Le 2 janvier 1960, Jack Kennedy lève le voile sur ce qui est désormais un secret de Polichinelle. Il sera candidat à la présidence des États-Unis. Son agenda depuis sa réélection au Sénat en 1958, ses déplacements dans la quasi-totalité des États américains, ses prises de contact avec toutes les figures importantes du Parti démocrate et des syndicats, une des forces motrices de la coalition démocrate, mais aussi une série de votes stratégiques à la Chambre haute dans lesquels il avait tenté systématiquement d’éviter de s’aliéner un segment important de l’électorat démocrate ou montré, comme dans le cas déjà évoqué de la Voie maritime du Saint-Laurent, sa capacité à privilégier l’intérêt national face aux intérêts particuliers, tout concordait : le sénateur du Massachusetts, malgré certains handicaps patents, allait franchir le pas.
De fait, dès 1958, sa prestation au dîner annuel du Gridiron Club, un événement à l’occasion duquel les hommes politiques sont essentiellement testés pour leur humour et leur sens de la repartie, il avait fait part de ses ambitions dans un sketch fort drôle qui s’ouvre ainsi :
Je viens de recevoir le câble suivant de mon généreux papa : « Cher Jack : N’achète pas une voix de plus que nécessaire. Plutôt mourir que de te payer un raz de marée électoral1 ! »
Puis il continue sur le même ton humoristique, remerciant Sam Rayburn, qui, prétendument responsable de son échec dans la course à l’investiture au poste de vice-président par ses manœuvres à la convention démocrate de 1956, aurait sauvé sa carrière politique du désastre, administrant au passage un joli coup de griffes à Adlaï Stevenson ; il conclut en citant un sondage sur les préférences des sénateurs dans la course à la présidentielle : 96 sénateurs donnent 96 noms différents2. Dans ce même discours humoristique, Jack Kennedy avait déjà identifié deux de ses principaux opposants putatifs à l’investiture démocrate, Lyndon Johnson et Stuart Symington. Ce dernier faisait partie, en raison de son profil, des favoris. Premier secrétaire d’État à l’Armée de l’air après la réorganisation du département de la Défense, il était devenu sénateur du Missouri en 1952 et jouissait d’une forte réputation dans la gauche du Parti de l’âne. Il était surtout quinze ans plus âgé que Jack Kennedy.
Derrière l’humour percent aussi les inquiétudes que Jack Kennedy peut ressentir au moment d’entrer dans la course. Son passé à la Chambre des représentants puis au Sénat, son expérience internationale, le contexte géopolitique, tout concourt à ce que cette élection soit axée sur l’affrontement avec le bloc soviétique. Il y avait d’abord eu en 1957 le choc Spoutnik qui avait été à l’origine, à l’initiative de Jack Kennedy lui-même, de la rhétorique du missile gap, cette infériorité supposée des États-Unis vis-à-vis de l’Union soviétique dans le nombre de missiles disponibles, infériorité qui pouvait justifier que les Américains recourent à la « première frappe » pour compenser leur handicap.
L’arrivée au pouvoir de Fidel Castro à Cuba le 1er janvier 1959 n’avait que renforcé le sentiment que le tournant de la décennie pourrait aussi être celui de la guerre froide. Jack Kennedy ne s’y trompe pas qui, dans son annonce de candidature, semble se présenter autant à la présidence des États-Unis que du Monde libre :
La Présidence est le poste le plus puissant du Monde libre. Par son leadership, elle peut apporter une existence vitale à notre peuple. En elle reposent les espoirs du globe de liberté et de plus grande sécurité3.
Or cet homme qui aspire aux fonctions de président du Monde libre a quarante-deux ans. À titre de comparaison, les gouvernants des autres grands pays semblent blanchis sous le harnais : en janvier 1960, le général de Gaulle en a soixante-neuf et derrière lui une carrière politique et militaire des plus fournies ; Harold Macmillan, le Premier ministre du Royaume-Uni depuis 1957, âgé de soixante-cinq ans, a commencé sa carrière ministérielle en 1942 dans le gouvernement de Winston Churchill ; quant à Nikita Khrouchtchev, qui a pris le pouvoir en 1955 après deux années troubles suite à la disparition de Joseph Staline, il est lui aussi âgé de soixante-cinq ans et au pinacle d’une très longue carrière politique ; enfin, Konrad Adenauer, devenu en 1949 le premier chancelier de la République fédérale d’Allemagne, apparaît presque à quatre-vingt-quatre ans, et onze ans après son entrée en fonctions à la tête du pays, comme le doyen des hommes d’État en 1960. Ne serait-ce qu’entre Adenauer, qui incarne à lui seul non seulement l’Allemagne de l’après-guerre mais aussi l’Europe en devenir, et Charles de Gaulle, le héros de la France libre et le père de la Ve République, Jack Kennedy apparaît comme un enfant. On ne peut évidemment qu’être frappé par la différence d’âge qui existe entre celui qui prétend prendre la tête du Monde libre et ceux qu’il entend mener ou combattre. Comment l’électeur américain moyen peut-il s’imaginer la confrontation entre le jeune sénateur du Massachusetts et un Nikita Khrouchtchev, parvenu à naviguer dans l’univers politique impitoyable des purges staliniennes et à sortir vainqueur du combat pour la succession du « Petit père des peuples » ?
À cela s’ajoute aussi le fait que Jack Kennedy est candidat à la succession du général Eisenhower, qui appartient à cette même génération qui a combattu ou aurait pu combattre durant la Première Guerre mondiale. « Ike » était né en 1890, comme le général de Gaulle, et c’était justement sa très longue expérience à la fois militaire et diplomatique qui lui avait permis, lors de deux élections présidentielles de la guerre froide, de compenser le handicap qui lui était imposé par la faiblesse électorale du Parti républicain au lendemain du New Deal et de la guerre.
On pourrait rétorquer que Richard Nixon, au début de l’année 1960 le mieux positionné pour emporter l’investiture républicaine, appartient à la même génération, en termes d’âge et d’ancienneté politique. Le futur candidat républicain n’a que quatre ans de plus que Jack Kennedy4 et les deux ont été élus pour la première fois à la Chambre des représentants en 1946. Mais l’ancien sénateur de Californie a pour lui d’être, depuis janvier 1953, le vice-président des États-Unis, et donc de posséder une expérience du pouvoir exécutif et de ses exigences infiniment plus probante. Ce contraste souligne une autre des faiblesses de la candidature de Jack Kennedy, d’abord dans les primaires puis dans l’élection générale. Sa seule expérience d’une fonction exécutive remonte à son commandement du PT 109 durant la guerre. On le sait, les Américains portent rarement des membres du Congrès directement à la magistrature suprême, comme si ce qui est une qualité sur la colline du Capitole devenait un handicap au numéro 1 600 de Pennsylvania Avenue.
