industrielles, et par ailleurs courtiser un électorat rural plus sensible à son conservatisme fiscal et à son anticommunisme, tout en préservant pour sa base l’image d’un homme politique qui va livrer dans le Massachusetts les bienfaits et les subsides de l’État-Providence à l’américaine.
Par ailleurs, contrairement à 1946 lorsque l’élection la plus importante était la primaire pour désigner le candidat démocrate, il doit, en 1952, affronter un candidat redoutable, au moins sur le papier. Henry Cabot Lodge, on l’a déjà évoqué, était issu d’une grande famille politique bostonienne et surtout il avait déjà été élu trois fois à ce siège de sénateur du Massachusetts, une première fois en 1936, une deuxième en 1942 et une troisième en 1946. Il avait, pendant la guerre, été déployé à deux reprises en Europe et, en 1944, avait démissionné de son poste de sénateur pour continuer à servir dans l’armée des États-Unis, siège qu’il avait donc reconquis à la fin de la guerre. Face à lui, Kennedy ne tirait aucun avantage de son héroïsme militaire car son adversaire avait fait preuve de tout autant de dévouement pour la patrie, le geste consistant à abandonner son siège pour rester au front étant fortement symbolique aux yeux des électeurs. Jack Kennedy faisait aussi face à un homme de quinze ans son aîné, une des figures les plus puissantes du Parti républicain à l’échelle nationale et dont la popularité était bien ancrée dans le Massachusetts.
Le challenger démocrate va donc fonder sa campagne sur quatre points différents : le premier en entreprenant, dès 1951, une série de déplacements à l’étranger pour encore renforcer sa crédibilité et son expérience en matière de politique étrangère. L’un de ses voyages le mènera au Vietnam où il pourra observer le fonctionnement du système colonial français dans ses dernières années de vie et surtout parfaire son instruction sur les complexités régionales, ce qui en fera un des sénateurs en pointe sur le dossier après la défaite des troupes françaises à Diên Biên Phu en 1954 et la transition vers une tutelle américaine sur le Sud-Vietnam.
Le deuxième en sillonnant tous les comtés et villes du Massachusetts pour systématiquement construire une organisation de volontaires mais aussi de donateurs.
Le troisième en constituant une équipe de campagne plus fournie et plus talentueuse dont la principale nouveauté est l’arrivée auprès du candidat de son frère Robert, que tout le monde connaît sous le surnom de Bobby. Chris Matthews, un des biographes de Jack Kennedy, intitule d’ailleurs tout simplement « Bobby2 » son chapitre sur l’élection sénatoriale de l952. Ce dernier était le cadet de sept ans du candidat et venait, en 1951, d’obtenir son diplôme de droit de l’université de Virginie. Comme son aîné, il avait eu une très brève carrière de journaliste, couvrant pour le Boston Post la signature du traité de San Francisco qui mettait officiellement fin à la guerre avec le Japon. Il s’implique corps et âme dans la campagne de son frère et, à l’instar d’Alan Brinkley, chacun note que son arrivée dans l’équipe change la dynamique familiale. Certes Bobby devient le directeur de la campagne de Jack après que leur père Joe a congédié son prédécesseur, Mark Dalton, mais de fait sa présence permet au candidat de prendre son autonomie, sauf dans le domaine des finances, par rapport à la figure paternelle.
Quatrième point, Joe, Jack et Bobby Kennedy vont se montrer particulièrement créatifs dans le financement de la campagne. Les archives de la bibliothèque Kennedy incluent un article de 1955 intitulé tout simplement « Campaign Finance in Massachusetts in 1952 » et publié dans la très sérieuse revue Public Policy. L’auteur, Hugh Douglas Price, qui est un des tout meilleurs spécialistes des élections sénatoriales, décrit la mise en place d’un réseau de comités d’action politiques qui vont servir à collecter des fonds, essentiellement auprès d’un petit nombre de très généreux donateurs, en contournant le plafond individuel légal de 1 000 dollars. Entre le « Comité pour l’amélioration des pêcheries », celui pour « l’amélioration de l’industrie de la chaussure », ou de l’industrie textile, les « Citoyens pour Kennedy et un Massachusetts plus prospère », on voit se mettre en place une série de coquilles vides dont le seul but est de recueillir des fonds. Hugh Douglas Price note que, dans ce maquis de comités, « 57 personnes représentant 29 familles contribuent à hauteur de 240 000 dollars à la campagne du candidat démocrate ». Ces multiples comités, en permettant à un individu de potentiellement donner jusqu’au plafond légal de 1 000 dollars par organisation, vont permettre à ce que le politologue appelle une « élite financière » de rassembler la somme étonnante en 1952 de 320 000 dollars, soit à 30 000 dollars près l’intégralité du budget de la campagne de Kennedy. Le tableau no 3 de l’article n’a besoin d’aucun commentaire : il fait apparaître que Henry Cabot Lodge Jr a dépensé un total de 58 000 dollars environ, là où Jack Kennedy dépense environ 350 000 dollars, soit presque exactement six fois plus3. En dollars de 2012, cela représenterait la somme déjà significative de 2 750 000 dollars, mais la comparaison la plus probante doit s’effectuer avec les campagnes contemporaines dont le coût est infiniment plus limité.
