I
Il avait fini noyé au fond de sa piscine et ça n’avait surpris personne.
Depuis le temps que Béliot, le vieux Béliot, comme il se qualifiait lui-même, cultivait la haine autour de lui, il fallait bien que la violence éclate un jour. Dans la communauté des expatriés du Mozambique, il était à la fois connu de tous et tenu à l’écart. Même les Français installés sur place l’évitaient. Ils étaient pourtant peu nombreux dans cette ancienne colonie portugaise d’Afrique. Quant aux étrangers de passage, touristes, fonctionnaires internationaux ou cadres en mission pour leur entreprise, aucun ou presque ne s’aventurait chez lui.
Son hôtel, la Résidence dos Camaroes, était pourtant bien situé, près du centre-ville, à une courte distance du port. Mais il avait couru trop d’histoires à propos de cet établissement et sa réputation en avait souffert. Les rares clients qui s’y aventuraient quand même se trouvaient vite témoins de scènes gênantes.
Béliot passait ses journées assis sur un fauteuil en rotin garni de coussins fatigués, face au jardin et à la piscine. Sur une table basse devant lui étaient éparpillés des journaux et, la plupart du temps, des glaçons creux flottaient dans un verre de whisky. Un petit bouton, dissimulé sous la table, permettait d’appeler une serveuse. Deux ou trois jeunes Africaines se relayaient à l’office. Quand la sonnette retentissait, cinq fois, jamais moins, celle qui était de service arrivait en traînant la savate. Béliot lui donnait des ordres secs qui claquaient comme des coups de chicotte.
Les filles étaient habituées. Elles avaient trouvé un bon moyen d’apaiser la mauvaise humeur du patron : elles boudinaient leurs fesses dans des jupes trop serrées et laissaient leur chemisier déboutonné jusqu’en haut du ventre. En posant le verre de whisky que Béliot avait réclamé, elles prenaient soin de se pencher sur lui et de laisser vibrer devant son nez une mamelle noire et soyeuse qui l’adoucissait. Elles repartaient ensuite vers le quartier des domestiques en faisant onduler leur croupe. Le temps avait beau passer, l’âge venir, le corps s’affaiblir, le vieux Béliot n’avait pas vu se desserrer l’étau de la chair. Il continuait de fixer les fesses et les cuisses qui s’éloignaient en jetant sur elles un regard embrumé par le désir. Et, de temps en temps, il allait jusqu’à y porter la main, ce que les filles acceptaient par contrat. Elles savaient que le vieux Blanc n’irait pas plus loin car les nombreuses femmes officielles qui l’entouraient veillaient.
La Résidence dos Camaroes était une ancienne maison de maître agrandie par le haut et sur les côtés. Béliot l’avait transformée lui-même. Dans son premier métier de conducteur de travaux publics, il avait réalisé bien des ouvrages : ponts, aéroports, immeubles. De nombreux bâtiments officiels de la capitale mozambicaine et de beaucoup d’autres villes sur tout le continent africain étaient son œuvre. Aucun édifice cependant ne l’avait rendu aussi fier que cette propriété personnelle. Il l’avait achetée pour presque rien, juste après la décolonisation du Mozambique, en 1975. C’était la demeure d’un colon portugais peu fortuné qui avait pris la fuite. Elle valait surtout par son grand jardin tropical planté d’arbres indigènes, manguiers et palmiers, auxquels se mêlaient des essences importées du Brésil, comme des jacarandas et des pitomberas. Cette haute végétation donnait au jardin une ombre fraîche, particulièrement appréciable maintenant que Maputo était devenue une capitale embouteillée et bruyante.
Béliot avait acquis la propriété sans trop savoir à quoi elle lui servirait car, à cette période de sa vie, il changeait de pays au gré de ses chantiers. La ville s’appelait encore Lourenço Marques et elle avait l’aspect d’une petite sous-préfecture portugaise endormie. L’entrepreneur y passait ses vacances et prévoyait d’y prendre sa retraite. La maison s’était agrandie au fil du temps jusqu’à ce que, finalement, Béliot la transforme en hôtel. Il avait cependant pris soin de ne pas toucher à la terrasse couverte où il se tenait, face à la piscine. Ce coin d’ombre entre des colonnes carrées n’avait pas changé depuis l’époque du petit pavillon colonial. On y voyait toujours les mêmes coussins en toile d’un orange démodé, la même cage en métal pour le mainate, les mêmes pots suspendus, chargés de plantes tropicales qui sentaient l’éponge moisie. Seules les serveuses alanguies étaient remplacées régulièrement, afin qu’elles conservent leur fraîcheur relative.
