Sur la galerie, à la brunante — ton heure —, l’automne de mes treize ans :

— Imagine ! Si j’étais née ailleurs, dans un autre temps, un autre village, une autre famille, avec un autre corps, plus mince, plus élancé, un visage à la Greta Garbo. Si j’étais née dans une autre maison, avec des parterres de fleurs tout autour, pas un château, exagérons pas, mais une belle maison, à trois étages, ma chambre avec un édredon de satin, des grandes fenêtres encadrées de jalousies bleu ciel, une écurie avec des beaux chevaux blancs qu’on peut faire atteler pour des promenades dans les vergers, après la messe…

— T’aimes pas les chevaux. Tu dis toujours qu’ils sentent mauvais.

— Ceux de ton oncle Fred ! Pas ceux de mon rêve, qui seraient brossés tous les matins pis mangeraient rien d’autre que la belle avoine de nos champs.

— Vos champs ?

— Comme de raison, on aurait des champs ! Des grands champs de blé, d’orge, une grande prairie plantée de tournesols qu’on gagnerait en prenant un chemin de petits cailloux roses, que la rosée pis le soleil feraient briller comme des bijoux !

— Si t’achèves pas, on va être en retard à la messe.

— On ira aux vêpres, ça va faire pareil.

— Péché !

— Tu peux ben rire, toi qui es né sans âme, comme un sorcier d’Afrique ! On n’est pas bien, comme ça, tous les deux, à se bercer dans la véranda de notre château ?

Et tu riais et je riais à ta suite, gagné par ta rêverie facétieuse et qui condamnait le banal, les autres, tous ces étroits d’esprit du village qui ne convoitaient rien, ne désiraient rien, ne savaient rien. Toi, tu savais, à ton heure, t’échapper, tourner le dos à l’accablant jour le jour, fausser compagnie à ton décor de Cendrillon, gagner ton ciel, en amazone sur ton cheval blanc à la crinière bouclée.

Le merle piaillait dans le lilas. La voiture du laitier s’arrêtait au bord du trottoir. Tu saluais de la tête M. Lanthier, qui s’avançait précautionneusement dans l’allée pour remettre en mains propres à sa majesté le sceptre et la couronne : la pinte de lait et le demiard de crème. Tu fermais les yeux, passais longuement tes doigts sur le lisse et le frais des humbles offrandes, chantonnant à mi-voix :

— J’attendrai le jour et la nuit, j’attendrai toujours…

Tu avais une si belle voix. À mon contentement de sauter la grand-messe s’additionnait le petit bonheur un peu triste de te savoir jubilante malgré toi, déserteuse, fuyarde : sans honte ni regret, tu avais abdiqué ton sort déloyal de « mère-servante-torcheuse » et appareillais pour un autre monde, où flambaient les couleurs et soûlaient les parfums.

— Car l’oiseau qui s’enfuit vient chercher l’oubli dans son nid…

Je bourdonnais un moment avec toi — depuis le temps, je connaissais l’air par cœur —, puis tu t’arrêtais, les yeux lancés je ne savais où, comme rattrapée par une apparition connue de toi seule.

— Si t’allais nous chercher deux revels au coin ?

Je bondissais de ma chaise, chevalier servant ayant usurpé trop longtemps auprès de sa souveraine une place qu’il ne méritait pas. Sans traîner les pieds, je filais comme un coursier, sur le trottoir brillant de soleil. Je volais pour satisfaire ton caprice. Brusquement, je ralentissais et, cheminant à cloche-pied, je songeais : « Il n’y a qu’avec moi qu’elle se laisse aller à rêvasser comme ça. Pourquoi ? » Je ne le savais pas. Je ne le sais toujours pas.

Mais j’aime encore Rossignol de mes amours, que je fredonne chaque fois qu’une sournoise envie de décamper de mon destin me prend. Et j’aime toujours les revels, bien glacés, dans lesquels on mord, les yeux fermés, jusqu’à ne plus voir au fond de sa tête qu’un grand soleil polaire.