Préface

 

« Nous aimerions pouvoir vivre comme nous avons vécu dans le passé. Mais l’histoire l’interdit1. » Dans son dernier discours avant son assassinat, le 22 novembre 1963, à la Chambre de commerce de Fort Worth, au Texas, le président John Fitzgerald Kennedy marquait pleinement l’idée de sa présidence comme un moment de transition entre deux ordres politiques mondiaux autour de l’affrontement entre les deux blocs et l’impossible retour à une forme d’âge d’or américain.

Le très court mandat du 35e président des États-Unis représente également une transition tout aussi fondamentale entre deux Amériques sur le plan intérieur. En effet, le 20 janvier 1961, lorsque John Fitzgerald Kennedy prête serment sur les marches du Capitole, les États-Unis sont un pays qui a certes connu de profondes transformations politiques, économiques et sociales sous l’effet combiné de la crise de 1929, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide, mais qui n’est pas pour autant entré de plain-pied dans la modernité. Certes, la décennie des années 1950 est celle pendant laquelle les Américains créent le plus de richesse au XXe siècle mais, pour autant, la société américaine et sa représentation politique n’évoluent qu’à tout petits pas. Les prémices d’un changement vers plus de progressisme sont là : la Cour suprême a notamment commencé un patient travail de sape et de déconstruction de la ségrégation raciale dans le Sud ; les femmes sont entrées massivement sur le marché du travail pendant la guerre et nombre d’entre elles sont restées dans les entreprises après le retour des GI à la maison.

Même le mouvement conservateur, en pleine reconstruction après une longue traversée du désert, n’ose plus affirmer que la période 1933-1945 aurait été une parenthèse monstrueuse que l’on pourrait refermer en privant l’État fédéral des nouveaux pouvoirs qu’il avait accumulés entre-temps.

Pour autant, avant 1960, ces évolutions n’ont pas de traduction dans la loi ou même dans le fonctionnement du système politique, comme si Présidence et Congrès étaient isolés ou coupés de la société. L’État-Providence que le président Franklin Delano Roosevelt avait commencé à construire pendant le New Deal est encore assez largement à l’état de projet et sa croissance ou son expansion ont été stoppées net par la loi Taft-Hartley de 1947, votée par un Congrès dominé, pendant une très courte période (1947-1948), par les Républicains. En mettant en place une nouvelle forme de contrat social américain, ce grand texte de loi conservateur affirme que l’acteur premier de l’organisation économique et sociale est l’entreprise et non l’État, et que donc c’est bien à l’entreprise d’assurer la protection sociale et les retraites de ses employés, pas à la puissance publique par le biais de la redistribution.

 

Dans cette Amérique de l’après Seconde Guerre mondiale, les deux grands partis politiques, le Parti démocrate et le Parti républicain, sont des machines bien étranges et quasi médiévales : largement décentralisés — ce qui fait qu’il n’y a pas un Parti démocrate national mais au moins trois incarnations du parti entre le Nord, le Sud et l’Ouest ou le Midwest, avec chacune leurs thématiques et échelles de valeurs spécifiques — ou plus exactement n’existant vraiment qu’à l’échelle des États et des comtés, ils sont dominés par des « caïds » ou « patrons » locaux (« party bosses ») qui mettent villes et États en coupe réglée et, tous les quatre ans, à la convention de leur parti pour désigner le candidat présidentiel, viennent « livrer » les voix de « leurs » délégués à un homme qui aura été choisi lors de tractations et marchandages d’arrière-salles enfumées, loin de toute forme d’expression pluraliste de l’électorat ou de démocratie participative.

Ce monde masculin et blanc, souvent organisé sur la base des origines nationales, est régi par l’ancienneté et par des codes qui exigent que tout nouvel aspirant à des fonctions politiques, même mineures, passe par une longue période d’apprentissage qui ne permet une progression que très lente vers le sommet de l’État. L’organisation du pouvoir législatif américain reflète d’ailleurs ces règles et codes avec un pouvoir écrasant des présidents de commission, à la Chambre haute comme à la Chambre basse, des présidents qui ont droit de vie et de mort sur tous les projets de loi, quelle qu’en soit l’origine, et qui utilisent ce pouvoir pour redistribuer postes et crédits fédéraux dans leurs États d’élection, mais aussi accumuler une monnaie d’échange avec l’exécutif, ce qui leur permet in fine de consolider leur emprise sur leurs électeurs et donc leurs chances de réélection. Pour avoir de bonnes chances de devenir président des États-Unis après la guerre, mieux valait être gouverneur ou général, des parcours qui, eux, permettaient des carrières plus rapides et affranchies de la nécessité de passer sous les fourches caudines des anciens du Congrès.