Ce qui avait été construit sur ce terrain, l’hôtel, le restaurant avec ses tables égaillées autour de la piscine, l’aile des bureaux où étaient installées la réception et la comptabilité, ne semblait pas appartenir au même monde que la résidence primitive. En somme, Béliot était toujours chez lui. Il ne faisait que tolérer, pour autant que son humeur le lui permît, la présence indiscrète des clients et du personnel.
Dans un premier temps, ceux qui avaient l’imprudence de descendre dans cet établissement appréciaient de se sentir chez quelqu’un. Pendant un séjour lointain ou au début d’une pénible expatriation, c’est un sentiment bien agréable pour le voyageur de retrouver l’intimité d’une maison privée. Mais très vite, ce confort virait au cauchemar.
Il y avait d’abord les réveils de Béliot, en milieu de matinée. Il sortait de sa chambre, située au rez-de-chaussée derrière la terrasse, vêtu la plupart du temps d’un maillot de corps trop large qui découvrait ses bras décharnés. Autour de son ventre, une énorme ceinture herniaire s’efforçait de contenir plusieurs éventrations. Ses jambes grêles, boursouflées de varices, s’offraient à la vue des clients qui terminaient leur petit-déjeuner dans l’ombre des parasols, entourés des vives couleurs des fleurs d’hibiscus et des tamaris. En allant s’asseoir sur son éternel fauteuil face à la piscine pour prendre un premier verre, Béliot les gratifiait même, à travers son caleçon trop large, de vues indiscrètes sur sa pendante intimité. Ce spectacle éveillait chez les résidents une gêne qui se muait assez vite en dégoût.
Ensuite, quand retentissaient les premiers éclats de voix, les premières insultes adressées par Béliot aux femmes de service, les intrus prenaient la fuite. Un tel traitement infligé aux pensionnaires avait fini par remonter aux oreilles des rédacteurs de guides touristiques. Le principal d’entre eux vantait l’établissement de Béliot pour la beauté de son jardin et la qualité de ses chambres. Mais un commentaire très sévère, fondé sur un résumé assez juste du caractère du patron, dissuadait les voyageurs de s’y arrêter.
L’hôtel était donc la plupart du temps vide. Béliot, assis face à sa piscine, passait la journée à faire des réussites, à feuilleter les journaux et à boire. À mesure que les whiskies se succédaient, il se tassait dans son fauteuil et s’assoupissait.
À la tombée de la nuit équatoriale, à dix-huit heures quelle que soit la saison, la piscine s’allumait et Béliot, royal, commençait ses audiences. Quelques personnages, Africains et Blancs, toujours les mêmes, lui rendaient visite un par un, à deux parfois, jamais davantage. Béliot disposait d’un petit boîtier qui lui permettait de changer la couleur des éclairages de la piscine. Quand ses visiteurs étaient partis, il jouait encore longtemps avec la commande et contemplait chaque nuance de l’eau. Cette vue le plongeait dans une rêverie dont il n’avait pas épuisé les charmes au fil des années. Quand il finissait par s’endormir, deux serveuses le saisissaient sous les épaules et le mettaient au lit.
*
Aurel Timescu, Consul adjoint auprès de l’ambassade de France à Maputo, en arrivant en poste dans la capitale six mois plus tôt, n’avait pas eu le choix : il n’y avait plus aucune place disponible dans les hôtels abordables de la capitale, à cause de la Coupe d’Afrique de football. En attendant que l’appartement libéré par son prédécesseur soit repeint et ses sanitaires remis en état, il avait vécu quinze jours à la Résidence dos Camaroes, l’établissement du vieux Béliot. Aucun autre client n’y séjournait et Aurel avait l’hôtel pour lui tout seul.
