La présidence de crise :

les missiles de Cuba

 

Même si l’administration Kennedy se satisfait de ce compromis post-baie des Cochons qu’est la construction du mur de Berlin, il n’en reste pas moins que la présence à quelques dizaines de kilomètres des côtes américaines d’un État ouvertement hostile aux États-Unis, soutenu par l’URSS, continuait à poser un problème épineux de sécurité nationale. C’était aussi un rappel quotidien au président Kennedy et à son équipe de l’humiliation d’avril 1961. Cuba était aussi un point d’accroche facile pour les faucons conservateurs au Congrès, dans la communauté militaire, ou encore dans l’opposition républicaine. Mais la menace militaire potentielle n’était pas que fantasmée ou instrumentalisée par certains groupes opposés à l’administration Kennedy. Suite à la débâcle de l’Opération Zapata, les Soviétiques avaient clairement indiqué qu’ils fourniraient à Cuba toutes les armes nécessaires à sa défense, tout en s’engageant à ne pas positionner sur l’île d’armes offensives. Il ne s’agissait là que de promesses orales et chacun sait combien la différence entre arme défensive et offensive est ténue.

Par ailleurs les analystes militaires et les historiens qui ont pu avoir accès aux archives russes le confirment et c’est aujourd’hui un fait acquis, la théorie du « missile gap » ou du retard supposé des Américains en termes de missiles de longue portée, théorie sur laquelle Jack Kennedy avait fait campagne en 1960, était au mieux erronée, au pire fantaisiste. De fait, les Américains disposaient dès le début de sa présidence d’un avantage stratégique et technique indéniable dans le nombre de missiles de longue portée (ceux qui pouvaient être lancés d’un pays pour frapper directement l’autre), dans la diversité des moyens de lancement (bombardier ou sous-marin), dans la précision et la fiabilité de ses armes et enfin dans les bases ou pays amis auxquels ils avaient accès.

Tous les spécialistes du Conseil de sécurité nationale et les membres de l’état-major interarmes (Joint Chiefs of Staff) savaient donc qu’il était très difficile pour l’URSS de frapper directement le territoire des États-Unis, avec deux conséquences simples : d’abord l’importance extrême de l’Europe (et donc symboliquement et au-delà de Berlin) et ensuite le fait que si l’URSS parvenait à installer des missiles de moyenne ou de longue portée, elle modifiait en profondeur et à son profit l’équilibre stratégique entre les deux grandes puissances. Il était évidemment hors de question que les États-Unis abandonnent sans lutter un tel avantage, même s’il n’était pas connu du grand public — la communication présidentielle sur le sujet est toujours compliquée car une partie des enjeux ne sont pas dans le domaine public. En dernier lieu, il faut ajouter que la doctrine de Monroe1, dont la signification et la portée ont considérablement évolué depuis sa formulation en 1823, faisait apparaître la présence d’un État hostile aux États-Unis dans le périmètre de souveraineté et d’exclusion des puissances européennes décrit par la doctrine comme une anomalie intolérable.

 

