X
Aurel devait absolument voir Lucrecia. Depuis qu’il avait assisté à l’enterrement de Béliot, il avait l’esprit occupé par des questions auxquelles elle seule, si elle l’acceptait, pouvait répondre.
Il se fit conduire en taxi jusqu’à la Résidence dos Camaroes. Mais le gardien l’informa que Lucrecia avait fait ses bagages la veille au soir et qu’elle était partie.
— Je crois elle chez sœurs.
— Sa sœur ? Elle a une sœur ?
— Non. Sœurs catholiques. Bonnes sœurs.
— Lesquelles ?
Le gardien rentra dans sa guérite et revint avec un papier.
— Les Carmélites, lut Aurel, sur la route de l’aéroport.
Il remonta dans son taxi et partit en direction du couvent. Le chauffeur ne connaissait pas et, faute d’adresse précise, ils tournèrent longtemps dans le quartier, en interrogeant les passants. C’était une extension de la ville, construite dans les années cinquante, où l’on ne voyait aucun immeuble. Les rues étaient encadrées de hauts murs qui cachaient des villas sans étage, entourées de végétation. Le portail des sœurs ne se distinguait pas des autres mais un gardien apparut quand le taxi klaxonna et confirma que c’était bien là. Aurel se fit annoncer. Une sœur africaine vêtue d’un surplis beige et d’une cornette blanche vint le chercher. Elle ne parlait pas français et seul le nom de Lucrecia lui disait quelque chose. Elle fit traverser à Aurel un jardin presque aussi luxuriant que celui de Béliot mais plus naturel, dépourvu de plantes en bacs et de pots suspendus. Puis elle l’introduisit dans une longue véranda et le fit asseoir sur une banquette, en le priant par gestes d’attendre quelques instants.
Le lieu était silencieux et clair, dépourvu d’odeurs humaines. Un crucifix de fer était accroché au-dessus d’une porte. Deux images de la Vierge et de l’Enfant Jésus, reproductions d’icônes byzantines, étaient punaisées au mur. Sur la table basse, des exemplaires anciens de L’Osservatore romano relataient les faits et gestes du pape.
Aurel s’était toujours senti étranger aux lieux que la religion isole du reste de l’humanité. La foi, pour lui, et en cela il reconnaissait l’influence de la partie juive de sa famille, était un outil à utiliser dans le monde. Créer un espace purement spirituel lui apparaissait comme une sorte de tricherie. La religion ne devait pas refuser le combat avec la vie. Or la vie est partout, sauf dans un tel lieu.
Il resserra son col comme si cette idée l’avait soudain glacé. À cet instant, une sœur apparut. C’était une Européenne, vêtue du même habit que la sœur tourière. Elle avait une soixantaine d’années, un visage carré et des yeux bleus qu’elle tenait grands ouverts, comme pour empêcher son interlocuteur de lui cacher la moindre parcelle d’impiété. Aurel aimait beaucoup ces regards qui vous récurent en profondeur, vous brossent l’âme et ne laissent aucun doute sur votre propre culpabilité. Tout ce qu’il y avait en lui de masochisme frétillait d’aise. Il se présenta et fit aveu de son origine roumaine, comme s’il se fût agi d’un péché.
— C’est drôle ! s’écria la sœur en français mais avec un fort accent slave. Je suis moldave ! Mon nom de religion est Sœur Marie de l’Incarnation mais mon prénom de baptême était Doruta.
Elle ajouta quelques mots en roumain auxquels Aurel répondit avec reconnaissance. Puis, ils revinrent au français.
— Je suis à la recherche d’une jeune Mozambicaine qui, m’a-t-on dit, réside chez vous depuis hier.
— Lucrecia ?
— Elle-même. Nous faisons une enquê… enfin, disons un dossier consulaire, à propos de la mort de M. Roger Béliot.
En prononçant ce nom, Aurel pensa soudain à la grossesse de Lucrecia, à ce que Françoise lui avait dit des relations sexuelles de la jeune fille avec le vieil homme, et il se troubla. La sœur ne lui fit pas la grâce d’éteindre un instant le phare de ses yeux. Il fut certain qu’elle avait tout vu en lui.
— C’est exact, confirma Sœur Marie de l’Incarnation. Lucrecia est arrivée chez nous et compte y rester jusqu’à son accouchement.
— Pensez-vous que je puisse la voir quelques instants ?
