Pour autant, Jack Kennedy entre dans une institution qui lui donne une véritable autonomie, quand bien même il ne se trouve pas dans le parti majoritaire. Qui plus est, la majorité républicaine dans les deux Chambres est très fragile (un siège au Sénat, dix à la Chambre des représentants) ; elle ne survivra pas à la popularité de Eisenhower qui était de nature personnelle plutôt que partisane ou idéologique. Deux ans après le déclenchement de la guerre de Corée, quasiment au pic du maccarthysme, l’ancien commandant des troupes alliées en Europe était, pour reprendre la vieille expression anglaise, « the right man in the right place at the right moment ». Sa victoire éclatante ne devait pourtant nullement être interprétée comme une adhésion aux idées conservatrices, surtout en matière intérieure. De fait, lors des élections de mi-mandat de 1954, les Démocrates regagnent la majorité dans les deux Chambres du Congrès et s’instaure alors une dynamique partisane et institutionnelle assez étrange qui dure jusqu’à l’élection présidentielle de 1960.
Le président Eisenhower reste populaire car on porte à son crédit d’avoir mis fin à la guerre de Corée. Il s’était rendu dans la péninsule dès les premières semaines de son mandat et l’armistice avait été signé en juillet 1953, soit six mois après sa prise de fonction. À l’intérieur, même s’il s’était toujours refusé à intervenir directement contre les dérives du sénateur McCarthy, il était parvenu, avec les sénateurs républicains et démocrates, à l’isoler à tel point que le sénateur du Wisconsin fut censuré par le Sénat le 2 décembre 1954. Même si la responsabilité du président est très indirecte, la pacification du Parti républicain avec la disparition de la scène publique du grand chasseur de sorcières est un autre élément qui permet à Eisenhower d’envisager sereinement les élections de 1956. Ces quatre années du premier mandat du premier président républicain depuis Hoover sont capitales pour comprendre la trajectoire politique de John Fitzgerald Kennedy. En effet, pendant cette période, se met en place le cadre à l’intérieur duquel le nouveau sénateur du Massachusetts va penser et construire sa campagne présidentielle de 1960. D’abord entre la fin de la guerre de Corée en 1953 et Diên Biên Phu qui sonne le glas de la présence française en Indochine, les équilibres stratégiques de la guerre froide en Asie ont été profondément bouleversés. La mort de Joseph Staline en 1953 invite aussi les États-Unis à repenser leur relation avec l’URSS.
L’année 1954 est aussi marquée par sans doute la plus importante des décisions que la Cour suprême des États-Unis a prises au XXe siècle, l’arrêt Brown c. Board of Education of Topeka, Kansas, dans laquelle les neuf sages américains, à l’unanimité, frappent d’inconstitutionnalité le principe de « séparation dans l’égalité » qui organisait la vie publique et les relations raciales dans les États du Sud depuis la fin du XIXe siècle. Ce faisant, le plus haut tribunal constitutionnel américain ouvre un débat auquel les pouvoirs élus, président et Congrès, ne pourront se soustraire. La dernière loi sur les droits civiques remontait à 1875 ; il était maintenant temps que le législatif américain reprenne la plume de l’affranchissement.
La Chambre haute était d’autant plus concernée par ce nouveau combat qu’elle présentait deux avantages majeurs pour les opposants à l’intégration raciale et au démantèlement de l’édifice juridique et législatif de la ségrégation : d’abord les Dixiecrates étaient proportionnellement beaucoup plus puissants au Sénat qu’à la Chambre de représentants ; la quasi-totalité des États du Sud étant représentés à Washington par deux sénateurs démocrates1, ils pouvaient compter sur un minimum de vingt à vingt-quatre sénateurs ségrégationnistes, soit quasiment un quart d’une chambre dans laquelle, de plus, les minorités jouissent d’un pouvoir immense.
À la Chambre des représentants, le pouvoir des Dixiecrates était en revanche largement délayé dans la masse. Par ailleurs, c’est le Sénat qui a la responsabilité, selon l’Article II, section 2, de « confirmer » la nomination de tous les juges fédéraux, dont évidemment les juges à la Cour suprême. À partir du moment où la Cour suprême rend une décision aussi monumentale que l’arrêt Brown, l’enjeu des nominations judiciaires dans la magistrature fédérale, qui est de plus chargée de superviser le processus d’intégration qui fait suite à l’arrêt, devient d’une importance extrême. Jack Kennedy va donc, entre 1953 et 1960, être aux premières loges pour observer la créativité réglementaire et procédurière que les sénateurs progressistes vont devoir déployer pour réduire une résistance méthodique et implacable du Sud.
