IV
Le coup de fil qu’Aurel avait passé à Me Bartolomeo avait duré moins d’une demi-heure. Il lui restait encore un bon moment à occuper jusqu’au rendez-vous avec le Consul général. Aurel avait envie de musique mais son appartement était trop loin pour faire un aller-retour. Il joua donc une sonate de Chostakovitch à sec, en pianotant sur le rebord de son bureau. C’est avec ce genre d’exercices qu’il avait acquis une réputation de fou dans tous les postes où il était passé. Heureusement, à Maputo, il pouvait s’y livrer dans un bureau bien fermé – merci monsieur le Consul général – sans crainte d’être observé.
Ce n’était pas aussi agréable, sans doute, que de jouer sur le vieux piano droit qu’il traînait partout. Pourtant, le mouvement des doigts sur le bois avait le pouvoir de lui faire entendre les notes. Et, tandis que son vrai piano désaccordé livrait des sonorités de bastringue, les notes qui naissaient dans son esprit étaient pures et justes, aussi riches que si elles avaient été produites par un Steinway de concert. C’était un exercice digne de son grand-père maternel, le rabbin kabbaliste qui proclamait le doigt levé : « La matière est esprit. » Aurel n’avait pas compris le sens de cette phrase jusqu’à ce qu’il découvre ce pouvoir des doigts courant sur le bois et faisant concrètement retentir en lui une mélodie.
Son goût pour les énigmes policières s’expliquait de plusieurs manières. D’abord, il aimait la justice. Aucun combat ne lui semblait plus noble que d’attribuer au vrai coupable la responsabilité de ses actes et, par voie de conséquence, de réhabiliter l’innocent. Dans l’affaire qui l’occupait désormais, il sentait rôder l’injustice. Sans qu’il pût absolument l’affirmer, Aurel avait la conviction que cette femme en prison disait vrai. Quels que fussent sans doute ses nombreux vices, ses fautes et peut-être ses crimes, elle était à ses yeux innocente de ce qu’on lui reprochait, à savoir la mort de Béliot.
À ce point de sa réflexion, il retombait sur la Kabbale, sur « la matière qui est esprit ». Au cœur de toute enquête, Aurel voyait une lente transmutation : il fallait observer la matière même du crime, ses instruments, ses lieux, son horaire pour parvenir à remonter jusqu’à son esprit, celui de la victime comme celui du criminel. En l’occurrence, il se sentait encore bien loin du compte. Un vieil homme avait été retrouvé mort dans sa piscine après avoir été frappé et ligoté. Il était environné de convoitise et de haine. Comment savoir laquelle s’était incarnée en meurtre ?
Aurel s’énervait en y pensant. En frappant sur le rebord du bureau, il fit quelques fausses notes qui retentirent désagréablement à ses oreilles. D’un coup sec, il fit comme s’il refermait le couvercle du clavier, tordit les articulations de ses doigts pour les faire craquer et vit qu’il était l’heure de descendre chez le Consul général.
Mortereau, debout, manipulait des piles de parapheurs d’un air las. Il avait ce tic de se passer la main dans les cheveux d’avant en arrière. Une petite crête blonde se dressait sur son crâne et lui donnait des airs de Tintin.
— Je suis à vous dans un instant, Aurel.
Il terminait le petit ménage de son courrier, triait des télégrammes, signait des lettres d’un paraphe nerveux.
— J’ai appelé le directeur de la prison. Vous ne m’en voudrez pas, je vous ai un peu chargé. J’ai prétendu que vous n’aviez pas l’expérience nécessaire pour une affaire aussi grave. Comme l’affaire était sensible, je devais voir moi-même la personne détenue. Il a très bien compris. Il nous attend.
Pas l’expérience ! Ce que les diplômes peuvent rendre stupide, tout de même… Aurel, sans rien laisser paraître, était affligé. Dieu sait qu’il aimait la France, pays qui l’avait littéralement racheté et tiré des griffes de Ceausescu. Mais il ne s’était jamais résolu à ce système de concours qui permettait d’obtenir à vingt ans un avantage à vie, qui classait les individus en castes et protégeait à jamais des nigauds du calibre de Mortereau.
