IX
Le cimetière de Maputo, dans sa forme actuelle, est une invention des Blancs. On sent qu’il a connu son heure de gloire en même temps que la colonie. Les plus belles tombes datent de l’entre-deux-guerres, avec leurs pierres sculptées en forme de fronton, leurs ex-voto entourés d’azulejos et la calligraphie soigneuse, en lettres majuscules, du nom des défunts.
Les morts sont toujours seuls, mais ceux-ci paraissaient plus abandonnés encore. La quasi-totalité des familles étant rentrée en métropole après la décolonisation, les tombes sont pour la plupart à l’abandon.
Béliot avait pourtant souhaité être inhumé là. Le caveau était neuf, le monument taillé dans un bloc de calcaire éclatant de blancheur. Tout cela avait dû être préparé bien à l’avance, sans doute sous la supervision de l’ancien chef de chantier lui-même.
Quand Aurel entra dans le cimetière, la bière n’était pas encore arrivée. Il avança dans l’allée jonchée d’aiguilles de pin. L’endroit était agréable, un peu en hauteur, rafraîchi par une brise qui s’était chargée d’humidité en traversant l’océan Indien. Deux grands pins parasol, qui plongeaient dans ce carré de terre saturée de morts, étendaient sur les vivants une ombre surnaturelle.
La petite troupe qui attendait autour de la tombe ouverte suivit des yeux l’arrivée d’Aurel. Pour une fois, il était vêtu pour la circonstance. Le long pardessus foncé qui paraissait si incongru dans les rues de la capitale écrasées de soleil, lui donnait ici une élégance funèbre. Il portait un nœud papillon noir. Partout ailleurs, il lui aurait donné l’air d’un garçon de café mais, ici, il était du meilleur effet.
Aurel avait imaginé qu’il pourrait se placer discrètement derrière le tronc d’un pin, pour observer l’assistance. Avec une entrée pareille, il était illusoire de vouloir se dissimuler. Il prit le parti de se comporter en représentant officiel de l’ambassade. À ce titre, il se dirigea vers Fatoumata, saisit sa main molle et la garda dans la sienne sans la serrer, comme un petit animal qui aurait eu besoin d’être rassuré. Il murmura des mots de condoléances et, pour leur donner autant de mystère que de force, il les prononça en roumain. Son personnage suscitait tellement d’étonnement que nul ne parut s’interroger sur le sens de ces formules incompréhensibles. Fatoumata lui répondit en créole. Elle avait l’air de lui être sincèrement reconnaissante de pouvoir exprimer sa douleur avec les mots intimes de sa langue maternelle. Ensuite, Aurel serra la main du jeune David. Celui-ci tenait Fatoumata par le bras. Il semblait plus affecté par la douleur de sa mère que par le décès d’un père auquel il ressemblait si peu.
Ensuite, Aurel fit un signe de tête au reste de l’assistance et se plaça le long de la tombe, du côté de la pierre dressée sur laquelle étaient déjà écrits le nom de Roger Béliot ainsi que sa date de naissance. Il avait décidément tout prévu. Seule la date de sa mort restait à graver.
Le catafalque se fit encore attendre une dizaine de minutes. Aurel en profita pour détailler l’assistance. Il reconnut le gardien de l’hôtel ainsi que deux Africains qui ressemblaient vaguement à Fatoumata et devaient être des parents. À la droite de la veuve se tenait un Noir d’âge mûr, corpulent et digne, les cheveux presque blancs. Sa bouche tombante, son œil couvert par une paupière lourde lui conféraient un air endormi. L’homme n’exprimait rien, ne cillait pas et donnait à Aurel la désagréable impression qu’il était inaccessible à toute souffrance, mais surtout à toute pitié. Il portait un costume bleu marine léger et une cravate grenat. À sa boutonnière était attachée de travers la rosette sur canapé de l’Ordre de la Libération mozambicain.