Cela a pour Jack Kennedy deux conséquences très nettes : anticipant ce désavantage, il s’est délibérément gardé de se construire une image d’expert de la chose parlementaire, contrairement par exemple à Lyndon Johnson ; il peut donc revendiquer une certaine distance par rapport à des manœuvres parlementaires et des votes qui sont souvent difficiles à justifier simplement devant les électeurs. Par ailleurs, Jack Kennedy va de nouveau faire de son statut de héros militaire le point d’entrée principal de sa personnalité et de son parcours.
Ainsi, c’est autant, sinon plus, le capitaine du PT 109 que le Junior Senator du Massachusetts qui se présente aux suffrages des électeurs américains en 1960. Le statut de héros militaire possède aussi d’autres vertus que Jack Kennedy va évidemment pleinement exploiter : d’abord il lui permet cette affirmation difficile à contredire selon laquelle, s’il était prêt à donner sa vie pour son pays dans le Pacifique en 1944 (si son frère a effectivement donné sa vie à son pays), alors cela lui donne le droit de prétendre diriger ce pays ; ensuite, tout étudiant de science politique, tout historien et sans doute la majorité des élèves des lycées américains connaissent cette phrase d’Alexander Hamilton dans le Fédéraliste no 70 qui décrit les pouvoirs de la présidence : « L’énergie dans l’exécutif est l’un des principaux caractères dans la définition d’un bon gouvernement. » Jeune héros militaire, Jack Kennedy incarne la vertu cardinale du pouvoir exécutif, l’énergie ou la vigueur.
Cela explique ce qui, vu depuis le XXIe siècle, peut paraître paradoxal : autant le sénateur du Massachusetts est d’une discrétion toute relative dans ses activités extraconjugales, autant il existe un véritable mur du silence autour des multiples infirmités dont il souffre et qui, rendues publiques, auraient pu lui causer un tort considérable. D’ailleurs, pendant la campagne, seuls quelques proches de Lyndon Johnson, dont le gouverneur du Texas, John Connally, osent utiliser cet argument, déclenchant, selon l’historien Robert Dallek, une colère noire de Bobby Kennedy, contribuant à ajouter au mépris que le directeur de campagne de Jack Kennedy éprouvait déjà pour Lyndon Johnson, son entourage et ses méthodes. Un Lyndon Johnson qui, lui, plaisantait ouvertement sur le fait que le pédiatre de Kennedy l’aurait déclaré apte au service politique5.
Cet incident est aussi révélateur de l’attitude des journalistes vis-à-vis des candidats en 1960 : leur code déontologique non écrit fait qu’ils ne s’intéressent pas aux multiples aventures féminines de Jack Kennedy, ou ne les couvrent pas, mais peuvent légitimement en revanche chercher à connaître le détail de son dossier médical, ce à quoi ils ne parviendront d’ailleurs jamais du vivant du 35e président des États-Unis. Tous les moyens de l’organisation Kennedy, y compris le mensonge direct, seront donc déployés pour préserver le secret médical comme on protégerait un secret d’État. Cela est d’autant plus nécessaire que, comparé à ce que peut être une campagne présidentielle en France ou une campagne législative au Royaume-Uni à la même époque, les campagnes présidentielles américaines sont extrêmement longues et donc épuisantes, la fréquence des déplacements et les distances à parcourir s’ajoutant à un calendrier qui s’étale pratiquement sur deux ans et qui comporte, après le début des primaires, peu d’espaces de respiration jusqu’au premier mardi de novembre. Même si Jack Kennedy, grâce à la fortune de son père, peut bénéficier d’un avion personnel pour assurer ses déplacements à travers le continent américain, une nouveauté dans une campagne présidentielle6, il n’en reste pas moins que la dissimulation de son état de santé réel devient une préoccupation constante de son équipe.
En revanche, il faut être plus nuancé sur le handicap supposé que représenterait le catholicisme de Jack Kennedy. Certes, rares sont les articles de presse évaluant les forces politiques en présence en 1960 qui ne mentionnent le fait que le sénateur du Massachusetts partirait avec un handicap à cause de sa religion, citant en particulier l’hostilité des protestants dans le Sud envers les catholiques ou encore, au niveau national, la différence de tradition historique dans la pratique de la séparation de l’Église et de l’État entre catholiques et protestants. Dans ce discours de la suspicion religieuse qui dérapait souvent vers la discrimination ethnique à l’encontre des Irlandais et des Italiens, les protestants, auteurs du 1er amendement et de sa clause de « non-établissement », seraient culturellement programmés pour préserver le politique de l’intrusion de l’Église alors que les catholiques, eux, auraient l’interventionnisme de l’Église dans l’État chevillé au corps. Et puisque la hiérarchie catholique était forte et directe, un président catholique, quels que soient le pays et son histoire, prendrait directement ses ordres au Vatican.
Peu importe qu’en 1960 les États-Unis n’entretiennent pas de relations diplomatiques avec le Saint-Siège (il faudra attendre 1984 pour qu’elles soient officiellement établies) et que Jack Kennedy répète à qui veut bien l’entendre qu’il est hostile même à ce succédané de véritables relations diplomatiques que représente l’envoi par le président des États-Unis d’un envoyé spécial au Vatican. Pour autant, avant même que Jack Kennedy ne s’exprime directement sur la question en des termes éloquents qui restent gravés dans la mémoire américaine, on comprend que cet anticatholicisme est un discours qui n’est pas forcément très solide.
Et puis il y a la mathématique électorale qui dit à l’équipe de campagne de Jack Kennedy quelque chose de très différent : il existe dans les grandes villes américaines de l’Est et du Midwest une forte concentration d’électeurs catholiques qui représentent un réservoir de voix susceptibles de faire basculer un État clé. Si l’on dit par exemple que l’Illinois est un de ces États essentiels que le candidat démocrate doit absolument remporter pour arriver à la majorité dans le collège électoral, quelles sont les conséquences mathématiques ? En 1960, l’État de l’Illinois compte 10 081 000 d’habitants, dont 3 550 000 vivent à Chicago. Dans la capitale économique du Midwest, les communautés ethniques dominantes sont les Italiens, les Polonais et les Irlandais. Il ne faut pas attendre la controverse post-électorale sur le fait que les troupes de Richard Daley, le maire démocrate et autocrate de la ville, auraient supposément bourré les urnes et volé l’élection présidentielle à Richard Nixon pour comprendre le pouvoir positif du catholicisme de Jack Kennedy. À des degrés divers, la même chose peut être dite de Baltimore, Philadelphie, New York, Boston, Detroit, Saint Louis ou Cleveland… Dès 1960, il est aussi question d’un vote hispanique catholique qui, dans un État comme le Texas, est susceptible de faire basculer les quelques milliers de suffrages nécessaires à la victoire. Cet avantage devait pour autant être manié avec d’extrêmes précautions : Jack Kennedy ne pouvait se permettre de laisser penser qu’il poursuivait une stratégie dans laquelle un candidat catholique serait élu président par des catholiques et deviendrait donc un président catholique.
