Relancer la présidence

 

Si la présidence de John Fitzgerald Kennedy, à l’instar de celle de son illustre prédécesseur dans la fonction, Franklin Delano Roosevelt, devait être jugée sur ses premiers cent jours, elle serait sans aucun doute un des échecs les plus retentissants de l’histoire politique des États-Unis, non seulement sur le bilan mais surtout sur les conséquences des échecs passés sur plusieurs terrains d’affrontement entre les deux super-puissances, le Laos, la question des essais nucléaires et du désarmement, Cuba et Berlin.

Toutes ces questions, d’une certaine manière, sont passées au filtre de la relation entre le président Kennedy et le Premier secrétaire Nikita Khrouchtchev. Les deux hommes s’étaient brièvement rencontrés lors de la visite du leader soviétique aux États-Unis en 1959 et de son passage au Congrès. Les rapports étaient à l’origine plutôt cordiaux dans la mesure où Khrouchtchev, en particulier depuis la crise qui avait fait suite à la capture du pilote Gary Powers, lorsque son avion de reconnaissance U2 avait été abattu en mai 1960, entretenait des relations très difficiles avec les principaux acteurs de la diplomatie américaine, le président, le vice-président, et le directeur de la CIA, Allen Dulles. Jack Kennedy bénéficie plutôt d’un préjugé favorable lorsqu’il accède au pouvoir et les deux hommes initient rapidement une forme originale de communication par le biais de télégrammes parfois longs dont la tonalité devient cependant menaçante, voire guerrière, lors de l’Opération Zapata.

Le télégramme du 22 avril 1961 est un long réquisitoire contre la politique étrangère des États-Unis dans lequel l’exemple de Cuba est utilisé pour attaquer la position américaine sur tous les points chauds de la guerre froide, de la Chine et Taïwan à l’Amérique latine en passant par l’Europe avec l’idée que même les pires exemples d’impérialisme soviétique (la répression du soulèvement à Budapest en 1956) pâlissent en comparaison de violations infiniment plus graves du droit international supposément commises par les États-Unis, par exemple en installant un régime ami par le biais d’un coup d’État contre le président légitimement élu, organisé par la CIA au Guatemala en 1954. Nikita Khrouchtchev utilise à propos de Cuba le terme fort de « gangstérisme » et la logique sous-jacente du texte est très claire : si les États-Unis se sentent menacés par la présence d’un régime communiste dans une république de la taille de Cuba, quelle que soit la proximité des côtes américaines, et s’arrogent donc le droit d’agir en organisant une opération militaire qui ne dit pas son nom mais dont chacun reconnaît qu’elle ne peut se faire que grâce à la puissance américaine et avec son autorisation, alors comment l’URSS doit-elle regarder la présence américaine en Iran, où le régime du Shah a été installé par les États-Unis et la Grande-Bretagne en 1953, ou encore en Turquie1 ? Ces deux derniers pays sont en effet aux frontières de l’URSS ; le premier jouit de ressources pétrolifères immenses et le second contrôle l’accès à la mer Noire. Khrouchtchev ajoute évidemment Berlin dans la balance : il est désormais en position de force pour exiger la signature d’un traité de paix qui place le « secteur allié » de l’ancienne capitale allemande sous la souveraineté de la République démocratique d’Allemagne.

À partir de cet instant, le président Kennedy est confronté à une alternative simpliste dont chacun des deux termes est également inacceptable : soit abandonner le secteur libre de Berlin sans condition aucune si la RDA et l’URSS décident de réunifier la ville, soit s’y opposer par le seul moyen réaliste à leur disposition, le recours à l’arme atomique. Khrouchtchev n’emploiera la fameuse expression imagée que plus tard mais elle est déjà vraie en 1961 : « Berlin c’est le testicule de l’Ouest. Lorsque je veux entendre l’Ouest crier, je presse Berlin2. » Le tout se dit sur fond de compétition dans l’espace avec l’échange de télégrammes de félicitations : le 12 avril 1961, Youri Gagarine réalise quelques jours avant le débarquement dans la baie des Cochons le premier vol habité dans l’espace ; Alan Shepard le suit de près le 5 mai.