C’est pour ces raisons que, empêchés d’intervenir directement par les armes à Cuba, les États-Unis continuent, et c’est une véritable obsession dans les cercles de pouvoir, à entretenir des rêves de renversement du régime cubain, renversement qui mettrait aussi fin, pour les dirigeants américains, aux différentes opérations conduites par Fidel Castro pour tisser des liens avec d’autres pays des Amériques, créant de fait une troisième zone d’affrontement entre les deux blocs. Au début des années 1960, les États-Unis, qui sont déjà mobilisés en Europe et en Asie (avec comme points de fixation d’un côté Berlin, de l’autre le Laos et la Chine) souhaitent ne pas avoir à ouvrir un troisième front dans la lutte contre le communisme. C’est ainsi qu’en novembre 1961 le président Kennedy autorise officiellement l’Opération Mangouste (Operation Mongoose), une dénomination qui couvre toute une série d’entreprises de déstabilisation politique, économique et militaire du régime cubain, des projets précis d’élimination de certains dirigeants et, même s’il n’existe aucune trace écrite le prouvant, plusieurs scenarii d’assassinats de Fidel Castro tous plus exotiques et grotesques les uns que les autres. Chris Matthews, dont la biographie de Kennedy est pourtant empreinte de sympathie, d’empathie et de nostalgie admirative, parle d’un « ensemble de complots secrets, tous destinés à un échec pathétique2 ». Vu du côté soviétique, même après ce compromis que représente la construction du mur plutôt que l’annexion pure et simple de Berlin-Ouest, l’idée reste présente selon laquelle Cuba et Berlin ont des destins liés ou croisés, le premier représentant une excellente monnaie d’échange pour la seconde. Qui plus est, une fois les sanctions économiques et l’embargo mis en place à la fois par l’Organisation des États américains (OEA) en janvier 1962 et le décret présidentiel en février, Cuba se retrouve totalement isolé dans les Amériques et sa survie économique passe par une aide massive de l’URSS.

Les tensions vont donc croissant pendant toute l’année 1962. Elles sont de plus exacerbées à l’intérieur des États-Unis par l’approche des élections de mi-mandat de novembre, des élections qui sont généralement défavorables au parti qui détient la Maison-Blanche et qui, dans le cas précis de Kennedy, étaient potentiellement inquiétantes au vu de ses vingt premiers mois de mandat. Dans un tel contexte, c’eût été une forme de suicide politique pour lui de ne pas faire preuve de la plus grande fermeté sur la question de Cuba, d’autant que les négociations sur l’interdiction des essais nucléaires (test ban), un des projets qui aurait pu permettre à l’administration Kennedy de « sortir par le haut » de l’affrontement stérile entre les deux blocs, étaient au point mort, les Soviétiques considérant que des vérifications fréquentes étaient une forme non déguisée d’espionnage militaire.

C’est ainsi qu’il faut comprendre le vote de deux résolutions conjointes du Congrès3 en septembre 1962, l’une portant sur Berlin et l’autre sur Cuba. Le 13 septembre 1962, Kennedy avait prononcé un discours très dur sur la question de Cuba, parlant entre autres d’un rappel des réservistes4, dans lequel il précise de fait les conditions — « toute interférence avec notre sécurité » — qui pourraient déclencher une intervention militaire américaine, qu’il décline en plusieurs points : la sécurité des personnels militaires sur la base américaine de Guantanamo, des navires qui passent le canal de Panama, de la base de missiles et d’activités spatiales de cap Canaveral, de tous les citoyens des États-Unis. Il ajoute que toute tentative d’exporter par la menace ou la force dans l’hémisphère Nord l’idéologie castriste, ainsi que toute installation sur le territoire cubain d’armes offensives justifieront que les États-Unis se protègent et protègent la sécurité des États alliés, sous-entendu ceux de l’OEA. Le 3 octobre 1962, le Sénat adopte la Résolution conjointe 230 qui inscrit dans la loi les principes posés par Kennedy dans son discours et va un pas plus loin en promettant de fait un soutien à toute forme d’opposition intérieure au régime de Fidel Castro. Le texte est clair dans son engagement (c’est le sens d’une résolution) :

Travailler avec l’OEA et avec les Cubains amoureux de la liberté pour soutenir les aspirations du peuple cubain à l’autodétermination.

La Résolution concourante 570 de la Chambre des représentants, adoptée le 5 octobre par la Chambre basse et le 10 par le Sénat, reprend la même rhétorique guerrière, sacralisant littéralement l’intégrité de Berlin-Ouest, le droit de circulation des personnes, et fait surtout figure d’avertissement :

[L]es États-Unis sont déterminés à empêcher, par tous les moyens qui pourraient se révéler nécessaires, y compris le recours aux armes, toute violation de ces droits par l’Union soviétique directement ou par l’intermédiaire d’autres parties et à remplir nos obligations vis-à-vis du peuple de Berlin quant à sa résolution à être libre5.

