XIII
Jocelyn du Pellepoix de la Neuville, l’Ambassadeur, était rentré discrètement la veille d’un voyage en Afrique du Sud avec sa femme. Il ne souhaitait pas que ses mouvements soient trop connus de ses collaborateurs. Il les avait habitués à fonctionner sans lui et à ne jamais savoir quand il pourrait éventuellement débarquer.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années qui nourrissait de grands espoirs pour sa carrière. Entré au Quai d’Orsay après des études de chinois, il comptait bien obtenir un jour l’ambassade de Pékin. Cela supposait patience et habileté. Il ne devait pas commettre d’impair et capitaliser sur les fautes des autres. Cela se traduisait par une règle de conduite inflexible : ne pas faire de vagues.
Depuis son arrivée à la tête de ce poste africain qu’il considérait comme un purgatoire, Pellepoix avait mis une distance protectrice entre ses collaborateurs et lui. Ils avaient rapidement compris qu’ils ne devaient pas le déranger pour lui soumettre des problèmes mais seulement des solutions. Il était enfermé dans son bureau du matin au soir, protégé par une batterie de secrétaires qui filtraient les accès. Sa résidence était encore plus inaccessible. La seule sortie régulière qu’il s’autorisait était pour le golf. Celui de la capitale était convenable, mais il ne fallait pas trop aller voir sur les bords : les buissons étaient pleins de détritus lancés par-dessus le grillage. À la saison chaude, faute d’un arrosage efficace, les greens jaunissaient et devenaient de véritables paillassons.
L’Ambassadeur voulait également éviter de rencontrer des compatriotes. Ils avaient sans cesse des problèmes administratifs à lui soumettre et des envies de médaille les démangeaient tous. Il venait donc jouer de préférence très tôt le matin. Le terrain conservait un peu de la fraîcheur nocturne et le parcours était presque vide. Un caddie africain traînait ses clubs sans lui adresser la parole, et c’était très bien ainsi.
Ce matin-là, Pellepoix venait d’effectuer un long tir, bien dans l’axe du no 8. La main en visière, il regardait la balle rebondir près d’un bunker sans y tomber et se placer au bord du green. C’était un de ses meilleurs coups.
— Bravo, Jocelyn ! murmura-t-il.
Il aimait se féliciter. Habitué à se méfier des compliments, ceux qu’il s’adressait à lui-même étaient les seuls sur la sincérité desquels il n’avait aucun doute.
— Joli coup !
Il hocha la tête.
— Oui, répondit-il machinalement, avant de se rendre compte que ce commentaire n’était pas de lui.
Il se retourna d’un bloc et découvrit, planté à un mètre du tee, un petit homme étrange dont il avait déjà aperçu la silhouette quelque part.
Le crâne dégarni, des cernes profonds autour des yeux, ce personnage était vêtu d’une veste de complet passée directement sur un maillot de corps douteux en coton blanc. De son pantalon dépareillé, trop court et trop large, froncé à la taille par une ceinture en croco noir brillant, dépassaient deux chevilles nues et des pieds chaussés de mocassins vernis.
— Aurel Timescu, annonça l’inconnu, esquissant une sorte de révérence. Consul adjoint. J’ai l’honneur de servir sous votre autorité, monsieur l’Ambassadeur.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Jocelyn de Pellepoix de la Neuville se souvenait maintenant de cet individu. Sa nomination dans son équipe lui avait causé un certain déplaisir. Heureusement, ce jeune puceau de Mortereau, avec son âme de Bon Samaritain, s’était chargé du problème et l’Ambassadeur n’en avait plus entendu parler.
— Je ne suis pas en service, comme vous le voyez, dit le chef de poste sèchement. Si vous avez quelque chose de personnel à me dire, prenez rendez-vous avec ma secrétaire, et si c’est pour le service, passez par la voie hiérarchique.
Déjà, il se retournait vers le caddie, lui demandait un putter et s’éloignait en direction de la balle. Le petit consul trottina et, avec une agilité insoupçonnée, barra la route à l’Ambassadeur.
— Je dois vous parler d’un crime.
