XII
Quand le taxi déposa Aurel, celui-ci remarqua une voiture noire garée tous feux éteints devant chez lui. Un instant, les vieux réflexes du temps du communisme resurgirent : et si la police secrète venait l’arrêter ?
Il demanda au chauffeur de continuer sa route et de le déposer plus loin, afin d’observer à son tour ceux qui le guettaient. Mais au moment de dépasser le véhicule garé, il vit dans les phares qu’il portait une plaque consulaire et reconnut le numéro de Mortereau.
À peine Aurel était-il descendu du taxi que le Consul général bondissait hors de sa voiture et approchait de lui.
— Que c’est agaçant, votre histoire de portable. Il n’y a vraiment pas moyen de vous joindre ?
— Excusez-moi.
— Bon, ne perdons pas plus de temps. Il faut qu’on se parle.
En disant cela, Mortereau regardait le portail d’Aurel. Malgré tout le désagrément que cette idée lui causait, celui-ci comprit qu’il devait inviter le Consul général à entrer.
— Vous ne ferez pas attention au désordre.
En pénétrant dans le vestibule, Aurel fut saisi par une odeur de vaisselle sale et de renfermé qu’il n’aurait pas remarquée s’il avait été seul. Plus grave encore, le salon offrait le spectacle navrant de vêtements éparpillés et de cadavres de bouteilles jonchant le sol.
— Tiens, vous avez un piano, s’écria charitablement Mortereau, à moins qu’il n’ait pas vu le reste car il piétinait allègrement une chemise jetée par terre.
— Oui, bredouilla Aurel. J’ai même travaillé comme pianiste dans le temps.
— Magnifique ! J’adore le piano. J’en ai fait sept ans quand j’étais gosse et ça a été une bêtise d’arrêter. Vous jouez quoi ? Bach, Mozart, Schumann… ? Ça doit être impressionnant de se produire en nœud papillon devant une grande salle silencieuse…
Aurel, occupé à repousser du pied sous le canapé des slips et des chaussettes qui traînaient au milieu du salon, s’entendit dire :
— En fait, j’étais plutôt pianiste de bordel.
Quand il prit conscience de ce qu’il venait d’annoncer, il fut saisi de panique.
— Enfin, je jouais du jazz. Dans des pubs, des bars, vous voyez ce que je veux dire.
Il craignait d’avoir ruiné tout à fait sa réputation mais Mortereau, au contraire, le regardait avec admiration.
— Sans blague ! Vous ? Je n’aurais jamais pensé cela.
Et pour qu’Aurel ne se méprenne pas sur son jugement, il ajouta.
— C’est magnifique.
Puis il demanda les toilettes.
— Jouez-nous donc quelque chose, pendant que je me lave les mains.
Aurel se mit au piano et laissa courir au hasard ses doigts sur le clavier, comme il le faisait toujours en commençant ses soirées de pianiste mercenaire. Sur un rythme rapide, il enchaînait des thèmes sans ordre, autant de fragments de chansons célèbres charriées dans un grand torrent de jazz. Rien ne pouvait mieux le détendre. Après une journée à courir partout, c’était un délassement incomparable de laisser venir la musique sans penser à rien d’autre. Seul un verre de blanc aurait pu ajouter à son bonheur. À l’instant où il y pensa, il prit conscience qu’il devait déjà jouer depuis un bon moment. Il s’arrêta d’un coup et pivota sur lui-même. Mortereau, debout, les bras croisés, l’observait avec des yeux vagues.
— C’est époustouflant, lâcha-t-il, l’air songeur. Continuez, continuez. On vous écouterait toute la nuit.
— Vous ne vouliez pas me parler de façon urgente ?
Le Consul général revint à lui.
— Si, si, vous avez raison. Asseyons-nous.