On mesure donc immédiatement la rupture que représente l’élection en 1960 d’un homme de quarante-trois ans qui n’a guère que quatorze ans d’ancienneté au Congrès (six à la Chambre basse — dont les deux premières dans la minorité — et huit à la Chambre haute) et entame simplement son deuxième mandat de sénateur. Cet homme est de plus le premier catholique à accéder à la magistrature suprême. Avant lui, il n’y avait eu qu’un exemple d’un grand parti présentant à la présidence ce que beaucoup aux États-Unis continuaient à appeler un « papiste » : Al Smith, le puissant gouverneur de New York, avait été le premier catholique investi ; lorsque les Démocrates préparent la campagne présidentielle de 1960 qui clôt deux mandats républicains à la Maison-Blanche, une première depuis les années 1921-1933, chaque cadre du parti et militant se rappelle surtout la cuisante défaite qu’Al Smith subit face à Herbert Hoover en novembre 1928. Pourquoi tenter le diable avec un catholique ?

 

Le Congrès lui-même est dominé par une puissante coalition conservatrice qui mêle Démocrates et Républicains et dispose, grâce à une alliance entre conservateurs républicains du Midwest et Démocrates ségrégationnistes du Sud, du pouvoir de bloquer toute initiative en matière de droits civiques, de droits des salariés ou encore de redistribution des richesses. Le Sud, à l’aube des années 1960, est une région des États-Unis qui vit depuis la fin du XIXe siècle en situation de monopartisme, le Parti républicain, parti de l’abolition et de la Reconstruction, ayant été exclu du jeu politique et électoral. Dans ce Sud des Dixiecrates2, plus de 90 % des enfants noirs vont à l’école dans des établissements totalement ségrégués, malgré le fait que, en 1954 et 1955, la Cour suprême des États-Unis, dans un arrêt historique, Brown c. Board of Education of Topeka, Kansas, avait invalidé le principe de « séparation dans l’égalité » dans les écoles primaires et secondaires publiques, ouvrant, par extension progressive de la jurisprudence, la voie à la déségrégation raciale dans tous les domaines du secteur public. Dans ce même Sud, seuls 10 % environ des Afro-Américains exerçaient réellement leur droit de vote, tant étaient nombreux les obstacles juridiques, réglementaires et matériels à l’exercice du suffrage. Et si l’on votait, c’était souvent sur la base d’une carte électorale qui datait du début du siècle et ne reflétait évidemment pas les évolutions du corps électoral, en particulier la fuite des Noirs vers les villes du Nord et du Midwest, mais aussi celles du Sud. Quand bien même un Noir américain exerçait son droit de suffrage, il était donc fort probable que sa voix ne pèse pas du même poids que celle d’un électeur blanc. On est, en 1960, encore à la fois fort loin et en même temps tout proche de ce principe posé par la Cour suprême des États-Unis de « une personne, une voix » (« one person, one vote »).

Ces États-Unis de 1961 sont aussi ceux du « complexe militaro-industriel » que le président sortant, Dwight D. Eisenhower, avait dénoncé dans son discours d’adieu du 17 janvier et qui pourtant ne prenait que plus de poids et de légitimité dans le contexte d’affirmations effrayantes mais largement fantaisistes selon lesquelles l’URSS se serait assurée de la supériorité sur les États-Unis en matière nucléaire, la fameuse théorie du « missile gap3 ». Nombreux sont les points de fixation de la guerre froide, de Berlin au Vietnam en passant par Cuba ou l’espace, nouveau champ d’affrontement des deux super-puissances, et la virulence de l’anticommunisme de John F. Kennedy et de Richard M. Nixon, les deux prétendants à la magistrature suprême lors de l’élection de 1960, fait de la « détente » un concept à inventer.

 

À la fin des années 1960, cette Amérique a été profondément transformée et, d’une certaine manière, sans la violence meurtrière de 1968 à l’extérieur et à l’intérieur, elle ressemble déjà plus, malgré l’éloignement chronologique, au pays de Barack Obama qu’à celui de Dwight Eisenhower. Cette ombre portée des années Kennedy-Johnson sur le XXIe siècle, on la voit par exemple lors de l’élection présidentielle de 2008, lorsque les Noirs américains pèsent du même poids dans la démographie et dans le corps électoral, une première dans l’histoire du suffrage aux États-Unis. De même, le grand débat autour de l’adoption de la loi sur la réforme de la couverture santé, le Affordable Care Act (que ses détracteurs ont surnommé Obamacare), est en quelque sorte l’aboutissement d’un processus progressif d’expansion des droits pour parvenir à une couverture maladie « universelle » que le Parti démocrate a longtemps considérée comme un élément structurant de son programme et de sa philosophie de l’État, de Franklin Roosevelt à Bill Clinton en passant par Harry Truman, John Kennedy et Lyndon Johnson.