— Certainement. Mais il faudra que vous attendiez son retour. Elle ne va pas tarder. Elle est partie à la clinique pour un contrôle médical. Après toutes ces émotions…
C’était la plus terrible et la plus délicieuse des épreuves pour Aurel. Il allait devoir rester en tête-à-tête avec la religieuse, soutenir son regard sans pouvoir s’échapper et en trouvant suffisamment d’énergie pour alimenter une conversation. De telles circonstances excluaient toute ruse et toute tentation de débiter des banalités. Aurel, sans même le décider, se mit à poser les questions qu’il avait sur le cœur, certain que la sœur, de toute façon, les lisait en lui.
— Vous connaissez Lucrecia depuis longtemps ?
— Elle nous a été confiée à douze ans. Nous tenons un pensionnat pour filles, sans doute le saviez-vous ?
— Je l’ignorais.
— C’est dans une autre partie de la ville. Nos sœurs là-bas s’occupent de filles qui ont fui leurs villages. La condition de ces enfants est très dure, dans les campagnes. Pour les filles surtout.
— Vous leur faites suivre des études ? Vous les placez ?
— D’abord, nous les mettons à l’abri. Ces filles subissent souvent des sévices sexuels dès leur puberté et parfois même avant.
Il y avait dans le ton de la sœur un reproche général contre l’espèce masculine à laquelle Aurel, quoiqu’il ne se fût jamais livré à de tels forfaits, se sentait plus que jamais coupable d’appartenir.
— Ensuite, nous leur permettons de suivre un enseignement si elles le désirent. Mais elles sont libres. Elles vont et viennent en ville. Nous respectons leurs décisions, pour autant qu’elles ne soient pas imposées par la contrainte. Celles qui veulent rester et suivre des études le font, d’autres préfèrent travailler, d’autres fondent une famille.
— Et Lucrecia ?
— Lucrecia voulait travailler. Ce n’est pas une intellectuelle. Elle est un peu futile, vous l’avez remarqué. Elle voulait être coiffeuse et nous l’avons placée comme apprentie dans un salon de coiffure, avenue de la Libération.
— C’est là qu’elle a rencontré Roger Béliot ?
— Il était client du salon.
Aurel avait bien envie de baisser les yeux mais Sœur Marie de l’Incarnation tenait toujours les siens braqués sur lui et ne lui permettait pas cette faiblesse.
— Tout de même, s’entendit-il gémir, elle avait douze ans.
— Treize. Et elle était très précoce, grande et plantureuse.
— Oui mais, ma sœur, treize ans…
— Je ne vais pas vous raconter en détail l’histoire de Lucrecia, monsieur le Consul. Sachez tout de même qu’elle a traversé de graves épreuves avant d’arriver ici. La vie lui a fait payer très tôt les qualités dont la nature l’a gratifiée.
Aurel comprit ce qu’elle voulait dire : Béliot n’avait pas été le premier. Cette manière d’atténuer la responsabilité du vieil homme lui parut un usage excessif de la miséricorde.
— Je ne porte aucun jugement, reprit la sœur, sur les actes de ce monsieur qu’au demeurant je n’ai jamais rencontré. Je vous explique juste comment se situe cette liaison dans la vie de Lucrecia. Cet homme, quels que fussent ses défauts par ailleurs, a été bon avec elle et l’a protégée. Elle lui en a toujours été reconnaissante.
Cette redoutable sœur, avec sa perspicacité divine – ou diabolique –, était allée au-devant d’une question qu’Aurel n’avait pas cessé de se poser : qu’y avait-il derrière la froide indifférence de Lucrecia lorsqu’elle parlait de Béliot ? Était-elle simplement soumise, écrasée par le rapport de forces, d’âge et de fortune qui la rendait dépendante de lui ? Ou bien était-ce seulement l’effet de sa nature lymphatique ? Dans la deuxième hypothèse, il fallait s’en tenir aux paroles respectueuses et presque affectueuses que Lucrecia avait prononcées au sujet de Béliot et écarter l’idée qu’elle ait voulu le tuer. Dans le premier cas, on ne pouvait rien exclure. Peut-être nourrissait-elle à l’égard de son « bienfaiteur » une haine sourde, inexprimée et inexprimable, qui, le moment venu, aurait pu la conduire au meurtre. Tel était le problème qu’Aurel se posait en arrivant.