Ils se tassèrent à l’arrière de la voiture de fonction. Le jeune Consul général s’ébrouait dans son écrin de velours gris – pour le cuir, il lui faudrait monter encore quelques échelons –, ravi de sa propre réussite. Il vouvoyait son chauffeur, un vieux Mozambicain qui avait du poil dans les oreilles et en avait vu d’autres.
— J’ai parlé de cette affaire à ma femme au déjeuner. Vous connaissez ma femme, Aurel ? Non. Alors, il faudra que je vous la présente.
Mortereau était célèbre chez les expatriés à cause de son épouse, une Indienne des Caraïbes. Elle était affligée d’une sorte de névrose d’achats compulsifs. Elle écumait les magasins de la capitale et, dès qu’elle tombait sur des promotions, faisait des commandes en quantité. Elle rapportait cinquante tubes de dentifrice, deux cents bouteilles de shampoing, trente kilos de bœuf. La grande question était de savoir ce qu’elle pouvait bien en faire.
— Elle a suivi des études de psychologie à Nanterre, vous le saviez ? Eh bien, elle me dit qu’il faut se méfier de cette Françoise Béliot. Elle l’a croisée une ou deux fois et elle ne croit pas un mot de ce qu’elle vous a raconté.
Allons, bon ! Il allait falloir non seulement supporter Mortereau mais aussi les avis de sa criminologue de femme. Aurel sentait que malgré tout l’intérêt qu’il portait à cette enquête, il y avait un gros risque qu’il finisse par en être dégoûté.
L’accueil à la prison fut bien différent du matin. Aurel mesura ce qu’était l’autorité. Plus besoin de frapper au portail ni d’attendre le bon vouloir des gardiens. L’un d’eux faisait les cent pas devant l’établissement en les attendant. Il ouvrit la portière arrière droite de la voiture. Le Consul général en sortit avec des airs de chef d’État se rendant à un sommet de la dernière chance. Aurel se débrouilla tout seul et trottina derrière lui.
Les deux diplomates furent conduits le long d’un corridor jusqu’au bureau du directeur de la prison. La pièce était peinte en bleu pâle et ornée d’un portrait du président mozambicain. Le cadre était assez endommagé, preuve qu’il avait été ouvert bien des fois pour remplacer la photo au gré des changements de régime. Beaucoup d’hommes politiques avaient d’ailleurs dû, avant ou après leur arrivée au pouvoir, séjourner dans la prison à titre de simples détenus, si bien que le directeur, après avoir admiré leur portrait, avait fait connaissance avec l’original.
Une télévision accrochée à un bras télescopique était allumée dans un des coins de la pièce. Le son était réglé assez bas ; on entendait néanmoins les applaudissements et les rires d’un jeu télévisé.
— Prenez place, monsieur le Consul général, déclama le directeur.
Tant pis pour Aurel, qui s’assit quand même.
— Vous venez rendre visite à cette dame Béliot. Sale affaire. Et cette personne est très difficile.
Le directeur faisait mine de consulter un dossier posé sur le bureau.
— Savez-vous qu’elle a griffé une de nos surveillantes, hier ?
— Il faut la comprendre, monsieur le Directeur, elle clame son innocence.
— Notre surveillante aussi est innocente. Il faut que cette femme se calme. Dites-le-lui. Sinon, toute française qu’elle soit, nous devrons la mettre en régime spécial. Ce qui signifie lui interdire les promenades et les visites.
— Je vais faire mon possible pour la raisonner.
Le fonctionnaire semblait assez heureux de voir un diplomate français s’aplatir devant lui. Et Mortereau qui tombait dans le panneau ! Aurel était fou de rage. Ces gardes-chiourme sont les mêmes dans le monde entier. Le petit pouvoir qu’on leur donne…
— Puis-je vous demander, cher directeur, reprit mielleusement le Consul, où elle en est sur le plan judiciaire ?
