VI
Quand Aurel, au retour de la Résidence dos Camaroes, se présenta à la porte du bureau de Mortereau, celui-ci le fit entrer immédiatement et referma derrière lui avec des mines de conspirateur.
— Du nouveau ? demanda le Consul général à voix basse.
— Rien, mentit Aurel. Et de votre côté ?
— Réunion interminable ce matin. Le chargé d’affaires est trop junior. Il n’arrive pas à décider quoi que ce soit.
Pendant les fréquents déplacements de l’Ambassadeur, le premier conseiller assurait l’intérim. C’était un jeune énarque sans expérience, timide et autoritaire, qui s’était mis tout le monde à dos. Mortereau n’avait que deux ans de plus que lui mais il en parlait avec la condescendance irritée d’un vieux routier de la diplomatie.
— Il nous a refilé une visite officielle qui devrait être traitée par le service de coopération. C’est une mission d’information des Nations unies.
— En quoi cela regarde-t-il le consulat ? renchérit Aurel qui avait gardé du monde socialiste une irrépressible tendance à caresser le chef dans le sens du poil.
— En rien, vous avez parfaitement raison, Aurel ! Mais le conseiller de coopération est en mission en France, alors on nous refile le bébé…
— De quel genre de mission s’agit-il ?
— Une commission d’experts à propos de l’ivoire.
— De l’ivoire !
— Vous savez que le gouvernement mozambicain a confisqué d’énormes quantités de défenses d’éléphants chez les braconniers ces dernières années. Eh bien, ces messieurs les experts des Nations unies veulent assister à leur destruction.
— Rien de consulaire, insista Aurel en secouant la tête avec un air farouchement désapprobateur.
— Je ne vous le fais pas dire, confirma Mortereau en coulant vers son adjoint un regard reconnaissant. Le chargé d’affaires aurait pu confier ça à quelqu’un de la chancellerie. Mais il mélange tout. Il s’est mis dans la tête que, comme les experts en question sont pour la plupart des citoyens français, c’est au consulat de leur porter assistance.
— Assistance ? Mais ils ne sont pas en danger…
— Notre cher conseiller pense que les Mozambicains pourraient chercher à leur mettre des bâtons dans les roues. C’est vrai qu’ils n’aiment pas trop que des étrangers viennent mettre leur nez dans ces histoires de trafic. Mais il me paraît peu probable qu’ils s’en prennent à des gens mandatés par l’ONU.
— Quand arrivent-ils ?
— Ils sont là ! Quatre écolos qui ne connaissent rien à l’Afrique et sont terrés depuis deux jours dans les salons de l’hôtel Radisson. Il faut que j’aille leur tenir la jambe.
Mortereau regarda sa montre.
— J’ai rendez-vous avec eux à onze heures. Je ne vais pas pouvoir continuer l’enquête sur la mort de Béliot aujourd’hui…
Ce n’était pas souvent qu’Aurel pouvait sentir planer au-dessus de lui cette entité que les chrétiens nomment ange gardien et à laquelle il ne croyait pas le reste du temps. Mais comment appeler autrement la force providentielle qui venait empêcher Mortereau de traîner dans ses pattes ?
— Ne vous en faites pas, dit Aurel en se forçant à prendre un air navré. Je vais poursuivre l’enquête et je vous tiendrai scrupuleusement au courant.
Faute de monter au front lui-même, il restait à Mortereau la possibilité d’endosser le costume de général en chef. Il se faufila derrière son bureau et, debout, tenant une règle à la main, se mit à pointer différents cercles tracés sur un grand papier.
— Je vous ai tout mis là. Première personne à aller voir dès que possible : la deuxième femme, la Mozambicaine.
— Fatoumata.
— C’est bien cela. J’ai fait des recherches cette nuit sur Internet. Elle a une maison à Maputo mais ma secrétaire a téléphoné et elle n’y est pas. Elle doit se trouver dans sa propriété de famille, à trente kilomètres environ d’ici en prenant la route du nord. J’ai noté l’adresse, telle qu’elle figure sur le dossier consulaire de Béliot. Dossier remarquablement vide, soit dit en passant. Le personnage ne cherchait visiblement pas à être trop en contact avec les autorités françaises.