Enfin, la séquence politique qui va de 1947 à 1956 enseigne à tous les Démocrates, et donc à Jack Kennedy, une leçon fondamentale : l’État-Providence s’est mis en place aux États-Unis pendant le New Deal mais n’a pas réussi, après la guerre, à trouver son second souffle. De fait, avec la loi Taft-Hartley et un certain nombre de textes contemporains, le « libéralisme » américain a plutôt régressé. Même lorsqu’ils reprennent la majorité au Congrès en 1954, les Démocrates ne disposent pas de véritable projet progressiste sur lequel construire une campagne présidentielle. Il appartient à la « génération de 1946 » d’en écrire la trame, à la Chambre haute désormais.
Si on les considère de manière rétrospective, les huit années que Jack Kennedy passe au Sénat n’ont rien de véritablement remarquable. Elles sont très loin d’être déshonorantes pour autant, comme ce pouvait être le cas pour certains parlementaires américains qui se distinguaient par leur ardeur vénale plutôt que législative. Joseph McCarthy était de ceux-là qui avait été surnommé par ses pairs le « Sénateur Pepsi Cola » en raison des efforts pas du tout désintéressés déployés par le sénateur du Wisconsin en faveur du grand fabricant de sodas. Le jeune sénateur du Massachusetts, bien que mieux acclimaté au Sénat qu’à la Chambre des représentants, continue son positionnement à la périphérie. Il n’est pas ce que les Américains appellent un maverick, c’est-à-dire un solitaire qui refuse les règles de l’institution et fait carrière grâce à la presse et à l’exploitation d’une thématique particulière, pas plus qu’il n’est jamais considéré comme un insider, ces parlementaires qui gravissent très rapidement la hiérarchie de l’institution en s’investissant fortement dans la gestion au jour le jour du Sénat, tout en occupant des postes de responsabilité à l’intérieur de leur propre parti.
Le parcours de Lyndon Johnson est ici une forme d’exemple ou plutôt de contre-modèle : il passe de la Chambre des représentants au Sénat à l’occasion de l’élection de 1948 ; deux ans plus tard, il est nommé whip de la majorité démocrate, un poste central puisqu’il est chargé de faire respecter la discipline du parti et de coordonner les votes, ce qui implique de connaître personnellement les besoins et le priorités de chacun des élus ; à nouveau deux ans plus tard, lorsque Eisenhower entre à la Maison-Blanche, il devient le leader de la minorité démocrate, poste qui se transforme en leader de la majorité en 1954, lorsque les Démocrates regagnent la majorité dans les deux Chambres. Six ans après son élection, Lyndon Johnson est donc dans l’ordre protocolaire strict le numéro deux du Sénat puisque c’est le vice-président qui, selon la Constitution, préside la Chambre haute. Dans l’ordre politique réel, il est de fait le numéro un du Sénat, le vice-président ne votant que lorsqu’il faut départager les deux partis et se cantonnant le reste du temps dans un rôle essentiellement cérémoniel qui témoigne de la profonde ambiguïté de cette mise en application du principe de séparation des pouvoirs : le numéro deux de l’exécutif préside une des deux Chambres du pouvoir législatif.
Jack Kennedy navigue donc pendant huit ans dans une forme d’entre-deux institutionnel, se déchargeant avec honneur de ses tâches de sénateur mais constamment tendu vers un autre poste, celui de président des États-Unis. Il ne faut pas en effet attendre trop longtemps pour que ses ambitions présidentielles percent au grand jour. Chris Matthews, un de ses biographes, décrit un épisode de l’année 1954 : Jack Kennedy vote directement et en pleine connaissance de cause contre les intérêts de la Nouvelle-Angleterre et en particulier du port de Boston, la capitale de son État d’élection. Le Sénat doit en effet se prononcer sur le financement de la Voie maritime du Saint-Laurent, une série d’écluses et de canaux qui devaient permettre aux cargos de naviguer de l’Atlantique jusqu’au lac Supérieur. C’était évidemment un coup grave porté au port de Boston qui ne serait plus le point de débarquement sur le continent américain de millions de tonnes de marchandises. Pour le jeune sénateur, un vote en faveur du projet représente un énorme risque politique qui peut lui valoir les foudres à la fois du milieu des affaires et des syndicats, en particulier des dockers. Mais c’est aussi un parfait symbole de son indépendance et surtout de sa capacité à préférer l’intérêt national aux intérêts régionaux ou particuliers, la marque d’un candidat à la fonction suprême. Matthews cite longuement Tip O’Neill, le successeur de Kennedy à son poste de représentant de la 11e circonscription et un de ses principaux points d’appui dans le Parti démocrate du Massachusetts, qui reconnaît à ce moment-là que son prédécesseur, son cadet de cinq ans, vise déjà la Maison-Blanche2.