Il s’y était finalement trouvé très bien. La fraîcheur du jardin, son calme, ses couleurs délicates l’avaient favorablement disposé à l’égard du pays. Pourtant, quand on l’avait affecté au Mozambique, Aurel Timescu s’était désolé de devoir retourner en Afrique. Ce continent, au vu de ses expériences précédentes, était synonyme de bruit, de chaleur et de poussière. À partir du jardin de l’hôtel, il se risqua au-dehors et découvrit un climat plus tempéré qu’il ne l’avait craint, même si le soleil brillait encore trop à son goût. Il régnait au Mozambique une manière d’éternel printemps qui n’avait certes pas le charme des automnes de la Mitteleuropa mais qui était moins insupportable que les touffeurs sahéliennes.
L’autre raison qui lui avait fait apprécier la Résidence dos Camaroes était l’absence du patron pendant presque tout son séjour. Béliot avait été hospitalisé la veille de l’arrivée d’Aurel pour une des nombreuses maladies qui le frappaient depuis des années sans jamais l’abattre. Il était revenu en convalescence deux jours avant son départ mais n’avait pas quitté sa chambre. De l’homme qu’on venait de trouver au fond de sa piscine Aurel n’avait aperçu furtivement qu’une silhouette décharnée, tassée sur un fauteuil roulant. Il avait assisté depuis le jardin au retour du monarque de l’hôpital et à son coucher. Sa femme française était apparue pour la circonstance, accompagnée d’une jeune Africaine. Un peu plus tard, alors qu’elles étaient parties on ne savait où, une Mozambicaine d’une cinquantaine d’années couverte de bijoux, en grand boubou, les nattes soigneusement tressées sur la tête, avait rendu une brève visite au malade. Et pendant toute la journée, le ballet des serveuses mamelues n’avait pas cessé. Aurel observait tout cela du coin de l’œil. Il entendait de loin en loin les éclats de voix du vieux Béliot et mesurait l’effet de ces coups de gueule sur le gynécée qui l’environnait.
Il était moins question que jamais pour lui, dans ces conditions, d’espérer obtenir son verre de blanc ou toute autre commande : le personnel, mobilisé pour le patron, l’ignorait superbement. Cette ambiance lui rappelait un peu sa Roumanie natale : l’étouffant patriarcat dans les campagnes et, à l’échelon suprême, la dictature autoritaire du « père de la Nation », le « Guide », dont tous les apparatchiks s’efforçaient, jusqu’au plus bas niveau, d’imiter les manières impérieuses et d’assouvir les augustes caprices.
La contrepartie positive de l’indifférence dont Aurel était victime en tant que seul et unique client avait un avantage : il pouvait faire ce qu’il voulait. Personne, pour une fois, ne prêtait attention à lui. Il sortait vêtu de son grand pardessus en tweed malgré la chaleur moite du printemps austral. Ses costumes européens démodés, ses nœuds papillon chiffonnés, les partitions qu’il griffonnait en fredonnant au bord de la piscine ne provoquaient aucun étonnement de la part du personnel. La maisonnée tournait entièrement autour de Béliot quand il était là et elle ne tournait pas quand il était absent. C’était une cour ou un désert.
Aurel s’était organisé pendant ce séjour une petite vie bien à lui. Il se rendait au consulat en taxi et prenait prétexte du fait qu’il n’était pas encore installé pour n’accepter aucune responsabilité. C’était sa technique dans chaque poste où il arrivait : démoraliser immédiatement ses supérieurs et leur faire comprendre qu’il n’y avait rien à tirer de lui. Sa carrière déjà longue lui évitait d’avoir à expliquer cela longtemps : il était précédé par sa réputation.
Son séjour à l’hôtel dos Camaroes avait pris fin six mois avant que l’on découvre Béliot au fond de sa piscine. Aurel avait toujours eu le vague regret de ne pas l’avoir mieux connu. Ce sentiment ne le tourmentait guère mais il prit une soudaine actualité quand il apprit par le Consul général, son chef, la mort du vieil hôtelier et surtout l’arrestation de sa femme française.