On touche là cependant à une difficulté que tous les historiens de la période soulignent dès lors qu’il s’agit d’évaluer le bilan de John F. Kennedy : comme dans de très nombreux domaines de la politique intérieure américaine, cette Amérique de la fin des années 1960 qui s’étend par ses choix démocratiques et ses textes législatifs jusqu’à aujourd’hui est, au moins stricto sensu, plus l’héritage de Lyndon Johnson et de sa « Grande Société » que celui de John Kennedy et de sa « Nouvelle Frontière » : en effet, c’est bien l’ancien vice-président, par exemple, qui a obtenu l’adoption par le Congrès des deux grandes lois sur les droits civiques, le Civil Rights Act de 1964 et le Voting Rights Act de 1965 ; c’est bien Lyndon Johnson qui permet la création de ces deux systèmes publics d’assurance-maladie que sont le Medicare, pour les Américains de plus de soixante-cinq ans, et le Medicaid, pour ceux qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Ce ne sont là que deux des exemples parmi les plus connus d’une séquence présidentielle dans laquelle les mille trente-six jours à la Maison-Blanche de John Kennedy apparaissent en quelque sorte comme un brouillon progressiste, la promesse rhétorique d’une transformation politique qui ne se réalise et ne se concrétise véritablement que sous l’égide de l’ancien leader de la majorité démocrate au Sénat, comme si les compétences de l’un et de l’autre ne pouvaient se compléter qu’en succession et non de manière contemporaine. De fait, une grille d’analyse courante montre un président Kennedy qui porte le fer contre les conservatismes, engage le combat, initie un processus incrémental de réforme et fait sauter un certain nombre de verrous à la fois idéologiques et de procédure, mais se heurte à une résistance très organisée que seule l’intime connaissance des mécanismes parlementaires de l’ancien leader de la majorité démocrate au Sénat qu’est Lyndon Johnson permettra de surmonter, surtout lorsqu’elle sera couplée avec une exploitation presque forcenée de l’émotion suscitée par l’assassinat du jeune président. C’est évidemment plus complexe dans la réalité, mais pour autant on touche là du doigt cette étrange gémellité exécutive.

De fait, il est pratiquement impossible historiquement de dissocier ces deux présidences et dans nombre d’ouvrages, dont l’essai classique de Lewis Gould sur la présidence moderne, elles ne font d’ailleurs qu’une : la première se construit dans les urnes par la nécessité pour John Kennedy à la fois d’équilibrer géographiquement son ticket présidentiel et de reconnaître symboliquement le pouvoir incontournable de la représentation démocrate au Congrès ; elle se poursuit par une relation tendue, méfiante et difficile entre deux hommes qui sont dans une alliance de raison très pragmatique, qui ne possèdent pas d’affinités l’un pour l’autre et dans laquelle pourtant existe un besoin réciproque de l’autre ; la seconde, la présidence de Lyndon Johnson, se nourrit elle des combats du président Kennedy, puis transforme les promesses de ce dernier en textes de loi, tout en maintenant une continuité sur les questions de politique étrangère malgré des inflexions importantes sur le Vietnam et le désarmement nucléaire. Dans ce contexte, l’héritage est entièrement partagé, des progrès notables en matière de droits civiques, du moins dans les textes, à l’embourbement au Vietnam en passant par une nouvelle dynamique des rapports avec l’Union soviétique. On discerne pourtant une différence majeure : les succès spécifiquement attribuables au président Kennedy se trouvent essentiellement dans le domaine de la politique étrangère ; ceux de Lyndon Johnson dans le domaine intérieur, comme si, dans cette double présidence Kennedy-Johnson, se rejouait cet affrontement entre deux formes structurantes de l’État aux États-Unis, l’État-Providence (Welfare State) et l’État de la Sécurité nationale (National Security State), qui permet de comprendre le positionnement des deux grands partis vis-à-vis des institutions.

 

Ces deux présidences à la fois quasi fusionnelles et pour autant radicalement différentes mettent bien en exergue la spécificité de la fonction de chef de l’exécutif aux États-Unis et posent la question de savoir comment un homme peut incarner presque à lui seul une transformation aussi profonde de la société américaine que celle impulsée par John Fitzgerald Kennedy et Lyndon Baines Johnson. Cet exceptionnalisme présidentiel américain est d’autant plus notable que la présidence de John Fitzgerald Kennedy ressemble à une Sagrada Familia4 politique, inachevée, imparfaite, truffée de vices de fabrication et d’imperfections et pourtant pleine de promesses de dépassement et de transcendance républicaine.

