III
Aurel regrettait d’avoir laissé filer le temps. Une sonnerie étouffée vibrait comme une mouche dans les corridors de la prison et les gardiens s’agitaient. Il n’avait plus que quelques minutes pour interroger la détenue.
— Nous allons être interrompus. J’essaierai de revenir demain. Vous ne m’avez pas encore parlé de la nuit où Béliot a été assassiné. Pourquoi vous accuse-t-on ? Dites-m’en le plus possible.
Françoise se redressa et jeta un regard noir vers la porte.
— Ils ne vont pas vous interdire de me parler tout de même ! J’ai droit à la protection consulaire.
Un instant, elle avait changé de visage. Plus de grâce dans ses traits, plus de fatigue non plus ; seulement l’énergie de quelqu’un qui est habitué à défendre sa peau, à se battre pied à pied pour de minuscules acquis. Aurel la trouvait admirable dans ce rôle, mais effrayante aussi, capable de tout. L’idée qu’elle pût être coupable, qui lui paraissait si incongrue un instant plus tôt devant une femme vulnérable et brisée, n’était soudain plus tout à fait extravagante.
— Les gardiens ont des horaires de service, insinua-t-il doucement. Et ils s’imposent aussi aux diplomates…
Elle se tourna vers lui, reprit son sourire modeste et son attitude accablée comme si elle avait précipitamment caché l’arme qu’elle avait laissé entrevoir.
— Avant d’en venir à la nuit du crime, il faut que j’en finisse avec notre situation, pour que ce soit clair.
— Il me semble que j’ai compris : vous étiez divorcés.
— Non, justement. Pas entièrement.
— Qu’est-ce que cela signifie ? La procédure était encore en cours ?
— Disons qu’après dix ans de séparation j’ai obtenu le divorce en France. Mon mari ne répondait à aucune des convocations judiciaires. Il faisait traîner les choses. Ça l’arrangeait, je crois, d’avoir une femme légitime quelque part. Il était protégé contre toutes celles qui voulaient lui passer la corde au cou. Bref, le jugement a été prononcé par défaut. J’ai eu la garde des enfants, bien sûr.
— Ils ne voyaient pas leur père ?
— Ils ont demandé à le rencontrer à dix-huit ans. Mais ils n’avaient rien à se dire. Ensuite, ils se sont passés de lui. Là n’est pas l’essentiel.
Aurel fit un signe pour dire : nous verrons. Françoise poursuivit, en parlant plus vite.
— Le divorce a réglé les questions patrimoniales en France. Mais quand Roger a acheté ce terrain à Maputo et aménagé dessus la première maison, nous étions toujours mariés.
— Ce bien a donc été partagé au moment du divorce ?
— Non, justement. Ou plutôt, seulement pour la loi française qui a considéré qu’il était la propriété de mon mari. Pour la loi mozambicaine, il est toujours en indivision.
— Vous en êtes sûre ?
— Longtemps, je n’y ai pas pensé, poursuivit-elle en ignorant la question. J’avais d’autres priorités : je luttais pour survivre. Mais il y a cinq ans, j’ai touché le fond. D’abord, un sérieux problème de santé : cancer du sein, opération, chimio, etc. J’avais un travail précaire de représentante en produits pharmaceutiques. Une fois malade, je ne touchais plus aucun revenu. À ça s’est ajouté un accident de voiture alors que j’étais mal assurée. Les enfants étaient étudiants et avaient de gros besoins d’argent. Pour ne rien arranger, des squatters se sont incrustés dans un petit studio que je payais en le louant. Bref, la dèche totale. Je ne sais pas si vous savez ce que c’est ?
Elle avait dit cela machinalement. Mais en levant les yeux vers Aurel et en voyant son visage creusé de rides, sa calvitie, son regard de chien battu, elle regretta d’avoir posé cette question.
— Bref ! Tout ça se passait l’automne dernier. J’ai pensé à écrire à Roger pour lui demander de l’aide. Je dois reconnaître qu’il m’avait souvent dépannée dans le passé. Mais, cette fois, ce n’était pas d’un secours ponctuel que j’avais besoin. Il me fallait beaucoup plus et je savais qu’il n’accepterait jamais. J’ai tourné ça dans ma tête pendant des semaines. J’ai fait des recherches sur Internet. J’ai vu qu’il avait construit un hôtel sur le terrain. Et là, j’ai eu une idée. Je me suis dit qu’il y avait peut-être moyen de corriger toute cette injustice de la vie, vous comprenez ? J’ai consulté un avocat.
