Alors que le président Eisenhower prête une seconde fois serment sur les marches du Capitole en janvier 1957 et que les Démocrates s’organisent comme le parti majoritaire au Congrès, John Fitzgerald Kennedy est devenu une figure nationale dont le nom n’est plus murmuré mais prononcé avec confiance pour l’investiture démocrate en 1960. La campagne de 1956 aura, entre autres conséquences, montré que le Parti démocrate ne comptait pas dans ses rangs une multitude de candidats viables et charismatiques à l’échelle nationale. Seuls Hubert Humphrey, le sénateur du Minnesota, et Lyndon Johnson, qui venait d’accéder aux fonctions de leader de la majorité, pouvaient véritablement prétendre lui contester la nomination, sauf à imaginer un hypothétique troisième tour de piste de Stevenson. Selon le fonctionnement naturel et traditionnel du système politique américain, il était attendu que le Parti républicain, après deux mandats à la Maison-Blanche, pâtisse de la volonté d’alternance des électeurs américains, d’autant que Eisenhower devait son élection à sa personne et non à la force de son parti. Il restait donc à Jack Kennedy à franchir quelques derniers obstacles avant de se lancer dans les primaires démocrates de 1960, le principal étant d’assurer sa réélection au Sénat dans des conditions plus confortables qu’en 1952. Il était évident qu’un sénateur (ou d’ailleurs un gouverneur) mal élu dans son État ne pouvait prétendre représenter son parti dans une élection nationale. Il lui fallait aussi continuer sa pédagogie active contre le préjugé anticatholique qui continuait, aux yeux de beaucoup d’électeurs et de cadres du parti, à le mettre en position de faiblesse relative vis-à-vis de potentiels concurrents protestants à l’investiture. Comme lors de la campagne de Barack Obama un demi-siècle plus tard, John Kennedy doit faire face à la fois au préjugé lui-même et à ses conséquences : il existe évidemment des électeurs racistes ou des protestants bigots, mais il faut aussi composer avec ces électeurs plus « stratégiques » qui hésitent à soutenir un candidat dont ils pensent que beaucoup le rejetteront sur la base de son appartenance ethnique ou de sa religion.
Avant même la campagne de 1956 et pour rendre sa candidature éventuelle au poste de colistier crédible et attrayante, il s’était résolu à se plonger dans l’univers pour lui très peu attirant du Parti démocrate du Massachusetts, dominé par des catholiques irlandais rétrogrades, isolationnistes et soutiens de Joseph McCarthy, et avait réussi à temporairement faire élire un homme lige à sa tête. Il avait en effet beaucoup à se faire pardonner de la part d’un appareil de parti qui lui reprochait de le laisser systématiquement de côté (en particulier dans ses organisations de campagne où il préférait se passer des services des volontaires du Parti pour se tourner plutôt vers des professionnels rémunérés) et finalement de peu rapporter à l’État en termes de subsides et de soutien aux segments de l’électorat qui constituaient le socle du parti. À l’aune traditionnelle de la mesure de l’efficacité d’un homme politique américain au niveau local — combien de pork1 l’élu rapporte dans sa circonscription ou son État —, Jack Kennedy n’avait effectivement pas été très efficace.
Alors qu’en 1954 il avait presque ouvertement soutenu la réélection du sénateur républicain Leverett Saltonstall (avec lequel il entretenait une vraie complicité) tant son adversaire démocrate, lui, était distant, en 1956 il soutient du bout des lèvres la candidature du même Foster Furcolo au poste de gouverneur, ce qui lui évite d’entrer en conflit direct avec la communauté italienne, le pendant, pour Kennedy, de la communauté irlandaise dans les basses œuvres politiques du Parti démocrate.
Enfin, en 1958, il met en œuvre ce que l’on pourrait qualifier de « manuel de campagne Sorensen », une série de recommandations que son conseiller politique révélera dans une conférence en 1959 et qu’il retranscrit dans sa biographie de Jack Kennedy : mieux vaut des volontaires que des mercenaires, des lettres personnelles que du papier à en-tête prestigieux, cinquante donations de un dollar plutôt qu’une de cent, une causerie non politique à des indécis plutôt qu’un discours partisan à des convaincus ; une rencontre dans une salle de billard truffée d’électeurs compte plus que deux rencontres dans des chambres d’hôtel enfumées ; sur les positions thématiques, il est préférable que le bateau tangue plutôt que de naviguer sous un pavillon mensonger ; aucune voix ne vous est assurée à l’exception possible de celle de votre mère — et encore assurez-vous qu’elle est inscrite ; une heure de travail en 1957 vaut deux heures en 19582. La préparation a payé, en amont d’abord, de telle sorte, et c’est souvent de cette manière que l’on gagne une élection aux États-Unis, que le Parti républicain ne parvient pas à recruter un candidat de premier plan à opposer à Jack Kennedy. C’est donc un quasi-inconnu, Vincent Celeste, dont le seul titre de gloire était de s’être déjà présenté contre Jack Kennedy en 1950, au siège de représentant de la 11e circonscription, qui se dresse sur la route d’une réélection. Le résultat final est sans appel : sur 1,852 millions d’électeurs environ, Kennedy devance son adversaire républicain de 874 000 voix environ. C’est exactement la victoire écrasante qu’il espérait pour entamer sa campagne présidentielle.