Comment en effet comprendre l’entrée au Panthéon de la République américaine d’un homme qui inaugure en quelque sorte son mandat par l’assentiment donné à une opération militaire catastrophique et bâclée, l’invasion de la baie des Cochons, qui, aux antipodes des déclarations de campagne, fragilise considérablement la position des États-Unis dans la communauté des nations, affaiblit les États-Unis face à l’URSS dans la guerre froide et enfin invite la présence soviétique à quelques dizaines de kilomètres des côtes de la Floride ? Cet échec, que certains qualifient de faute ou d’erreur historique, est renforcé par un paradoxe : c’est le même homme qui, exactement un mois plus tôt, en mars 1961, avait annoncé, dans un discours qui promettait de révolutionner la relation entre les États-Unis et l’Amérique latine, une « Alliance pour le Progrès » dont l’idéal était la rupture avec les pratiques impérialistes et les rapports de domination qui avaient caractérisé le face-à-face entre le géant américain et ses voisins du Sud.

Comment expliquer aussi qu’un président, qui ne s’intéresse que contraint et forcé à la question des droits civiques et qui garde constamment en tête la nécessité de ne pas compromettre ses chances de réélection en 1964 en s’aliénant les Démocrates du Sud sur la question raciale, puisse être devenu l’incarnation institutionnelle de la déségrégation raciale ? Comment ne pas s’interroger, enfin, sur le hiatus entre cette place réservée à John Fitzgerald Kennedy dans l’inconscient collectif américain et les difficultés énormes qu’il rencontre pendant les deux ans et dix mois de son mandat abrégé à faire adopter par le Congrès, pourtant à majorité démocrate, ses projets en matière de politique intérieure ? Ce ne sont là que quelques-uns des paradoxes ou des apories les plus connus qu’on attache à John Kennedy.

Les réponses appartiennent à trois ordres différents qui se combinent : d’une part, la présidence de John Kennedy était à peine achevée qu’elle faisait déjà l’objet d’une interprétation et d’une reconstruction monumentale, au premier chef sous la plume de Theodore Sorensen, le rédacteur de ses discours et l’un de ses plus proches conseillers pendant ses années au Sénat et à la Maison-Blanche. Sa biographie, Kennedy, parue en 1965, a largement contribué à façonner et à contraindre, au sens architectural du terme, l’historiographie ultérieure, ce en raison de l’extraordinaire proximité entre le sujet et l’auteur, de l’accès dont ce dernier a pu bénéficier à tous les moments, même les plus intimes, de la carrière de John Kennedy, de la qualité reconnue de la plume enfin. L’ouvrage de Ted Sorensen pourrait littéralement être qualifié d’autobiographie par procuration.

John Kennedy est aussi le personnage central de ce que presque tous les historiens des États-Unis considèrent comme le récit de campagne présidentielle le plus achevé jamais écrit, The Making of the President 1960, dont l’auteur, Theodore White, était aussi un proche, et qui lui aussi crée une grille d’analyse de l’élection de 1960 et de l’ascension au pouvoir de l’ancien sénateur du Massachusetts qui sera très difficile à déconstruire ou à contester, si ce n’est par le recours à la polémique. Ainsi sacralisée par deux textes séminaux qui l’encadrent, le mandat de John Kennedy est un récit mythologique avant même que sa présidence ne se termine réellement. Cette mythologie va par la suite être doublement nourrie : d’abord par la controverse autour du rapport publié par la Commission Warren sur l’assassinat de John Kennedy, ensuite par la succession dynamique des strates historiographiques avec l’hagiographie qui cède la place au révisionnisme pour permettre dans un troisième mouvement une synthèse globalisante dont on peut considérer que l’ouvrage de Robert Dallek, An Unfinished Life, John F. Kennedy 1917-1963, est l’exemple le plus abouti. Même un demi-siècle plus tard, à l’orée de ce qui aurait pu être le centième anniversaire de John Kennedy, c’est toujours l’histoire du temps présent que l’on écrit lorsqu’il s’agit du 35e président des États-Unis.