— Officiellement, elle est inculpée de meurtre avec préméditation ainsi que de vol.
— De vol ?
Mortereau et Aurel se regardèrent. Personne ne leur avait encore parlé de cela.
— La victime avait apparemment un petit coffre dans sa chambre, un genre de caisse avec une serrure sur le dessus. Elle a été fracturée et on l’a retrouvée vide. Ce que j’en dis, c’est ce que les magistrats du parquet ont bien voulu me raconter. Je ne suis pas chargé du dossier.
Son ton exprimait clairement : « Ni vous non plus, que je sache. »
— Si vous souhaitez en savoir plus, je pense que son avocat pourra répondre à vos questions.
— Nous allons voir ça avec elle.
— En ce cas, ne perdez pas de temps. Tous les visiteurs doivent être sortis au moment où l’on sert le dîner. C’est le règlement.
Une explosion de joie dans la télévision indiquait que quelqu’un avait touché le jackpot.
*
Françoise Béliot était déjà installée dans le parloir quand le directeur y fit entrer le Consul général et son adjoint. La prisonnière se leva brusquement et regarda Aurel en souriant. Puis elle considéra Mortereau d’un air sévère.
— Je vous laisse, fit le directeur de la prison, et il s’éclipsa.
— Qui est-ce ?
Françoise avait parlé directement à Aurel, en faisant un simple signe du menton vers le Consul général. Bien qu’elle ne l’eût pas interrogé, celui-ci répondit lui-même.
— Je me présente : Didier Mortereau, chef de la section consulaire à l’ambassade de France au Mozambique. Monsieur Timescu, que vous avez vu ce matin, est mon adjoint.
Aurel fit un petit signe de connivence en direction de Françoise comme pour lui dire : ne créez pas d’incident. Elle comprit car elle alla se rasseoir et attendit les questions.
— Nous avons peu de temps, madame, reprit Mortereau. Mon collaborateur m’a fait part de ce que vous lui avez dit ce matin.
Aurel eut encore une mimique qui disait : laissez-le causer. Françoise Béliot sourit parce qu’il était très drôle dans ce rôle muet.
— Reprenons là où vous en êtes restés. Que s’est-il passé quand vous avez atterri à Maputo, il y a quelques mois ? Vous aviez prévenu votre mari de votre arrivée, je veux dire M. Béliot ?
La prisonnière réfléchit puis commença à parler en regardant Aurel.
— Non, je ne lui ai rien dit avant. J’ai sonné une après-midi, en débarquant de l’avion avec mes valises.
— Il était là ?
— À sa place habituelle : dans son fauteuil, face à la piscine. Je pense qu’il en était déjà à son troisième ou quatrième scotch.
— Et alors ? fit Mortereau, incapable de dissimuler sa curiosité.
Aurel craignit un instant que cette impatience brise le charme. Mais Françoise avait décidé de parler et, en elle-même, c’était à lui qu’elle s’adressait, sans tenir aucun compte des interjections juvéniles du Consul en chef.
— Il m’a prise d’abord pour une cliente. Il a fait signe aux gamines de s’occuper de moi. Puis, tout à coup, il m’a reconnue. Son visage s’est déformé de colère. Il a voulu se lever mais il a trébuché et s’est rattrapé à l’accoudoir du fauteuil. C’était étrange : je reconnaissais tous les signes annonciateurs des colères qui me faisaient si peur. Sauf que, cette fois, je n’avais plus peur.
— Il aurait pu vous faire jeter dehors, remarqua Mortereau.
— Le temps avait passé et nous étions allés en sens inverse. Il était devenu faible et je me sentais désormais très forte.
Aurel la fixait intensément. Il cherchait la faille, l’expression fausse, le visage du mensonge. Mais tout sonnait parfaitement juste.