De fait, le catholicisme de Kennedy avait pour première réelle conséquence de lui faire regarder la complexe équation électorale du Sud d’une manière un peu différente. D’abord il y avait l’histoire : depuis la fin de la guerre de Sécession et jusqu’à la victoire de Harry Truman en 1948, aucun candidat démocrate à la présidence ne l’avait jamais emporté sans « rafler » les suffrages dans le collège électoral des États de l’ancienne Confédération. Depuis 1948, la relation entre les Dixiecrates et les Démocrates du Nord et de l’Ouest était devenue un peu plus complexe encore avec la montée en puissance des revendications pour la défense des droits civils, suite aux décisions de la Cour suprême en 1954 et 1955 sur la ségrégation dans les écoles primaires et secondaires publiques. En 1956, dix-neuf sénateurs et quatre-vingt-deux représentants (tous démocrates à deux exceptions près) du Sud avaient apposé leur signature au Southern Manifesto, un pamphlet qui dénonçait l’arrêt Brown c. Board of Education of Topeka, Kansas et sa progéniture comme un abus de pouvoir de la part de la Cour suprême et comme une rupture des équilibres entre le fédéral et le fédéré dans le système politique américain. À partir de cet instant, et dans un contexte marqué par le boycott des bus de Montgomery dans l’Alabama, qui fait émerger cette grande figure du mouvement des droits civiques qu’est Rosa Parks, puis l’intervention de l’armée des États-Unis à Little Rock, dans l’Arkansas, à la rentrée scolaire de 1957, pour forcer les écoles locales à inscrire des enfants noirs, la seule question importante qu’un candidat démocrate à des fonctions nationales se voit poser lorsqu’il se déplace dans le Sud est simple : soutenez-vous la politique de démantèlement de l’édifice de la ségrégation raciale et d’intégration menée à la suite des décisions de la Cour suprême des États-Unis ?
Pour un sénateur comme Jack Kennedy cette interrogation se déclinait en deux sous-thématiques : comment avez-vous voté lors de l’examen du projet de loi sur les droits civiques de 1957 et quelle a été votre position à l’occasion du vote de confirmation des juges fédéraux par le Sénat, en particulier des magistrats à la Cour suprême ?
C’est évidemment un piège grossier puisqu’il n’existe pas de bonne réponse. De fait, la réponse est soit inacceptable pour les Dixiecrates, soit contraire à la Constitution des États-Unis puisque l’arrêt Brown et ses successeurs sur la question de l’application du principe d’« égale protection des lois » dans les politiques publiques des États constituent des interprétations définitives et sans appel du document organique américain. Soit Jack Kennedy s’aliène le vote sudiste en annonçant son soutien à Brown et aux politiques qui en découlent, soit il se met en contradiction avec la loi et s’aliène le vote noir ainsi qu’une très large partie du vote progressiste.
Dans le cas du sénateur du Massachusetts, cela était aggravé par le fait qu’existait encore à l’époque dans le Sud un fort sentiment de défiance à l’encontre du Nord et en particulier de la Nouvelle-Angleterre, accusée d’être une terre de yankees qui n’avaient jamais compris Dixie et la méprisait. Il y avait enfin dans la classe politique du Sud un fort sentiment d’anti-intellectualisme qui résonnait en écho aux diatribes maccarthystes sur ces jeunes privilégiés des universités de la Ivy League plus prêts à trahir qu’à servir. Diplômé de Harvard, anglophile, fils d’un des hommes les plus fortunés des États-Unis, auteur à succès d’un ouvrage honoré par le prix Pulitzer, Jack Kennedy faisait une cible enviable dans le Sud. Il possédait pourtant quelques vertus salvatrices aux yeux du Sud : dans une région qui porte haut les valeurs militaires, son héroïsme était un atout indéniable, tout comme son anticommunisme constant. C’est par exemple dans le Sud que résonnent le plus ses attaques contre les administrations Truman ou Eisenhower sur le manque de fermeté vis-à-vis de l’Union soviétique.
En dernier lieu et pour nuancer le tableau sudiste, il faut comprendre que les Démocrates conservateurs du Sud, en 1960, n’ont pas encore commencé leur migration partisane vers le Parti républicain et que la seule forme de défection vraiment envisageable consiste à voter pour un candidat ségrégationniste d’un tiers parti, comme cela avait été le cas en 1948 avec Strom Thurmond lorsqu’il s’était lancé dans la bataille en signe de protestation du Sud contre un programme du Parti démocrate qui faisait la part trop belle aux droits civiques. Malgré leur profonde aversion pour toute forme de progressisme qui pouvait amener à l’intégration raciale, la représentation politique du Sud au Congrès restait très dépendante du Parti démocrate national : en effet, s’ils pouvaient se maintenir au pouvoir, c’était dans une large mesure parce qu’ils appartenaient au parti majoritaire au Congrès depuis 1933 (à l’exception des années 1947-1948) et qu’ils pouvaient ainsi redistribuer dans leurs circonscriptions ou leurs États les subsides fédéraux (le fameux pork) que leur valait leur position centrale dans la majorité. Ils n’avaient en revanche pas grand-chose à espérer des Républicains. Telles étaient les données d’une équation électorale sudiste que Jack Kennedy devait rapidement traiter.
Au moment où il conçoit sa stratégie pour l’élection présidentielle de 1960, les données institutionnelles et géographiques sont très différentes de celles d’une campagne au XXIe siècle. Seuls seize États sur cinquante organisent des primaires (dans les autres États les délégués à la convention nationale du parti sont désignés à l’occasion de conventions dans l’État) et il n’est pas rare qu’un candidat ne se présente que dans certaines primaires, voire dans aucune.
On a aussi cet étrange phénomène des favorite sons, qui fait qu’un homme politique, même s’il n’a aucune ambition réelle ou réaliste d’occuper un jour la Maison-Blanche, se présente aux primaires de son parti dans son État d’élection de manière à pouvoir par la suite peser à la convention nationale en « livrant » à un candidat de son choix les voix de « ses » délégués, ce qui peut lui permettre, plus tard, d’influer sur le programme et de toucher « les dividendes de la victoire » sous la forme d’un accès privilégié au président des États-Unis. Cette pratique complique d’autant plus la stratégie des candidats que l’on considère à l’époque que lorsqu’un favorite son se présente dans son État, c’est un acte d’agression contre lui que de s’y présenter aussi. Celui qui est extérieur à l’État risque donc à la fois de ne récolter aucun délégué à la convention mais en plus de s’aliéner un potentat local.