 

Dans le même esprit, l’interruption brutale de la vie de John Kennedy le 22 novembre 1963 apparaît comme une invitation faite aux historiens et aux hommes politiques d’achever le récit, de transformer la promesse en politique publique ou en doctrine. Concrètement cela se traduit par de multiples réécritures de l’histoire au centre desquelles on trouve souvent les mêmes interrogations : John Kennedy aurait-il transformé la présence de conseillers militaires et de troupes de combat au Vietnam en une intervention militaire à grande échelle ? Le Congrès des États-Unis aurait-il adopté la loi de 1964 sur les droits civiques ? Le deuxième mandat aurait-il été plus productif en matière intérieure, notamment sur les questions économiques ? Ce type d’interrogations qui relève de l’histoire-fiction déplace le terrain de l’évaluation du mandat d’un président de ses réalisations vers sa philosophie, un transfert dont les chefs de l’exécutif sortent rarement égratignés ou blessés. Les hommes et les femmes politiques font de même avec John Kennedy, s’appropriant la rhétorique volontariste de transformation et de dépassement, de primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers dans les campagnes, faisant appel à la capacité de John Kennedy à casser les codes et les traditions mais s’inspirent rarement du modèle de gouvernance que le président Kennedy met en place lorsqu’il arrive à la Maison-Blanche. Entre ces deux présidences indissociables, celles de John Kennedy et de Lyndon Johnson, existe une différence fondamentale dans le récit de l’historien : le premier s’écrit à l’irréel du passé (ce qu’elle aurait pu être), le second au passé (ce qu’elle a été).

Par ailleurs, et là encore c’est Ted Sorensen qui nous met sur la piste dans l’avant-propos de la deuxième édition de son Kennedy, publiée en 20095, les présidents des États-Unis sont toujours jugés de manière comparative (et d’ailleurs classés par les historiens) et donc, avec le recul du temps, dans la longue succession qui va de Lyndon Johnson à Barack Obama, il est facile de trouver un vice majeur, une catastrophe ou un défaut rédhibitoire qui diminue la stature de celui auquel on compare John Kennedy, qui sort évidemment grandi de l’opération. Longue est en effet la liste de ces faillites de l’exécutif américain qui court du Vietnam comme tombeau des illusions de la « Grande Société » de Lyndon Johnson à la « nouvelle présidence impériale » de George Bush et son aventurisme guerrier, en passant par le Watergate, l’abaissement de la fonction exécutive sous Carter6, le scandale Iran-Contra7 qui coûte pratiquement la présidence à Ronald Reagan ou encore la mise en accusation de Bill Clinton, pour ne citer que les plus célèbres de ces étiages de la présidence américaine. Oui, dans ce Panthéon inversé de la présidence des États-Unis, le mandat écourté de John Fitzgerald Kennedy fait effectivement presque figure d’exception, mais est-ce ainsi que l’on juge un président des États-Unis ?

 

Le troisième point d’entrée dans l’explication de l’« exception » ou du « paradoxe » Kennedy tient à la nature même du pouvoir exécutif aux États-Unis et à l’utilisation que le jeune président en a faite. Lorsqu’il entre à la Maison-Blanche en janvier1961, l’ancien sénateur du Massachusetts incarne une institution elle-même paradoxale et pétrie de contradictions. Rénovée, rationalisée et réinventée durant le New Deal puis la Seconde Guerre mondiale par Franklin Roosevelt, devenue un outil bureaucratique moderne de gestion des crises, elle avait encore triplement évolué sous l’effet combiné de la mise en place de l’appareil de la Sécurité nationale qui voit concrètement le jour avec l’adoption du National Security Act de 1947, de la transition entre différentes formes de crises (intérieures ou extérieures) et finalement de l’alternance partisane, puisque lorsque le général Eisenhower entre à la Maison-Blanche en janvier 1953, il est le premier Républicain à endosser le nouveau manteau de cet exécutif reconstruit par ses deux prédécesseurs démocrates, Franklin Roosevelt et Harry Truman. Or la plus profonde des transformations de la présidence entre Hoover (qui quitte la Maison-Blanche en mars 1933) et Truman tient tout simplement à l’accroissement exponentiel de son pouvoir qui est le reflet mécanique de l’accroissement du pouvoir de l’État fédéral (en grande partie au détriment des États fédérés) à partir de l’entrée en fonctions de Franklin Roosevelt. S’il n’était évidemment pas question que le président Eisenhower remette en cause cet exécutif aux pouvoirs diplomatiques quasiment pléniers mais encore agrandis par la création du Conseil de sécurité nationale (SNC) en 1947 et au pouvoir militaire transformé par l’arsenal nucléaire, sur le plan intérieur cet État fédéral tentaculaire qui n’hésitait plus à imposer sa loi aux États fédérés en matière économique ou autour des questions de déségrégation raciale n’est pas sans poser problème à un président porte-drapeau d’un Parti républicain dont les têtes pensantes commençaient à rénover et à refonder le conservatisme américain autour de la thématique de l’État comme ennemi des libertés.