Mortereau recula vers le canapé et s’y plongea. C’était un vieux meuble défoncé qu’Aurel avait racheté à son prédécesseur. Il n’avait pas eu le temps de mettre son hôte en garde. Celui-ci se retrouva les genoux au-dessus de la tête. Aurel lui tendit les deux mains et l’aida à se redresser. Lui-même se posa prudemment sur le rebord d’une chaise métallique dont un des pieds se détachait régulièrement.
— J’aurais voulu vous voir avant, quand vous êtes rentré du couvent.
— Comment avez-vous su ?
— Le chauffeur, bien sûr !
Mortereau prit l’air finaud. Aurel se félicita d’être allé rencontrer Mme Ramoglio en taxi.
— Je voulais vous voir avant, répéta le Consul général, mais je n’ai pas pu. Figurez-vous que cette histoire de défenses d’éléphants a pris des proportions incroyables. C’est devenu une affaire d’État. Même une affaire mondiale. Vous savez que la chaîne de télé CBS en a fait ses gros titres ? « Cinq tonnes d’ivoire disparaissent des entrepôts de la douane à Maputo. »
— Ce doit être embêtant pour le gouvernement…
— Et comment ! Eux qui se prétendent exemplaires sur l’environnement ! Les Mozambicains touchent un paquet chaque année des Américains et de l’Europe pour protéger leur faune. C’est bien à cause de ça qu’ils se sont dépêchés de bâcler l’enquête. Il faut dire qu’ils sont très forts. Vous savez ce qu’ils ont trouvé ?
— Un lampiste qu’ils vont accuser de tout, je parie.
— Mieux que ça. Les rebelles.
— Quels rebelles ?
— Vous savez, cette petite guérilla dans le Nord, qui végète dans la jungle à la frontière tanzanienne et fait de temps en temps des coups de main en territoire mozambicain. Il paraît qu’ils se revendiquent de l’État islamique, maintenant. Des bandits, plutôt.
— Ce sont eux qui ont volé les défenses ?
— Certainement pas. Mais c’est ce que le gouvernement prétend. Et ça arrange tout le monde d’y croire.
— Quand même, il faut des preuves. Ont-ils retrouvé l’ivoire ?
— Pensez-vous. Il n’y a aucune chance de remettre la main dessus. À l’heure qu’il est, les défenses doivent être au fond d’une cale de bateau, à destination de Hong Kong ou autre.
— Déjà ! Mais il a eu lieu quand, ce cambriolage ?
— D’après les constatations policières, ça remonterait à deux semaines.
— Et personne ne s’en est rendu compte ?
— Non. Il y a un type de garde devant l’entrepôt mais il ne va jamais voir à l’intérieur. D’ailleurs, il n’a pas les clefs. Apparemment, les voleurs ont percé une ouverture dans un mur à l’arrière du bâtiment. Sans la visite des écolos, on n’aurait pas découvert la disparition si vite.
— Il y a eu des complicités internes…
— Évidemment. C’est la douane qui était chargée de garder l’ivoire. Mais c’est la police qui était responsable des rondes. Tout ce beau monde a dû se faire graisser la patte pour fermer les yeux.
— Qu’en pensent vos écolos ?
— Aussi bizarre que ça paraisse, ils ont gobé les explications gouvernementales. Ils croient dur comme fer à cette histoire de rebelles. Il faut dire qu’ils ont été reçus par le Premier ministre en personne qui leur a passé une pommade pas possible. Ils ont annoncé qu’ils repartaient demain soir. Après-demain matin, je serai disponible pour reprendre les investigations avec vous.
— Magnifique, s’écria Aurel.
Et il comprit qu’il ne lui restait plus qu’une journée de tranquillité pour mener son enquête.
Le Consul général ne lui laissa pas le temps de méditer cette triste nouvelle. Il voulait un compte rendu détaillé des événements de la journée. Aurel lui présenta un résumé très édulcoré et assez orienté pour diriger les soupçons vers Fatoumata.
— Je suis assez impatient de rencontrer cette femme, conclut finement Mortereau. Vous me faites une présentation scrupuleuse des choses et on sent que vous ne voulez pas mener une enquête à charge. Votre équité vous honore. Mais voyez-vous, quand on prend la responsabilité que nous prenons, c’est-à-dire quand on décide coûte que coûte de faire triompher la vérité, il faut choisir un parti.