— Je me suis assise en face de lui. Il y avait une serveuse qui se tenait sur le côté, avec mes valises. Je lui ai ordonné de les porter dans ma chambre. Il y a eu un moment de flottement. Je regardais Béliot droit dans les yeux. Il essayait de résister. Finalement, il a détourné le regard et a dit à la fille : « Porte-les dans la douze. » J’avais gagné.
À cette heure du soir, la circulation était intense devant la prison. Dans la pénombre qui envahissait peu à peu la pièce, on entendait résonner des bruits venus du dehors : klaxons et vrombissements de moteur. La chaleur retombait un peu.
Pour la première fois, Françoise parut s’apercevoir de la présence de Mortereau.
— Vous avez connu Roger Béliot ? demanda-t-elle au Consul général.
— Non. Je ne l’ai jamais rencontré.
Elle hocha la tête.
— Vous avez manqué quelque chose. C’était un personnage.
Aurel, qui avait conscience du temps qui passait rapidement, remit la conversation dans les rails.
— Quand lui avez-vous parlé de vos problèmes d’argent ?
— Je ne lui ai pas parlé de mes problèmes d’argent. Je n’allais pas m’humilier davantage. J’étais venue faire valoir mes droits sur le terrain et sur l’hôtel. C’est tout. Je le lui ai annoncé dès le lendemain.
— Comment a-t-il pris cela ?
— C’était au cours d’une sorte de dîner. Il ne m’avait pas vraiment invitée. J’étais servie sur une table près de la piscine et lui sirotait son whisky, comme toujours à la même place. J’ai pris mon assiette, mes couverts et mon verre et je me suis assise en face de lui. Il a fait un mouvement pour prendre la fuite mais je l’ai arrêté en lui saisissant le bras. Le fait que je le touche a eu l’air de l’émouvoir. Il s’est posé et m’a dit : « Je t’écoute. »
— Il se doutait de ce que vous alliez lui dire ?
— Je ne pense pas. Au fond de lui, il savait qu’il y avait une faille dans son patrimoine. Mais c’est comme les criminels, vous comprenez. Au bout de tant d’années, ils pensent qu’il ne se passera plus rien.
— Il n’avait pas préparé sa défense ?
— Il n’y avait rien à préparer. Mon argumentation était imparable. Je lui ai expliqué ce qu’il savait déjà.
— Et vous avez posé vos conditions ? intervint Mortereau qui paraissait très excité alors qu’Aurel et Françoise affectaient un calme de joueurs d’échecs.
— Évidemment. J’ai dit : « Je veux la moitié de ce terrain. » J’avais eu le temps de repérer les lieux le matin. J’ai montré une ligne qui passait au ras de la piscine et rejoignait les murs d’enceinte. Et j’ai annoncé : « Ce côté-là, avec tout ce qu’il y a dessus, c’est à moi. »
— Il a dû faire une de ces têtes !
— Assez généreusement, je lui laissais le côté où étaient bâties notre ancienne maison et la piscine.
— Tout de même, vous gardiez la moitié de l’hôtel ! insista Mortereau.
— Il a été très digne. Il m’a dit de faire un procès. Je lui ai répondu que c’était bien mon intention et que le dossier serait déposé au tribunal dans la semaine.
Aurel ne voulait pas perdre de temps en commentaires inutiles.
— Vous saviez qu’il était remarié ? demanda-t-il.
— Les enfants me l’avaient dit. Mais les choses vont vite avec lui. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il était déjà séparé de sa Mozambicaine et qu’il en avait une autre, une toute jeune. Elle a dix-neuf ans et il l’a connue quand elle en avait treize. Vous vous rendez compte ? La pauvre gamine ! Treize ans !
— Mais il n’était pas marié, tout de même, avec celle-là ? intervint le Consul général qui peinait à suivre.
— Non, puisqu’il n’était pas divorcé de l’autre. Mais Lucrecia, la jeune, attend un enfant.