Un autre marqueur fort des ambitions de Jack Kennedy est à trouver dans un discours qu’il prononce la même année au Sénat. Le 6 avril 1954, tout en rendant hommage au courage des troupes françaises engagées dans la bataille de Diên Biên Phu, il lance un avertissement solennel à ses compatriotes sur les dangers d’une implication américaine dans le conflit et la futilité qu’il y aurait à déverser dans les « jungles de l’Indochine » « argent, matériel et hommes ». Il pointe directement les dangers d’une association des États-Unis à ce qui est clairement pour une majorité de Vietnamiens, mais aussi de citoyens des pays voisins, une guerre coloniale et, rappelant un texte qu’il avait écrit à son retour d’Indochine en 1951, met en garde contre un possible amalgame entre nationalisme et communisme dans ce qui sera très bientôt l’ancienne colonie française. Dès 1951, il affirmait qu’il ne fallait pas compter sur les seules « légions du général de Lattre » pour défendre le pays contre l’agression communiste mais bien plutôt cultiver un « fort sentiment non communiste autochtone ». Il se positionne donc clairement en faveur de l’indépendance du Laos et du Vietnam, le Cambodge ayant déjà acquis ce statut en 1953 :
Si les Français persistent dans leur refus d’accorder les légitimes indépendance et liberté auxquelles aspirent les peuples des États Associés, et si ces peuples et les autres peuples d’Asie se tiennent à distance de la guerre, comme ils l’ont fait par le passé, alors je ne peux qu’espérer que le secrétaire d’État Dulles, avant de promettre notre assistance à [la conférence de] Genève, saura reconnaître la futilité qu’il y a à envoyer des machines et des hommes américains dans ce conflit intérieur sans espoir3.
Mais surtout il affirme de manière prémonitoire, ou péremptoire et autopromotionnelle, que c’est de la résolution de ce conflit que dépend l’avenir du monde libre. Témoignant de sa forte antipathie pour le colonialisme, en particulier le colonialisme français, ce discours, qui s’inscrit dans la continuité des accusations portées contre l’administration Truman d’avoir « perdu la Chine », est bien plus que le témoignage d’un tout jeune sénateur ancien combattant de la guerre dans le Pacifique.
Enfin, c’est toujours en cette fameuse année 1954 que Jack Kennedy entreprend la préparation d’un ouvrage qui lui vaudra le prix Pulitzer dans la catégorie « biographie », Profiles in Courage, la biographie de huit de ses illustres prédécesseurs à la Chambre haute. D’une certaine manière, plutôt que de s’investir dans la gouvernance du Sénat au quotidien, Jack Kennedy prend le recul de la distance critique mais surtout historique et remet les hommes et une vertu cardinale pour lui, le courage, au centre de sa lecture héroïque de l’histoire américaine. Son choix est clair dans la sélection des grands sénateurs qu’il décide d’honorer : pour lui la véritable incarnation du courage en politique n’est pas de « s’opposer à son président, à son parti ou au sentiment majoritaire de la nation » ; cette forme ultime de courage réside bien dans la capacité d’un sénateur « à défier le pouvoir coléreux de ces électeurs qui contrôlent sa destinée ». Le système, si respectable et honorable fût-il, n’a que peu de valeur sans le courage de quelques-uns de dire non ou de s’opposer, de faire passer l’intérêt national au-dessus des intérêts particuliers :
La démocratie signifie bien plus que le gouvernement par le peuple et la règle majoritaire, bien plus qu’un système de techniques politiques qui visent à flatter ou à tromper de puissants blocs d’électeurs. Une démocratie qui n’a pas de George Norris4 à montrer en exemple, qui n’a pas de monument de conscience individuelle dans la mer du pouvoir du peuple, ne mérite pas de s’appeler ainsi5.
Jack Kennedy s’inscrit ici dans une très longue tradition américaine de défiance vis-à-vis du majoritarisme et de médiation par les institutions de la volonté populaire, tradition qui remonte à la période fondatrice et s’ancre en particulier dans le Sénat, dont le premier président des États-Unis, George Washington, avait dit qu’il avait été créé pour « refroidir » les textes votés par la Chambre des représentants, mue, elle, par les passions et la règle majoritaire.