— Vous croyez qu’il avait quelque chose à cacher ? Des activités illégales ?
Mortereau haussa les épaules.
— Tout est possible. En tout cas, il n’a jamais été condamné, ni ici ni ailleurs. Je pense plutôt qu’il était comme ces vieux broussards qu’on voit traîner par ici. Même s’ils habitent en ville, ils sont un peu sauvages et se tiennent à l’écart des diplomates. Remarquez que, quand on voit notre cher chargé d’affaires, on les comprend. Bref !
— Bref, opina Aurel.
Le Consul général frappa avec sa règle un des cercles tracés sur le papier. Dedans était écrit : Fatoumata Béliot. Il pointa ensuite un autre cercle qui entourait le mot « enterrement ».
— Essentiel ! trancha-t-il sur un ton martial.
Visiblement, il s’échauffait dans cette position de stratège. Aurel regardait ce gamin qui jouait au chef et se demandait quel enfant il avait été. Certainement pas un petit mâle dominant. Avec ses épaules étroites et sa tête d’étourneau, il avait plutôt dû rester à l’écart, plus ou moins à la remorque d’un leader. Et là, tout à coup, il découvrait la volupté de commander, le frisson d’une action vaguement clandestine. Aurel avait toujours su encourager ce genre de pulsions chez ses supérieurs. Il était pour eux le collaborateur idéal, le type qu’on fait courir partout et qui dit toujours amen. C’est pour cette raison qu’il s’organisait, dès son arrivée dans un poste, pour ne rien faire. Il ne voulait surtout pas mettre le doigt dans l’engrenage de la soumission.
— Demain matin, claironna Mortereau, à dix heures trente, lever de corps à la morgue de l’hôpital, suivie de l’inhumation au cimetière Sud, conformément aux volontés du défunt, consignées dans sa fiche consulaire.
— J’y serai.
— Je voudrais bien vous y rejoindre, mais c’est justement l’heure qu’ont choisie les écolos pour aller visiter l’entrepôt des douanes…
— Quel dommage ! se lamenta Aurel, en baissant les yeux.
— Heureusement, ils doivent voir aussi le ministre de l’Intérieur et j’en profiterai pour faire avec lui le point sur l’enquête, côté mozambicain.
Il passa à un autre cercle.
— Dernier site à visiter : la Résidence dos Camaroes lui-même et la pauvre gamine qui vivait avec ce vieux dégoûtant – paix à son âme. Je pense pouvoir y faire un saut cet après-midi.
— Inutile ! coupa Aurel en criant presque.
Mortereau dressa son visage de coq et le dévisagea durement.
— Et pourquoi cela ?
— Elle… elle n’est pas là.
— Comment le savez-vous ?
— J’ai téléphoné. Ils m’ont dit qu’elle était partie dans sa famille en province.
Coup de sourcil soupçonneux du Consul général. Puis il regarda sa montre.
— Bon, nous irons la voir à son retour. Je dois filer, maintenant. On se téléphone ce soir si vous avez du nouveau, sinon on fait le point après l’enterrement demain.
Aurel s’éclipsa, après avoir exécuté une sorte de salut militaire qui le fit rire tout seul dès qu’il fut dans le couloir.
*
L’avantage d’avoir le soutien de son supérieur dans cette enquête était perceptible au niveau des transports. Dans les postes où Aurel était placardisé, il circulait exclusivement en taxi ou, avec moult difficultés, dans les voitures de service les plus miteuses.
Cette fois, c’est installé à l’arrière du nouveau 4 × 4 du consulat qu’il se rendit chez Fatoumata Béliot. C’était une des premières fois qu’Aurel quittait la ville. En s’éloignant du centre de Maputo, il découvrit les immenses quartiers africains qui entourent la capitale mais sont rigoureusement séparés des anciennes zones habitées par les colons. On y retrouve les rues de terre, les petites maisons enchevêtrées, la foule africaine bariolée. Rapidement, la route s’élève et aborde les premières collines. Aurel était agréablement surpris par le relief. Avec l’altitude, l’atmosphère devenait plus fraîche. Débarrassé des miasmes de la plaine, l’air était limpide et faisait ressortir les vives couleurs des collines semées de manioc et plantées d’araquiers.