Il existe par ailleurs plusieurs types de primaires, dépendant de la liberté de vote dont disposent les délégués qui y sont élus : dans certains cas, ces derniers ont obligation de voter à la convention nationale pour le candidat qu’ils ont mandat de représenter (système des binding primaries), dans d’autres les primaires ne sont qu’indicatives et les délégués, une fois arrivés à la convention nationale, ont toute liberté de voter pour la personne de leur choix (système des non-binding primaries).
Dernier élément, les primaires sont destinées à tester ou à mesurer l’attractivité à l’échelle nationale des candidats : cela signifie que les candidats doivent s’aventurer à l’extérieur de leur terrain d’élection traditionnel, ce que l’on pourrait qualifier en anglais de comfort zone. De ce fait cela ne sert strictement à rien à Lyndon Johnson de se présenter dans une primaire du Sud, où les électeurs lui sont acquis ; en revanche, sa viabilité en tant que candidat à l’échelle nationale passe par sa capacité à gagner une primaire dans un État du Nord industriel, ou de l’Ouest. Jack Kennedy n’avait, lui, rien à prouver en Nouvelle-Angleterre ou même en Pennsylvanie ; à l’inverse, sa candidature ne survivrait pas à un échec ou à une prestation médiocre dans un État du Midwest ou du Sud. Le choix des États dans lesquels on se soumet aux primaires est enfin très largement fonction des forces en présence puisqu’il s’agit de montrer que l’on peut faire aussi bien que ses adversaires sur leurs propres terres et les dominer sur les siennes.
Le paysage s’éclaircit très vite pour Jack Kennedy du fait des choix de trois de ses quatre principaux concurrents à l’investiture démocrate : Lyndon Johnson, leader de la majorité démocrate au Sénat, décide de ne pas renoncer à ses fonctions et opte pour une stratégie qui repose entièrement sur sa capacité à actionner ses réseaux à la convention après avoir soutenu suffisamment de favorite sons pendant les primaires pour empêcher que Kennedy n’arrive à la convention avec une majorité de délégués qui lui soient acquis ; cette stratégie repose aussi sur l’idée que le sénateur du Massachusetts ne survivra pas à une défaite dans les primaires. Stuart Symington, quant à lui, fait connaître son intérêt pour l’investiture mais ne concourt pas dans les primaires, jouant lui aussi la stratégie du recours. Enfin le candidat de 1952 et 1956, Adlaï Stevenson, reste dans la coulisse, estimant qu’il n’a pas à passer par la case primaires pour établir sa notoriété dans le parti et souhaite que les délégués à la convention suscitent directement une candidature qui s’imposerait comme naturelle.
Reste donc en lice Hubert Humphrey, l’ancien maire de Minneapolis, qui a été élu sénateur du Minnesota en 1948 et s’est rapidement taillé un nom dans la gauche progressiste du Parti de l’âne pour son combat en faveur des droits civiques et son soutien aux organisations syndicales. Déjà dans la course pour les primaires démocrates de 1952 et 1956, il n’avait face à Kennedy qu’un seul handicap, son absence de fortune personnelle. Les deux candidats à l’investiture finiront par s’affronter dans deux États : d’abord dans le Wisconsin, puis en Virginie-Occidentale. Le premier État, qui partage une frontière avec le Minnesota et possède une forte tradition progressiste ancrée dans le syndicalisme agraire, était de prime abord plus favorable à Humphrey, lequel se trouvait pratiquement sur ses terres. Kennedy l’emporte grâce à une campagne mieux financée et mieux organisée en s’appuyant sur un électorat catholique significatif dans les quelques zones urbaines de l’État. Pour autant, Humphrey ne se retire pas et contraint Jack Kennedy à démontrer qu’il est capable de l’emporter dans un État où les catholiques sont peu nombreux, à l’extérieur de cette fameuse comfort zone. C’est donc à la Virginie-Occidentale qu’échoit le rôle de juge de paix dans les primaires démocrates.
La campagne des primaires dans cet État, qui est un des plus pauvres de l’Union et où l’électorat catholique ne représente que 5 % environ du corps électoral, est absolument centrale pour comprendre à la fois la victoire de Kennedy en novembre et ses priorités de gouvernance une fois élu. Pour parler dans une langue photographique, l’État évoque les photos de la Grande Dépression de Dorothea Lange où les êtres sont écrasés par la pauvreté et l’exclusion. Comme le rappelle Theodore Sorensen, Jack Kennedy n’avait jamais été aussi longtemps au contact direct d’une pauvreté qui était plus proche du XIXe siècle que de l’âge de la conquête de l’espace, une pauvreté qui faisait de l’État fédéral le seul pourvoyeur d’avenir et d’espoir, voire de subsistance quotidienne. Une telle concentration de misère n’existait pas dans le Massachusetts. Mais la Virginie-Occidentale a aussi des mœurs politiques particulières au centre desquelles on trouve une vérité simple : tous les hommes politiques ont un prix et tout soutien se monnaie7. Sa campagne doit donc s’adapter, comprendre les relais, et traiter indépendamment chacun des segments qui composaient l’électorat local, les syndicats de mineurs, la communauté afro-américaine, les petits Blancs proches du Ku Klux Klan et les petits fermiers.
C’est aussi pendant la campagne des primaires que Jack Kennedy décide de prendre à bras-le-corps la question de son catholicisme. Dans un discours prononcé le 21 avril 1960 devant la Société américaine des éditeurs de presse et intitulé « La responsabilité de la presse », il s’en prend d’abord au rôle des médias dans leur couverture de la campagne, reprochant aux journalistes d’utiliser de manière répétitive le substantif ou l’adjectif « catholique » à côté de son nom, et appelle de ses vœux la fin des références à sa personne comme « le candidat catholique ». Mais surtout il retourne la rhétorique discriminatoire de ses critiques en faisant de sa candidature un combat contre le sectarisme et l’intolérance et en faveur des valeurs de séparation de la Constitution. Il le dit en des termes forts, rappelant que la présidence des États-Unis n’est pas la couronne d’Angleterre, qui a elle un rôle duel à la tête de l’État et de l’Église. Il dénonce aussi cette exception présidentielle qui fait que jamais on ne lui a opposé sa religion lorsqu’il a prêté serment pour entrer dans l’Armée, à la Chambre des représentants puis au Sénat, alors qu’elle semble constituer un obstacle insurmontable pour l’accès à la magistrature suprême. Cette rhétorique de retour aux valeurs fondamentales de la République telles qu’inscrites dans le 1er amendement est porteuse, car elle neutralise le sectarisme religieux en le rejetant dans la sphère de l’obscurantisme et en même temps relie directement Kennedy au projet politique des Pères fondateurs.