Sans l’avoir jamais rencontré, Aurel se douta qu’il s’agissait de l’ancien chef de la police à la retraite, qu’il savait très proche de Fatoumata. À côté de lui, un petit bonhomme mal fagoté, quoiqu’il eût visiblement cherché à se rendre présentable, dansait d’un pied sur l’autre. Il avait boutonné sa chemisette à carreaux et peigné ses cheveux blonds clairsemés. Il était difficile de lui donner un âge : il était émacié et marqué par les stigmates d’un alcoolisme sévère. Quelque chose de slave dans ses traits fit tressaillir Aurel qui avait appris dans la Roumanie communiste à repérer les représentants du cher Grand Frère soviétique. Il se dit qu’il s’agissait probablement du fameux Piotr dont Lucrecia lui avait parlé.
Un peu en arrière de l’Ukrainien se trouvaient deux hommes en tenue de brousse. Ceux-là n’avaient pas cherché à s’habiller pour l’occasion. Ils portaient les mêmes pantalons de toile et les sahariennes kaki avec lesquels ils devaient parcourir la savane. L’un d’eux tenait à la main un Stetson cabossé, fatigué par la pluie et le soleil.
C’était tout, c’est-à-dire très peu pour un homme qui avait passé tant d’années dans ce pays.
Le corbillard arriva en bringuebalant et se gara devant la grille. C’était une vieille Mercedes break aménagée pour les convois funéraires. Ses amortisseurs avaient lâché depuis longtemps mais le passager n’avait plus le moyen de s’en plaindre.
Six hommes vêtus de costumes sombres fripés approchèrent et s’affairèrent autour du cercueil. L’assistance attendait sans bouger et les observait de loin. Les enterrements d’étrangers étaient rares dans la ville désormais. Visiblement, l’entreprise de pompes funèbres avait mis les bouchées doubles pour cette cérémonie particulière. On avait dû engager des intérimaires. Ils n’étaient pas habitués à ce travail et ils s’agitaient sans trop savoir comment s’y prendre. Un vieux croque-mort en chef tentait de mettre un peu d’ordre dans la procédure. Il criait des instructions en portugais mais cela ne faisait qu’ajouter à la confusion. Finalement, quatre employés se saisirent du cercueil et les deux autres coururent derrière. Il y eut encore un moment pénible quand les porteurs butèrent sur une marche de pierre au milieu de l’allée centrale. Heureusement, ils se rattrapèrent à temps et le cercueil ne tomba pas. C’était une chance car, malgré ses fausses moulures et ses poignées en laiton prétentieuses, il n’avait pas l’air très solide.
Aurel avait observé tout cela avec attention mais sans cesser de guetter l’entrée du cimetière. Depuis son arrivée, il avait l’impression qu’il manquait quelqu’un. Il avait scruté les alentours, pour voir si personne ne se cachait derrière une tombe. Mais il n’avait aperçu Lucrecia nulle part et cela lui paraissait bizarre. Même si elle n’était pas la bienvenue dans cette cérémonie où Fatoumata trônait en majesté, Aurel ne concevait pas qu’elle ait renoncé à venir. En effet, pendant que la pantomime des croque-morts captait l’attention, il la vit qui se faufilait entre les grilles de l’entrée. Elle alla se placer près du tronc d’un pin, en arrière de l’assistance mais à un endroit d’où elle avait une vue sur le caveau.
Si son arrivée était passée inaperçue, elle fut suivie d’une autre qui, elle, eut pour effet de retenir l’attention de tout le monde.
Pendant que les porteurs posaient laborieusement le cercueil à terre et y fixaient des sangles pour le descendre dans la tombe, une voiture noire d’allure officielle se gara derrière le corbillard. Une femme européenne ouvrit la portière arrière et descendit. Elle était vêtue d’une robe d’été en tissu imprimé. Les couleurs du vêtement étaient vives et sa coupe ajustée. C’était une grande femme aux cheveux d’un blond soutenu qui s’efforçait d’imiter le naturel. Ils formaient un contraste excessif avec son visage ridé par les années de soleil. Au lieu de donner l’illusion de la jeunesse, ils soulignaient tout ce qui dans cette bouche, ces paupières, ce cou traduisait les dommages du temps. Rouge à lèvres et mascara, malgré leur emploi généreux n’y changeaient rien, au contraire. Loin de se montrer accablée par ces stigmates de l’âge, la femme semblait les porter crânement, comme des trophées remportés sur l’existence.