C’est donc une forme de camisole de force qui est présentée à l’URSS à un moment où celle-ci a déjà commencé à acheminer vers Cuba des têtes nucléaires et les missiles et bombardiers pour les transporter jusqu’à leurs cibles. Le discours du président Kennedy et les résolutions du Congrès n’étaient pas une simple forme de bravade militariste : les services de renseignement américains avaient en effet identifié dès août 1962 un certain nombre d’éléments inquiétants.

Ce n’est que le 14 octobre qu’un avion espion U2 rapporte des photos très probantes de l’installation sur l’île de missiles balistiques de moyenne portée. Les États-Unis détenaient dès lors la preuve irréfutable de la présence de têtes nucléaires à une distance suffisante pour atteindre au minimum toutes les grandes villes américaines de la côte Est. Le président est briefé le 15 au matin. Commence alors une crise de treize jours qui est, selon tous les historiens, le moment de la guerre froide où les deux superpuissances se sont le plus approchées d’un conflit nucléaire, mais aussi le point d’orgue de la carrière politique de John Fitzgerald Kennedy, ce moment qui lui donne un rôle central et indélébile dans l’histoire des États-Unis et contribue à transformer en profondeur la fonction exécutive.

Plusieurs problèmes se posent immédiatement au président : quelle structure institutionnelle est-elle appropriée pour gérer la crise, sachant qu’il s’agit d’abord essentiellement d’apprécier la fiabilité des renseignements recueillis et ensuite de deviner les intentions réelles des Soviétiques ? Quelles sont les options dont disposent les États-Unis pour répondre à la menace ? Quelle est la gradation, si elle existe, entre une « première frappe massive » et l’acceptation de la présence de missiles sur une île située à un peu plus de cent kilomètres des côtes de Floride ? Dans quelle mesure faut-il impliquer le Congrès dans la gestion de la crise, sachant qu’il est très difficile à une institution qui compte cinq cent trente-cinq membres de garder des secrets militaires ? Pour autant, des décisions d’une telle gravité qui engagent la survie de la nation entière peuvent-elles être prises sans la consultation des représentants du peuple américain ? En d’autres termes, le président chef des armées peut-il dans un tel contexte s’arroger tous les pouvoirs ? Enfin comment communiquer avec la population américaine sur la crise sans déclencher d’un côté une panique collective de très grande ampleur et en même temps en répondant aux exigences prioritaires de la défense civile ?

 

La réponse à la première question s’impose assez facilement : c’est une émanation du Conseil de la sécurité nationale en formation élargie à laquelle s’ajouteront quelques conseillers du président qui ne sont pas membres du NSC et un certain nombre de diplomates ou d’experts qui va gérer la crise. Elle est baptisée du nom de commission exécutive du Conseil de sécurité nationale (Executive Committee of the National Security Council, soit ExComm). ExComm ne se réunit pas nécessairement en présence du président qui souhaite lui donner une certaine liberté de proposition et d’indépendance de pensée, pas forcément compatibles avec le respect de la hiérarchie et du rang protocolaire. De fait, Robert Kennedy, le ministre de la Justice, anime ou préside les débats aussi souvent que son frère. La crise des missiles de Cuba est sans aucun doute le moment où les deux frères collaborent de la manière la plus proche. Hormis les personnalités marquantes qui sont membres de droit du NSC, c’est-à-dire le vice-président, le secrétaire d’État, le secrétaire d’État à la Défense, le secrétaire d’État au Trésor, le conseiller de la sécurité nationale, le directeur de la CIA et le chef d’état-major interarmes, on compte aussi, entre autres figures notables, l’ambassadeur des États-Unis à Moscou, l’ambassadeur des États-Unis aux Nations unies qui n’est autre qu’Adlaï Stevenson, ainsi qu’un ancien secrétaire d’État, Dean Acheson. S’ajoutent les trois conseillers les plus proches du président Kennedy, Kenneth O’Donnell, David Powers et Theodore Sorensen.