Et puis il y a ce coup de génie que seul un homme politique au carnet d’adresses aussi étendu que celui de Jack Kennedy peut avoir : parmi ses connaissances il y a un certain Franklin Delano Roosevelt Jr, concessionnaire automobile de son état, mais évidemment fils du 32e président des États-Unis. Il va être mobilisé pour faire campagne au côté de Jack Kennedy et, par le miracle de la descendance, c’est tout l’État-Providence, la création du système de retraites, les droits des syndiqués, les aides à la pauvreté, le programme des grands travaux, l’ébauche d’une couverture médicale nationale qui s’offre à des électeurs qui vénèrent toujours le New Deal.
En l’emportant avec plus de 60 % des voix, il atteint simultanément plusieurs buts : Humphrey se retire de la course à l’investiture et l’objectif d’être désigné dès le premier tour à la convention démocrate est maintenant à portée de main ; Kennedy a aussi montré les vertus de flexibilité et d’adaptabilité de son équipe de campagne et c’est un message fort envoyé à la fois au probable candidat républicain, Richard Nixon, mais aussi à des adversaires potentiels qui ne se déclareraient qu’à la convention pour lui contester l’investiture. Le sénateur du Massachusetts a aussi fait un premier grand pas pour neutraliser la question religieuse dont ses adversaires savent maintenant qu’ils l’utilisent à leurs risques et périls. Enfin, il a été confronté à une catégorie d’Américains qui le forcent à reconsidérer son conservatisme fiscal et une forme de tiédeur vis-à-vis de l’État-Providence.
Plusieurs étapes lui restent à franchir avant d’entrer à la Maison-Blanche, mais elles recèlent pour le candidat moins d’épreuves et de mystères. La convention démocrate à Los Angeles est la première haie de cette course d’obstacles postprimaires. Cinq jours avant son ouverture, Lyndon Johnson annonce officiellement sa candidature, ce qui rend inévitable un affrontement direct entre les deux personnalités les plus fortes du parti. Comme il le souhaitait, Jack Kennedy l’emporte dès le premier tour de scrutin, en grande partie sur la force de l’argument démocratique : il s’est soumis aux suffrages des électeurs démocrates dans les primaires, là où son adversaire pratique une forme de politique obsolète, laissant la désignation du porte-drapeau du parti à l’élection présidentielle se faire à l’abri des regards du peuple, dans des arrière-salles enfumées peuplées de petits apparatchiks. De fait, les élections de 1960 représentent un premier pas important dans l’évolution du processus de désignation des candidats avec un renforcement de la légitimité des primaires. Avant même de devenir président des États-Unis, et donc chef de son parti comme le veut la tradition politique américaine, Jack Kennedy aura contribué à profondément moderniser le processus de sélection des candidats en l’arrachant aux appareils des partis (les Américains parlent d’ailleurs à l’échelle locale et nationale des « machines ») pour le donner au peuple souverain.
Mais il faut aussi noter qu’en s’affranchissant des hommes et des fonds que les partis fournissaient traditionnellement aux candidats, Jack Kennedy, qui pouvait compter sur la fortune de son père, fait entrer les campagnes électorales américaines dans une nouvelle ère en matière de financement ; il contribue aussi à détacher partiellement le candidat de son parti. Les conséquences pour les deux partis seront très significatives dès l’élection de 1968, ce qui explique la mise en place simultanément d’un nouveau cadre législatif d’encadrement des campagnes et d’un nouveau système de primaires. En 1971, le Congrès des États-Unis vote la loi intitulée Federal Election Campaign Act qui, entre autres, régule les activités de ces comités d’action politique que Jack Kennedy avait mobilisés dès sa campagne sénatoriale de 1952. En 1972, le Parti démocrate ouvre le système des primaires à tel point que l’appareil du parti se sent dépossédé dans le processus de sélection par les femmes et les minorités ethniques. Ces mutations et leurs conséquences à long terme sur les transformations des coalitions électorales des deux partis trouvent clairement leur origine dans la campagne de 1960.
Quand bien même Jack Kennedy a éliminé Lyndon Johnson de la course à l’investiture, il n’a pas pour autant résolu l’équation électorale du Sud car, quelle que soit la manière dont on la regarde, elle passe par le Texas et son senior senator qui jouit dans toute la région d’une aura et d’un pouvoir considérables. Il maîtrise aussi parfaitement tous les rouages de la machine démocrate et, dans l’hypothèse d’une victoire en novembre, sera incontournable lorsqu’une administration démocrate devra coordonner son action avec le Congrès et mettre en place un programme législatif. Par réalisme froid, et peut-être aussi avec l’espoir que le leader de la majorité au Sénat décline, celui qui est désormais le candidat investi du Parti démocrate propose le poste de vice-président à Lyndon Johnson. Il l’accepte, au grand désespoir à la fois de l’entourage de Johnson et de celui de Kennedy. L’historien Robert Caro, dans le quatrième tome de sa monumentale biographie du sénateur du Texas, cite abondamment des jugements péremptoires et meurtriers sur Jack Kennedy, décrit, entre autres, comme « faible et pâlichon — un maigrichon avec des problèmes de dos, un homme politique indécis et sans volonté, un homme aimable, gentil, mais pas un vrai homme ». Il narre aussi une scène dans laquelle le sénateur de l’Oklahoma, Robert Kerr, un des proches de Johnson, à l’annonce de l’offre de la vice-présidence, gifle par dépit Bobby Baker, le confident et directeur de campagne du sénateur du Texas8.