 

On comprend donc le besoin pour Kennedy de relancer sa présidence après cette première période plus que décevante, sauf peut-être aux yeux des Américains qui continuent à approuver très majoritairement l’action de leur président. C’est pour cette raison qu’il décide, le 25 mai 1961, de prononcer un autre discours sur l’état de l’Union, ce qui est tout à fait exceptionnel ; la tradition veut en effet que le président prononce une seule fois par an au Congrès son discours sur l’état de l’Union, sous la forme de son choix. Il lui est par ailleurs parfaitement loisible de s’exprimer à tout moment face au peuple américain. Le président Kennedy décide là de marquer la solennité et la gravité du moment en s’exprimant devant le Congrès, justifiant ce geste extraordinaire par le fait qu’il demande dans son discours de débloquer des fonds substantiels pour plusieurs programmes majeurs en matière de défense mais aussi de conquête de l’espace. C’est dans ce discours d’abord qu’il appelle à un effort important sur la réorganisation des moyens conventionnels de défense, ce qui indique qu’il souhaite ne pas s’enfermer dans une option du « tout nucléaire, » mais bien plutôt favoriser ce que les analystes ont très vite baptisé « réponse flexible ». Le terme de « flexibilité » est en effet au cœur du propos du président qui insiste surtout sur les forces spéciales, les moyens dits « non conventionnels », la restructuration du renseignement américain et la capacité de déploiement rapide des troupes qui justifie la seule augmentation de l’effectif qu’il demande au Congrès, supposant d’investir 60 millions de dollars pour porter le corps des Marines à 190 000 hommes. Son insistance sur la maîtrise des langues locales et la capacité à travailler avec les pays alliés sur des conflits limités préfigure aussi l’accent mis sur les techniques de « contre-insurrection ». L’effort que le président demande à ses compatriotes porte clairement sur les guerres non nucléaires.

C’est aussi dans ce discours qu’il affirme :

D’abord je crois que cette nation doit s’engager à réaliser cet objectif, avant la fin de la décennie, qui est de poser un homme sur la Lune et de le ramener en toute sécurité sur Terre.

Cela permet au président de décliner un effort scientifique sans précédent sur les fusées de lancement de satellites, les missiles, la communication dans l’espace et l’observation météorologique. Le coût est à la hauteur des ambitions puisque John Kennedy demande 531 millions de dollars pour l’année fiscale 1962 et prévoit de 7 à 9 milliards de dollars de dépenses sur les cinq années suivantes, ce qui représenterait environ 69 milliards de dollars de 2012. Il est donc légitime qu’en conclusion il prononce le terme de « sacrifice » après en avoir appelé, dans la foulée de son discours inaugural, à l’esprit de service pour la Nation, dans le Peace Corps3, dans l’armée, au Congrès ou dans la fonction publique fédérale.

À la fin de son discours, Kennedy annonce aussi qu’il a prévu de rencontrer le Premier secrétaire Khrouchtchev à Vienne ; il affirme très explicitement qu’aucune négociation précise n’est prévue et qu’il s’agit plutôt d’un échange de vues. Affaibli par la baie de Cochons, il souhaite partir à Vienne avec le soutien de la représentation nationale dans sa conception de la liberté et de l’affrontement entre les deux blocs et les deux idéologies.

 

Le sommet de Vienne a lieu les 3 et 4 juin 1960. Pas un historien qui ne tente d’identifier un vainqueur et un vaincu, quand bien même in fine il conclut au match nul. Certains, comme Chris Matthews, soulignent le fait que Kennedy souffre énormément du dos après s’être blessé lors d’un voyage officiel au Canada quelques jours auparavant. Robert Dallek, lui, dans sa préface, décrit le voyage de Kennedy d’abord à Paris pour rencontrer le général de Gaulle, puis à Vienne et consacre deux pages aux traitements qu’il subit à l’époque et aux cocktails médicamenteux qui lui sont administrés pour diverses pathologies. D’autres citent un Kennedy tantôt réaliste, tantôt balançant entre la colère et la résignation triste à la suite du sommet. Kennedy aurait affirmé de Khrouchtchev : « Il m’a traité comme un petit garçon4. » Theodore Sorensen, lui, souligne la nécessité pour le président de dramatiser le contenu des conversations qui s’étaient tenues à Vienne de manière à obtenir du Congrès les budgets qu’il souhaitait.