Le projet présidentiel était désormais en ordre de marche au niveau local et national. Le père restait en coulisse pour assurer le financement et certaines des basses œuvres ; le frère Bobby est désormais conseiller juridique en chef de la commission spéciale du Sénat nommée pour enquêter sur les liens entre les syndicats et le milieu et se fait une réputation de procureur sans pitié. Dès que son frère le lui demandera, il démissionnera pour prendre la direction de sa campagne.
Et puis il y avait Jackie. Cette période d’apprentissage puis de consolidation politique, entre 1946 et 1960, avait en effet été marquée non seulement par la récurrence des problèmes de santé de Jack Kennedy, mais aussi par la rencontre de Jacqueline Bouvier, une jeune femme de la haute société new-yorkaise qui appartenait aux mêmes cercles que le jeune représentant. Ils sont présentés l’un à l’autre par un ami commun, Charles Bartlett, en 1951. Les fiançailles, puis le mariage ont lieu en 1953, après l’élection de Jack Kennedy au Sénat. Jackie Kennedy est de douze ans la cadette de son époux. Après des années universitaires partagées entre Vassar, un collège très prestigieux de filles (à l’époque), la Sorbonne et l’université George Washington à Washington, elle entamait, au moment de sa rencontre avec Jack Kennedy, une carrière de photojournaliste dans la capitale fédérale. Sa qualité première aux yeux de ses beaux-parents était son catholicisme. Un homme politique catholique comme l’était Jack Kennedy ne pouvait en effet épouser qu’une coreligionnaire ; la mère de Jack avait eu de nombreux conflits, entre autres avec sa fille Kathleen, sur le scandale que pouvait représenter une liaison ou pire un mariage avec un homme qui n’appartenait pas à l’Église de Rome.
Dans une Amérique aux mœurs encore très conservatrices, qui regarde d’un œil réprobateur le fait que le Parti démocrate présente en 1952 un homme divorcé, le mariage restait un gage de moralité qui devenait, compte tenu de l’activité sexuelle débridée de Jack Kennedy, avant et après l’entrée dans la vie conjugale, aussi indispensable qu’il était hypocrite. C’est là un des paradoxes du futur président qui, en dépit du fait qu’il cultive avec son épouse une relation qui est bien plus qu’un mariage de convenances, continue à entretenir d’autres relations en parallèle ou disparaît régulièrement avec ses amis de débauche, parmi lesquels le sénateur de Floride, George Smathers, qui apparaît comme le premier des tentateurs ou, pour reprendre l’expression de Chris Matthews, son « Falstaff3 ». C’est donc sur un mariage complexe et ambigu que Jack Kennedy s’appuie, au moins en public.
Il est dans cette période plus marqué par la douleur et la perte que par l’épanouissement. Lorsque leur premier enfant, Caroline Bouvier Kennedy, naît en 1957, sa mère a déjà fait une fausse couche en 1955 puis accouché d’une fille mort-née en 1956. D’après Robert Dallek, c’est uniquement lorsque George Smathers le met en garde — un divorce pourrait mettre en danger ses ambitions présidentielles — que Jack Kennedy consent alors à interrompre une croisière sur un yacht en Méditerranée pour rejoindre trois jours plus tard son épouse qui vient de perdre un second enfant4.
L’arrivée de Caroline dans le foyer Kennedy en 1957 est donc souvent décrite comme un nouveau départ et un premier, et rare, moment de sérénité pour les deux époux. Tant et si bien que lorsque Jack Kennedy se lance officiellement dans la bataille, Jackie annonce qu’elle participera pleinement à la campagne. Elle devra y renoncer car dès le printemps 1960 sa nouvelle grossesse, qui l’oblige par précaution à cesser toute activité intense, l’empêche d’être au côté de son époux durant la campagne. Ainsi, le deuxième enfant du couple, John Fitzgerald Kennedy Junior, naît quelques jours après l’élection de son père à la présidence, le 25 novembre 1960. Il clôt aussi dans la mémoire photographique des Américains la présidence et la vie de son père, puisque c’est l’image d’un enfant qui fait le salut militaire devant le cercueil de son père que l’on associe souvent aux funérailles de John Fitzgerald Kennedy, le 25 novembre 1963, le jour du troisième anniversaire de son fils.
1. C’est le terme très illustré et concret que les Américains utilisent pour désigner les subsides fédéraux et autres projets financés tout ou en partie par le Congrès des États-Unis et donc l’État fédéral, que les élus « rapportent » dans leur circonscription ou leur État, et par lequel on jauge finalement de la puissance et de l’efficacité d’un sénateur ou d’un représentant. Jack Kennedy était de ce point de vue dans une position délicate, car, arrivé au Sénat en 1953 avec une majorité républicaine sous une présidence républicaine, il s’investit peu ensuite dans la vie quotidienne, les structures dirigeantes et le marchandage des votes au Sénat qui permet à un élu de monnayer son soutien à tel ou tel projet en échange d’un soutien à des projets qui profiteraient directement à son État.
2. Theodore Sorensen, Kennedy, op. cit., p. 76.
3. Chris Matthews, Jack Kennedy, Elusive Hero, op. cit., p. 107.
4. Robert Dallek, An Unfinished Life, op. cit., p. 195.