Il y avait dans son port, son expression, ses mouvements une majesté, une maîtrise de soi, Aurel aurait même dit une souveraineté, qui s’imposait immédiatement à l’assistance.
La femme remonta l’allée en prenant bien garde à ne pas se tordre les pieds, à cause de ses talons. Aurel observa son élégance et sa distinction. Rien ne lui faisait plaisir comme d’admirer une femme. C’était ce sentiment-là, plus que le désir et même que l’amour, qu’il recherchait depuis toujours. Lui qui était capable des pires actes de résistance passive au travail, qui avait tenu tête à une dictature policière et que rien d’autre n’effrayait, il se sentait prêt, si une femme admirée le lui demandait, à abdiquer toute volonté et à se soumettre à toutes ses exigences.
Mais, pendant qu’il regardait bouche bée approcher cette créature, c’est une tout autre expression qui se peignait sur le visage des assistants. À l’évidence, une même pensée traversait les esprits : « Encore une femme de Béliot ! » Les croque-morts eux-mêmes, voyant la scène, suspendirent leurs opérations et attendirent pour procéder à l’inhumation.
Quand enfin la femme atteignit la tombe et la petite troupe qui attendait autour, elle approcha de Fatoumata et se pencha pour lui parler à l’oreille. Nul n’entendit ce qu’elle lui dit. Mais tous virent le visage de la veuve se détendre et même un sourire se former sur ses lèvres.
La tension retomba. La femme prit place dans l’assistance et les porteurs se saisirent du cercueil pour le descendre.
C’est seulement à ce moment qu’Aurel s’avisa d’un détail : il n’y avait aucun religieux pour conduire la cérémonie. Chacun, apparemment, s’en remit à sa croyance. Une fois le corps déposé au fond du caveau, Fatoumata approcha du bord et se recueillit longuement en silence. Les autres défilèrent ensuite, en marmonnant des formules dont ni le sens ni la langue n’étaient clairs et qui étaient parfois encadrées de signes de croix. Aurel, quand vint son tour, récita à voix basse la prière des morts en yiddish. Il s’en voulut d’écorcher certains mots, comme si son grand-père, là où il était, pouvait l’entendre et froncer les sourcils. Pour la forme, et parce qu’après tout il y avait droit aussi, il expédia un signe de croix orthodoxe avec trois doigts.
Le groupe se disloqua après cette bénédiction. Aurel vit la femme inconnue discuter un instant avec Fatoumata près de la grille. Puis la veuve partit, suivie de tous les autres, à l’exception de la femme qui remonta l’allée en direction d’Aurel.
— Pardonnez-moi, monsieur. On me dit que vous représentez le consulat.
— C’est très juste, madame, couina Aurel en se troublant. Je représente monsieur le Consul général.
— De France ?
À cette question, il comprit que son accent, une fois de plus, lui avait joué un tour. D’habitude, lors d’un premier contact, il se contrôlait. Mais là, sous le coup de l’émotion, il avait perdu toute prudence et repris sa diction des Carpates.
— Je suis Consul de France, oui madame, malgré les apparences. Mon nom est Aurel Timescu.
Il voulut ajouter un petit rire ironique mais il resta coincé dans sa gorge.
— Je suis Nicole Ramoglio. Mon mari est le PDG de l’entreprise CORESPA. Vous connaissez peut-être ?
La plus grande entreprise de BTP de France, l’une des premières en Europe, présente sur les cinq continents. Le « peut-être » était le signe d’une extrême modestie ou, au contraire, une grossière insulte. Aurel préféra la première hypothèse.
— Naturellement, madame. Mais je ne crois pas vous avoir vue sur la liste de nos immatriculés. Vous n’habitez pas ici. Vous étiez en vacances ?
— Je suis venue exprès. J’habite à La Réunion.
— Vous connaissiez bien Roger Béliot ?
— C’est une longue histoire, monsieur Timescu. Ce n’est pas le lieu pour en parler.
Les croque-morts remballaient leur matériel en discutant bruyamment.