Il existe une véritable détestation, voire une haine, entre les équipes des deux hommes, une aversion profonde dont le premier propagateur dans le clan Kennedy est le frère de Jack, Bobby. Kennedy-Johnson c’est en effet la rencontre improbable entre deux mondes antithétiques, une opposition de styles, un conflit de classes, un fossé générationnel et un gouffre culturel. Johnson est né dans une ferme du Texas ; il est diplômé d’un institut de formation des maîtres qui préparait aux carrières dans l’enseignement secondaire, l’ancêtre d’une université qui appartient aujourd’hui au deuxième échelon de l’enseignement supérieur public dans l’État du Texas. Il a fait toute sa carrière politique en cultivant un réseau de parrains qui allaient devenir des obligés dans son ascension de l’échelon local vers le Congrès des États-Unis, d’abord comme représentant, puis comme sénateur. En pilotant avec succès en 1957 l’adoption de la première loi sur les droits civiques depuis 1875, il pense avoir neutralisé le dernier obstacle qui le séparait de l’investiture démocrate, la résistance du Sud (dans lequel le Texas était central) à l’intégration raciale dans le contexte de la montée en puissance du mouvement des droits civiques. Ayant tout fait pour que la loi, même imparfaite et surtout très peu efficace, soit adoptée par les deux Chambres en déployant des trésors d’énergie et d’intelligence institutionnelle pour contourner la résistance des sénateurs du Sud, il estimait que l’argument selon lequel il était inéligible car représentant une région qui refusait d’obéir à un commandement constitutionnel était devenu caduc. Il avait montré, au contraire, que seul un Sudiste était capable de faire la pédagogie de l’intégration raciale au Congrès des États-Unis. Élu sans discontinuer depuis 1937, il estimait que l’investiture démocrate lui revenait sur la base de son travail inlassable ; il voyait en revanche la candidature à cette même investiture de Jack Kennedy comme celle d’un héritier qui réclamait le pouvoir par une forme de transmission aristocratique et salique, à l’opposé de la culture égalitaire des États-Unis.
C’est donc un très étrange attelage qui se met en campagne après la convention en juillet 1960, un mariage de raison dont le seul objectif commun est la victoire démocrate le 8 novembre. Les conditions dans lesquelles Lyndon Johnson devient le colistier de Jack Kennedy, puis son vice-président, influent grandement sur les années de présidence de l’un et de l’autre, expliquent les absences du premier à un certain nombre de moments clés de l’administration Kennedy, mais aussi les raisons pour lesquelles, après l’assassinat de son frère, Bobby Kennedy quitte ses fonctions de ministre de la Justice (Attorney General) pour se faire élire sénateur de l’État de New York et commencer une carrière politique autonome.
Enfin la relation difficile entre Kennedy et Johnson explique aussi en partie la réorganisation fonctionnelle des services de la Maison-Blanche lors de leur installation à la tête de l’exécutif9. Pour autant, le Senate Majority Leader se lance corps et âme dans la campagne avec un rôle très étroitement défini, en termes à la fois géographiques, thématiques et organisationnels : tenir le Sud, mobiliser un électorat suspicieux envers ce jeune héritier yankee, et surtout articuler une campagne nationale très indépendante du Parti démocrate avec ses élus au niveau des États et des collectivités locales. La tâche n’était pas aussi facile qu’il pouvait y paraître car en 1952 et 1956 le candidat républicain l’avait emporté dans plusieurs États importants du Sud, dont la Virginie, le Tennessee, la Floride et surtout le Texas qui comptait alors vingt-quatre voix dans le collège électoral. Comme souvent au XXe siècle, Dixie détenait le résultat final de l’élection. En revanche, jamais au XXe siècle le Parti démocrate n’avait présenté sur son ticket un homme politique du Sud d’une telle stature.
La campagne pour les élections générales du 8 novembre est marquée par plusieurs événements ou tournants connus de tous les historiens des États-Unis qui soulignent la très grande fluidité des lignes politiques en 1960 et finalement le caractère en partie aléatoire de la victoire de Jack Kennedy, même dans le contexte d’une joute qui est sans aucun doute une des mieux organisées et des plus méthodiques que l’on ait jamais vues. En septembre, le candidat démocrate est de nouveau soumis à des interrogations sur son catholicisme et choisit de répondre devant une assemblée de pasteurs à Houston, donc d’une certaine manière en terre hostile. C’est là qu’il prononce pour la première fois ou presque une de ses répliques qui vont traverser l’histoire pour résonner jusqu’au XXIe siècle :
Contrairement à l’usage dans la presse, je ne suis pas le candidat catholique à la présidence. Je suis le candidat du Parti démocrate à la présidence qui se trouve être un catholique. Je ne parle pas pour mon Église sur les questions publiques et mon Église ne parle pas pour moi. Quelle que soit la question qui pourrait venir devant moi en tant que président — sur la contraception, le divorce, la censure, le jeu ou tout autre sujet —, je prendrai ma décision en accord avec cette position, en accord avec ce que ma conscience me dira sur ce qu’est l’intérêt national, et sans prendre en considération les pressions religieuses extérieures et les diktats10.
Ce 12 septembre 1960, à Houston, Jack Kennedy termine une fois de plus son intervention en se posant comme le défenseur des libertés religieuses et de la tolérance dans le grand combat contre le sectarisme et l’intolérance.
Un autre tournant de cette campagne est évidemment constitué par les quatre débats télévisés auxquels les candidats vont se prêter. C’est une première dans l’histoire électorale des États-Unis et les instituts de mesure de l’audience estiment que, le 26 septembre 1960, environ soixante-dix millions d’Américains se trouvent devant leur télévision ou écoutent éventuellement le débat à la radio. Comme toujours dans cet exercice, c’est le premier débat qui est le plus important et celui-là est gagné haut la main par Kennedy, non pas tant en raison de ses qualités d’orateur et de débatteur, mais plutôt du fait de quelques erreurs surprenantes de Richard Nixon. Bien que convalescent à la suite d’une importante opération chirurgicale au genou après un accident, le candidat républicain, qui avait perdu beaucoup de poids et était épuisé par un rythme de campagne effréné à cause de sa promesse étonnante11 de visiter les cinquante États, refuse le maquillage qu’on lui propose. Il ne comprend pas que la température du studio risque de le faire abondamment transpirer. Le contraste entre les deux hommes est saisissant, d’autant que Jack Kennedy est alors dans une phase de son histoire médicale où son traitement à la cortisone pour sa maladie d’Addison lui a fait prendre du poids. Il revient aussi avec le teint hâlé, après plusieurs jours de campagne en Californie. Mais les apparences ne font pas tout. Son intervention liminaire est un modèle de discours progressiste : il s’ouvre sur un rappel du discours le plus célèbre d’Abraham Lincoln, un siècle plus tôt exactement, dans lequel le candidat républicain de l’époque affirmait que la maison de la Nation ne pouvait être à moitié libre et à moitié esclave, et qu’elle s’écroulerait donc sous le poids de sa division, et reprend la métaphore pour évoquer le grand affrontement de la guerre froide :
Dans cette élection de 1960, dans le monde autour de nous, la question est de savoir si le monde peut exister à moitié esclave ou à moitié libre, s’il prendra la direction de la liberté, la direction sur cette route que nous avons choisie ou s’il empruntera la route de l’esclavage.