Le sommet est effectivement l’occasion d’un échange de vues très complet sur tous les sujets de friction ou de tension entre les deux grandes puissances : au grand dam de l’entourage de Kennedy, les deux hommes commencent par un débat sur les mérites respectifs des deux régimes et des deux idéologies, puis couvrent l’ensemble des questions géostratégiques avant de se concentrer sur la question de Berlin. Sur ce dernier sujet, il s’agit bien d’une forme de bluff parallèle. D’un côté, le président Kennedy se refuse à penser que Khrouchtchev pourrait aller jusqu’à risquer une guerre nucléaire et à encourager les Américains à la première frappe en cas d’annexion pure et simple du « secteur libre » de Berlin pour un gain finalement assez mince : le seul véritable bénéfice concret pour la République démocratique allemande (RDA) serait de stopper net le flux de réfugiés qui quittent le pays par Berlin et affaiblissent son potentiel économique et humain. De l’autre, Khrouchtchev estime que Kennedy n’a ni la volonté ni le courage politique pour risquer un nouvel embrasement en Europe pour la seule cause de Berlin. Puisque les Américains et leurs alliés anglais et français à Berlin ne disposent que d’un peu plus de douze mille hommes, la résistance ou l’opposition passe par le recours à l’arme atomique. Il est impossible pour Khrouchtchev d’envisager cette possibilité. Paradoxe ironique, Berlin est au cœur de l’atome de la guerre froide et pourtant les deux protagonistes considèrent la ville comme un enjeu si limité qu’il ne justifierait pas, pour l’autre, le recours à l’atome.

En fin de compte, dans une lecture téléologique de l’histoire, on voit ici se dessiner deux moments forts de la guerre froide et aussi des explications sur l’attitude de Kennedy pendant l’été 1961 : le 13 août, les autorités de la RDA commencent l’édification d’un mur ; le 26 juin 1963, presque deux ans plus tard, célébrant le quinzième anniversaire du Blocus de Berlin et du pont aérien qui avait permis au secteur libre de survivre, John Fitzgerald Kennedy prononçait cette phrase restée à jamais célèbre :

Tous les hommes libres, où qu’ils vivent, sont des citoyens de Berlin et donc, en tant qu’homme libre, je suis fier d’affirmer “Ich bin ein Berliner”.

Pour la RDA et l’URSS, l’objectif a minima qui consistait à empêcher que le pays ne se vide de ses forces vives était atteint, mais sans le risque de guerre nucléaire — une annexion pure et simple, à la suite de la signature d’un traité de paix entre l’URSS et la seule RDA, aurait pu, elle, entraîner un conflit nucléaire. Pour Kennedy — qui allait être l’objet pendant l’été de vives critiques de la part des faucons américains qui pensaient que le mur était une forme de petit Munich —, une capitulation devant le coup de force soviétique, ce symbole honteux de la guerre froide, devait être considérée comme un moindre mal par rapport aux observations et aux conclusions qu’il avait tirées du sommet de Vienne. La décision qu’il avait prise, à son retour d’Autriche, de dramatiser la situation en demandant, à l’occasion d’une allocution télévisée le 25 juillet 1961, un renforcement conséquent de l’appareil militaire américain avait payé. En affirmant, « nous cherchons la paix, mais nous ne nous rendrons pas5 », le président avait atteint celui qui était, selon Alan Brinkley, le véritable destinataire de ce discours, non pas le peuple américain mais Nikita Khrouchtchev. Le communiqué de « protestation » de la Maison-Blanche en dit assez long sur le peu de difficultés que l’administration Kennedy ressent à accepter la partition de Berlin. Publié le 24 août 1961, soit onze jours après le début des travaux de séparation des deux secteurs, le texte s’insurge certes contre la violation de l’engagement russe de préserver l’unité économique et politique de Berlin, puis lance un « avertissement solennel à l’Union soviétique » contre toute tentative de bloquer l’accès libre à Berlin-Ouest. Ce qui est en fait dit, c’est que le statu quo est acceptable par les États-Unis tant que l’intégrité de Berlin-Ouest est préservée ainsi que la liberté d’y aller et venir. Le président le reconnaîtra d’ailleurs lors d’une conférence de presse le 15 janvier 1962, lorsqu’on lui pose la question de savoir pourquoi des mesures n’ont pas été prises par les Alliés pour détruire ce mur dès sa construction :