— Pourrions-nous nous rencontrer seule à seul ? Je suis descendue à l’hôtel Radisson Blu.
— Très volontiers.
— Seize heures vous irait ?
Aurel opina.
— Je vous attends.
Elle lui tendit la main. Au mépris des usages, dans ce cimetière et en plein air, il la baisa.
Mais c’était encore trop peu. Devant une telle femme, il aurait volontiers choisi de mettre un genou à terre et de joindre les mains sur son cœur.
Il la regarda partir, mit un temps à reprendre ses esprits puis se souvint qu’il voulait voir Lucrecia pour lui poser une ou deux questions. Il la chercha partout dans le cimetière. Elle avait disparu.
*
Pour qu’il se rende à l’enterrement, Mortereau avait mis sa propre voiture de fonction et son chauffeur à la disposition d’Aurel. Celui-ci avait pris ce geste pour un mouvement de générosité. Mais en retournant vers la longue Citroën bleu foncé à la sortie du cimetière, il comprit que l’intention du Consul général était moins désintéressée qu’il ne l’avait cru. En lui prêtant sa voiture, il lui prêtait du même coup le téléphone du chauffeur et Aurel devenait joignable. À peine eut-il ouvert la portière que le conducteur lui tendit son mobile.
— Monsieur le Consul général en ligne, pour vous.
Aurel fit une grimace. Cet appel bouleversait ses plans. Mentalement, il avait organisé sa journée sans avoir Mortereau avec lui. Et voilà qu’il le retrouvait dans ses pattes.
— L’enterrement s’est bien passé ?
— Sans incident.
— Du monde ?
— Une dizaine de personnes.
— Toutes connues dans la ville, j’imagine ?
— La plupart. Mais il y avait aussi deux broussards et un type qu’on ne voit jamais nulle part, cet Ukrainien qui servait d’homme à tout faire à Béliot.
Aurel se demanda s’il devait mentionner Mme Ramoglio. En prononçant ce nom célèbre, il était sûr de voir Mortereau rappliquer. Il préféra ne rien dire.
— De mon côté, reprit le Consul général, je voulais vous demander de m’excuser. J’avais l’intention de vous rejoindre et de continuer l’enquête avec vous. Malheureusement, il y a eu un incident avec les écolos et je ne peux pas les lâcher.
— Un incident… grave ?
— Non, un truc comme il ne s’en produit qu’ici. Figurez-vous qu’on ne retrouve plus les défenses.
Aurel était un peu loin du sujet. Sa pensée vagabondait du côté de l’enterrement et de ce qu’il y avait observé.
— Je vous demande pardon. Quelles défenses ?
— Les écolos sont venus pour assister à la destruction d’un stock de deux mille défenses d’éléphants confisquées aux braconniers
— Ah oui, les défenses ! Et alors, elles ont disparu ?
— Quand on est arrivés au hangar des douanes, on l’a trouvé vide. Plus une seule défense. Vous auriez vu la tête des écolos.
— Elles n’étaient pas gardées, ces défenses ?
— Bien sûr que si ! Tout ce qu’il y a de plus gardées. La salle est un vrai coffre-fort ; elle a été construite avec des fonds de l’Organisation des Nations unies pour l’environnement. Il y a un gardien devant jour et nuit et, de toute manière, elle se trouve dans l’enceinte de la Direction générale des douanes.
— Un cambriolage, vous croyez ?
— Trop tôt pour le dire. Tout ce que je sais, c’est que si on ne les retrouve pas, ça va faire un barouf d’enfer. Le pays a reçu beaucoup d’argent ces dix dernières années parce qu’il se veut exemplaire dans la lutte contre le braconnage.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire, vos écolos ?
— Pour l’instant, on leur a dit que les défenses avaient été transférées ailleurs. Je connais les Mozambicains ; ils vont les balader. Et si ça tourne mal, ils sont capables d’essayer de les intimider pour qu’ils se taisent. Il faut que je reste avec eux. Désolé, mon vieux, vous allez devoir continuer l’enquête tout seul.
