Le contraste est frappant entre la rhétorique du président Kennedy, ses aspirations réformatrices, sa volonté de changer le cours de la guerre froide et de redresser l’économie américaine et la réalité de ses cent premiers jours de pouvoir, qui mettent en exergue toutes les failles et les faiblesses inscrites dans son élection en 1960. Malgré d’énormes difficultés à faire adopter ses premières mesures économiques par le Congrès en février et mars 1961, le président reste extrêmement populaire dans les premiers mois de son mandat, son pourcentage d’opinions positives ne descendant jamais sous la barre des 70 % dans les sondages de l’institut Gallup. Sa première vraie confrontation avec l’échec intervient avec cette tentative totalement bâclée de renverser le régime de Fidel Castro en entraînant des mercenaires cubains au Guatemala pour les débarquer à Cuba, officiellement sans aucune implication ou participation des États-Unis. Le projet était hérité de l’administration Eisenhower qui l’avait conçu et préparé. La transition entre les deux administrations explique en partie une organisation et une logistique désastreuses. On notera d’abord que c’est le premier exemple du fonctionnement, dans l’administration Kennedy, d’un cabinet de crise : les relations du président avec la CIA qui est chargée de l’organisation de cette opération, les militaires de l’état-major des armées (Joint Chiefs of Staff) qui doivent être consultés car l’Opération Zapata ne peut être réalisée sans le soutien logistique de l’armée, les représentants du Congrès, au premier rang desquels le sénateur Fulbright, qui est le président de la commission des Affaires étrangères du Sénat, et enfin le groupe des conseillers proches du président sont loin d’être rodées et harmonieuses et, là encore, les choses ne se négocient pas uniquement dans un organe officiel tel que le Conseil de sécurité nationale.
Chacun sait aussi, et c’est la cruelle confirmation de la marginalité du vice-président, que Lyndon Johnson n’est même pas mis au courant de l’opération. Le matin du déclenchement de l’Opération Zapata, il est en route pour la Virginie où il va fièrement couronner sa fille Lynda Bird « Reine des azalées » de l’État de Virginie. On sait aussi qu’il était fort difficile pour le président Kennedy, à l’entame de son mandat, de remettre en doute le sérieux et l’efficacité de la CIA sans mettre en péril sa relation avec une agence vite devenue capitale dans la politique étrangère des États-Unis et surtout précédée, après l’organisation d’un coup d’État parfaitement réussi au Guatemala en 1954, d’une flatteuse réputation d’efficacité, au moins aux yeux de certains. Le jeune président, même lorsque la CIA est plus que vague dans la présentation des détails de l’opération, ne peut se permettre, y compris en petit comité, de projeter une image de faiblesse face à Castro ou de réticence à utiliser la force ; la discussion se déplace donc vers la nécessité d’organiser une opération dans laquelle les États-Unis pourraient facilement nier leur implication, ce qui explique que l’on déplace à quelques semaines du débarquement le lieu de celui-ci, sans véritablement prendre en compte le fait que la baie des Cochons n’offre pas du tout les mêmes possibilités de repli des assaillants vers les montagnes et donc d’organisation d’une guérilla anticastriste interne. Il y a enfin dans cette préparation, qui est une véritable comédie d’erreurs, une série de malentendus ou de présupposés éminemment dommageables : la CIA fonctionne avec l’idée que si les brigades anticastristes échouent ou se retrouvent mises en difficulté, l’intervention en appui de la marine et de l’aviation américaines sera automatique et que le président n’osera évidemment pas laisser ces soldats de fortune mourir pour la cause de la liberté sur les plages du dictateur local. Quant aux frères Kennedy, tous les deux fascinés depuis l’enfance par les forces spéciales et les opérations clandestines, ils ne peuvent imaginer que les renseignements obtenus par la CIA puissent ne pas être totalement fiables, en particulier quant au soutien réel de la population cubaine à Fidel Castro dont on dit souvent à Langley que son régime ne bénéficie que d’une approbation limitée.
L’Opération Zapata était une catastrophe en devenir. Son potentiel destructeur allait pleinement se réaliser. Plus de mille hommes parmi ceux qui avaient débarqué dans la baie des Cochons sont capturés et promis à des années d’emprisonnement dans les geôles de Fidel Castro ; cent vingt environ ont perdu la vie. La position des États-Unis dans la communauté des nations est très fortement fragilisée tant la contradiction est forte entre d’un côté la rhétorique de l’Alliance pour le progrès qui interdit aux États-Unis toute forme d’impérialisme économique ou autre mais ouvre une nouvelle ère de coopération et de partenariat, et de l’autre une intervention militaire qui n’aurait jamais pu se dérouler sans le soutien logistique de l’armée et de la CIA, donc avec le consentement explicite du président. Qui plus est, cette débâcle opérationnelle intervient presque exactement après trois mois de présidence Kennedy et lorsque, le 21 avril 1961, le président donne une conférence de presse, le fiasco de la baie des Cochons devient une forme de métonymie de l’administration Kennedy, dont le programme législatif au Congrès a peu avancé en dépit de quelques progrès notables, particulièrement sur la question du salaire horaire minimum qui va être porté à un dollar vingt-cinq.