Les différents scenarii mis sur la table vont, dans l’ordre croissant, de la non-intervention (une position qui n’est défendue par aucun participant) avec possiblement des pressions diplomatiques, à un blocus naval pour empêcher les Russes d’acheminer les têtes nucléaires et leurs lanceurs, suivi de frappes aériennes ciblées sur Cuba, jusqu’à une opération militaire de grande envergure sur Cuba avec débarquement de troupes. Il était évident que le dernier scénario impliquait des conséquences très graves : au minimum cela donnait aux Soviétiques une ouverture pour se saisir de Berlin et il semblait inévitable que la réponse finale soit le recours aux armes nucléaires. D’où des bruits ou suggestions de frappes nucléaires préventives sur l’URSS, destinées évidemment à annihiler la capacité de frappe secondaire de la part des Soviétiques. Le premier scénario était politiquement inacceptable et aurait été considéré comme une capitulation en rase campagne des États-Unis, avec des conséquences potentielles désastreuses pour les nations alliées, notamment les pays de l’OTAN. Ç’eût été littéralement une invitation lancée aux Soviétiques de se saisir de Berlin-Ouest. Le blocus était une réponse graduée qui comportait deux problèmes importants : le droit international le considère comme un acte de guerre, ce dont les Soviétiques auraient pu se saisir pour justifier la guerre eux-mêmes ; les Américains ne savent à aucun moment pendant la durée de la crise à quel stade opérationnel les missiles déjà acheminés sur le territoire cubain sont arrivés. La question est simple : à quoi sert le blocus si les Russes peuvent déjà lancer des missiles depuis Cuba, d’autant qu’il s’agit là d’une stratégie qui leur donne potentiellement du temps pour finir l’installation des missiles et de leurs lanceurs ? Les autres scenarii sont ceux d’une guerre totale avec un calcul terrifiant du nombre de millions de morts que l’administration Kennedy est prête à accepter. Peu imaginent en effet que les Soviétiques ne répondent pas par la force à une nouvelle tentative d’envahir Cuba ou se contentent même de répliquer en Europe.

Le 22 octobre, soit une semaine après le déclenchement de la crise, le président Kennedy s’adresse aux Américains dans une allocution télévisée qui décrit le plan d’action et de réponse des États-Unis. Il avait évidemment prévenu auparavant le Congrès dont les leaders avaient été consultés. Après une description de la nature de la menace (qui inclut explicitement le fait que toutes les villes de la côte est des États-Unis sont à portée de missile), un rappel du droit international selon lequel Cuba et l’URSS seraient en violation du pacte de Rio de l’OEA, des résolutions du Congrès, de la Charte des Nations unies et des avertissements qu’il avait lui-même lancés, le président accuse directement les Soviétiques de mensonge sur la nature des armes positionnées à Cuba puis parle d’un « changement délibérément provocateur et injustifié du statu quo ». Il en vient donc à annoncer sa principale décision stratégique : les États-Unis déclenchent une « stricte quarantaine sur tout équipement militaire de nature offensive en route vers Cuba ». Puis le président évoque une série de mesures diplomatiques et militaires, dont la demande de convocation du Conseil de sécurité des Nations unies. Appelant de nouveau à l’esprit de sacrifice des Américains, il avertit : « Mais le plus grand de tous les dangers serait de ne rien faire. » S’interdisant la capitulation ou la soumission, il conclut sur cette phrase :

Notre objectif n’est pas la victoire de la puissance mais le triomphe du droit, non la paix au prix de la liberté, mais la liberté et la paix, ici dans cet hémisphère et, nous l’espérons, partout dans le monde6.