Aurel prit un air navré, ce qui ne servait à rien puisqu’il était au téléphone. Cela l’aida quand même à mettre une forte déception dans sa voix.
— Quel dommage !
— Ne vous en faites pas. Je suis avec vous moralement. Vous allez y arriver.
— En tout cas, je vous tiendrai au courant en temps réel de tout ce que je découvre.
Et, pour mettre cet engagement à exécution sur-le-champ, il commença par ne rien dire du rendez-vous fixé avec la fameuse Mme Ramoglio…
*
— Aurel Timescu ?
— Lui-même.
— Dites donc, vous êtes difficile à joindre, vous. C’est Bartolomeo.
— Bonjour Maître. Je ne suis pas souvent au bureau. À vrai dire, vous avez de la chance ce matin…
— J’ai du nouveau pour vous. À propos des questions que vous m’avez posées sur Béliot.
— Merci. Merci.
— Voilà : j’ai trouvé le nom du confrère qui soutient la plainte de sa première femme.
— Hippolyte Bakasso.
— Vous le saviez ? Vous auriez pu me le dire, ça m’aurait fait gagner du temps…
— Je l’ai appris après vous avoir eu en ligne…
— Peu importe. Ce n’est pas l’essentiel.
— Je vous écoute, Maître.
Bartolomeo se racla la gorge. Aurel l’imaginait affalé dans son grand fauteuil. Il crut l’entendre cracher dans sa corbeille à papier.
— C’est bien ce que je pensais. La plainte en question est totalement bidon. C’est le genre de demande qui fait hurler de rire un président de tribunal. Françoise Béliot n’avait pas le début du commencement d’une chance d’arriver à quoi que ce soit ici. Tout le monde pouvait le savoir et son avocat mieux que personne.
— Il l’a roulée ?
— Il a fait son boulot. C’est un jeune. Il faut qu’il bosse. Une Française lui confie une affaire, il la défend.
— En lui racontant qu’elle va gagner…
— Vous connaissez beaucoup de médecins qui vous disent : « Prenez ce médicament, il va vous tuer » ?
L’avocat s’esclaffait bruyamment et applaudissait à sa propre plaisanterie. Aurel se crut obligé d’émettre quelques notes aiguës qui pouvaient passer pour un petit rire.
— Bon, trêve de plaisanterie, reprit Bartolomeo d’une voix sérieuse et grave. Ce Bakasso est un petit salopard véreux. Ça reste entre nous, Timescu. Mais puisque je suis l’avocat du consulat, mon devoir est de vous dire la vérité.
— Merci.
— Le bâtonnier l’a à l’œil. Il s’en passe pourtant de belles ici. Mais lui, ça se voit trop qu’il touche, vous me comprenez ?
— Très bien.
Aurel sentit que Bartolomeo se rapprochait du combiné. Il l’entendit souffler jusqu’à saturer la ligne. Puis sa voix retentit, plus forte et déformée par l’appareil.
— Je peux vous en dire un peu plus, si vous voulez. Le Bakasso, là, il ne s’est pas contenté de se faire payer par la Française. Il a touché sur les deux tableaux.
— Vous voulez dire qu’il est allé voir la partie adverse ?
— Fatoumata. Bien sûr. L’agent double, vous voyez ce que je veux dire ?
Aurel réfléchit un long moment.
— Une grande partie de la présomption qui pèse sur Françoise Béliot vient d’une déclaration de son avocat aux policiers.
— À propos de quoi ?
— Il leur a dit qu’il avait fini par lui annoncer que la procédure risquait de ne pas aboutir. Et qu’elle lui aurait annoncé alors qu’elle se faisait fort d’obtenir de Béliot un papier en sa faveur. La police pense que c’est en essayant de le lui extorquer qu’elle aurait fini par le tuer.
Cela recoupait exactement ce que le ministre avait dit à Mortereau. C’était donc le propre avocat de Françoise qui l’avait chargée auprès de la police. À l’autre bout du fil, Bartolomeo éclata d’un rire entrecoupé de quintes de toux.
— Sacrée Fatoumata !
— Vous pensez qu’elle a pu souffler ça à l’avocat ?