La maison de Fatoumata était un domaine traditionnel africain, composé d’une ferme d’élevage sur laquelle avait été construite une maison plus résidentielle. Elle restait très campagnarde avec son toit de chaume et ses grilles forgées à la main. La voiture déposa Aurel dans un enclos où étaient plantés de gros piquets tordus auxquels on attachait les vaches. Les bêtes avaient poli le bois en s’y frottant. Il fallait encore franchir une haie d’épines sèches pour pénétrer dans la maison. Fatoumata l’attendait sur la terrasse, en haut de trois marches de bois usées.
C’était une très belle femme, enveloppée dans un costume traditionnel bleu pétrole à ramages. Ses cheveux étaient soigneusement tressés en nattes fines rassemblées en chignon. Il était difficile de déterminer son âge avec précision mais elle avait cette assurance que donne la maturité aux Africaines. De fines rides sur le bord de ses yeux et autour de sa bouche atténuaient la gravité de son expression et laissaient deviner ce que pouvait être son sourire.
Elle tendit à Aurel une main volontaire. Il la saisit et, à son grand étonnement, sentit qu’elle était soyeuse et molle. Sans un mot, Fatoumata conduisit son visiteur jusqu’à l’extrémité de la terrasse, où étaient disposés quelques fauteuils autour d’un plateau en bois posé sur deux grosses pierres. Elle ne s’abaissa pas à demander ce qu’il voulait boire. Une servante pieds nus, tapie dans un coin de mur, vint s’en préoccuper.
— Merci de me recevoir, madame.
Aurel avait horreur du silence en société. Autant il le cultivait chez lui, comme un attribut voluptueux de sa solitude et de sa réflexion, autant, en présence de quelqu’un, il lui semblait synonyme de malaise et même de menace.
Fatoumata inclina la tête et cligna des paupières. Il y avait dans son attitude une majesté qui impressionnait Aurel.
Il s’embrouilla en expliquant qu’il était dans son rôle consulaire en venant la voir, tout en essayant de la préparer à entendre des questions qui iraient un peu plus loin. Elle se montra impitoyable et le laissa patauger dans ses explications sans l’aider du moindre commentaire. Il sortit un mouchoir à carreaux de la poche de son manteau et s’épongea le front.
— Permettez-moi d’abord de vous présenter mes condoléances.
La phrase était d’une extrême platitude mais avait le mérite de le faire atterrir sur un sol stable. Nouveau clignement de paupières de Fatoumata qui garda le silence. La servante, heureusement, apporta le café qu’Aurel avait demandé et posa devant la maîtresse de maison un verre rempli d’un liquide multicolore, un cocktail de fruits probablement. Pour se donner une contenance, il sortit de sa poche un carnet Moleskine et un crayon.
— Puis-je vous demander depuis quand vous étiez mariée à Roger Béliot ?
— Je le suis toujours, dit-elle.
Sa voix, comme sa main, était beaucoup plus douce que son apparence n’aurait pu le laisser craindre. C’était une voix de gorge assez sourde, comme en ont les chanteuses de gospel. Tout son visage s’éclairait quand elle parlait. Elle dévoilait une denture parfaite.
— Nous nous sommes mariés le 8 juillet 1990, poursuivit-elle. Et notre fils est né en 2000. Vous voyez, nous aimons bien les chiffres ronds.
Aurel ricana poliment et plongea le nez dans son calepin, en griffonnant quelques mots.
— Vous vous êtes connus…
— Ici même, à Maputo. Je faisais des études à l’Institut des Hautes Études de commerce. Il venait nous donner des cours. Dois-je vous en dire plus ?
— Non, non, non, se récria Aurel en secouant le mouchoir déjà trempé qu’il serrait dans sa main gauche.
Il cherchait à poser des questions qui appelaient des réponses moins intimes mais il avait l’impression qu’avec ce bougre de Béliot, tout était intime.
— Il vous a dit tout de suite qu’il avait été marié ?
C’était une question inutile et d’une maladresse totale. Il la regretta immédiatement. Mais Fatoumata ne parut pas s’en offusquer. Elle avait l’air de s’amuser de son trouble. Elle le regardait comme la maîtresse d’école qui a surpris un élève en train de faire des choses peu convenables dans les toilettes.
— Bien entendu.