Le discours a aussi pour objectif de sortir d’une négociation quasiment secrète avec l’URSS que tous les participants considèrent comme un jeu de dupes. Le premier pas vers la résolution de la crise vient le 26 octobre lorsque Khrouchtchev propose dans une longue lettre au président Kennedy une forme de compromis : l’URSS s’engage à ne pas acheminer des armes vers Cuba si les États-Unis s’engagent à ne pas envahir l’île ou à soutenir une invasion. Dès le lendemain, le Premier ministre soviétique envoie une seconde lettre qui ajoute une condition importante au désengagement militaire russe à Cuba : les États-Unis devront retirer leurs missiles Jupiter de Turquie. S’ensuivent des heures tendues de négociation marquées aussi par de réels incidents militaires : un avion espion U2 est abattu au-dessus de Cuba par un missile sol-air ; un sous-marin soviétique porteur de têtes nucléaires est forcé par la marine américaine de faire surface après l’utilisation par l’US Navy de grenades sous-marines. C’est la deuxième lettre de Khrouchtchev qui pose un véritable problème aux Américains ; accepter de retirer les missiles Jupiter, c’est en effet céder à la pression soviétique et mettre en péril la sécurité d’un allié important des États-Unis, la Turquie, même si chacun sait dans les cercles militaires que ces missiles sont obsolètes et difficilement utilisables.

La résolution finale intervient à deux niveaux : le 28 octobre, les États-Unis s’engagent publiquement à respecter la souveraineté territoriale de Cuba et l’inviolabilité de ses frontières et à s’abstenir de toute intervention dans les affaires intérieures de la République ; secrètement, par ailleurs, le président Kennedy s’engage auprès de Khrouchtchev à retirer les missiles Jupiter d’Italie et de Turquie, ce qui sera achevé en avril de l’année suivante.

Comme le rappelle le président Kennedy lors d’une conférence de presse le 20 novembre 1962, ce compromis est fragile car « le gouvernement cubain n’a pas encore permis aux Nations unies de vérifier que toutes les armes offensives ont bien été retirées et il n’existe pas à ce jour de garanties durables contre l’introduction future d’armes offensives à Cuba ». Le président conclut cependant, à la veille de la grande fête américaine de Thanksgiving, sur une note d’espoir, de gratitude et de fierté quant à « l’unité de l’hémisphère, le soutien de nos alliés et la calme détermination du peuple américain7 ».

Cette crise est le point d’orgue de la première partie de son mandat sur lequel il construit ce qu’il pense être les années suivantes à la Maison-Blanche. Ce que chacun considère comme un succès diplomatique sans précédent va largement déborder sur sa capacité à mener le pays dans le domaine intérieur et après les élections de mi-mandat de 1962, c’est une nouvelle présidence Kennedy qui s’ouvre. Pour l’historien Lewis Gould, le succès de Kennedy, qui avait évité la catastrophe, représentait une légitimation de ses méthodes en tant que président8. Ce qui apparaît aussi dans les innombrables récits de cette crise et qui explique aussi la popularité et le prestige que Jack Kennedy en retire, c’est l’extrême solitude du président sur la position qui consistait à retarder le plus possible, y compris au risque de subir une première frappe nucléaire de la part de l’URSS, une intervention militaire. Kennedy renforce la centralité fondamentale de la présidence dans les institutions américaines et l’isole encore un peu plus, non seulement des autres pouvoirs, le législatif et le judiciaire, mais aussi, à l’intérieur même de l’exécutif, concentre le pouvoir à la Maison-Blanche au détriment des ministères et des agences. Enfin, quand bien même John Fitzgerald Kennedy profite à l’intérieur des retombées positives de sa gestion de la crise des missiles de Cuba, l’épisode contribue à creuser la différence entre d’un côté le pouvoir du président en tant que chef de l’État et chef des armées, qui est à l’extérieur des frontières des États-Unis pratiquement sans contre-pouvoirs efficaces, et de l’autre en tant qu’agent et initiateur de la réforme économique et sociale à l’intérieur des frontières. Les contre-pouvoirs sont là infiniment plus puissants, au Congrès ou à la Cour suprême, dans les États ou dans les partis politiques, y compris celui du président. Cette nouvelle forme de présidence, que le politologue Theodore Lowi a baptisée « présidence personnelle » dans un livre au titre éponyme, possède en elle-même un énorme pouvoir transformateur qui est fondé sur sa faiblesse principale, c’est-à-dire son caractère plébiscitaire9. On en voit pleinement les effets en mouvement lorsque Lyndon Johnson succède à John F. Kennedy en novembre 1963. Le transfert plébiscitaire qui fait suite à l’assassinat de Kennedy nourrit une présidence puissamment transformatrice, celle des années 1964 et 1965, puis commence le lent délitement de la crédibilité de la parole du chef de l’exécutif (credibility gap) qui accompagne le ralentissement brutal de l’expansion de l’État-Providence de la Grande Société, dans lequel Lyndon Johnson est renvoyé à une solitude exécutive que n’irrigue plus l’assentiment du peuple américain.