— Français ?
— D’abord. Mais ensuite, il m’a orientée vers un confrère ici, à Maputo. Je l’ai appelé. Il a regardé l’affaire de près. Sa conclusion est formelle : la moitié du bien est toujours à moi.
— Le terrain ou l’hôtel ?
— Tout.
Les gardiens avaient ouvert la porte et Isidore s’avançait, l’air navré.
— On a beaucoup attendu, monsieur le Consul. Mais là, vraiment…
— Nous finissons, se précipita Aurel. Laissez-nous seulement deux minutes.
Et à Françoise :
— Comment avez-vous annoncé à votre mari votre intention de le traîner en justice ?
— Je n’ai rien annoncé du tout. J’ai emprunté à une cousine le montant du billet d’avion, un charter pas trop cher. Je suis venue au Mozambique et j’ai débarqué à l’hôtel. Voilà tout.
Le petit gardien avança et lui saisit la main.
— C’est terminé maintenant, madame. On rentre.
— Écoutez, monsieur le Consul, il y a plein de choses que vous devez savoir encore.
Elle criait presque pendant que le gardien la tirait vers la porte.
— Quand elle a su que je faisais un procès, l’autre garce a pris peur. Elle connaît l’ancien chef de la police. Ils ont monté toute cette affaire pour m’éliminer.
Elle tendit la main et parvint à agripper Aurel par la manche.
— Revenez cet après-midi, cria-t-elle. Ne me laissez pas moisir ici. Je ne veux pas retourner dans ce trou puant. Rien que d’y penser, j’en ai la nausée. Vous me jurez de revenir ?
Aurel jura d’autant bien volontiers qu’il en savait tout juste assez pour sentir qu’il y avait derrière ce crime un mystère et peut-être une injustice. Les seules choses au monde qui pussent encore le passionner.
*
Il prit un taxi pour rentrer plus vite à l’ambassade. C’était une R9 dont les portières arrière étaient retenues par des sortes d’élastiques.
Le chauffeur le regardait dans un énorme rétroviseur décoré de guirlandes de houx en plastique. Un autocollant représentant la Sainte Vierge cachait un gros éclat dans le pare-brise.
— Vous n’avez pas chaud, comme ça ?
— Non, fit Aurel avec dignité.
Le chauffeur gloussa. Puis un coup d’œil vers son passager lui fit reprendre son sérieux. Il hocha la tête.
Aurel, l’air mauvais, réfléchissait intensément.
Son grand problème, comme dans tous les postes où il avait été confronté à des situations de ce genre, c’était de faire accepter à ses supérieurs qu’il puisse mener une véritable enquête. D’abord, une telle demande était contradictoire avec le fait qu’il refusait toute autre activité. Il fallait leur faire comprendre que pour résoudre une énigme, et pour cela seulement, il était prêt à se consacrer jour et nuit au travail.
Surtout, on lui objectait qu’il y a des gens dont c’est le métier de conduire des enquêtes : la police locale d’abord, et éventuellement l’assistant de sécurité intérieur affecté à l’ambassade par la police française. Un employé consulaire n’a rien à voir là-dedans. Aurel était généralement obligé de ruser pour continuer ses investigations.
Quand il se fit annoncer chez Mortereau au retour de la prison, il cherchait tous les arguments pour s’assurer sinon son approbation, du moins sa neutralité. Il comptait d’abord lui faire remarquer que dans ce pays lusophone, l’ambassade de France n’était pas aussi étoffée que dans les anciennes colonies françaises. Il n’y avait pas de service de coopération policière à demeure. En enquêtant un peu, il n’empiéterait donc sur les prérogatives de personne.
La suite devait lui montrer qu’il n’avait pas besoin de développer cette argumentation.