Il parlait, une main posée sur le piano et les yeux dans le lointain, un peu comme ces cantatrices qu’Aurel regardait à la télévision en Roumanie quand il était enfant. Il imagina un instant Mortereau boudiné dans une robe en lamé brillant et il dut se tourner pour ne pas éclater de rire.
— Eh bien moi, annonça Mortereau d’une voix inspirée, je vous dis que cette Fatoumata n’est pas claire et que tous les indices convergent vers elle.
Aurel n’opposant aucune résistance, le Consul général jeta sur lui un regard presque affectueux.
— Jouez-nous encore un morceau, voulez-vous ?
Aurel écorcha une transcription du Pénitencier, puis, voyant que Mortereau ne décollait pas, il émit de longs bâillements et multiplia les fausses notes. Au bout de dix bonnes minutes de ce régime, le Consul général plissa les yeux et donna une tape sur l’épaule d’Aurel.
— Ne le prenez pas mal, mon vieux. Mais je crois que vous êtes un peu fatigué. Si, si.
Et, refusant de céder aux molles protestations d’Aurel, il insista pour s’en aller.
*
Mortereau parti, Aurel resta un long moment sur le pas de sa porte pour écouter la voiture s’éloigner. Il voulait s’assurer que le Consul général ne trouverait pas un prétexte pour revenir.
Ensuite, il rentra chez lui, ferma tous les verrous possibles et alla se mettre en peignoir. Vite, un verre de blanc ! La bouteille était bien fraîche ; il la rapporta avec lui et en vida la moitié en quelques minutes.
La nuit était silencieuse et ventée. Il entendait des sifflements dans la charpente et le tressautement d’un châssis de fenêtre mal calé. Il aurait aimé qu’il pleuve mais ce n’était pas la saison.
Jamais une enquête ne lui apportait autant de bonheur qu’en cet instant : quand tout était là, en lui, mais sans ordre. Il se sentait l’égal d’un dieu qui s’apprête à souffler sur un chaos de choses inertes pour y créer une organisation et y faire naître la vie.
Désormais, il connaissait tous les personnages du drame, à l’exception de deux : Ignace, l’ancien chef de la police, ainsi que ce bizarre Ukrainien, le dénommé Piotr. Ceux-là, il ne pouvait pas les interroger sous un prétexte consulaire et il ne tenait pas à ce qu’ils sachent qu’il menait une enquête. Cette lacune était gênante mais pas au point de l’empêcher de parvenir à la vérité. Aurel avait cette conviction, mais il ne pouvait pas s’expliquer pourquoi.
Il se remit au piano et, pour oublier les pitreries auxquelles il s’était livré avec le Consul général, il joua une marche funèbre de Schumann, très lentement, en écoutant chaque note bourdonner dans la maison, comme un insecte prisonnier.
Puis il se leva, se resservit à boire et approcha de la table sur laquelle était disposé un jeu d’échecs. C’était un souvenir de son père : des pièces d’ivoire, sculptées au XIXe siècle en Europe centrale, qu’il emportait à chaque voyage et disposait sur un damier moderne. Il manquait deux pions, qu’il s’était toujours juré de remplacer. De toute façon, il ne jouait jamais avec ce jeu car il était trop précieux. Il s’assit sur une chaise et regarda les petites figurines. Le roi blanc était une haute pièce tournée et sur son grand corps, les veines de l’ivoire, visibles de haut en bas, formaient comme les plis d’un long manteau. Le temps avait gauchi l’ensemble. Ce roi prenait un air majestueux, autoritaire, mais aussi bancal et fragile. Aurel annonça :
— Roger Béliot.
Il saisit la pièce et la posa au centre du damier.
Puis il prit la dame blanche et la posa près du roi.
— Françoise.
Il réfléchit un moment puis recula la figurine de trois cases, pour représenter l’éloignement de la première femme de Béliot.