Profiles in Courage peut se lire de multiples manières : comme un exercice d’autojustification d’abord, dans lequel le jeune sénateur du Massachusetts rend hommage aux institutions mais affirme qu’elles ne valent que par la vertu des hommes qui les habitent, rejetant de fait ces tâcherons du législatif qui triment dans les réunions des commissions dans l’ombre de l’histoire, mais aussi coupant le lien de la représentation descriptive avec ses électeurs, ce qui devient pour lui une forme d’affranchissement par rapport à son catholicisme, ses origines irlandaises, son père et plus généralement la nécessité qu’il aurait de fonder ses votes au Sénat sur les besoins des électeurs de son État. L’ouvrage possède sans nul doute des vertus libératoires. Paradoxalement, au moment où Jack Kennedy rend hommage à de grands parlementaires américains, cette série de biographies peut aussi se lire comme une apologie d’un rééquilibrage des institutions américaines en faveur de l’exécutif, puisque avec la présidence l’homme et l’institution se confondent alors qu’au Congrès, certes à un degré moindre au Sénat qu’à la Chambre des représentants, l’institution et ses règles priment sur les hommes.
Il ne fait par ailleurs aucun doute que Profiles in Courage est avant tout un pamphlet publicitaire de précampagne présidentielle sur lequel Jack Kennedy va s’appuyer pour se faire connaître à l’échelle nationale, mais aussi, consciemment ou non, montrer un certain éloignement par rapport au Sénat. Il suffit en effet de regarder l’histoire politique américaine récente pour constater que les membres de la Chambre haute ont très souvent de fortes ambitions présidentielles mais que, à la fin, très peu d’entre eux les réalisent, en comparaison par exemple des gouverneurs. Lorsque les partis ou les électeurs ont le choix entre un gouverneur, un général, un ministre du Commerce ou un sénateur, il est fort rare que le parlementaire l’emporte ; les sénateurs qui accèdent à la Maison-Blanche ont, eux, soit une très courte expérience de la Chambre haute (Obama), soit s’en sont détachés (Nixon), soit sont parvenus à la magistrature suprême par accident (Truman, Johnson). On ne compte plus à l’inverse les grandes figures du Sénat, celles dont le nom est véritablement associé à l’institution et à ses pratiques, qui butent sur la dernière marche du pouvoir.
Une chose est certaine, la double controverse qui entoure la publication de Profiles in Courage témoigne de la place centrale de cet essai dans la stratégie présidentielle de Jack Kennedy, en même temps qu’elle joue le rôle de révélateur sur les faiblesses de son organisation et les vides qu’il lui reste à combler. D’abord, il fait peu de doutes aujourd’hui dans la communauté des biographes du 35e président des États-Unis qu’il n’est pas l’auteur unique ou principal de l’essai. Le débat porte en effet plus sur le fait de savoir quelle est la part respective, dans la recherche et la rédaction, de Kennedy et de celui qui est devenu, depuis son recrutement à la suite de l’élection au Sénat en 1952, son conseiller et surtout sa plume, Theodore Sorensen. C’est un des éléments rétrospectivement les plus marquants de cette période de la vie de Jack Kennedy que cette association fusionnelle qui commence sous d’étranges auspices avec le très jeune diplômé en droit de l’université du Nebraska. Par ailleurs, les preuves abondent d’un intense lobbying de la part des hommes de Joseph Kennedy auprès du jury du prix Pulitzer pour que l’essai soit récompensé, ce qui fut fait en 1957. Une campagne de presse très réussie menée par de grands professionnels de la communication ainsi qu’une mobilisation sans faille de la part des réseaux journalistiques du père Kennedy feront que cette controverse, in fine, augmentera la publicité autour de l’ouvrage et de son auteur et contribuera à sa popularité. Les innombrables articles et interviews que suscite Profiles in Courage sont en effet autant de publicité gratuite pour le jeune sénateur du Massachusetts. De la même manière que Jack Kennedy, on l’a vu, était très en avance sur les techniques de financement des campagnes électorales, il est aussi bien avant ses contemporains devenu un maître dans l’art d’une communication politique qui avait radicalement changé dans ses structures et ses contours après la guerre, notamment avec l’arrivée de la télévision comme média de masse.
Il faut aussi lire Profiles in Courage comme une forme d’action politique par procuration. En effet, Jack Kennedy travaille surtout à la rédaction de l’ouvrage alors qu’il récupère, pendant l’année 1954, d’une nouvelle intervention chirurgicale sur les vertèbres lombaires. Il souffre, qui plus est, d’une infection à la suite d’une opération qui n’est pas véritablement un succès, à tel point qu’il doit de nouveau subir une intervention en février 1955 pour corriger certains problèmes liés à la pose d’une plaque métallique destinée à stabiliser sa colonne vertébrale. Cette longue période de convalescence pour une pathologie lourdement invalidante explique aussi les nombreuses absences de Jack Kennedy au Sénat pendant les années 1954-1955, dont une est particulièrement symbolique.