Existaient aussi les signes d’un découplage inquiétant pour le chef de l’exécutif américain entre la politique extérieure et la politique intérieure d’une part, entre le président, son parti et le Congrès d’autre part : Harry Truman avait dû, après le succès des Républicains aux élections de mi-mandat de 1946, cohabiter pendant deux ans avec une majorité du parti opposé au Congrès, majorité qui avait pu imposer deux textes majeurs, la loi Taft-Hartley déjà évoquée mais aussi le 22e amendement à la Constitution qui limite à deux le nombre des mandats qu’un président des États-Unis peut effectuer, une forme de vengeance posthume contre Franklin Roosevelt qui aurait pu passer seize ans à la Maison-Blanche si la maladie ne l’avait emporté en avril 1945. Cet amendement, qui ne s’est jamais véritablement appliqué8, a pourtant modifié en profondeur le calendrier institutionnel américain et en quelque sorte déstabilisé l’institution en programmant de manière inéluctable la fin de l’exercice du pouvoir. Mais de manière plus inquiétante, même lorsque Harry Truman avait retrouvé une majorité démocrate au Congrès à la suite de sa victoire lors de l’élection de 1948, ses succès législatifs en matière intérieure avaient été très limités, sur les questions économiques et plus encore sur celles des droits civiques, de telle sorte que son Fair Deal ne fut qu’une très pâle copie du New Deal dans sa capacité à réformer et à transformer les États-Unis. Et lorsque succès il y a, notamment la déségrégation raciale de l’Armée des États-Unis et de la fonction publique fédérale en 1948, c’est grâce à ses prérogatives constitutionnelles de chef des armées et de chef de l’exécutif qui lui donnent le pouvoir d’ordonner l’intégration raciale par décret, c’est-à-dire sans consultation ou assentiment du Congrès. En revanche, dans des domaines tels que le logement, le salaire minimum ou encore l’assurance-maladie, Harry Truman ne parvient que très difficilement à faire valoir son programme au Congrès.

Le contraste est saisissant avec un président des États-Unis qui, sur la scène internationale, gère avec talent les premières crises de la guerre froide, dont le blocus de Berlin et la mise en place du plan Marshall, certainement un des instruments les plus puissants de la diplomatie américaine au XXe siècle, puis parvient, certes à un prix significatif en matière de popularité, à imposer la supériorité du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, lorsqu’il rappelle en 1951 le général MacArthur, coupable d’avoir publiquement exprimé ses désaccords avec le président sur la conduite de la guerre de Corée. Étrange institution donc que cette présidence américaine qui ne connaît pratiquement aucun contrepouvoir dans le domaine diplomatique et militaire mais qui, à l’inverse, peut voir sa volonté en matière intérieure contrariée par un simple président de commission de l’une des deux Chambres du Congrès.

La situation n’est pas différente pour le successeur de Harry Truman : Dwight D. Eisenhower remporte certes les élections de 1952 en permettant à son parti de retrouver la majorité dans les deux Chambres du Congrès, mais il perd cette majorité dès les élections de mi-mandat de 1954 et doit donc gouverner pendant six ans sur les huit de ses deux mandats en cohabitant avec une majorité démocrate. Dès lors, en matière intérieure, il doit se contenter de ce que peuvent accepter deux coalitions de parlementaires américains : la « coalition conservatrice » étendue à des Républicains modérés et à quelques Démocrates centristes de l’Ouest ; une coalition plus « libérale », au sens américain du terme, de Démocrates progressistes auxquels s’ajoutent des Républicains modérés du Nord-Est.

Dans cet écheveau institutionnel qui est l’arrière-plan de la présidence de John Kennedy, mais surtout le monde politique dans lequel il grandit, il faut distinguer entre les facteurs structurels et les facteurs circonstanciels. Parmi les derniers, la dichotomie présidentielle s’explique par le fait qu’une forme de consensus bipartite s’était imposée en 1947 autour de l’adoption du National Security Act, une loi votée par un Congrès républicain qui, en créant le Conseil de sécurité nationale et la CIA et en réorganisant le département de la Défense, consolidait le pouvoir exécutif, exercé alors par un Démocrate. Devant l’urgence et le sérieux de la menace communiste, la sécurité nationale et les questions de défense étaient en quelque sorte mises au-dessus du débat partisan, à la fois dans les votes au Congrès mais aussi dans la mise en pratique de la diplomatie et de la stratégie de défense nationale. De l’autre, cette dichotomie se comprend par l’existence au Congrès de cette « coalition conservatrice » qui représentait un obstacle insurmontable pour toute tentative de réformer la société américaine, quelle que soit l’étiquette partisane du président. Cette coalition n’avait pas le même pouvoir de nuisance selon que le président était démocrate ou républicain : dominée par les Démocrates ségrégationnistes du Sud, elle était certes gênante pour les Républicains mais pas incontournable. Pour les Démocrates, en revanche, elle était presque le centre vital du parti, même si numériquement minoritaire dans la représentation du Parti de l’âne au Congrès.