À peine entré dans le bureau, Mortereau lui fit raconter sa démarche à la prison. À mesure qu’Aurel décrivait sa rencontre avec Françoise, le visage du Consul général s’illuminait : il n’avait jamais vu son collaborateur comme cela. Aurel, assis sur une pointe de fesse, le buste en avant, s’animait en parlant et faisait de grands gestes avec les mains. Pareil enthousiasme ravissait son jeune supérieur. Celui-ci voyait enfin ses intuitions se révéler justes ! Pour quiconque croit en l’humanité, c’est une bien grande récompense de sauver un personnage aussi unanimement condamné qu’Aurel. Peu importait aux yeux de Mortereau que l’attention de son adjoint ne se portât pas vers les questions purement consulaires. L’essentiel était que quelque chose, enfin, fût susceptible de l’intéresser.
— En somme, vous pensez que cette femme est accusée injustement ?
— Je ne peux pas l’affirmer, monsieur le Consul général. Je dis seulement qu’il y a des zones d’ombre dans cette histoire. Les relations de ce Béliot avec son ex-femme étaient complexes et je ne les comprends pas encore très bien. Je n’ai qu’une certitude : il est trop commode de désigner cette Française comme coupable sans chercher plus loin.
— Que comptez-vous faire ?
— Y retourner.
Mortereau se cala en arrière dans son fauteuil. Derrière lui, une tapisserie noire et blanche, abstraite et à vrai dire assez laide, lui servait d’appui-tête. La trace de ses cheveux moites y était visible, sous la forme peu ragoûtante d’une auréole beige.
— Ça ne sera pas facile, lâcha-t-il. Les constatations consulaires ne prennent pas tant de temps d’ordinaire. Le directeur de la prison risque de trouver cela suspect si vous revenez.
— Je sais. C’est pour cela que je ne compte pas y retourner cet après-midi. Espérons que demain…
Le chef de la section consulaire mordillait son crayon.
— Même demain, votre insistance paraîtra bizarre.
Il consulta sa montre.
— Treize heures trente ! s’écria-t-il en se levant. Il faut que je vous quitte. Ma femme m’attend pour déjeuner.
Il remit sa chemise en place dans son pantalon, ferma son ordinateur portable et fourra son téléphone dans sa poche. Puis, en regardant Aurel, il énonça ce qui était probablement une idée soudaine.
— J’ai rendez-vous en début d’après-midi. Retrouvons-nous ici à dix-sept heures. Nous irons à la prison ensemble. Avec moi, ça paraîtra plus naturel.
*
Aurel était assez désemparé. D’un côté, le soutien de Mortereau lui facilitait la tâche. D’un autre, il lui gâchait un peu son plaisir. Ce qu’il aimait, dans ce genre d’enquêtes clandestines, c’était justement leur côté discret, la dissimulation, la solitude du chasseur. Il se demandait quel effet cela pouvait faire de se retrouver sinon en meute, du moins en compagnie. Cependant, il n’avait pas le choix. Le pire n’était d’ailleurs pas sûr. Il se pouvait que le Consul général, après lui avoir mis le pied plus solidement à l’étrier, se retire et le laisse continuer tranquille. Il avait, après tout, bien d’autres chats à fouetter.
Que faire jusqu’à dix-sept heures ? Il n’arrivait pas à se décider et finalement choisit de rester dans son bureau à pianoter sur son ordinateur en mangeant un sandwich. Pour une fois, il disposait d’un vrai bureau. La plupart du temps, dans ses autres postes, son attitude bizarre et jugée négative entraînait comme seule sanction son enfermement dans un placard. Mortereau n’avait pas voulu recourir à une telle punition. Il lui avait même attribué un assez beau bureau, une pièce très convoitée, vaste, avec vue sur un grand parking de supermarché. Aurel, sitôt rentré, ferma la porte à clef, retira son manteau, son veston et ses chaussures. Il sortit d’un petit frigo une tablette de chocolat et se mit à la grignoter en regardant sur le parking une famille de Mozambicains pousser un caddie plein.
Il pensait à Françoise, débarquant à Maputo après vingt ans de séparation et s’installant chez son mari pour faire valoir ses droits sur la moitié de ses biens. C’était vraiment une sacrée femme. Béliot n’avait pas l’air commode, mais derrière ses coups de gueule et les insultes qu’il lançait au petit personnel, on pouvait se demander s’il faisait le poids devant elle. D’ailleurs, il l’avait laissée l’envahir. C’était déjà très étonnant.