1 La doctrine de Monroe, qui porte le nom du président qui l’annonça en 1823, est un des déterminants structurants de la politique étrangère des États-Unis les plus anciens. À l’origine, il s’agissait d’afficher une totale neutralité vis-à-vis des puissances européennes en s’interdisant d’intervenir dans les « affaires européennes », en retour d’un engagement des monarchies de l’époque de ne pas intervenir dans les « affaires américaines ». Au moment de sa proclamation, la doctrine fait sourire en Europe car les États-Unis ne disposent pas des moyens militaires qui leur permettraient d’intervenir sur le continent européen. En revanche, la France, l’Espagne ou l’Angleterre avaient une longue tradition de présence dans les Amériques. Au fur et à mesure que les États-Unis vont gagner en territoire et en puissance économique et militaire, leur zone d’influence, à l’intérieur de laquelle ils ne toléreront aucune intrusion européenne, va s’étendre. Dès le début du XXe siècle, il est clair que l’Amérique centrale, l’Amérique du Sud et toutes les Caraïbes sont désormais dans cette zone américaine où les États-Unis, depuis le « Corollaire Roosevelt » de 1904, se sont arrogé le droit d’intervenir, y compris de manière préventive, pour préserver l’ordre, la stabilité politique et le libre-échange économique.

2 Chris Matthews, Jack Kennedy, Elusive Hero, op. cit., p. 364.

3 Une résolution a la même valeur qu’une loi et doit, comme n’importe quel autre texte, être adoptée à la majorité simple des deux Chambres puis signée par le président. Ici cependant il s’agit d’un usage très spécifique de la procédure avec un Congrès qui souhaite publiquement appuyer l’action du président pour montrer qu’il existe sur la question une vraie unité nationale au-delà des divisions partisanes. Les deux textes sont en effet ainsi formulés qu’il est difficile à un parlementaire américain de s’y opposer.

4 Dès le 1er août 1961, la Résolution conjointe du Sénat 120 avait autorisé le président à rappeler potentiellement jusqu’à 250 000 réservistes. C’est un fait très rare dans l’histoire des États-Unis.

5 Le texte intégral de la déclaration du 13 septembre 1962 du président Kennedy ainsi que des deux résolutions votées par le Congrès sont disponibles sur le site de la bibliothèque Kennedy : http://www.jfklibrary.org/Research/Ready-Reference/Legislative-Summary-Main-Page/Legislative-Summary/Defense-and-Military.

6 Texte reproduit intégralement dans Theodore Sorensen, « Let the Word Go Forth », op. cit., pp. 272-278. Les citations se trouvent aux pages 277-278.

7 Ibid., pp. 280-282.

8 Lewis Gould, The Modern American Presidency, Lawrence (Kansas), The University Press of Kansas, 2003, p. 133.

9 Theodore Lowi, The Personal President : Power Invested, Promise Unfulfilled, Ithaca (New York), Cornell University Press, 1986.