Puis il clôt son propos avec une référence au discours inaugural de 1933 dans lequel Franklin Roosevelt parle de ce « rendez-vous avec la destinée » qui est celui de cette génération des années 1930, renouvelant l’appel au service de la liberté. Dans l’ombre tutélaire de deux des trois plus grands présidents des États-Unis, Jack Kennedy met l’énergie fondamentale de l’exécutif au service de l’unité nationale devant l’épreuve : après la Sécession et la lutte contre la barbarie nazie, l’affrontement avec l’Union soviétique devient le défi d’une génération. Sa conclusion est assassine pour l’administration Eisenhower et son vice-président qui se tient à un pupitre à côté de lui :
La question aujourd’hui est la suivante : la liberté peut-elle être maintenue contre l’attaque la plus sévère qu’elle ait jamais connue ? Je pense qu’elle peut l’être et en fin de compte tout dépend de ce que nous ferons ici. Je crois qu’il est temps que l’Amérique se remette en mouvement12.
Il entonne là un de ses thèmes de campagne les plus forts : le contraste entre l’immobilisme supposé de l’administration Eisenhower et le dynamisme de la Nouvelle Frontière qu’il avait imaginée et tracée lors de son discours d’investiture à la convention démocrate. La vraie efficacité du candidat démocrate dans le débat ne tient donc pas à son seul maquillage ou à son apparence physique mais plutôt à la concordance entre l’image et le fond. Il faut aussi faire un sort à cette vieille « vérité » partout répétée sur le fait que ces Américains qui auraient écouté le débat à la radio auraient, eux, donné Richard Nixon gagnant, ce qui tendrait à prouver que ce n’était qu’une question d’image. Une remarque simple suffit : que nous disent sociologues et sondeurs sur le profil d’un Américain en 1960 dont le foyer n’est pas encore équipé de la télévision ? Qu’il est sans doute plus âgé et vit en milieu rural plutôt qu’urbain, des indicateurs fiables d’un positionnement idéologique plus conservateur. Des électeurs naturels de Richard Nixon le donnent donc gagnant dans le débat : est-ce une surprise ? Est-ce probant sur la nature et le contenu de ce débat ?
Pour comprendre la dynamique de cette élection et le mandat de gouvernement qu’elle donne à Jack Kennedy, il faut aussi relater cet épisode étrange dans lequel, à deux semaines de l’élection, le révérend Martin Luther King est arrêté et emprisonné dans une prison de Géorgie après avoir manifesté pour exiger l’intégration raciale d’un restaurant d’Atlanta dans ce que l’on appelait à l’époque un sit-in. Coretta Scott King, qui craint pour la vie de son époux, lance un appel public aux deux candidats à la présidence pour le faire libérer ou tout au moins assurer son intégrité physique. Jack Kennedy et Richard Nixon, qui ont tous les deux besoin des voix du Sud dans le collège électoral, sont devant le même dilemme : soit ils interviennent (le gouverneur de Géorgie et le juge en charge du dossier avaient déjà indiqué qu’ils ne souhaitaient pas, à quelques jours des élections, créer un point de fixation des tensions raciales) en faveur de Martin Luther King et s’assurent d’un sursaut du vote noir en leur faveur, soit ils refusent de s’ingérer dans une procédure judiciaire fédérée sur ce qui relève d’un délit mineur de trouble à l’ordre public, une position qui leur sera très profitable chez les Blancs conservateurs et ségrégationnistes du Sud. Ces derniers étaient en effet très prévisibles dans leur réaction à une telle intervention : ils la condamneraient unanimement comme une intrusion intolérable de l’État fédéral dans « les droits des États », une rhétorique politique qui disait que la ségrégation raciale était une nécessité pour le maintien de l’ordre public, une responsabilité exclusive des États dans le fédéralisme américain.
D’une certaine manière, Kennedy et Nixon étaient amenés à trancher entre les mérites relatifs du vote noir et du vote ségrégationniste : le premier est plus réparti sur le territoire américain entre le Sud et les grandes métropoles urbaines du Nord et du Midwest, mais il existe des doutes importants sur sa véritable efficacité ; en effet, en raison de multiples obstacles opposés au plein exercice du droit de vote dans les États du Sud, on estime que 10 % environ des Noirs en âge et en droit de voter participent effectivement au scrutin. Le vote ségrégationniste est lui plus concentré mais aussi, on l’a vu, en partie captif. Malgré les réticences de nombreux membres de son équipe de campagne, dont son frère Bobby, Jack Kennedy prend la décision d’intervenir et de le faire discrètement savoir. Martin Luther King est libéré à la suite d’un appel téléphonique au juge de la part de… Bobby. La communauté noire, avec en tête le père de Martin Luther King, montre sa reconnaissance le 8 novembre. Dans le camp républicain, Richard Nixon a choisi, lui, de faire silence, de peur de perdre les États du Sud gagnés par Eisenhower dont il a besoin pour atteindre la majorité dans le collège électoral. C’est aussi une attitude qui va contribuer à amorcer la mutation vers le Parti de l’éléphant des Blancs du Sud qui va se confirmer à l’occasion des élections de 1964.
Enfin, la campagne électorale de 1960 se signale par les interventions marquantes de présidents, ancien ou en exercice, ou de leur représentant. Avant et pendant la campagne des primaires démocrates, Jack Kennedy doit faire face au scepticisme hostile de deux très grandes figures du Parti, Eleanor Roosevelt, la veuve du président du New Deal, et de Harry Truman, son successeur. La première le trouve insuffisamment progressiste et lui reproche son attitude plus que prudente vis-à-vis de McCarthy, sa tiédeur quant à la cause des droits civiques et surtout un père envahissant soupçonné de lui avoir acheté ses élections et de vouloir récidiver avec la présidentielle ; le second, lui, reproche à Kennedy son manque d’expérience et de maturité et soutient ouvertement l’idée d’un ticket Symington-Kennedy qui lui permettrait de s’aguerrir en même temps qu’il ne compromettrait pas les chances du Parti démocrate en 1960. Cette véritable prise en tenaille va en fin de compte permettre à Jack Kennedy d’affirmer sa maîtrise sur le Parti démocrate en associant la critique de Harry Truman à un âge révolu du Parti démocrate qui avait justement permis aux Dixiecrates d’y exercer un pouvoir disproportionné. Il se construit un brevet de progressisme par une critique très sévère, durant toute sa campagne, des conséquences sur les classes moyennes et les cols-bleus de la récession économique que connaissait le pays en 1960. C’est là, entre autres, que le long moment passé en Virginie-Occidentale à observer la pauvreté au plus près va lui servir.