D’abord, il faut rappeler qu’un petit nombre de sénateurs peut considérablement perturber le processus législatif à la Chambre haute et les Dixiecrates avaient depuis longtemps compris et exploité cette idiosyncrasie parlementaire américaine. Par ailleurs, avant 1948, aucun candidat démocrate à l’élection présidentielle ne l’avait jamais emporté sans faire le plein des grands électeurs des États de l’ancienne Confédération, et même si Harry Truman avait réussi à dégager le parti de ce carcan en l’emportant malgré la présence dans le scrutin d’un Démocrate ségrégationniste, Strom Thurmond, le Congrès, lui, restait très largement organisé autour de Démocrates qui, grâce au monopartisme, trustaient les sièges de présidents de commission en raison de leur ancienneté. C’est uniquement lors des élections législatives de 1958 et de 1962 que l’étau commencera à se desserrer, non que les Sudistes perdent des sièges, mais la majorité démocrate devient alors tellement large que les Dixiecrates pèsent d’un poids proportionnellement moins élevé. La dynamique président / Congrès dont John Kennedy hérite lorsqu’il entre en fonctions lui est donc particulièrement défavorable dès lors qu’il s’agit de proposer des réformes sur le plan intérieur. Jusqu’à son assassinat à Dallas dans ce qui était l’un de ses premiers déplacements de la campagne présidentielle de 1964, le président Kennedy vit ainsi avec l’épée de Damoclès du Sud au-dessus de son programme réformiste, d’où la centralité de la question raciale dans l’Amérique des années 1960.

Sur le plan structurel, John Kennedy doit aussi procéder à un choix fondamental en matière d’organisation de la présidence. Deux modèles s’opposent : d’un côté, un groupe de conseillers proches mais sans attributions véritablement précises qui bénéficient tous d’un accès fréquent et libre au président et peuvent faire contrepoids aux ministres ; de l’autre, une structure plus hiérarchisée avec un secrétaire général de la Maison-Blanche (Chief of Staff) au centre qui gère et filtre l’accès direct au président. On comprend vite que s’il s’agit de casser les codes et de déconstruire les hiérarchies qui protègent les conservatismes, c’est le premier modèle que le président va choisir. Pour autant, il y a là plusieurs dangers potentiels : d’abord une personnalisation plus forte encore de la présidence, ensuite une moins grande lisibilité ou prévisibilité de l’action de l’exécutif pour les institutions extérieures, le Congrès au premier chef, un manque de discipline ou de coordination de l’action de l’exécutif enfin. Si le président Kennedy laisse une image aussi positive en héritage, c’est sans aucun doute qu’il a réussi à surmonter les dangers de ses choix organisationnels.

Deuxième élément structurel, le pouvoir et l’efficacité des présidents des États-Unis au XXe siècle se sont toujours mesurés dans le type de rapport d’autorité qu’ils construisaient avec leur parti politique, le président étant explicitement et ouvertement, à l’inverse de la tradition française, un chef de parti. La thèse que nous avancerons dans cette biographie politique de John Fitzgerald Kennedy pour expliquer sa place élevée dans l’imaginaire démocratique américain s’appuiera sur le fait que la capacité de l’ancien sénateur du Massachusetts d’abord à construire en 1960 une coalition électorale différente de celles qui avaient porté ses prédécesseurs démocrates à la Maison-Blanche et fait de la représentation du Parti de l’âne au Congrès un groupe presque hégémonique depuis 1933, puis à rénover le parti dans ses structures en le nationalisant à partir de son entrée à la Maison-Blanche est révélatrice, plus largement, d’un talent exceptionnel que l’on trouve en filigrane de toute la carrière de John Kennedy à s’approprier les codes d’un milieu, d’un groupe, d’une institution pour mieux les détourner et les subvertir afin de parvenir à ses objectifs réformistes. Ainsi, ce qu’il réussit avec un Parti démocrate conservateur et empêtré dans ses contradictions et ses fractures géographiques et idéologiques, il le réussit d’abord en s’extrayant ou en se libérant des rigidités de son milieu familial, des pesanteurs de la communauté des Irlandais-Américains de Boston et du Massachusetts, des contraintes du localisme de la vie politique de la Nouvelle-Angleterre, des limites que lui impose son statut de jeune élu sans ancienneté à la Chambre des représentants, de cette camisole électorale que peut être son catholicisme, du carcan institutionnel que le Sénat fait peser sur ses ambitions, mais aussi des infirmités multiples liées à un état de santé toujours précaire. Le parallèle peut évidemment s’étendre à la relation ambiguë et difficile que John Kennedy entretient avec un père omniprésent qui est à la fois un puissant financier, un diplomate au talent limité et à l’idéologie douteuse, un marionnettiste peu scrupuleux qui assouvit ses passions par procuration filiale, et un chef de clan tyrannique mais aimant, en bref une ombre portée avec laquelle mais aussi contre laquelle John Kennedy se construit.