Aurel chiffonna le papier du chocolat et le lança dans la corbeille. Il s’étira, en se penchant en arrière, les mains croisées sur la nuque. Il avait envie d’un verre de blanc très frais, du Tokay de Hongrie, si possible. Il avait trop chaud pour que ce fût normal. Il devait être un peu fébrile. Il aurait pu allumer la climatisation mais il ne s’en servait jamais parce qu’en quelques minutes la pièce devenait une glacière. L’Afrique était pour lui synonyme de sinusites permanentes à cause de ces changements incessants de température. Il tira sur les pans de son nœud papillon et laissa retomber les extrémités de chaque côté de son col.
Il s’assoupit un instant et rouvrit soudain les yeux en se redressant.
Bartolomeo !
Il venait d’avoir une idée. Bizarre que Mortereau n’y ait pas pensé. C’est pourtant le Consul général qui avait présenté à Aurel Me Bartolomeo Cavalcanti, peu de temps après son arrivée. C’était l’avocat du consulat, un métis franco-mozambicain. Mortereau ne jurait que par lui et le consultait à tout propos. À soixante ans passés, le juriste, qui avait fait ses études en France, comptait plus de vingt-cinq ans de carrière à Maputo. Il était un peu la mémoire vivante de la capitale.
Aurel décrocha son téléphone et composa le numéro du cabinet. Bartolomeo répondit lui-même. Il avait la bouche pleine et une voix de mauvaise humeur.
— Oui ?
— Maître Bartolomeo ? C’est Aurel Timescu.
Il se fit un silence au cours duquel l’avocat déglutit laborieusement sa bouchée.
— Aurrrel Timechchchku, répéta-t-il en imitant lourdement l’accent roumain. Quel honneurrr !
Me Bartolomeo était un gros homme pompeux qui faisait volontiers étalage de sa culture et de ses relations. Mais si l’on voulait bien passer par-dessus ces défauts finalement légers, il se montrait plein d’humour et cordial. Il avait été marié dix ans avec une Russe qui ne supportait pas le climat et avait fini par le quitter pour rentrer dans ses steppes. Bartolomeo gardait un assez bon souvenir de son mariage et un meilleur encore de sa séparation. Il en conservait une bizarre sympathie pour tout ce qui venait d’Europe de l’Est, mettant dans le même sac la Bulgarie et la Russie, la Roumanie et la Pologne. Aurel, à ses yeux, appartenait à ce vaste ensemble caractérisé par de grandes forêts, des hivers rigoureux et des femmes insupportables.
— Cher, cher Aurel ! Figurez-vous que pas plus tard qu’hier, je parlais justement de vous avec le ministre de la Santé. Il rentre d’un voyage dans votre pays. Enfin, votre ancien pays. Je veux dire la Slovaquie.
— Je suis roumain.
— Peu importe. Vous êtes frrrrançais maintenant ! Ha ! Ha ! Que puis-je faire pour vous ?
— Voilà, maître. Je me demandais… si vous connaissiez Roger Béliot.
Le ton de l’avocat se fit immédiatement plus froid.
— Le malheureux Roger Béliot. Triste, sa mort, n’est-ce pas ? Il faut dire qu’elle colle assez bien au personnage. Que voulez-vous savoir ?
— Nous nous occupons de sa femme, le Consul général et moi-même. En tant que ressortissante française, nous nous devons…
— Française, sa femme ? Mais c’est une Mozambicaine pur jus !
— Je veux dire sa première femme.
— Ah oui, c’est vrai. Il y a l’autre. Celle d’avant. Pardonnez-moi mais cela fait si longtemps qu’elle a disparu. Je n’avais pas l’habitude de la compter dans le paysage.
— C’est pourtant elle qu’on accuse.
— Je ne savais pas. J’étais en voyage ces derniers jours, et je suis rentré d’hier.
— Eh bien, elle est en prison. On la soupçonne du meurtre de son ex-mari.
— Tout est possible avec ces gens-là.
— Vous ne semblez pas avoir eu de très bonnes relations avec le défunt…
Bartolomeo but une longue gorgée, sans doute au goulot, et Aurel l’entendit étouffer un renvoi.