Sœur Marie de l’Incarnation, en trois phrases, venait de lui apporter la solution. Lucrecia voyait Roger Béliot sinon comme un sauveur, du moins comme quelqu’un qui lui avait apporté beaucoup. En d’autres termes, la religieuse lui avait fait comprendre que Lucrecia ne voulait aucun mal à Béliot et que, peut-être même, elle tenait à lui. Ainsi la sœur, qui en savait certainement très long sur la jeune fille, elle qui recueillait ses confidences, pour ne pas dire ses confessions, apportait son démenti aux soupçons qu’elle avait perçus chez Aurel. Il s’en trouvait soulagé. Il éprouvait pour Lucrecia une sympathie et une confiance qu’il fut bien aise de savoir méritées.
Ce soulagement fut d’autant plus complet que Lucrecia apparut à ce moment-là à l’entrée du jardin. Elle approcha de la véranda en se dandinant, de son pas de femme enceinte.
— Je vous laisse vous entretenir avec elle, dit Sœur Marie de l’Incarnation en se levant.
Aussitôt, comme on voit avec soulagement s’éteindre un projecteur qui vous aveugle, Aurel sentit les yeux de la religieuse se détourner de lui.
— Tiens, vous êtes là, monsieur le Consul.
Lucrecia était indifférente, comme à l’ordinaire. Sa remarque contenait aussi peu d’émotion que si elle avait déclaré : « Il fait beau. »
— Je vous ai cherchée à l’enterrement mais vous aviez disparu.
Elle ne dit rien. Elle se contenta d’entrer dans la véranda et de s’asseoir sur un des canapés.
— Excusez-moi. Avec la chaleur…
Aurel s’installa en face d’elle.
— Ça va, le bébé ?
— Le docteur dit que tout est normal.
— À la bonne heure ! Je ne vous ai pas demandé si c’était un garçon ou une fille.
— Une fille.
Elle avait mis un peu plus d’enthousiasme dans sa réponse. Aurel pensa qu’elle était certainement contente d’avoir bientôt une petite poupée à coiffer, à habiller.
— Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ? Vous avez un peu d’argent ?
— Rien. Avec Roger, on ne se doutait pas… On vivait comme ça.
— Tout de même, il était malade. Il n’avait vraiment rien prévu pour vous au cas où…
— Roger était un peu spécial, vous savez. Il pouvait être très méfiant. Il lui arrivait même d’enregistrer des conversations quand il n’avait pas confiance. Et à côté de cela, insouciant pour d’autres choses.
— En plus, vous m’avez dit qu’il n’aimait pas évoquer sa mort.
— Personne n’aime ça.
Aurel pensait à son père, franc-maçon et esprit fort, qui avait toujours pris un malin plaisir à parler de sa mort, provoquant un scandale dans la partie religieuse de la famille. Il s’était même fait construire un cercueil de son vivant et l’avait essayé devant sa femme et ses enfants…
— Écoutez, reprit-il en chassant cette pensée, je ne suis pas venu vous parler de cela.
— De quoi, alors ?
— J’ai besoin de votre aide.
— Si je peux vous être utile…
— Vous avez vu comme moi les personnes qui étaient au cimetière. Le gros Africain, c’est l’ancien chef de la police ?
— Ignace Mbala. Oui. Et le cousin de Fatou-mata.
— Son cousin ? Je croyais qu’il était son amant.
— Ça n’empêche pas. Quand on dit cousin, chez nous, c’est assez large.
— Je vois. Et à côté, le petit bonhomme blond. Piotr ?
— Oui.
— Il venait souvent à l’hôtel ?
— Tous les jours.
— Béliot le payait ?
— Sûrement. Je n’en sais rien. Il avait aussi des problèmes de papiers. Personne n’a jamais trop compris comment il est arrivé dans le pays. Apparemment, il n’avait aucun titre de séjour au Mozambique. Je sais que Roger est intervenu pour lui, parce qu’une fois Piotr avait été mis en prison à cause de ça.
— Et, en retour, qu’est-ce qu’il faisait pour Béliot ?
— Impossible de savoir. Roger ne mélangeait pas les gens. Quand Piotr venait, il n’y avait personne d’autre et j’étais obligée de rester cachée.
— Il venait le matin ou le soir ?
— Les visiteurs venaient toujours après la tombée de la nuit. La plupart passaient par le portail. Mais ceux qui étaient presque de la maison, comme Piotr, avaient une clef qui ouvre une autre entrée, au fond du jardin, près du générateur.