Le 9 février 1950, à Wheeling en Virginie-Occidentale, un sénateur du Wisconsin à l’avenir très incertain, tant ses trois premières années à la Chambre haute avaient été médiocres et marquées par des incidents de séance et des soupçons de corruption passive, avait prononcé un discours qui allait profondément altérer les dynamiques partisanes et institutionnelles à Washington pendant quatre ans. À l’occasion du 141e anniversaire de la naissance d’Abraham Lincoln, Joseph McCarthy avait annoncé détenir une liste de noms d’employés du département d’État, le ministère américain des Affaires étrangères, qui auraient été des agents communistes infiltrés. De deux cent vingt-cinq noms le 9 février, cette liste est ramenée à cinquante-sept le surlendemain. Mais les accusations proférées restent d’une extrême gravité. Décrivant ce qu’il appelle une guerre entre le « monde occidental chrétien » et le « monde communiste athée », il s’en prend, dans un texte imbibé de populisme méprisant à l’encontre des classes privilégiées, à la « traîtrise aveuglante » de ces jeunes analystes « nés avec une cuillère en argent dans la bouche6 ».
Une commission d’enquête est nommée au Sénat, Démocrates et Républicains s’opposent les uns aux autres mais aussi à l’intérieur même de chaque parti pour déterminer l’attitude à adopter vis-à-vis d’un McCarthy qui, de son côté, fait jouer les solidarités ethniques et religieuses, en particulier dans la communauté catholique, le soutien discret mais efficace d’Edgar Hoover au FBI et des relais puissants dans la presse conservatrice et dans les milieux d’affaires. Même si, on le sait, aucune de ses enquêtes ne débouche sur des mises en accusation pour des crimes graves, contrairement par exemple aux procédures de la commission des Affaires anti-américaines (HUAC) à la Chambre des représentants, Joseph McCarthy va devenir une figure perturbatrice incontournable du politique américain, figure par rapport à laquelle il était impossible de ne pas se positionner.
S’opposer à lui c’était risquer des accusations de sympathies procommunistes et endosser pour le moins le manteau du « compagnon de route », si ce n’est celui d’espion ; le soutenir, c’était tolérer que les libertés fondamentales de l’individu, telles les libertés d’expression ou d’association, protégées par le 1er amendement à la Constitution, soient foulées aux pieds, entrer dans une lecture des relations internationales et stratégiques entièrement influencée par les théories du complot mais aussi accepter que des services essentiels de l’État soient paralysés par des enquêtes sans fin qui réclamaient la production de témoins et de documents longs à identifier.
Cette capacité de nuisance de McCarthy est encore accrue par une lecture flatteuse que font certains journalistes des résultats de l’élection de mi-mandat de 1950, dans laquelle McCarthy avait fait une campagne intense contre un certain nombre de ses collègues au Sénat qu’il avait « ciblés » en raison de leur attitude hostile à son égard ou de leur position stratégique à la Chambre haute. Ainsi Millard Tydings, le sénateur du Maryland qui avait présidé la commission d’enquête nommée pour examiner la véracité des accusations proférées par McCarthy contre le département d’État et s’était révélé très critique vis-à-vis de ses méthodes, de même que Scott Lucas, le leader de la majorité démocrate, sont battus, ce qui donne au sénateur du Wisconsin un statut de « tueur de géants ». Confortablement réélu en 1952, Joseph McCarthy va représenter jusqu’à l’année 1954 un point purulent du débat politique américain, menant une série d’enquêtes dans la fonction publique avec des procédures qui foulent aux pieds les droits des personnes convoquées pour témoigner devant sa commission.
À l’automne 1953, Joseph McCarthy va s’attaquer de front à l’Armée des États-Unis et déclencher une réaction très forte à la fois de l’exécutif et de ses collègues au Sénat où, à la fin de l’été 1954, on propose le vote de la censure de Joseph McCarthy, une procédure symbolique qui ne vaut pas expulsion mais reste extrêmement pénalisante tant elle signifie, à la Chambre haute, que le sénateur ainsi sanctionné a perdu toute possibilité de négocier ou de marchander avec ses collègues, ce qui de fait le prive de tout pouvoir. Le vote de cette motion de censure intervient finalement le 2 décembre 1954 et, ce jour-là, c’est un pupitre vide qui attire tous les regards, celui du « junior senator » du Massachusetts. Jack Kennedy est effectivement absent, incapable de se déplacer jusqu’au Capitole puisque alité dans un hôpital de New York. Alors que tous les sénateurs démocrates et la moitié de la représentation républicaine à la Chambre haute votent en faveur de la censure, qui recueille donc soixante-sept voix contre vingt-deux en opposition, chacun se pose la question de savoir comment le jeune sénateur du Massachusetts aurait voté. À l’instar de Ted Sorensen qui cite un long extrait du discours que Jack Kennedy avait préparé pour expliquer son vote en faveur de la censure lors du premier vote de censure en juillet 1954, la plupart de ses biographes affirment qu’il s’était résigné à voter contre un autre Irlandais, pour sauver sa réputation dans le parti et préserver ses chances un jour d’en être le porte-drapeau. Mais, au moment où le Sénat s’apprêtait à censurer l’un des siens, une procédure des plus rares, Jack Kennedy exigeait que les mêmes garanties de respect des procédures et des droits soient accordées à son collègue du Wisconsin que celles qu’on reprochait à ce dernier d’avoir ouvertement méprisées7.