— Le défunt. C’est vrai, paix à son âme ! Puisque vous me le demandez, je vous dirai que nous avons été opposés dans une affaire de malfaçon, il y a une dizaine d’années. J’étais l’avocat du maître d’ouvrage et Béliot a perdu. Il ne me l’a jamais pardonné. Mais que voulez-vous savoir, au juste ?
— Des renseignements consulaires, surtout, se hâta de dire Aurel, qui avait senti un peu de méfiance dans la question. D’abord, s’était-il remarié ?
— Je vous l’ai dit, avec cette Mozambicaine. Fatoumata Béliot est la fille d’un chef de tribu du nord du pays. Un homme puissant. Ce sont des musulmans, d’origine tanzanienne. Par les temps qui courent et dans ce pays catholique, c’est important à signaler. Mais ces musulmans-là sont proches du pouvoir.
— Quel âge a-t-elle ?
— Fatoumata ? Une bonne quarantaine d’années. Allez, cinquante, si vous insistez. Mais ne le lui dites pas !
— Elle vit à Maputo ?
— Elle a une maison dans la ville haute, le quartier chic. Mais elle séjourne souvent dans le fief de son père, au nord de la capitale.
— Cela signifie que Béliot et elle ne vivaient pas ensemble ?
L’avocat éternua, se moucha bruyamment et s’excusa un instant pour aller fermer une fenêtre. Il affectait d’être sensible aux courants d’air et tirait gloire d’être souvent enrhumé dans un pays où il fait trente degrés à l’ombre la majeure partie de l’année.
— Il faut que vous sachiez une chose, Aurel. Béliot était un type épouvantable. Je ne sais pas ce que les femmes lui trouvaient. Il y avait sûrement des affaires d’argent derrière tout ça. En tout cas, Fatoumata est restée avec lui le temps qu’il l’épouse et lui fasse un enfant. Ensuite, elle a vécu sa vie et lui aussi, d’ailleurs.
— Ils ont eu un enfant ?
— Un garçon. Il a une quinzaine d’années maintenant. Si vous êtes passé à son hôtel, vous avez dû le voir. Il est rentré de Genève il y a deux mois pour travailler avec son père.
— Il devait reprendre l’hôtel ?
— Sa mère y tenait beaucoup. Elle avait demandé à Béliot de faire une donation de toute la propriété en faveur de son fils. Je le sais parce que le notaire qui l’a rédigée m’avait demandé mon avis sur un point de droit.
— Et où est-elle, cette donation ? Vous pensez que Béliot l’avait remise au garçon ou à sa mère ?
— Cela, je l’ignore. Le notaire ne m’en a pas dit autant.
— Pardon si je vous pousse à violer le secret professionnel mais… avez-vous entendu parler d’un recours de sa première femme pour revendiquer la propriété du terrain sur lequel est construit l’hôtel ?
— Non. Cette affaire n’est pas passée par moi. Je lui aurais dit qu’elle n’avait aucune chance. La justice ici, comment dire ? n’est pas insensible à la qualité des justiciables. Pour une Française, attaquer des Mozambicains, c’est… prendre un gros risque.
— Mais c’est son mari, donc un Français, qu’elle attaquait…
— Sauf qu’il est marié avec une Africaine et qu’ils ont un fils.
— Je comprends.
Aurel comprenait en effet chaque mot et le sens général de ce que lui disait l’avocat. Ce qu’il ne comprenait pas du tout, c’était le rapport que ces faits pouvaient avoir avec le meurtre de Béliot.
— Franchement, maître, pensez-vous que le retour de cette Française et son recours en justice puissent être la cause d’une mise en scène pour la compromettre comme elle le prétend ?
— Je l’ignore absolument. Tout ce que je peux vous dire, c’est que si elle gênait des Mozambicains, ils n’avaient pas besoin de manigancer quelque chose d’aussi tordu pour se débarrasser d’elle.
— À moins qu’ils aient voulu faire d’une pierre deux coups, en éliminant Béliot aussi.
Bartolomeo rit bruyamment.
— C’est chez vous, en Pologne, qu’on joue aux échecs, mon cher Aurel. Les gens d’ici ne sont pas si compliqués.
— En êtes-vous sûr ?
L’avocat réfléchit un long instant.
— Non, vous avez raison. Ils sont compliqués. Mais autrement.