Ensuite, il considéra les pièces noires. Il saisit d’abord la dame, qui lui semblait représenter naturellement Fatoumata. Mais quelle figure attribuer alors à Lucrecia ? Il réfléchit longuement puis ses gestes précédèrent sa pensée. Il saisit le roi noir et le plaça près de Béliot en pensant : Fatoumata.
Et tout de suite après, il posa la dame noire avec l’idée que c’était elle, Lucrecia.
Ces premiers choix dessinaient déjà un paysage inattendu. Fatoumata, en roi noir, prenait une puissance qui surprenait mais ne choquait pas Aurel. C’est bien ainsi qu’il la voyait et il était fondé à penser que Béliot la considérait de la même manière : comme une autorité, une force, un rival. Face à elle, les deux dames, Françoise et Lucrecia, quoique de couleurs différentes, semblaient apparentées. Il pensa : complices.
Il chercha ensuite comment représenter cet Ignace à qui il n’avait jamais parlé. Sans hésiter, il saisit une tour noire. Fortement établi dans la capitale et depuis longtemps, l’ancien chef de la police disposait d’une large vue sur la société, de relations tous azimuts. Solidité, puissance, danger étaient les mots qui le caractérisaient le mieux. Aurel le plaça à côté du roi noir, c’est-à-dire de Fatoumata, dont il était, disait-on, si proche.
Béliot ne disposait pas d’un allié comparable. Mme Ramoglio l’avait bien souligné : il était seul, détesté ou méprisé par les notables, partout où il allait. À Maputo autant qu’ailleurs, davantage peut-être, car il était devenu un vieil homme que nul ne craignait plus.
Tout juste pouvait-il s’appuyer sur Piotr, un pauvre exilé qu’il pouvait faire courir à sa guise. Aurel représenta celui-ci par un fou blanc.
Fatoumata aussi disposait d’un fou qui s’empressait d’exécuter ses ordres : c’était son fils, David, envoyé en éclaireur chez son père. Aurel plaça le fou noir auprès du roi blanc.
Des cavaliers, il y en avait aussi de part et d’autre. C’est ainsi qu’Aurel en tout cas voyait l’avocat qui caracolait autour de Françoise et sautait les lignes pour rapporter ce qu’il savait à Fatoumata, sa vraie patronne.
Et du côté de Béliot, sans trop savoir pourquoi, c’est en cavaliers qu’Aurel avait envie de représenter les deux broussards qui étaient à l’enterrement. Il posa les deux cavaliers blancs un peu au hasard.
Il se recula, satisfait de ce premier travail. Béliot était véritablement cerné. Si l’on comparait le nombre de pièces qui obéissaient à Fatoumata et les siennes, il était en nette infériorité.
Aurel alla se servir un verre de blanc, ôta ses mules et se massa les pieds en regardant l’échiquier. Il manquait quelque chose et il ne parvenait pas à déterminer quoi. La solution, dans ce cas-là, était toujours le piano. Il se mit à jouer un air de Duke Ellington. Aussi curieux que cela puisse paraître, le jazz était pour lui un exercice pénible : il n’avait pas naturellement le sens du rythme. Avec le temps, il avait fini par s’y faire. Il était passé à la variété pour des raisons alimentaires, mais, au fond, il était plutôt fait pour la musique classique.
Pendant qu’il jouait, il pensait à cela : le rythme, son rapport avec la vie. Et sans le vouloir, il revenait à Béliot. Quel pouvait être son rythme, à lui ? Aurel connaissait son histoire, ses habitudes, son entourage. Mais il songeait pour la première fois qu’un homme, c’est aussi un rythme, une manière d’organiser tout cela. Le rythme, pour Françoise, par exemple, avait longtemps été celui de ses lettres : une ou deux fois par an, elle lui demandait de l’argent. Et puis, d’un seul coup, elle avait débarqué et cassé le rythme. Pas seulement le sien, d’ailleurs. Elle avait aussi perturbé celui des autres. Aurel s’arrêta de jouer et revint au damier.