Mais c’est là aussi que le président Kennedy parvient à renverser la dynamique de l’échec en un nouvel appel à la mobilisation contre le communisme et la dissémination de ses idées. En réponse à une question sur le déferlement de propagande anti-américaine dans le monde suite à l’Opération Zapata, le président, en deux phrases restées célèbres, va s’affirmer comme un chef des armées dont l’autorité est incontestable. Il cite d’abord « ce vieux dicton selon lequel la victoire a des centaines de pères mais la défaite est orpheline » puis dément vouloir « cacher les responsabilités, car [il] est l’officier de l’État responsable, ce qui est pleinement évident1 ». En endossant l’entière responsabilité de l’Opération Zapata, il parvient à refonder son action, à trouver un exemple justificateur de sa rhétorique anticommuniste, et à très largement parfaire le fonctionnement de la Maison-Blanche que l’on ne reprendra pas à agir de manière aussi improvisée. Evan Thomas, le biographe de Robert Kennedy, voit dans cet épisode la cause d’un rapprochement réel entre les deux frères et explique qu’il s’agit du moment où le président comprend pourquoi leur père a tant insisté, malgré les accusations de népotisme, pour qu’il nomme son frère à un des postes les plus sensibles de l’État américain. Plus rien ne se fera dorénavant sans que Bobby Kennedy l’ait autorisé ou analysé, quand bien même il s’agirait de questions qui dépasseraient son périmètre de compétence en tant qu’Attorney General. Ce dernier possède dorénavant une double fonction : il est à la fois ministre de la Justice et premier conseiller politique du président.
Autre conséquence de la baie des Cochons, le président comprend qu’il doit disposer à la Maison-Blanche d’une équipe de conseillers militaires qui lui soient plus proches et qui puissent être aussi plus francs avec lui. C’est ainsi que le général Maxwell Taylor, qui est rappelé en service actif pour présider la commission d’enquête que le président Kennedy a créée pour élaborer un rapport sur les causes du fiasco, va jouer un rôle majeur sur ces questions auprès des frères Kennedy, de Robert McNamara et de McGeorge Bundy. Au début de l’année 1962, il devient le chairman de l’état-major des armées, le plus haut poste militaire aux États-Unis après celui de chef des armées. L’Opération Zapata fait enfin une victime politique en la personne du directeur de la CIA, Allen Dulles. Lorsqu’il était entré en fonctions, Jack Kennedy avait pris cette décision très critiquée dans son entourage mais empreinte de réalisme pragmatique de conserver le directeur de la CIA à son poste, souhaitant pouvoir bénéficier, surtout dans ce domaine et surtout au tout début de son mandat, de sa longue expérience (Dulles y avait été nommé en février 1953). En septembre 1961, il est démissionnaire ; le 29 novembre, John A. McCone, un grand industriel républicain qui avait pris la direction de la commission à l’Énergie atomique en 1958, le remplace. De fait, l’équipe qui va surmonter avec le succès que l’on sait la crise des missiles de Cuba en octobre 1962 se construit dans les apories, les approximations et les échecs de la baie des Cochons, non seulement dans le choix des hommes mais aussi dans les rapports entre les différents acteurs de la sécurité nationale.
Un exemple suffit ici : lorsque, fin octobre 1963, les frères Kennedy discutent de l’opportunité de renverser le président Diem au Sud-Vietnam, Robert met son frère en garde contre les conséquences potentiellement dévastatrices d’une telle opération, notamment la déstabilisation de toute la région. Son analyse repose de toute évidence sur les leçons de l’Opération Zapata, en particulier lorsqu’il affirme avec force que les États-Unis seront montrés du doigt quel que soit le résultat du coup d’État : ils ont donc intérêt soit à agir ouvertement et directement sur la base de principes et de motivations publics, soit à s’abstenir totalement. Le danger est ici celui d’une opération clandestine mal maîtrisée et préparée :
Je crois que nous devrions jouer un rôle majeur. Je ne pense pas que nous puissions faire dans la demi-mesure, car de toute façon on nous tiendra pour responsables. Si c’est un échec, je pense que Diem nous dira de nous casser du pays et puis, tu vois, il aura assez de la part de ses services de renseignement pour savoir qu’il y a eu ces contacts et ces conversations, et il arrêtera ces gens2.
Ou la baie des Cochons comme l’apprentissage douloureux du pouvoir.
1. Cette conférence de presse du 21 avril 1961, qui est une des plus célèbres de la présidence Kennedy, est, comme toutes les conférences de presse de sa présidence, accessible à la fois sur le site des Archives nationales et sur celui de la bibliothèque Kennedy : http://www.jfklibrary.org/Asset-Viewer/Archives/JFKPOF-054-012.aspx
2. Extrait d’une conversation enregistrée dans le Bureau ovale le 29 octobre 1963 et reproduite dans Ted Widmer ed., Listening In, The Secret White House Recordings of John F. Kennedy, New York, Hyperion, 2012, pp. 240-242.