L’histoire de John Fitzgerald Kennedy est celle d’un mouvement perpétuel d’absorption, de subversion, et de réinvention des codes de la République américaine. C’est en cela que sa destinée est à la fois exceptionnelle et exemplaire.


1.  « We would like to live as we once lived. But history will not permit it. »

2 C’est le nom qui est formé à partir de Dixie, une des appellations du Sud, et Démocrates, pour désigner les Démocrates du Sud.

3 Une idée avancée par les opposants à l’administration Eisenhower et les « faucons » en général à la fin des années 1950, en particulier après le lancement de Spoutnik en 1957, selon laquelle les États-Unis seraient en retard — d’où l’idée d’un fossé (gap) à combler — dans la production de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM). Kennedy, qui est l’auteur du terme de « missile gap », reprend et utilise abondamment cette théorie dans sa campagne sénatoriale de 1958 et durant l’élection présidentielle. Les historiens aujourd’hui sont unanimes : il s’agissait d’une déformation grossière de la réalité militaire qui restait à l’avantage des États-Unis.

4 La célèbre basilique inachevée de l’architecte catalan Gaudí, considérée comme l’exemple le plus pur du modernisme catalan.

5 Theodore Sorensen, Kennedy, The Classic Biography, New York, Harper Perenial Political Classics (2009), p. XI.

6 La présidence de Jimmy Carter est généralement considérée par les spécialistes de l’exécutif américain comme l’étiage absolu de l’institution dans la période de l’après-guerre. Ce jugement s’appuie aussi sur la volonté explicite de Jimmy Carter de ramener la présidence américaine à une certaine modestie post-Watergate. Il souhaitait donc projeter une image d’homme ordinaire, qui employait un langage de la vérité et refusait toute la pompe cérémonielle traditionnellement attachée à l’exécutif américain. Mais dans une période qui voit le deuxième choc pétrolier, la révolution iranienne dans laquelle un régime soutenu par les États-Unis est remplacé par un régime qui leur est violemment hostile et, la même année, l’envahissement de l’Afghanistan par l’URSS sans que les États-Unis manifestent une véritable résistance, la conjonction entre présidence humble et humiliation des États-Unis est désastreuse pour l’image du président.

7 En violation de deux lois votées par le Congrès qui pour l’une frappait l’Iran d’embargo économique et militaire, et pour l’autre interdisait à l’État américain d’utiliser des fonds publics pour déstabiliser des régimes politiques démocratiquement élus, un certain nombre de membres du Conseil de sécurité nationale et du ministère de la Défense conçurent une opération complexe : des armes furent vendues à l’Iran (alors en pleine guerre contre l’Irak) par l’intermédiaire d’Israël, avec l’espoir de faciliter la libération d’otages américains toujours retenus par le régime islamiste de Khomeyni et d’y encourager l’émergence d’une faction modérée ; les profits de ces ventes d’armes, qui ne pouvaient être rapatriés vers les États-Unis en raison de l’embargo, étaient alors détournés vers la guérilla Contra qui combattait le régime sandiniste au Nicaragua avec le soutien des conservateurs américains. L’affaire est révélée par la presse fin 1986 et les deux rapports qui sont produits, l’un par le Congrès et l’autre par la Commission Tower, auraient très bien pu mener à la mise en accusation du président Reagan.

8 Aucun président des États-Unis auquel le 22e amendement aurait été applicable ne s’est trouvé en position de solliciter de manière réaliste un troisième mandat sans mettre en danger son parti, c’est-à-dire avec des chances réelles de l’emporter. Sur les trois présidents qui terminent leur deuxième mandat à la Maison-Blanche, seul Bill Clinton, en dépit de sa mise en accusation, eût pu prétendre à un troisième mandat. Il eût cependant été en position de faiblesse dès les primaires de son propre parti.