Quel était donc le rythme de Fatoumata ? Elle aussi était séparée de Béliot. Pourtant, elle restait dans les parages. Combien de fois par semaine venait-elle à l’hôtel ? Et quand elle y venait, rencontrait-elle Lucrecia ? C’était peu probable. Béliot ne tenait certainement pas à ce que les deux femmes communiquent. Le faisaient-elles quand même ?
Quant au rythme de Lucrecia, il était à peu près clair : elle était là tous les jours. D’après Françoise, qui, certes, était mauvaise langue, la jeune fille passait toutes ses nuits avec Béliot. Toutes ou presque, puisqu’elle n’était pas dans l’hôtel le jour du meurtre. C’était, d’après ses propres dires, du fait d’un événement familial. Reste qu’il y avait eu ce soir-là rupture du rythme.
Aurel se leva et alla déboucher une autre bouteille de Tokay. Il revint à l’échiquier avec son verre. Il avait déjà pas mal bu et ses idées prenaient le flou nécessaire à l’intuition. Il s’étira le dos et replongea dans la contemplation des pièces. Elles étaient toutes agglutinées autour de Béliot et ça n’allait pas.
— Il les voit une par une.
Aurel avait prononcé cette phrase à voix haute, presque inconsciemment. Elle le fit sursauter. Il fallait approfondir cette idée. Si chaque personne avait son rythme dans ses rapports avec Béliot, c’était à cause de lui. C’est lui qui organisait son entourage en assignant à chacun non pas sa place (à cet égard, il ne contrôlait rien, ou si peu) mais son rythme. Il décidait quand tel ou tel devait venir. Et il faisait en sorte qu’il ou elle ne rencontre personne d’autre.
À Béliot, impotent, bancal, abruti par le whisky, il restait un seul véritable pouvoir : celui d’organiser le ballet des présences autour de lui. Il était le maître des rythmes.
Aurel ferma les yeux et se laissa gagner par une fausse torpeur. Elle l’envahissait toujours à l’instant où naissait l’idée, où se dénouait la pelote d’un mystère.
Et, d’un coup, il bondit sur ses pieds. Il marcha en titubant à travers le salon, se tenant aux meubles comme s’il remontait la coursive d’un bateau dans la tempête. Il arriva jusqu’au téléphone. C’était un vieux modèle fixe. Le combiné était relié à l’appareil par un fil en spirale. Il décrocha mais, au moment de composer le numéro, il se rendit compte qu’il ne l’avait pas. Il lui fallut retraverser toute la pièce, en faisant tomber une lampe, fouiller dans la poche de son veston, revenir jusqu’au téléphone, composer laborieusement le numéro. Il entendit sonner à l’autre bout du fil. Personne ne répondait. Il insista. À la sixième sonnerie, une voix ensommeillée retentit dans le combiné.
— Allô, la prison ?
— Ouais…
— Isidore ?
— Lui-même. Qu’est-ce que vous voulez ?
— C’est Timescu. Le Consul de France.
— Vous n’êtes pas dingue ? Pardon, monsieur le Consul, mais il est minuit passé.
— Isidore, tu m’as proposé de me rendre service, n’oublie pas.
— D’accord, mais la nuit, tout de même…
— Tu es au boulot ?
— Bien sûr, je vous l’ai dit : je suis de nuit, maintenant.
— Alors, tu n’as pas de raison de dormir.
— Je n’ai pas dit que je dormais.
— Dans ce cas, s’il te plaît, voilà ce que tu vas faire. Mme Béliot est toujours chez vous ?
— Ouais.
— À la bonne heure. Alors, va frapper à la porte de sa cellule et pose-lui une question de ma part.
— Vous ne pouvez pas la lui poser demain vous-même ?
— Ton directeur ne me laissera pas venir une troisième fois en deux jours.
— Pourquoi pas ?
— De toute façon, c’est urgent, coupa Aurel en haussant le ton. C’est vraiment urgent, Isidore.