Elle n’eut pas la charité d’en dire plus et le laissa à la torture, pour trouver une autre question.
Il en posa cinq ou six, totalement inutiles mais d’aspect plus consulaire, qui portaient sur l’état civil précis de Fatoumata Béliot, sa profession officielle, toutes choses qu’il pouvait aisément trouver dans les archives du consulat. Il lui demanda ensuite machinalement son adresse et se rendit compte trop tard qu’il se retrouvait de nouveau sur un terrain scabreux.
— Officiellement, nous sommes toujours mariés et notre résidence matrimoniale est à la Résidence dos Camaroes. Mais, comme vous le savez probablement, nos relations se sont un peu distendues. Nous ne sommes pas à proprement parler séparés. Mais je passe beaucoup de mon temps dans ma maison de Maputo et surtout ici, dans cette propriété.
Elle laissa passer un moment puis ajouta :
— Tout mon temps, même.
Aurel déglutit difficilement.
— Je comprends.
Par pitié peut-être, ou simplement pour abréger l’interrogatoire, Fatoumata prit les devants :
— Je sais aussi que mon mari vivait là-bas avec une autre femme. Vous comptiez sans doute m’en parler. Et je suis également au courant qu’elle attend un enfant de lui.
Aurel n’avait même pas la ressource de griffonner sur son calepin, tellement il était abasourdi. Le regard de Fatoumata pétillait d’ironie.
— Cela vous choque ?
— Eh bien… bredouilla-t-il, ce sont vos affaires. Elles ne me regardent pas.
— Il faut croire que si puisque vous semblez vous intéresser de très près au meurtre de mon mari.
Aurel se demanda confusément ce qu’elle savait des démarches qu’il avait entreprises à l’hôtel et à la prison. Elle donnait le sentiment d’être très bien informée. Si ce que l’on prétendait de ses relations avec l’ancien chef de la police était vrai, sa remarque pouvait contenir une sourde menace. Mais elle choisit de poursuivre sur un ton de confidence.
— Vous savez, monsieur le Consul, quand on aime quelqu’un, on veut son bonheur. Je n’ai jamais rien fait pour m’opposer au bonheur de Roger.
Tant qu’à s’enfoncer dans le marécage des sentiments, Aurel jugea qu’il était préférable d’aller jusqu’au bout.
— Et sa première femme ?
— Eh bien ?
— Vous saviez qu’elle était revenue ?
— Je savais surtout pourquoi.
— Il ne s’agissait plus du bonheur de M. Béliot en l’occurrence, mais…
Fatoumata attendait ce qu’il allait dire en portant calmement le verre de cocktail jusqu’à ses lèvres.
— … mais de vos intérêts.
Elle prit soin d’essuyer soigneusement sa bouche avec une petite serviette en papier.
— La fortune de Roger était à lui seul. Nous nous sommes mariés avec un contrat.
— Savez-vous s’il avait déposé un testament quelque part ?
— Vous êtes mieux placé que moi pour répondre. S’il l’avait fait, je suppose que le Consulat serait au courant.
— Nous n’avons rien trouvé de tel.
— Voyez-vous, cela ne m’étonne pas. Roger avait une peur maladive de la mort. C’était un homme très méfiant. Il était du genre à penser que s’il rédigeait un testament, quelqu’un pourrait vouloir en profiter et que cela lui porterait malheur.
— Pourtant, nous avons entendu parler d’un acte en faveur de votre fils…
Fatoumata fit mine de se draper dans son châle avec un air outragé.
— Vous semblez décidément vous intéresser de très près à cette affaire. Que cherchez-vous, exactement, monsieur le Consul ?
— Rien, rien, bafouilla Aurel.
Après un long regard sévère, Fatoumata reprit laconiquement.
— Il n’y a pas de document de ce genre. Même s’il était clair que mon mari souhaitait que notre fils reprenne un jour l’hôtel.
Un bruit de pas, sur la terrasse derrière Aurel, le fit se retourner brusquement. Devant lui se tenait un jeune garçon vêtu d’un jean et d’une chemisette rouge à manches courtes. Il avait la peau plus claire que sa mère, des traits de métis et des cheveux drus, noirs, assez longs et bouclés.
— Approche, David. Viens saluer monsieur le Consul.