À la fin de la campagne, c’est un autre président qui devient le centre de toutes les attentions. La relation entre le président Eisenhower et son vice-président, Richard Nixon, avait toujours été malaisée et, chose rare dans l’histoire politique des États-Unis, il avait été ouvertement question que Eisenhower se représente en 1956 avec un colistier différent, ce qui eût été un camouflet terrible pour l’ancien sénateur de Californie. Puis, interrogé durant la campagne par les journalistes sur le peu d’activité qu’il déployait en faveur de Nixon et sur les qualités qu’il voyait à son vice-président, il avait répondu sur le ton de la boutade qu’il lui faudrait quelque temps pour trouver. Prise au pied de la lettre, cette remarque avait été très dommageable au candidat républicain. Le président, qui reste très populaire auprès des Américains, s’engage en fin de compte pleinement dans la campagne à l’automne 1960 ; mais il est déjà trop tard pour inverser une dynamique orientée par l’incapacité de Nixon à prendre le dessus sur la question de la politique étrangère et à défendre le bilan économique de l’administration Eisenhower sur la longue durée.
Tard dans la nuit du 8 novembre 1960, ou plus exactement le matin du jour suivant, John Fitzgerald Kennedy apprend sa victoire à Hyannisport, où il s’est retiré. Ce n’est en effet que le 9 novembre à midi que Richard Nixon concède sa défaite et le félicite car nombre d’États, dont la Californie, sont dans l’incertitude jusque tard dans la matinée. Ted Sorensen confesse d’ailleurs dans sa biographie avoir annoncé par erreur à son patron qu’il avait emporté la Californie, qui en fait a bien donné une majorité et donc ses 32 grands électeurs à Richard Nixon. Dans un scrutin qui marque un record en matière de participation électorale avec un total de presque 69 millions d’électeurs qui se déplacent (68 836 385 exactement), Jack Kennedy l’emporte avec à peine 120 000 suffrages de plus que son adversaire à l’échelle nationale. Sa victoire dans le collège électoral, le seul juge de paix constitutionnel, est plus confortable : il recueille 303 voix contre 219 à Richard Nixon. C’est l’élection la plus serrée du siècle qui permet donc à tous, et à ses adversaires en particulier, de supputer sur des scenarii alternatifs ou l’impact de fraudes supposées. Au-delà des accusations qui portent en particulier sur les États du Texas et de l’Illinois (et surtout la ville de Chicago), la victoire étriquée du candidat démocrate lui pose un réel problème de gouvernance car elle s’accompagne d’un score très médiocre de son parti aux élections législatives. Dotés d’une très confortable majorité au Congrès à la suite des élections de 1958, les Démocrates jouissent d’une marge de sécurité. La perte d’un siège au Sénat et de 22 à la Chambre des représentants les laisse avec 64 sièges à la Chambre haute et 262 à la Chambre basse. Il n’y a pas eu d’« effet Kennedy » sur les législatives et c’est finalement un président dans une position délicate vis-à-vis de la délégation de son parti au Congrès qui s’installe à la Maison-Blanche en janvier 1961. À cette date, la première tâche de John Fitzgerald Kennedy consiste donc à donner du sens à ce mandat complexe et ambigu que lui ont confié les électeurs, pour le transformer en une politique. Deux étapes seront déterminantes : la désignation des membres de son cabinet et son discours inaugural.
1. Discours au Gridiron Club le 15 mars 1958, reproduit intégralement dans Theodore C. Sorensen ed, « Let the Word Go Forth », op. cit., pp. 88-89.
2. On notera qu’en 1958, au moment où Jack Kennedy s’exprime, il n’y a que 96 sénateurs car l’Alaska et Hawaï, qui entreront dans l’Union cette année-là, ne sont pas encore représentés à la Chambre haute.
3. Déclaration de candidature, 2 janvier 1960, texte reproduit intégralement dans Theodore Sorensen, Kennedy, op. cit., pp. 89-90.
4. L’élection présidentielle de 1960 est d’ailleurs la première à voir s’affronter deux candidats nés au XXe siècle et marque un véritable changement générationnel. Il faudra attendre quarante ans et l’élection de 2000 pour trouver pour la première fois face à face deux candidats qui n’ont pas combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui marque l’avènement politique de la « génération du Vietnam », déjà représentée à la Maison-Blanche par Bill Clinton (1993-2001).
5. Robert Dallek, An Unfinished Life, op. cit., pp. 263-264.
6. Jusqu’à 1956 compris, les campagnes présidentielles américaines sont traditionnellement plus associées au train qu’à l’avion. À partir de 1948, les candidats vont emprunter l’avion, pour des raisons de commodité et de rapidité, mais jamais aussi systématiquement que ne le fait Jack Kennedy en 1960, y compris pour des distances réduites. C’était là un autre élément de modernité dans la campagne.
7. Theodore Sorensen, Kennedy, op. cit., pp. 138-147.
8. Robert A. Caro, The Years of Lyndon Johnson, The Passage of Power, New York, Alfred Knopf, 2012, pp. 33 et 123-129.
9. La désignation de Lyndon Johnson comme colistier s’était faite au corps défendant de Robert Kennedy et de nombre de proches de John Kennedy. Comme chaque « couple » exécutif composé d’un vice-président et d’un président, ils doivent d’abord prendre leurs marques à la Maison-Blanche lors de leur installation.
10. Discours devant le Greater Houston Ministerial Association, le 12 septembre 1960, reproduit intégralement dans Theodore Sorensen, « Let the Word Go Forth », op. cit., pp. 130-136.
11. Il ne s’agit pas ici de porter un jugement de valeur sur la stratégie de Richard Nixon mais simplement, comme de très nombreux historiens et politologues avant nous, de s’étonner qu’un homme politique aussi averti n’ait pas été mis en garde par son équipe de campagne quant à une promesse qui est tactiquement absurde. En effet, le système du suffrage indirect par le biais du collège électoral fait que le résultat du scrutin se dessine dans une quinzaine d’États au maximum, ceux qui sont susceptibles de basculer dans un camp ou dans un autre. Si le message est sympathique — « Je serai le président de tous les Américains » — la réalité de la campagne est plus dure : c’est gaspiller temps et moyens financiers que de faire campagne dans un État que l’on est sûr de gagner, ou de perdre, et il y en a en 1960 environ 35. Qui plus est, les Républicains n’ayant aucun espoir de regagner la majorité au Congrès, Richard Nixon ne peut même pas justifier cette tactique par sa volonté d’apporter son soutien aux candidats républicains au Sénat et à la Chambre des représentants.
12. Propos liminaire lors du débat du 26 septembre 1960, reproduit intégralement dans Theodore Sorensen, « Let the Word Go Forth », op. cit., pp. 103-105.