— Bon. D’accord.
— Tu vas lui demander ceci, écoute-moi bien. Quand elle a découvert le corps de Béliot le matin, est-ce que la piscine était allumée ?
— Oh, c’est pas vrai ! À minuit, des conneries pareilles ! Sauf votre respect, monsieur le Consul, je le dis comme je le pense. Ce n’est pas gentil de jouer avec moi comme ça…
— Tais-toi, Isidore ! intima Aurel. Pose-lui cette question, s’il te plaît. C’est important. Très important. Et si elle te répond oui, fais bien attention, demande-lui de quelle couleur elle était. Tu te souviendras ?
— La couleur de la piscine ?
— La couleur de l’éclairage de la piscine.
Un soupir profond retentit dans le combiné puis Aurel entendit que le gardien posait le téléphone sur la table. Il attendit un long moment. Des pas sonores étaient perceptibles, réverbérés en écho par les murs nus de la prison. Enfin, Isidore saisit le combiné.
— Elle a dit que la piscine était allumée.
— La couleur, Isidore ! La couleur ?
— Vert.
— Merci, soupira Aurel.
Et il raccrocha.
*
Aurel sortit sur son petit balcon et, sans changer de vêtements, c’est-à-dire à peu près dans la tenue qu’affectionnait Béliot à son réveil, fit quelques pas de long en large. L’air frais du soir lui rendit sa lucidité. L’heure n’était plus aux intuitions ni aux divagations. Il tenait un fil et devait le tirer jusqu’au bout.
Il rentra et s’installa devant son ordinateur portable. C’était un autre des secrets qu’il dissimulait soigneusement à ses employeurs. Il faisait mine de ne rien connaître aux nouvelles technologies, et cette infirmité était une protection supplémentaire contre toute tentative de lui donner du travail. La vérité était qu’il aimait presque autant pianoter sur son ordinateur portable que sur le clavier d’ivoire de son piano. Et au point où il en était cette nuit, c’était de cet instrument-là qu’il lui fallait jouer maintenant.
Il se lança dans sa recherche avec un entrain magnifique. Il chantait des airs d’opéra sur lesquels il improvisait des paroles loufoques. Plus il avançait dans ses investigations, plus ses soupçons se confirmaient, et plus il chantait fort et grave. C’est dans le plus bas registre du baryton qu’il parvint à la conclusion qu’il recherchait. Il referma l’ordinateur d’un coup sec, passa rapidement un pantalon et une veste. Puis il sortit dans la nuit et à grandes enjambées rejoignit la place sur laquelle des taxis attendaient la sortie d’une discothèque.
*
Le gardien refusa d’abord de réveiller les religieuses. Mais devant les cris et les menaces d’Aurel, qui brandissait son passeport diplomatique, il alla tirer la sœur tourière de son lit.
Elle arriva au bout d’un long moment, en ajustant sa cornette. Quand elle découvrit Aurel devant la porte du parloir, elle eut un mouvement de recul. Passe encore qu’il sentît l’alcool. Mais il était plus choquant qu’il eût enfilé une veste à même son tricot de corps. Son pantalon trop court laissait voir le bas de ses mollets poilus et ses pieds nus dans les chaussures. Quand elle comprit le motif de sa visite, son indignation fut à son comble.
— Il n’est pas question, monsieur le Consul, que je réveille mademoiselle Lucrecia. Et d’abord, expliquez-moi ce que vous lui voulez.
Le gardien était resté près de la porte et observait la scène, prêt à intervenir s’il s’avérait qu’Aurel passait les bornes.
— Ma sœur, implora-t-il en joignant les mains, je ne peux pas vous dire pourquoi mais je vous affirme qu’il faut que vous appeliez Lucrecia. Il en va du sort d’une personne emprisonnée injustement.
La sœur le toisait avec suspicion. Aurel redoubla de persuasion. Finalement, la religieuse se résolut à accepter ce pari pascalien : elle ferait peut-être tout gagner en réveillant Lucrecia, comme Aurel le prétendait, et pas perdre grand-chose si elle la dérangeait pour rien.