Aurel se leva et serra la main que lui tendait respectueusement l’adolescent.
— David est rentré il y a un mois d’un stage à l’école hôtelière de Genève.
Le garçon gardait une attitude réservée. Il pouvait avoir une quinzaine d’années mais ses manières étaient celles d’un enfant timide.
— Merci, David. Tu peux nous laisser.
Le garçon salua d’un signe de la tête et rentra dans la maison.
— Il vit avec vous ici ? demanda Aurel une fois qu’il eut disparu.
— Normalement il a sa chambre à l’hôtel. Depuis son retour d’Europe, son père l’avait pris avec lui pour le mettre au courant des affaires.
— Pardon de cette question. N’y voyez aucune insinuation. Mais où était-il le soir du meurtre ?
— Je me doutais que vous alliez me demander cela. C’est pourquoi j’ai préféré qu’il n’entende pas.
Fatoumata leva les deux mains et rajusta la masse de ses tresses qu’un anneau de tissu retenait à l’arrière de sa tête.
— Les choses s’étaient mal passées avec son père les jours précédents. Roger était très nerveux. Il y avait cette histoire de procès avec Françoise. Et puis certainement d’autres choses que j’ignore. Il avait l’air d’attendre un événement important. Il y avait des conciliabules à l’hôtel. Il ne voulait pas que David soit là quand il recevait des visiteurs. Bref, deux jours avant sa mort, il a saisi un prétexte. Il a prétendu que David avait mal classé les factures des fournisseurs… En tout cas, il y a eu une scène et mon fils est venu ici.
— Donc, il était chez vous la nuit du crime ?
Le regard de Fatoumata se fit un instant très dur.
— La police, dit-elle sèchement, nous a déjà posé toutes ces questions. Je ne pense pas qu’il soit dans le rôle des diplomates de…
— Excusez ma curiosité ! intervint un Aurel soudain cramoisi. Vous avez tout à fait raison. Cela ne me regarde absolument pas.
Puis, pour changer de sujet et faire baisser la tension, il releva la tête et embrassa le paysage du regard.
— Quelle vue splendide !
De la terrasse, on apercevait, très loin en contrebas, un horizon boisé, vers lequel couraient des prairies en fleur et des champs d’orge mûr. Les touffes vert clair de grands bananiers venaient rompre par endroits cette harmonie alpestre. Le ciel était très bleu, de petits nuages s’effilochaient dans l’air limpide.
— Votre propriété s’étend très loin ?
— Vous apercevez ces toits de palmes, presque à l’horizon ? C’est encore un des villages de nos métayers. Tout ce que vous voyez est à nous.
L’usage du « nous » était de majesté. Aurel savait que Fatoumata était la fille d’un grand chef de la région.
— Ma sœur et moi, nous nous occupons des terres. Surtout moi, à vrai dire, car ma sœur est malade. Elle est à l’hôpital, sinon elle serait venue vous saluer.
Pour faire admirer le paysage, Fatoumata s’était levée et Aurel s’accouda au parapet de la terrasse à côté d’elle. Le vent frais des hautes terres rabattait de temps en temps vers lui son parfum vanillé auquel se mêlait l’odeur sucrée de sa peau noire.
Quoi qu’il n’eût aucun attrait pour la chair exotique, Aurel était toujours troublé par tout ce qui pouvait appartenir au domaine périlleux du désir.
Il prit conscience que l’entretien ne pouvait guère aller plus loin et qu’il devait se retirer.
— L’inhumation a bien lieu demain ? hasarda-t-il.
— En effet. Nous y serons.
Cette fois, le « nous » devait inclure d’autres membres de la famille, à tout le moins son fils.
— Triste moment ! dit Aurel qui aurait aimé en cet instant porter un chapeau, pour pouvoir l’ôter théâtralement et exécuter devant cette noble femme un salut de mousquetaire.
Fatoumata, sans répondre, tendit la main. Aurel la saisit avec, de nouveau, l’impression désagréable de toucher un petit animal sournois et dangereux, qui fuyait entre ses doigts. Puis il traversa la cour, contourna les piquets et s’installa avec toute la dignité voulue dans la voiture officielle. Deux vachers, appuyés sur un bâton, regardèrent la voiture s’éloigner en cahotant sur les ornières de boue séchée.