— Tu rentres ben tard, donc !

— Je sors quand je veux, je rentre tard si je veux, j’vais où je veux et je reviens quand je veux et ça finit là !

— Tu me parleras pas sus ce ton-là !

— C’est mon ton, à présent, pis tu devras t’y habituer !

— Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu… ?

— Mêle-le pas à nos affaires, Celui-là !

— Celui-là ! T’as pas honte ?

— Je monte me coucher !

— J’espère au moins que t’as pas oublié que demain matin on doit aller…

— Nulle part ! Je dois aller absolument nulle part ! Et si je vais quelque part, moi seul sais où et ce que je compte y faire !

— T’es donc ben à pic, à soir ! T’as pas bu, j’espère !

— Maman, j’ai dix-sept ans !

— Justement !

— Quoi, justement ?

— J’me comprends !

— Pour une fois ! Comme tu dis : je vais faire une croix sur le mur !

— Sois pas malveillant ! Pis pas besoin de me souffler dans le visage comme ça, je le sais que t’as bu !

— Une bière, chez Claude !

— On commence par une, pis…

— Une, j’te dis !

— A beau mentir qui rentre quasiment à la barre du jour !

— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire, ça ?

— Monte si tu veux — les oiseaux chantent —, mais va pas t’imaginer que ça va s’arrêter là !

— Tu perds ton vent ! Je suis décidé à prendre le large !

— C’est à voir !

— C’est tout vu ! Bonne nuit !

— Pas si fort, tu vas réveiller ton père !

— Y serait un peu temps, non ?

— Hein ?

— Que je le réveille, comme tu dis !

— Tu parles à côté des mots ! T’es soûl !

— Ben oui, comme de raison !

J’ai grimpé quatre à quatre l’escalier, me suis laissé tomber comme un mort sur mon lit — votre ancienne couche de noces, collée contre le mur de lattes que j’abominais, avec son grand crucifix sans crucifié, accroché entre la Vierge-à-la-main-sur-le-cœur, le visage encerclé de rayons, et la colombe blanche atterrissant sur la tête de « l’apôtre que Jésus aimait ». Mais à la guerre comme à la guerre ! Sous le regard affligé de cette Trinité-là, j’échafaudais ma délivrance, attrapais je ne sais quelle main tendue, suivais tel bel étranger qui paraissait connaître l’endroit du monde où j’étais attendu, l’initiatrice délurée qui daignerait poser sur ma triste carcasse son tendre regard d’ange gardien, suppliais à voix basse l’être surnaturel qui peut-être déjà m’aimait : « Referme tes ailes sur mon corps avant que je bascule dans le précipice ! » Et je m’endormais, persuadé que mon grand décampement était proche.

 

Toi, tu ne dormais pas. À t’écouter, tu ne dormais jamais, rôdais toutes les nuits dans la grande forêt vierge des choses mal advenues. Papa disait :

— Ta mère pis ses sœurs sont toutes malades des nerfs, va donc savoir pourquoi ! Une vraie malédiction !

Tu sortais de la chambre comme une revenante, la tignasse en bataille, les yeux pochés.

— J’ai encore enduré le martyre toute la nuit !

Tu risquais dans ma direction une œillade, ensemble apeurée et méfiante :

— Quelqu’un doit ben savoir pourquoi.

Papa disait :

— Tu manges pus aussi ! Mange queque chose, un fruit, un bout de fromage !

— À quoi bon, ça passera pas.

Plus rien ne passait, ni le pain ni le beurre ni le thé ni le café ni le chagrin ni même le temps : tu étais de nouveau échouée. Et tu nous exposais, avec l’impudeur exemplaire de la victime fraîchement torturée, toutes nos cruelles ingratitudes, baissant sur nous le regard éploré de l’écorchée vive qui miraculeusement n’est pas encore défunte. Je pensais : « Quelle actrice elle ferait ! Katharine Hepburn, Joan Crawford et même la grande Marlène Dietrich pourraient aller se rhabiller ! »

Mais j’avais mal tout de même. En devenant qui j’étais, je t’éteignais, t’arrachais toute vie, tout entrain. Je te volais ce qui te restait de ta jeunesse, le bourdon de tes chansons, jusqu’au prodigieux soulagement de tes rêves. Je n’étais pas ton fils, mais un étranger sans âme et sans scrupules, un poignardeur de faible cœur de mère. Mon cœur à moi, tombé au fond de mon ventre, me prouvait ma cruauté, me conseillait, mais trop tard, de filer doux, m’exhortait à une tendresse introuvable, même en me fouillant de fond en comble. C’était enfin, déjà, la banqueroute, le cul-de-sac de nos amours, depuis le commencement si difficiles à pratiquer. La dégringolade dans cet envers du paradis, où il était écrit depuis toujours que nous renierions notre alliance, toi et moi.

— T’es dur ! T’es devenu tellement dur !

Dur ? Sans doute, mais pas plus que toi. Et puis tu savais bien que ce songe que je faisais de dénicher, au fond du tiroir, le long couteau à trancher le rosbif, pour en finir avec ta folie, cédait aisément sa place, dans mes jongleries moroses, à l’irrésistible envie de plonger la même lame dans mon propre ventre, juste sous mon nombril, qui à t’écouter « n’était pas sec ».

Je sortais en claquant la porte, acteur médiocre à mon tour, dépris de toi jusqu’à la prochaine fois. Aux nuages pâles, indifférents, je criais :

— C’est entendu ! C’est final bâton ! Je pars ! C’est pour d’un jour à l’autre !