— Attendez-moi ici.
Elle revint au bout d’un long quart d’heure. Lucrecia l’accompagnait en traînant les pieds, les yeux mi-clos. Aurel lui saisit les mains et les secoua.
— Lucrecia, s’il vous plaît. Réveillez-vous. J’ai besoin de vous.
— Tout de suite ?
— Oui. Tout de suite. Demain matin, que dis-je, dans cinq heures à peine, quand le jour sera levé, il sera trop tard. Suivez-moi !
Lucrecia secoua la tête, mit un moment à comprendre.
— C’est pour Françoise ?
— Oui. Pour vous aussi. Pour la vérité ! Pour la justice !
Elle haussa les épaules. Si malin qu’il fût peut-être, ce petit bonhomme était toujours un peu à côté de la plaque.
— Bon. Attendez que je passe une robe.
— Cinq minutes.
— Quinze.
— Soit ! concéda Aurel, puis il se jeta dans un des raides canapés des sœurs et se détendit en dépliant un affriolant exemplaire de L’Osservatore romano.
*
Le taxi attendait patiemment devant le couvent. Aurel avait payé le chauffeur d’avance et si généreusement qu’il n’avait aucun scrupule à dormir jusqu’à ce que ce client bizarre revienne. Après tout, quand on fait le choix de travailler de nuit, il faut s’attendre à rencontrer des originaux.
Quand il vit Aurel ressortir avec une jeune Africaine moulée dans une jupe en jean trop serrée, il crut comprendre à qui il avait affaire. C’était seulement curieux que le client soit allé chercher une fille dans un monastère. Mais de nos jours…
Comme le chauffeur le prévoyait, Aurel demanda qu’il les conduise à un hôtel. La Résidence dos Camaroes n’était pas un établissement connu pour ce genre de prestations, mais là encore…
Plus étrange fut l’exigence formulée par Aurel alors qu’ils approchaient de l’hôtel. Il commanda au taxi de s’arrêter et la fille descendit seule. Elle marcha, en se déhanchant sur ses hauts talons, et alla jusqu’à la guérite du gardien. Elle frappa plusieurs fois et, au bout d’un moment, on lui ouvrit. S’ensuivit alors un long conciliabule dont aucun écho ne parvenait jusqu’à la voiture. Le chauffeur, l’air de rien, avait pourtant laissé les vitres ouvertes et tendait l’oreille. Enfin, la fille revint. Elle se pencha à la portière arrière.
— Le gardien dit qu’il n’y a personne.
— Personne n’est venu depuis votre départ ?
— Si. D’après lui, Fatoumata et son fils ont passé la journée ici. L’ancien chef de la police les a rejoints vers seize heures. Ils sont repartis tous ensemble avant la tombée de la nuit.
— Ils ont emporté des choses ?
— Non, ils ont commencé à remplir des malles mais ils n’ont rien sorti pour le moment.
Aurel poussa un soupir de soulagement.
— On peut y aller ?
— Il veut bien mais si quelqu’un arrive, il dira qu’on est entrés par-derrière et qu’il n’a rien vu.
— Comme il voudra. On n’en a pas pour longtemps de toute manière.
Aurel s’extirpa de la banquette arrière. Au moment de s’éloigner avec Lucrecia, il revint vers le chauffeur.
— Si vous voyez arriver une voiture, s’il vous plaît, donnez deux petits coups de klaxon pour nous prévenir.
Le chauffeur acquiesça. L’affaire était plus complexe qu’il ne l’avait prévu et elle comportait sûrement plus de risques. Il se demanda s’il ne valait pas mieux laisser ce client louche en plan. Après tout, il était payé… En même temps, la fille avait parlé d’un chef de la police. Ces gens-là devaient avoir des relations et s’il leur faisait un mauvais coup, ils étaient capables de le retrouver et de se venger. Il resta.