*
Aurel Timescu traînait un dossier catastrophique qui faisait de lui un casse-tête pour la direction des Ressources humaines. Entré tard au Quai d’Orsay et par un concours subalterne, il aurait pu s’élever dans les échelons en travaillant très dur et surtout en redoublant d’obséquiosité. Il en était incapable. À plus de cinquante ans, il n’obtenait donc que des affectations de début de carrière dans des endroits dont personne ne voulait. Agent impossible à licencier car titulaire, il était nommé dans des postes censés le décourager. Aurel n’avait cependant aucune intention de quitter la carrière. C’était plutôt ceux qui devaient le supporter dans leur équipe qui connaissaient d’intenses périodes de dépression : son affectation quelque part équivalait à une sanction infligée au poste qu’il rejoignait.
Les diplomates chevronnés savaient éviter ce piège. La seule chance qu’avaient les Ressources humaines de le caser quelque part était de le noyer dans un train de nominations anonymes comme on en affecte aux très grandes ambassades ou, au contraire, de le fourguer subrepticement à un jeunot. C’est ce qui s’était produit au Mozambique. Didier Mortereau, le nouveau supérieur hiérarchique d’Aurel, était un jeune Consul général fraîchement diplômé, trop novice dans le métier pour avoir entendu parler d’Aurel Timescu. Il eut l’imprudence d’accepter la nomination de ce petit adjoint d’origine roumaine, dont la dégaine évoquait autant l’Empire austro-hongrois que l’univers soviétique, qui écrivait des opéras et jouait le soir sur son vieux piano des airs de café-concert.
La première fois qu’il rencontra Mortereau, Aurel eut l’impression que tout allait se dérouler sans problème, conformément à ses vœux. Ce blanc-bec n’était pas de taille à résister à quelqu’un d’aussi déterminé à ne rien faire. Il avait déjà eu la peau de supérieurs autrement plus coriaces… Il devait, hélas, se rendre compte assez vite qu’il se trompait.
Le drame avec les jeunes, c’est qu’ils croient en l’humanité. Mortereau plus qu’aucun autre de son âge. Éduqué par des parents enseignants à Sens, le jeune Didier avait tété dès sa naissance le lait doucereux d’un marxisme tempéré d’humanisme. Il était profondément influencé par Rousseau, auteur auquel il avait consacré son mémoire de lettres modernes. Quand il prit connaissance, trop tard pour le récuser, du dossier d’Aurel, Mortereau mit la carrière chaotique du pauvre réfugié roumain sur le compte de la méchanceté humaine. Il saurait bien, lui, redonner confiance à ce déraciné, probablement blessé par la vie, et en tirer le meilleur. Il prit la décision de le sauver.
Quand le Consul général tint ce discours à Aurel, celui-ci poussa des cris de reconnaissance et parut sur le point de baiser les mains de son chef. Mais en lui-même, il s’inquiéta beaucoup : décourager ce jeune idéaliste allait requérir une grande patience et il faudrait supporter sans s’apitoyer des scènes bien désagréables.
Aurel s’appliqua pendant six mois à ensabler tous les dossiers que Mortereau lui confiait. C’était un rigoureux travail de procéder à un sabotage aussi méthodique, en faisant toujours peser la faute sur quelqu’un d’autre et en évitant de prêter le flanc à une éventuelle mesure disciplinaire. Mais Aurel savait que sa tranquillité future était à ce prix.
Hélas, aucun échec ne semblait décourager Mortereau. Son indulgence était sans limites. Après chaque catastrophe, Aurel pensait que le compte était bon et que le chef de la section consulaire avait compris. Il s’attendait à une colère, à des menaces voire à des sanctions, toutes choses qui glissaient sur sa chemise amidonnée depuis des années mais qui auraient consommé la rupture. Rien ! Mortereau, patiemment, trouvait des excuses à son malheureux adjoint et lui donnait une nouvelle chance.
Six mois de ce régime : c’était intenable. C’est alors que survint la mort de Béliot.
Aurel ne se doutait de rien ce jour-là, en entrant au consulat. Il avait bu toute la nuit en regardant une série de films roumains que lui avait envoyés sa sœur par la valise diplomatique.
Mortereau l’avait fait chercher dès son arrivée. Aurel espérait que c’était pour le clouer au pilori à propos de sa dernière provocation : il avait volontairement semé la confusion dans un dossier sensible de regroupement familial. Le cousin du ministre de la Justice, qui habitait en France, avait vu arriver à Roissy de soi-disant parents qui étaient en réalité des homonymes. Mais ce n’était pas de cela qu’il s’agissait.