— Il y a eu un nouveau crime ?
— Non. Il s’agit toujours de l’hôtelier, Roger Béliot.
— Ce vieux fou ! Il paraît que c’est son ancienne femme qui a fait le coup. En quoi cela justifie-t-il que vous me dérangiez ?
— Il y a du nouveau dans l’enquête.
— L’enquête de qui ?
— La mienne.
— Vous n’êtes pas policier, que je sache, ricana l’Ambassadeur avec humeur.
— En effet, concéda Aurel, en baissant la tête.
Profitant de ce recul pour donner le coup de grâce, Pellepoix ajouta :
— Et pourquoi n’est-ce pas votre chef de service, M. Mortereau, qui vient me voir ? Il me semble que c’est la procédure. Vous a-t-il chargé de venir me déranger ?
— Non, monsieur l’Ambassadeur, admit Aurel avec une mine contrite. Il n’est pas au courant de ma démarche.
— En ce cas, laissez-moi tranquille et faites passer une note à mes secrétaires, si vous avez un renseignement à me communiquer.
Il avait déjà saisi le club que lui tendait le caddie quand Aurel, d’une voix soudain très assurée, lui dit :
— Si je fais cela, il sera trop tard.
L’Ambassadeur se figea. Par sa longue pratique des bureaux, il savait reconnaître une menace.
— Trop tard pour qui ?
— Pour vous.
Un instant, les deux hommes se toisèrent. Jocelyn de Pellepoix, dans son impeccable pantalon de golf, avec ses chaussures marron et blanches à rabat, son polo vert sans un faux pli, et Aurel qui avait l’air d’un clown fripé. C’était le clown qui souriait.
Il reprit la parole tranquillement :
— Vous devez rencontrer la délégation des écologistes à onze heures trente dans votre bureau, à l’ambassade. D’ici là, ils auront largement eu le temps de connaître la vérité.
— Quelle vérité ?
Aurel lança sa main gauche derrière sa nuque, les doigts en crochet, et se gratta le cou avec l’expression voluptueuse d’un babouin qui s’épouille.
— Quelle vérité ? répéta l’Ambassadeur sur un ton impérieux.
Aurel cessa de se gratter, et, tout en fixant avec une perplexité gourmande ses ongles noirs, il prit son temps pour répondre.
— La vérité ? Eh bien, que nous couvrons un trafic d’ivoire et que nous sommes complices d’un mensonge d’État pour protéger un gouvernement allié de la France. C’est du moins ce qu’ils penseront.
Aurel laissa le chef de poste digérer ces mots et continua de disserter comme pour lui-même, en soupirant :
— Que voulez-vous, ces Anglo-Saxons et autres Scandinaves voient la colonisation partout. C’est désolant. Le Mozambique a beau ne pas être une ancienne possession de la France, nous l’avons incorporé dans notre giron. Il fait partie de la francophonie, n’est-ce pas bizarre ? Et naguère, pour notre ministère de la Coopération, il était inclus dans ce que l’on appelle le pré carré. C’est-à-dire que…
— Il suffit ! coupa l’Ambassadeur.
De ce galimatias il ne retenait qu’une seule chose : un scandale était possible. Il fallait l’étouffer sur-le-champ, qu’il fût le fait de ce trublion ou le résultat d’événements plus complexes qu’il ignorait. Peu importait, l’urgence était de désamorcer la bombe.
— Vous commencez par le meurtre de cet hôtelier et maintenant vous me parlez de la délégation des écologistes de l’ONU. Je ne vois pas où est le rapport ? Expliquez-vous.
— M’expliquer ? Mais c’est exactement ce que je suis venu vous demander, monsieur l’Ambassadeur ! Et je suis heureux de voir que vous êtes prêt à m’écouter.
— En effet, je vous écoute.
Aurel fit une moue gênée. Il tourna la tête d’un côté et de l’autre, en balayant du bras l’étendue déserte du golf, sur laquelle le soleil commençait à taper.
— Le lieu n’est pas approprié. J’en ai pour un assez long moment et il fait déjà très chaud.