Mais on trouve aussi dans les archives de la bibliothèque Kennedy un texte dactylographié et raturé à la main sur lequel apparaît simplement la date au crayon de 1954. Dans ce document, Jack Kennedy dit espérer « que les membres [du Sénat] ne voteront pas la censure contre le sénateur McCarthy parce qu’une telle action serait nécessaire pour concilier l’opinion publique européenne dans sa position à l’égard des États-Unis ». Il poursuit en faisant référence à certains points de fixation de la guerre froide, l’affaire Oppenheimer, le coup d’État organisé par la CIA au Guatemala ou encore les affrontements avec les communistes chinois en mer de Chine, pour défendre l’idée selon laquelle un vote en faveur de la censure reviendrait à apporter de nouveaux arguments à ceux qui soutiennent la thèse selon laquelle les États-Unis ne méritent pas d’être à la tête du « monde libre ». Et puis, dans un dernier élan, il avertit : « Un des arguments avancés par le sénateur Flanders dans sa résolution consiste à affirmer que le sénateur McCarthy aurait fracturé le pays. J’espère que personne ne pense que l’adoption de cette résolution signifierait que cette fracture serait réparée8. » Ni l’un ni l’autre de ces deux textes n’a jamais été prononcé ou versé au Journal officiel du Sénat.
Dans le Massachusetts, la communauté irlandaise apporte au sénateur du Wisconsin un soutien sans faille et toute critique ou geste d’agression à son encontre est perçu comme une insulte faite au groupe ; les journaux de Boston s’alignent sur l’anticommunisme virulent de Joseph McCarthy ; le père de Jack Kennedy, Joseph, se considère comme un de ses amis et contribue financièrement à ses campagnes ; McCarthy est souvent reçu à Hyannisport ou à Chicago par la famille et il est brièvement lié à deux des sœurs Kennedy ; de décembre 1952 à juillet 1953, Robert Kennedy, qui vient de terminer son rôle en tant que directeur de campagne de son frère pour l’élection sénatoriale de 1952, prend un poste de conseiller juridique adjoint de la sous-commission permanente aux Enquêtes du Sénat, qui est présidée par McCarthy. Il n’y travaille que six mois mais, même après le vote de la résolution de censure, reste fidèle au sénateur du Wisconsin.
On l’aura compris, voter la censure, c’était une forme de trahison communautaire, familiale, électorale, religieuse et idéologique. C’était surtout la trahison d’un homme qui restait un ami, malgré le cauchemar liberticide qu’il représentait pour les progressistes américains. À l’inverse, Jack Kennedy incarnait tout ce que Joseph McCarthy abhorrait : il était le portrait en pied de cette jeunesse privilégiée qu’il avait accusée de trahison et s’il n’avait eu l’anticommunisme chevillé au corps il aurait fort bien pu se retrouver un jour à comparaître devant une de ses commissions d’enquête. Il savait aussi que, s’il s’opposait à la censure, il serait le seul Démocrate à voter avec les Républicains dans ce qui ne pourrait être interprété que comme un geste de défense, de légitimation et de caution des méthodes de McCarthy et de ses dérives attentatoires aux libertés fondamentales. Il aurait totalement compromis toute chance de jouer un rôle de premier plan dans un Parti démocrate qui tentait à cette époque péniblement de s’extraire de cette sulfureuse tenaille conservatrice que formaient le ségrégationnisme sudiste et l’anticommunisme primaire et violent.
D’une certaine manière, les choix de 1954 se révèlent déterminants, entre autres dans la décision que Jack Kennedy prend, en 1956, de se présenter à l’investiture démocrate pour le poste de vice-président, comme si, symboliquement, il avait pris du retard dans son face-à-face avec Richard Nixon qui était lui déjà vice-président depuis janvier 1953. C’est une stratégie en effet assez étrange dans le contexte personnel et politique qui est celui de Jack Kennedy à l’époque. D’abord il n’a en 1956 pas encore atteint la barre des quarante ans et dans cette Amérique encore conservatrice qui n’avait porté à la magistrature suprême que des hommes mûrs et expérimentés, sa jeunesse représentait un réel handicap, surtout dans un contexte international particulièrement lourd et inquiétant. Certes, il existait le précédent de Theodore Roosevelt qui était, en 1901, devenu président des États-Unis à quarante-deux ans après que le président McKinley avait été assassiné. Pour autant, avant d’être choisi comme colistier pour les élections de 1900, il avait exercé des fonctions de sous-secrétaire d’État à la Marine à une époque capitale pour cette arme d’expansion impériale des États-Unis, notamment au sud et dans le Pacifique, puis avait été élu gouverneur de l’État de New York, un tremplin pour la présidence autrement plus efficace que quelques années au Sénat dans une relative obscurité.