— Bien entendu. Si elle a payé Bakasso, comme je le crois, ce n’est pas seulement pour apprendre que Françoise allait perdre son procès, ce que tout le monde à Maputo pouvait deviner.
— Bakasso aurait aussi dit aux flics que Béliot avait signé un testament en faveur de son fils David et qu’il le gardait par-devers lui. Manière de suggérer que Françoise aurait pu s’en emparer pour le détruire après avoir tué son ex-mari. Cela constitue un mobile supplémentaire.
Aurel entendit au bout de la ligne un grincement aigu et un choc lourd. Il comprenait que Bartolomeo s’était redressé dans son fauteuil articulé et avait atterri, penché en avant, les coudes posés bruyamment sur le bureau.
— Là, il faut siffler la faute ! s’écria-t-il.
— Pourquoi ? Il y a bien eu un testament, vous me l’avez dit vous-même.
— En effet, Béliot a bel et bien signé un papier dans ce sens. Mais j’ai vérifié auprès du clerc qui assistait le notaire à l’époque : ce document a été remis à Fatoumata elle-même.
— Fatoumata n’avait donc rien à craindre, ni qu’un nouvel enfant spolie son fils, ni que Françoise obtienne gain de cause.
— Elle était bordée de tous les côtés.
— Alors pourquoi avoir fait répandre ces bruits par Bakasso ?
— Pour accuser Françoise, la bonne blague. Les deux femmes ne s’aiment pas. Je pense que vous l’avez compris.
— C’est la seule raison ? Est-ce qu’en faisant accuser Françoise Fatoumata n’a pas voulu cacher sa propre implication dans le meurtre ?
Bartolomeo mit la main sur le téléphone et Aurel l’entendit dire quelque chose d’un ton rogue. Il traitait toujours son personnel avec brutalité. Une secrétaire avait dû le déranger imprudemment.
— Écoutez, reprit-il, il n’y a selon moi aucune raison pour que Fatoumata ait pris le risque de faire assassiner Béliot. Elle contrôlait parfaitement la situation et n’avait qu’à attendre tranquillement sa mort – qui n’aurait sans doute pas tardé. Par contre, il y a toutes les raisons pour qu’elle ait essayé de couler Françoise, qu’elle déteste, en achetant son avocat.
Aurel médita ce verdict. Les révélations de Bartolomeo expliquaient pourquoi Françoise était en prison mais elles ne permettaient pas d’avancer sur l’identité du meurtrier. Si l’on suivait l’avocat, il y avait deux innocentes, dont une chargeait l’autre. Cependant, vu le ton définitif de Bartolomeo dans sa dernière phrase, Aurel jugea plus prudent de ne pas relancer la discussion.
— Je vous remercie, Maître. Une toute dernière chose.
— Quoi ?
— Cette histoire de testament… Accepteriez-vous de témoigner devant la police ? Pour dire officiellement ce que vous venez de me confier, à savoir que Béliot ne gardait pas ce papier avec lui.
Les mimiques de Bartolomeo étaient toutes reconnaissables au bruit qui les accompagnait. Aurel perçut le mâchonnement caractéristique d’une expression typique de l’avocat : il faisait mine de goûter un plat ou un vin et le tournait longuement dans sa bouche tout en hochant la tête comme pour dire : « Je n’aime pas. »
— Voyez-vous, monsieur le Consul, vous êtes un étranger ici et je ne sais pas comment cela se passe en France ou dans votre pays d’origine. Mais chez nous, dans un certain milieu, tout le monde se connaît. Il faut faire attention. Fatoumata Béliot est une femme importante, sa famille est de sang noble. C’est une amie, de surcroît. Je ne me permettrais jamais d’intervenir dans ses affaires. Quant au clerc de notaire, c’est un petit bonhomme sans défense et il ne dira jamais un mot non plus.
— Mais vous êtes l’avocat du consulat. Il s’agit de sauver une ressortissante française accusée à tort.
Bartolomeo ne réussit même pas à aller jusqu’au bout de cette phrase qui était devenue au fil du temps une réplique de farce. Et il cacha son éclat de rire dans des raclements de gorge.