— Alors, allons à mon bureau, proposa vivement l’Ambassadeur.
L’idée de retrouver ses gendarmes et ses secrétaires lui donnait soudain l’espoir de pouvoir se débarrasser de ce personnage, en tout cas de le neutraliser.
— Nous n’y serions pas vraiment tranquilles, déclina Aurel. Je connais un autre endroit plus calme, plus neutre. Si vous voulez me suivre avec votre voiture, je vais vous y conduire. Je suis dans un taxi bleu. Il est garé devant l’entrée du golf.
Pellepoix hésita. Après tout, que craignait-il ? Si cet énergumène le conduisait dans un guet-apens, son chauffeur l’avertirait du danger. D’ailleurs, sitôt revenu à sa voiture où il avait laissé son portable, il appellerait le bureau pour demander à ses services de tracer son téléphone et de le géolocaliser.
— Allons-y !
Il gagna le Club-House à grandes enjambées et, sans même se changer, monta à l’arrière de sa longue voiture noire.
— Suivez ce taxi, Norbert.
L’étrange convoi quitta le golf : le vieux taxi défoncé, couvert d’autocollants à la gloire de la Vierge Marie pour cacher les trous de rouille, remorquait la limousine diplomatique rutilante que le chauffeur avait lustrée à la nénette, comme tous les matins.
Ils roulèrent une dizaine de minutes dans les rues rougies par la poussière de latérite. Motos et piétons encombraient la chaussée. La fumée de gros camions rampait en nuages mauves le long du sol. Aurel laissait pendre son bras par la fenêtre grande ouverte du taxi. Il respirait à pleins poumons les effluves de gasoil, avec le ravissement du citadin en vacances qui vient d’arriver à la montagne et qui hume l’air pur des cimes.
Enfin, ils klaxonnèrent devant un portail en acier noir, puis entrèrent en file indienne dans la cour du couvent des Carmélites.
La première personne qu’ils virent apparaître fut un Mortereau hagard. Il se précipita d’abord sur le taxi puis, voyant entrer à sa suite la voiture de l’Ambassadeur, il perdit tous ses moyens. Curiosité et flagornerie se disputaient l’expression de son visage.
— Je ne comprends pas, bredouilla-t-il à l’adresse d’Aurel, tout en gardant les yeux fixés sur l’Ambassadeur en tenue de golf. Une religieuse est venue au consulat me dire qu’on avait besoin de moi de toute urgence au couvent. Et je vous trouve… Mes respects, monsieur l’Ambassadeur. C’est vous qui m’avez fait quérir, sans doute ?
— Non, c’est moi, coupa Aurel en prenant une voix nasillarde de répondeur téléphonique.
— Ah bon ! Vous ? Mais pourquoi ?
— Entrons, dit Aurel en s’engouffrant dans le parloir des nonnes qui lui était maintenant familier.
La supérieure les y accueillit. Elle avait été informée par Lucrecia de ce qui allait se passer et se retira sitôt les hôtes installés. Aurel se cala confortablement dans son habituel canapé. Mortereau s’assit sur le rebord d’un fauteuil. Et l’Ambassadeur, qui entendait rester debout, posa finalement une fesse prudente sur l’accoudoir plat du deuxième divan.
— Nous vous écoutons, claironna-t-il avec impatience.
Mortereau s’apprêtait à se confondre en excuses mais Aurel prit la parole et commença sa péroraison avec une assurance que le Consul général ne lui soupçonnait pas. Un instant, Mortereau fut tenté de se réjouir : la métamorphose de son protégé était un motif de fierté pour lui. Mais très vite, la panique le gagna et il se demanda ce que cet imprévisible personnage allait bien pouvoir déclarer.
— Tout d’abord, monsieur l’Ambassadeur, commença Aurel, je tiens à affirmer que je porte l’entière responsabilité de cette enquête et de ses conséquences. M. le Consul général ici présent ne m’a pas donné d’instructions et j’ai agi de mon propre chef.