Par-delà ce premier obstacle, une candidature à la vice-présidence aux côtés d’Adlaï Stevenson en 1956 pouvait s’apparenter à une mission suicide pour un jeune élu comme Kennedy. Le contexte général était très défavorable au candidat démocrate à la présidentielle. Le président Eisenhower, que les Américains avaient adopté sous le nom de « Ike », avait présidé aux destinées des États-Unis pendant une période délicate et tendue de la guerre froide en réussissant à mettre fin à la guerre de Corée et en évitant que certains incidents, que son administration avait d’ailleurs pu provoquer, ne dégénèrent en un conflit armé. De manière parfaitement contemporaine à l’élection, deux crises internationales majeures éclatent : l’Affaire de Suez, avec la décision de la France et de la Grande-Bretagne de parachuter des troupes sur le Canal suite à l’annonce de sa nationalisation par le président Nasser, décision qui rend furieux le pourtant placide Eisenhower, et le soulèvement de Budapest que l’URSS va brutalement réprimer. Il ne fait aucun doute que la confiance déjà grande que l’électorat américain ressent pour le couple chevronné de la diplomatie américaine que forment Eisenhower et son secrétaire d’État, Allen Dulles, ne sera qu’amplifiée par ce contexte international.
De plus, dans l’entourage de Jack Kennedy, nombreux sont ceux qui pensent qu’Adlaï Stevenson est un homme politique aux qualités personnelles certaines mais qu’il est inepte en campagne. L’historien James Patterson cite par exemple des propos d’une dureté extrême de Bobby Kennedy à l’encontre du gouverneur de l’Illinois, décrit par le frère de Jack comme « dénué de toute compréhension de ce que réclame une campagne » et « de toute capacité à prendre des décisions9 ». Si, comme le lui souffle bruyamment à l’oreille son père Joseph, Adlaï Stevenson doit perdre, pourquoi s’embarquer dans une aventure par avance malheureuse ?
La réponse à cette question met en évidence les qualités de planification à moyen terme de Jack Kennedy en termes de carrière politique et sa finesse de lecture des dynamiques politiques. Dans le dossier consacré à l’année 1956 dans les archives de la bibliothèque Kennedy, on trouve deux coupures de presse parfaitement illustratrices. La première est la critique publiée le 13 août 1956 dans le Los Angeles Times de la biographie — qui deviendra un classique — de Franklin Roosevelt par le grand historien américain James McGregor Burns, Roosevelt : The Lion and the Fox. Un long paragraphe est surligné, sans doute par Kennedy lui-même, dans lequel l’auteur de l’article explique comment Franklin Roosevelt « utilise tout à son avantage son investiture en tant que candidat démocrate à la vice-présidence en 1920 », en se faisant connaître et en rencontrant des Démocrates partout à travers le pays, construisant ainsi un « système de renseignement national qui le guide dans chaque décision et lui permet de garder le doigt sur le pouls du peuple et de ses besoins et objectifs10 ». Le journaliste continue en décrivant la première rencontre de Franklin Roosevelt avec les patrons du Parti démocrate de New York, les gargouilles de cette cathédrale païenne qu’est Tammany Hall, rencontre dans laquelle il joue plus le rôle « d’agneau sacrificiel » que de lion et à l’issue de laquelle il se promet de ne jamais plus se laisser dominer par les apparatchiks ou les petits barons de la machine démocrate dans les grandes villes tout en reconnaissant leur immense pouvoir ; puis le journaliste poursuit autour du paradoxe apparent d’un homme qui est le produit d’une époque marquée par la réforme et les idéalismes des présidents Theodore Roosevelt et Woodrow Wilson et qui pourtant adopte vite des positions très modérées et prudentes pour ne pas s’aliéner un segment particulier de l’électorat. Le critique affuble donc le président du New Deal de ce qualificatif délicieux de « adroit side-stepper », celui qui manipule avec adresse l’art de l’esquive ou du pas de côté. Peut-on penser une minute que Jack Kennedy ne voit pas dans ce texte publié le jour de l’ouverture de la convention démocrate à Chicago un portrait de lui-même en pointillé ou en devenir ?