Lucrecia et Aurel progressaient prudemment dans l’obscurité du jardin. Fatoumata et son fils avaient tout éteint en partant. L’heure n’était plus aux coûteuses illuminations nocturnes qui plaisaient à Béliot. L’hôtel lui-même apparaissait comme une masse sombre, vaguement menaçante. Seules les petites lumières vertes des sorties de secours éclairaient faiblement la terrasse et les balcons. Lucrecia alluma la lampe de son portable et ils avancèrent jusqu’à la chambre de Béliot. À la lumière blafarde du téléphone, la pièce apparut dévastée. Les placards étaient béants, des masses de vêtements jonchaient le sol, les tiroirs des commodes étaient grands ouverts et vides.
— Ils sont venus chercher quelque chose ? se demanda Aurel à voix basse.
— Je ne crois pas. C’est pas chercher, ça.
— C’est quoi alors ?
— Du pillage, précisa-t-elle sur son même ton égal, indifférent. Ils prennent ce qui a de la valeur et peut-être aussi qu’ils croient qu’il y a un magot.
Elle haussa les épaules.
— Il y a un magot, à votre avis ? demanda Aurel.
Il connaissait l’opinion de Lucrecia. Elle avait joué un grand rôle dans les déductions qui l’avaient amené jusqu’ici. Mais il voulait l’entendre le confirmer.
— La seule fortune de Roger, c’était cet hôtel, et encore, il avait des dettes gagées dessus.
— Fatoumata le savait ?
— Peut-être qu’elle s’en doutait. Mais avec elle, Roger a toujours eu un complexe. Il se vantait. Ça m’étonnerait qu’elle ait su à quel point il était dans la dèche.
Une rafale de vent fit craquer les palmiers et Aurel sursauta.
— Bon. Peu importe. Revenons à ce qu’on est venu chercher. Où pensez-vous que cela se trouve ? Si c’est dans la chambre, ils ont dû tomber dessus.
— Ce n’est pas dans la chambre, affirma Lucrecia, l’air perplexe.
— Où, alors ?
— Je n’en sais rien.
— Comment ça !
— Non. Il m’a juste montré un échantillon un soir sur son ordinateur. Mais je ne sais pas d’où ça sortait.
— Vous m’avez dit que vous pourriez trouver…
— Je peux, oui. Il faut réfléchir, c’est tout.
Elle avait dit ça d’un ton impérieux et Aurel se tut. Lucrecia avança jusqu’à l’endroit où se tenait Béliot, sur la terrasse. Elle éclaira la table basse et se pencha pour regarder dessous. Avec cette lumière blanche de LED, tout était cru, sordide, méconnaissable. Penser aux jours, aux mois, aux années que Béliot avait passés dans ce trou, les pieds allongés sous cette table crasseuse, avec pour seule arme sa sonnette dérisoire, donnait la pleine mesure de la misère du personnage.
— Voilà, dit calmement Lucrecia. Je l’ai.
Son bras était tendu jusqu’à l’épaule sous le plateau de la table et Aurel ne pouvait pas voir ce qu’elle tenait. Elle fit une grimace et quelque chose céda. Elle se releva en tenant à la main un fil électrique. C’était un câble double d’un ancien modèle, comme on en fabriquait en France il y a trente ans.
— Vous êtes sûre ? Ce vieux truc…
— Il m’avait dit qu’il faisait ça depuis des années. L’installation a dû être faite il y a longtemps.
Aurel observa le fil. Lucrecia en tirant avait arraché une extrémité et deux touffes de cuivre sortaient de la gaine en plastique. De l’autre côté, le fil rejoignait le sol et était dissimulé par le joint du carrelage. En tirant, Aurel fit craqueler le joint et ils purent suivre la ligne jusqu’au mur. À partir de là, elle était camouflée derrière une plinthe. Lucrecia observa la direction prise par le fil.
— Je pense que je sais où il va.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûre.
— Eh bien, dit Aurel avec un grand sourire, allons-y !