À cela s’ajoute un épisode trouble dans lequel, par une coïncidence qui n’en est pas une, le Boston Post, un quotidien influent dont les pages éditoriales sont très favorables à Henry Cabot Lodge, reçoit au même moment un prêt important de la part de Joseph Kennedy et apporte son soutien au candidat démocrate. Le journaliste David Talbot, dans sa double biographie des frères Kennedy intitulée simplement Brothers, narre une confrontation postérieure entre le célèbre journaliste et auteur Fletcher Knebel4 et le président Kennedy dans laquelle le dernier reproche vertement au reporter les insinuations de corruption dans sa couverture de l’élection de 1952 autour du prêt au quotidien en difficulté, puis, en prenant congé, déclare, presque provocateur : « Vous savez, on a dû acheter ce putain de journal, sans quoi on aurait perdu l’élection5. »
Il ne fait aucun doute que Jack Kennedy est à la pointe de la modernité juridique en matière de créativité sur le financement de sa campagne. Il est aussi indéniablement à la limite de la légalité mais bénéficie, comme le fait d’ailleurs remarquer Hugh Douglas Price dans la conclusion de l’article précité, d’un cadre règlementaire très flou. De fait, la loi n’était pas encore adaptée aux évolutions technologiques et médiatiques : on rappellera par exemple que la campagne présidentielle de 1952 est la première à l’occasion de laquelle l’un des candidats, le général Eisenhower, a recours à des spots publicitaires télévisés. Quatre ans plus tard, de nouveau l’adversaire de Eisenhower, Adlaï Stevenson avait affirmé qu’il était indigne de vanter les qualités des candidats briguant des postes à haute responsabilité comme on ferait la promotion de céréales dans le cadre d’une campagne commerciale. Clairement, Jack Kennedy et le candidat démocrate aux élections présidentielles de 1952 et 1956 ne partageaient pas la même conception ou la même éthique du processus démocratique.
En fin de compte, l’avantage financier de Jack Kennedy aurait pu ne pas suffire à le faire élire si un concours de circonstances n’avait affaibli en parallèle Henry Cabot Lodge Jr. Comme on l’a déjà évoqué ici, Henry Cabot Lodge Jr avait fortement soutenu la candidature à l’investiture républicaine du général Eisenhower contre celle de Robert Taft, que l’on surnommait « Mister Republican » et qui était extrêmement populaire dans l’électorat conservateur. Le sénateur de l’Ohio jouissait aussi d’une vraie légitimité dans son parti puisqu’il était une des grandes figures du 80e Congrès et avait porté le fer contre Truman et les Démocrates alors que le général Eisenhower, lui, se trouvait loin de l’action partisane. En effet, à partir de 1948, il prend la présidence de la célèbre université Columbia à New York, puis, en 1951, est nommé commandant en chef des forces de l’OTAN. Lorsque Eisenhower remporte finalement l’investiture républicaine à l’occasion d’une convention très serrée et indécise, Henry Cabot Lodge Jr doit subir dans le Massachusetts la colère et le dépit des partisans de Taft. Kennedy va tout faire pour que ces électeurs basculent dans son camp, par vengeance ou même par choix idéologique. Sur la question de l’anticommunisme, un Jack Kennedy se méfiant des institutions internationales était sans doute tout aussi attirant qu’un Cabot Lodge internationaliste.
Le 4 novembre 1952, sur 2 360 422 suffrages, Jack Kennedy l’emporte de plus de 70 000 voix. Il recueille 1 211 984 voix contre 1 141 247 à son adversaire républicain, le reste des suffrages se partageant entre un candidat socialiste et un autre du Parti de la Prohibition. Mais ce qui est notable, c’est que le même électorat donne un avantage de plus de 200 000 voix à Dwight D. Eisenhower dans une élection présidentielle qui est, à l’échelle nationale, un désastre pour le Parti démocrate qui perd à la fois la Maison-Blanche qu’il occupait de manière continue depuis vingt ans et la majorité dans les deux Chambres du Congrès. La victoire dans le collège électoral du candidat républicain est éclatante puisqu’il y recueille les voix de 442 grands électeurs contre seulement 89 à Adlaï Stevenson, dont de plus tous les suffrages viennent d’États du Sud profond ou de ses marges (Virginie-Occidentale et Kentucky). Une fois encore, par une forme de parallèle ironique, Jack Kennedy entre au Congrès à contre-courant partisan. À son arrivée à la Chambre haute, il est de nouveau dans la minorité.
1. Terme qui traduit en même temps le fait qu’il était apprécié de nombreux segments de l’électorat mais surtout qu’il bénéficiait d’un atout extraordinaire pour n’importe quel homme politique aux États-Unis, ce que l’on appelle name recognition, à savoir l’idée qu’un nombre important d’électeurs soit capable instantanément d’identifier son nom. Au cours d’une carrière politique dans laquelle on passe par exemple de l’échelle d’une circonscription à celle de l’État, puis de celle de l’État à l’échelle nationale, les hommes et femmes politiques doivent en effet le plus souvent consacrer beaucoup de temps et d’argent d’abord à bâtir cette « reconnaissance patronymique » des électeurs, étape préalable indispensable avant la présentation d’un programme.
2. Chris Matthews, Jack Kennedy, Elusive Hero, op. cit., pp. 115-149.
3. Le texte intégral de l’article, publié en 1955 dans le volume VI de Public Policy est accessible en ligne sur le site de la bibliothèque Kennedy : http://www.jfklibrary.org/Asset-Viewer/Archives/JFKPOF-135-003.aspx
4. Il est l’auteur, entre autres, d’un roman de 1962 passé à la postérité grâce au film éponyme qui en est tiré, Sept jours en mai, récit dans lequel un président des États-Unis est renversé dans un coup d’État militaire alors qu’un traité de paix va être signé avec l’URSS. Cette œuvre de fiction est évidemment fondée sur la présidence de Jack Kennedy.
5. David Talbot, Brothers, The Hidden Story of the Kennedy Years, New York, Free Press, 2007, pp. 147-148.