La seconde est tout aussi révélatrice en ce sens qu’elle décrit la manière concrète dont Jack Kennedy met en application ce que l’on pourrait qualifier de modèle ou de schéma rooseveltien. Ce texte n’est pas daté et le quotidien dans lequel il est publié n’est pas identifié. Intitulé « Kennedy Sees Victory of Party in Both Houses », il rapporte les propos du sénateur du Massachusetts prédisant que la grande popularité personnelle du président Eisenhower ne s’étendra pas aux candidats républicains au Congrès, ce qui laisse entrevoir la poursuite de la situation de cohabitation à l’américaine avec un Républicain à la Maison-Blanche et une majorité démocrate dans les deux Chambres du Congrès. L’auteur de l’article insiste ensuite sur le soutien fort que Jack Kennedy a reçu à la convention démocrate de la part des protestants des délégations du Sud et le cite sur le préjugé anticatholique dans l’électorat américain : « La tendance est à une baisse notable du préjugé », même si, « évidemment, il reste toujours des poches de résistance11 ». L’article se termine sur la description de la tournée que le sénateur a entreprise de la quasi-totalité des grands États de l’Union pour promouvoir la candidature de Stevenson, alternant rencontres avec les syndicats et les élus du Parti démocrate.
Jack Kennedy perd à la convention démocrate l’investiture face à Estes Kefauver, le sénateur du Tennessee, mais de peu et non sans avoir combattu avec panache. Cela lui vaut un rôle de choix dans une convention, généralement dévolu à une étoile montante du parti, celui de présenter Adlaï Stevenson au moment où il va faire son discours d’investiture. Le ticket Stevenson-Kefauver connaît, lui, en novembre 1956 la défaite cuisante qui lui était promise par les observateurs et les instituts de sondage. Sur presque 62 millions de suffrages, le candidat démocrate est devancé de plus de 9,5 millions de voix à l’échelle nationale. Le collège électoral, le seul véritable indicateur, amplifie encore cette victoire du président sortant qui rassemble 457 voix contre seulement 73 pour Stevenson, lequel ne parvient à l’emporter que dans sept États du Sud. Le candidat démocrate a régressé en voix et en suffrages populaires par rapport à 1952. En revanche, conformément à la prédiction de Jack Kennedy, les Démocrates gardent leur majorité dans les deux Chambres du Congrès, faisant de Eisenhower le premier président élu depuis 1848 sans majorité de son propre parti au Congrès.
1. À la fin des années 1950, le Sud était encore dans une situation proche du monopartisme absolu puisque tous les États de l’ancienne Confédération envoyaient chacun deux sénateurs démocrates et une délégation composée exclusivement de représentants démocrates à la Chambre basse. C’était le résultat de la période de la Reconstruction après la guerre de Sécession et surtout de la haine dans le Sud pour le Parti républicain, le parti de Lincoln, de l’abolition de l’esclavage et de la défaite humiliante du Sud dans la guerre.
2. Chris Matthews, Jack Kennedy, Elusive Hero, op. cit., pp. 170-171.
3. L’intégralité du discours est reproduit dans un recueil de textes de John Kennedy sélectionnés et édités par Theodore Sorensen, « Let the Word Go Forth », The Speeches, Statements and Writings of John F. Kennedy, 1947 to 1963, New York, Laurel, 1988, pp. 370-373.
4. George Norris est un homme politique qui a été successivement représentant puis sénateur du Nebraska et incarne la branche ou l’aile progressiste du Parti républicain au début du XXe siècle. Lorsqu’il siège au Sénat, il est d’ailleurs inscrit comme indépendant. Avec Robert La Follette, il défend une vision sociale d’un progressisme républicain très proche des intérêts des petits fermiers et des ouvriers, opposé à la mainmise des grands trusts sur l’économie et le politique américain et une vision critique d’un Parti démocrate engoncé dans son équation sudiste.
5. John F. Kennedy, Profiles in Courage, New York, Harper & Brothers, 1955. L’édition utilisée est celle de 2006. Les citations se trouvent aux pages 222-223.
6. Discours prononcé le 9 février 1950 à Wheeling, Virginie-Occidentale, accessible sur de multiples sites web et dans : « Speech at Wheeling, West Virginia, 9 February 1950 », dans Michael P. Johnson, ed., Reading the American Past, Vol. II, Bedford Books, Boston, 1998, pp. 191-195.
7. Theodore Sorensen, Kennedy, The Classic Biography, op. cit., pp. 45-49.
9. James Patterson, Grand Expectations, op. cit., p. 305.
10. Robert R. Kirsch, « The Book Report », Los Angeles Times, 18/08/1956 accessible avec le lien suivant : http://www.jfklibrary.org/Asset-Viewer/Archives/JFKPOF-135-018.aspx