— Dites-moi, Aurel, vous avez sûrement connu Béliot, l’hôtelier de la Résidence dos Camaroes ?
— Connu, c’est beaucoup dire…
— Vous avez habité chez lui en arrivant ou je me trompe ?
— J’y ai passé quinze jours, en effet. Mais il était malade.
— Eh bien, maintenant, il est mort.
— Ça ne m’étonne guère. Il était en très mauvaise santé. Comme disent les Français, il avait brûlé la chandelle par les deux bouts.
— Ce ne sont pas ses maladies qui l’ont tué.
— Quoi, alors ?
— Il a été assassiné. On l’a trouvé au petit matin noyé dans sa piscine.
— Il a pu tomber dedans…
— C’est ce qu’on a pensé d’abord. Mais c’est impossible.
— Pourquoi ?
— Il avait des traces de liens autour des poignets et plusieurs ecchymoses autour du cou. On a même trouvé des brûlures sous ses pieds. Comme s’il avait été torturé.
Aurel était très étonné.
— Quand est-ce que cela s’est produit ?
— Il y a deux jours, apparemment. On n’en a rien su. Le consulat n’a été prévenu que quand les Mozambicains ont arrêté sa femme.
— Sa femme ? Laquelle ?
— La Française. C’est aussi la mère de deux de ses enfants. Vous la connaissez ?
— De vue. Elle habitait à l’hôtel mais j’ai l’impression qu’elle n’avait pas le droit de sortir. Un jour, elle s’est approchée de moi pendant que je buvais mon café. Elle a commencé à parler de choses et d’autres. Elle m’a demandé si j’aimais l’Afrique et j’ai bien été obligé de lui dire que non.
— C’est imprudent, Aurel. Vous êtes Consul, tout de même.
— C’est peut-être imprudent mais c’est sincère. Je ne supporte pas la chaleur. Sinon, je n’ai rien contre les Africains…
— Bref !
— En tout cas, ça n’a pas eu l’air de la choquer.
— Qu’est-ce qu’elle vous a dit d’autre ?
— J’ai l’impression qu’elle avait très envie de parler. Mais je la voyais guetter la porte de l’office. À un moment, une serveuse a passé la tête et nous a vus. Alors, « Madame Béliot », je ne sais pas trop comment l’appeler, a pris congé précipitamment.
Mortereau réfléchissait. Il avait vraiment l’air d’un gamin. De grands yeux naïfs, un visage poupin, de bonnes joues, rouges comme si la maîtresse d’école venait de lui administrer une paire de claques. Il devait vaguement s’en rendre compte car il s’efforçait de prendre des airs importants.
— Quoi qu’il en soit, maintenant, elle est en prison. En tant que ressortissante française, elle a droit à une protection consulaire. Il faut lui rendre officiellement visite.
Aurel, d’un seul coup, pensa à tous les actes de sabotage qu’il avait commis ces dernières semaines et se mit à espérer que la miséricorde de Mortereau ne l’avait pas tout à fait abandonné. Car cette tâche-là, il était impatient de l’accomplir. Un meurtre, une énigme, une affaire embrouillée qui se terminait dans le sang, c’était tout ce qui pouvait encore le passionner dans la vie. Surtout si flottait, comme dans le cas présent, un lourd parfum de doute et d’injustice… Pour rien au monde il n’aurait voulu manquer cette mission.
— Je connais le directeur de la prison, dit-il précipitamment.
Il regretta tout de suite son mensonge car il comprit qu’il était inutile.
— C’est encore mieux. Je voulais justement vous demander d’aller rendre visite à cette femme dès que possible.
— Aujourd’hui même, s’écria Aurel en sautant sur ses pieds. Tout de suite, à l’instant ! J’y vais ! J’y cours ! J’y suis !
Il boutonna son costume croisé d’un air digne et se précipita vers la porte.
Le jeune Mortereau se gratta la tête. Devait-il craindre un nouveau sabotage ou se pouvait-il que sa foi en l’humanité se trouvât enfin justifiée ? L’espoir prévalut et il sourit.