Je pense qu’une telle action aurait pu provoquer une réaction extrêmement violente, qui aurait pu nous entraîner sur un chemin très dangereux. À mon avis, c’est pour cette raison — que les personnes en position de responsabilité avaient reconnue — qu’aucune recommandation n’a été faite dans la direction que vous évoquiez6

Le 26 juin 1963, Kennedy invite au cours d’un discours devant la mairie de Berlin ceux qui ne comprennent pas la différence profonde entre le Monde libre et le communisme ou qui pensent que le communisme est l’avenir, à venir le constater de leurs yeux : « Qu’ils viennent à Berlin ! » lance-t-il. Il définit ainsi sa vision du monde, de la place que Berlin y occupe, et justifie ses actes et décisions en tant que président des États-Unis.

Le 24 mars 1960, alors qu’il n’était que candidat à la présidence, il avait en effet prononcé devant les étudiants de l’université du Wisconsin à Milwaukee un discours intitulé « Notre enjeu à Berlin » (Our Stake in Berlin), dans lequel il célébrait l’esprit de résistance de la ville, son immense valeur symbolique dans l’affrontement entre les deux blocs, mais déplorait aussi le déficit des Alliés en matière d’armements conventionnels :

La vérité, même si elle est dure à dire, est que nous avons laissé nos forces au sol se détériorer à tel point que, si nous devions être confrontés à la force soviétique, nous pourrions être contraints d’abandonner Berlin ou d’utiliser des armes atomiques pour y forcer notre entrée.

Appelant au réarmement conventionnel de l’OTAN, il concluait sur une citation de Francis Bacon :

Il y a plus qu’assez d’espoir pour qu’un homme hardi persévère et qu’un homme sage et prudent continue à croire7.

Quelque trois ans plus tard à Berlin, « Ich bin ein Berliner » sonne comme le triomphe de l’espoir mais aussi de l’autojustification. Que de chemin parcouru depuis la baie des Cochons !


1.  L’ensemble des télégrammes entre les deux hommes est accessible, entre autres, sur le site de l’université Loyola à l’adresse suivante : http://www.loyola.edu/departments/academics/political-science /strategic-intelligence/intel/FRUS-6.html

2 « Berlin is the testicle of the West. When I want the West to scream, I squeeze on Berlin. » C’est une citation qu’il a souvent reprise sous des formes différentes, prononcée notamment à l’occasion de son discours en Yougoslavie du 24 août 1963.

3 Le Peace Corps avait été officiellement créé en mars 1961 par un décret présidentiel (Executive Order).

4 Cité par Alan Brinkley, John F. Kennedy, op. cit., p. 80

5 Texte intégral disponible sur le site de la bibliothèque Kennedy : http://www.jfklibrary.org/Research/Ready-Reference/JFK-Speeches/Radio-and-Television-Report-to-the-American-People-on-the-Berlin-Crisis-July-25-1961.aspx

6 Le texte partiel du communiqué du 24 août 1961 ainsi que de la conférence de presse du 15 janvier 1962 sont reproduits dans Theodore Sorensen, « Let the Word Go Forth », op. cit., pp. 263-264.

7 Texte intégral du discours disponible sur le site de la bibliothèque Kennedy : http://www.jfklibrary.org/Asset-Viewer/Archives/JFKCAMP1960-1030-018.aspx