— De lui ?
Cette fois, c’est Aurel qui s’étonnait. Il avait vu Béliot, de loin certes. Mais il avait pu mesurer sa décrépitude.
— Il se bourre de Viagra, ce porc. C’est elle-même qui me l’a dit. J’ai pas mal discuté avec elle ; c’est une gentille fille, un peu molle, à vrai dire complètement soumise. Hélas pour elle, l’âge n’avait pas calmé Roger sur ce plan-là. Quand j’ai appris qu’il était mort, j’ai tout de suite pensé que c’était de ça. Avec son cœur…
Mortereau devint écarlate. Il s’empressa de recentrer la conversation sur les questions juridiques.
— L’hôtel et le terrain doivent être en indivision avec la femme dont Béliot était séparé mais pas divorcé.
— Non, ils s’étaient mariés sous le régime de la séparation de biens, avec un contrat enregistré ici, au Mozambique.
— Comment le savez-vous ?
— Parce que je me suis renseignée avant de venir, figurez-vous. J’ai toujours gardé des relations polies avec le notaire qui s’occupait de nos affaires. C’était un vieil homme. Il m’aimait bien. Il m’envoyait ses vœux au nouvel an. Il est mort l’an dernier.
— Donc, sa femme n’a aucun droit sur ce terrain. Pourquoi pensez-vous alors que c’est elle qui l’a tué pour vous faire accuser ?
— Parce qu’elle a un fils avec Béliot. Après sa mort, c’est lui l’héritier de ses biens. Béliot avait fait un testament en sa faveur. Cela aussi, je l’ai su par le notaire. En le faisant assassiner et en me faisant porter le chapeau, elle fait coup double. Elle met la main sur l’hôtel grâce à son fils et elle se débarrasse de ma plainte.
— Sauf que ce testament, personne ne l’a vu…
— Elle le sortira un jour ou l’autre, vous verrez.
Elle était catégorique et son assurance impressionnait les deux hommes. Mortereau n’était pas loin d’épouser sa cause. Aurel doucha son enthousiasme.
— Ce dont vous nous parlez, ce sont les motivations du crime. Mais quelles sont les preuves matérielles ? À supposer que vous ayez raison, comment les choses se seraient-elles passées, selon vous ? Qu’est-ce qui, concrètement, vous permet d’accuser cette femme ?
— Et qu’est-ce qui prouve mon innocence ? C’est votre question ? Eh bien, rien. Je suis certaine de ce que j’avance mais je n’ai pas les moyens de le démontrer. Pour les découvrir, il faudrait que je sois libre, mais ils me retiennent enfermée ici. Ma situation est absolument critique et c’est pour cela que j’ai besoin de votre aide.
Mortereau eut à ce moment une réaction qui surprit beaucoup Aurel, tout en lui redonnant l’espoir de pouvoir agir seul.
— Hélas, dit le Consul général, en rougissant de nouveau, nous ne sommes pas des policiers.
La conversation qu’ils avaient eue jusqu’alors était si peu consulaire que ce scrupule soudain parut un peu ridicule. Françoise ne s’y arrêta même pas. Il était évident qu’elle faisait peu de cas des cloisonnements de l’ambassade. Elle n’entrait pas dans des considérations administratives quant à savoir si son cas ressortissait plutôt du domaine consulaire ou d’un attaché de sécurité intérieure qui, de toute façon, n’existait pas. Le dernier policier qui occupait ce poste était parti en juin et son remplaçant, retardé pour des raisons familiales, ne devait arriver que dans deux mois.
Aurel se prit néanmoins à espérer que son chef n’oserait pas s’aventurer sur le terrain d’une véritable enquête et lui laisserait les coudées franches. Malheureusement, après avoir exprimé ses scrupules, Mortereau continua de plus belle son interrogatoire.
— Comment les choses se sont-elles passées dans l’hôtel la nuit où Béliot a été assassiné ?