— Donc, des personnes ont pu venir le soir du crime sans être vues du gardien.
— Bien sûr.
— Vous l’avez dit à la police ?
— Personne ne m’a rien demandé.
— Ça aurait pu aider Françoise.
— C’est peut-être pour ça qu’ils ne m’ont pas posé cette question. Ils avaient l’air de considérer qu’elle était forcément coupable.
Lucrecia prenait cette injustice comme tout le reste : le monde est dur aux innocents. À moins que, pour elle, il n’y eût que des coupables.
— Et les deux broussards ?
— Broussards ?
Ce vieux mot n’avait sans doute plus cours. Aurel rougit un peu.
— Les deux Blancs en saharienne, avec des chapeaux de brousse.
— Des chasseurs.
— Béliot les voyait souvent ?
— Ceux-là, je ne sais pas. Mais il s’est toujours intéressé à la chasse. Autrefois, il chassait lui-même.
— Il chassait quoi ?
La fille haussa les épaules. Comme si c’était une question ! Visiblement, elle ne portait aucun intérêt à ces sujets, et il était peu probable que Béliot l’ait tenue au courant de ce genre de détails. Puis, tout à coup, elle parut se souvenir de quelque chose.
— Une fois, il m’a dit qu’il avait chassé l’éléphant. Il avait expliqué qu’il fallait viser l’œil, quelque chose comme ça.
— Mais il ne devait plus chasser depuis longtemps, compte tenu de son état de santé…
— En effet. Mais il continuait à aller aux fêtes du club de chasse. Et il avait le projet de monter un circuit de chasse pour les touristes.
Aurel avait ressorti son calepin Moleskine et il notait.
— Vous dites qu’il ne recevait jamais ses visiteurs ensemble. Comment pouvait-il savoir qu’ils n’allaient pas tomber les uns sur les autres ? Ils prenaient rendez-vous par téléphone ?
— Roger ne faisait pas confiance au téléphone. Il était persuadé qu’on l’écoutait.
— Alors ?
Lucrecia parut hésiter.
— Il y avait la piscine.
— La piscine ! Quoi, la piscine ?
— La couleur. Vous avez peut-être vu. Il y a un bouton qui permet de changer la couleur de l’éclairage. Roger avait fait mettre l’interrupteur devant son fauteuil sur la terrasse.
— Et donc ?
— Quand quelqu’un se présentait à l’entrée du jardin, il lui suffisait de regarder de quelle couleur était la piscine pour savoir s’il pouvait approcher.
— Il y avait une couleur pour chacun ?
— Oui. Piotr, c’était rouge. Roger disait que c’était pour lui rappeler le communisme.
— Les autres ?
— Ignace, bleu.
— C’est le policier.
— L’ancien chef de la police, oui. Vert, c’était pour les chasseurs. Jaune, c’était pour Fatoumata.
— Elle aussi, elle devait respecter les couleurs ? Elle était chez elle, tout de même.
— Personne n’était chez lui, la-bas. Sauf Roger.
— Et vous ?
— Moi, c’était blanc. Ça voulait dire qu’il n’attendait personne.
— Et Françoise ?
— Françoise ? Il n’y avait pas de couleur pour elle. Il ne voulait pas qu’elle approche. D’ailleurs, je crois que personne ne lui avait expliqué le code.
Aurel regarda sa montre. Il devait se dépêcher pour arriver à l’heure au rendez-vous fixé par Mme Ramoglio.
— Monsieur le Consul ?
— Oui ?
— Avant que vous ne partiez, je peux vous poser une question, à mon tour ?
— Bien sûr.
— La femme qui est arrivée pendant la cérémonie.
— Eh bien ?
— Qui est-ce ?
Maintenant qu’Aurel savait, grâce à Sœur Marie de l’Incarnation, que Lucrecia était vraiment attachée à Béliot, il pouvait interpréter l’éclat dans son œil, pendant qu’elle posait cette question.
— C’est la femme d’un grand patron du BTP. Et elle n’a jamais été la maîtresse de Roger.
Lucrecia eut un pâle sourire, vite effacé par une grimace, et posa les mains sur son ventre.
— Votre fille s’impatiente ? dit Aurel.
Puis, terrifié d’avoir osé une telle familiarité, il prit la fuite.