— Je n’en sais rien, figurez-vous. Et c’est tout mon problème. Le soir, j’ai dîné seule sur la terrasse. C’est une des gamines qui m’a servie. Béliot était dans sa chambre. Il n’en était pas sorti de la journée, sauf pour engueuler le jardinier un peu avant la tombée de la nuit.
— Il était valide ?
— Ni plus ni moins que d’habitude.
— Ensuite ?
— J’ai regardé la télévision dans l’office pendant que la serveuse débarrassait. J’ai entendu le personnel de cuisine faire la vaisselle. Le cuisinier m’a apporté une tisane. Peu de temps après, je suis montée me coucher.
— Où est votre chambre ?
— C’est la douze, celle que Béliot m’a donnée le premier jour et que je n’ai plus quittée. Tout le monde la connaît : c’est la plus mauvaise de tout l’établissement. C’est pour ça qu’il avait choisi celle-là pour moi. Elle est située à l’autre bout de l’hôtel. Elle ne donne pas sur le jardin, contrairement à toutes les autres, mais sur une petite cour. Les moteurs des chambres froides sont installés au rez-de-chaussée. Ils chauffent et font un boucan du diable la nuit. Les premiers temps, je ne fermais pas l’œil. Après, j’ai réussi à trouver des boules Quies. Et souvent, je prends un petit somnifère.
— Vous en aviez pris un ce soir-là ?
— Oui.
— Donc, vous n’avez rien entendu.
— Rien.
Mortereau tordit le nez, avec un air de chien d’arrêt.
— Et de quelles preuves disposent les autres contre vous, alors ? Pourquoi vous accuse-t-on ?
— Parce qu’il paraît qu’il n’y avait que moi dans l’hôtel cette nuit-là. C’est vrai qu’on n’avait plus vu un client depuis votre départ, monsieur Aurel. Le personnel était parti après le dîner. La jeune copine de Béliot était chez sa mère à la campagne. Il n’y avait que le vieux gardien qui dort dans une cahute près de l’entrée. Et moi.
— Ça ne suffit pas à vous accuser.
— Pour les policiers mozambicains, il faut croire que si. D’après eux, le gardien aurait entendu les bruits d’une dispute entre Béliot et une femme qui parlait français sans accent. Ils ont recueilli aussi le témoignage d’un ancien chef de la police, un ami de Béliot et, soit dit en passant, un amant de sa femme mozambicaine. D’après lui, Béliot ne se sentait plus en sécurité depuis que j’étais là. Je l’aurais menacé de mort. Il paraît même qu’il faisait goûter ses plats par les chiens de peur que je l’empoisonne.
— Pas très solide, tout cela, remarqua Mortereau. Vous pouvez vous défendre. Au fait, avez-vous un avocat ?
— C’est celui qui me représente dans le procès pour récupérer ma part de l’hôtel.
— Qui est-ce ?
— Maître Hippolyte Bakasso. C’est un homme assez jeune. Il a l’air compétent, même s’il ne me semble pas avoir beaucoup de dossiers.
— Comment l’avez-vous connu ?
— C’est mon avocat en France qui me l’a conseillé : il l’avait vaguement rencontré dans un congrès de juristes francophones. Au fond, je ne sais rien sur lui. Si vous pouviez m’en apprendre un peu plus. Il paraît que tout le monde achète tout le monde, ici. Je me méfie un peu.
Quand Mortereau et Aurel se retrouvèrent dehors, à la fin de l’entretien, ils attendirent un moment la voiture qui était garée un peu plus loin.
— En somme, dit le Consul général, elle n’a pas vraiment de famille. Ses enfants ne s’occupent pas d’elle. Elle ne connaît personne dans cette ville, même pas son avocat. Il n’y a que nous pour prouver son innocence.
— C’est juste, acquiesça lugubrement Aurel.
Ce « nous » confirmait ses pires craintes : Mortereau n’avait aucune intention de le laisser conduire l’affaire tout seul.