Mortereau était embarrassé. Il ne pouvait pas insister pour dire qu’il était au courant, sauf à monter dans une barque que son subordonné allait conduire Dieu seul savait où. En même temps, il perdait ainsi toute chance de s’attribuer un quelconque mérite dans ses découvertes. Il se tut et tenta sans grand succès de composer un sourire qu’il avait vu arborer par l’Ambassadeur quand la situation était incertaine : la commissure droite se soulevait, donnant une vague impression de contentement, tandis que la gauche s’abaissait, prête à entraîner tout le visage dans une moue réprobatrice.
— Quand Roger Béliot a été assassiné, reprit Aurel, j’ai été chargé de rendre les visites consulaires d’usage à son ex-femme, accusée du meurtre et incarcérée.
L’Ambassadeur remuait nerveusement le pied. Le rythme de cette confession lui paraissait trop lent. Il était pressé d’en arriver au but. Aurel, lui, prenait son temps.
— J’ai rapidement acquis la conviction que cette femme était accusée à tort.
— Donc, vous avez mené votre petite enquête, coupa Pellepoix de la Neuville pour le faire accélérer.
Aurel suivait son idée.
— La vie de ce Béliot était compliquée. Une première épouse française dont il était séparé depuis des années, une deuxième femme mozambicaine qui vivait de son côté, et une jeune maîtresse ici présente.
— Une religieuse ! s’exclama Pellepoix en se redressant.
— Quelle imagination, monsieur l’Ambassadeur, plaisanta Aurel en agitant le doigt comme s’il grondait un enfant. Non, non. La jeune Lucrecia habite simplement ici en ce moment. Les sœurs l’ont recueillie.
Le diplomate haussa les épaules et rougit légèrement, furieux d’avoir laissé apercevoir ses fantasmes.
— À première vue, poursuivit Aurel, la victime était entourée de conflits et de haines. La première idée qui venait à l’esprit était d’imaginer qu’il avait été éliminé par une de ses femmes. Mais, voyez-vous, je suis arrivé assez vite à une conclusion surprenante : elles étaient toutes amoureuses de lui. Ou, en tout cas, elles l’avaient été et le respectaient. Si cela vous intéresse, je pourrai essayer de vous expliquer pourquoi.
Pellepoix agita la main avec impatience. Il était incapable de se soustraire à ces élucubrations et, en même temps, sentait qu’il aurait dû mettre fin à ce monologue incongru. Il faisait avec la bouche des mouvements arrondis de carpe asphyxiée.
— Bref, résuma charitablement Aurel, il fallait chercher ailleurs. Il se trouve qu’à l’enterrement j’ai rencontré une amie de longue date de Béliot, une Française qui l’a connu jeune.
Mortereau se tourna vivement vers Aurel. Il découvrait que son adjoint lui avait caché des informations importantes et s’épouvantait tout à coup de ce qu’il allait pouvoir révéler.
— Là encore, poursuivit Aurel sans s’émouvoir, je vous passe les détails. Mais cette femme m’a mis sur la voie en me disant ceci : élevé par une mère qui le portait au pinacle, Béliot se voyait en demi-dieu. Il s’estimait injustement traité par la vie et ne supportait pas la médiocrité de sa condition. Il attendait de pouvoir prendre un jour sa revanche. Bref, il rêvait du gros coup.
Aurel écartait les bras, afin de donner une idée de la taille énorme du « coup » en question.
— Pour ça, il était prêt à trahir tout le monde. Et il l’avait fait. Mais tout avait toujours foiré, si vous me permettez cette expression.
Cette liberté, auprès de celles qu’Aurel avait prises sans en demander la permission, n’était guère considérable. L’Ambassadeur agita la main d’un geste las. Ses dernières résistances étaient en train de céder.
— Béliot s’était retrouvé au ban de la société partout, et avait échoué ici. Il avait été bien accueilli dans ce pays mais à force de faire des crasses à ses derniers partenaires en affaires, il avait fini par se faire détester aussi. Et plus il perdait son crédit, plus il était isolé, méprisé, plus il rêvait de prendre sa revanche. C’est-à-dire plus l’idée du « gros coup » l’obsédait.
— Passons au gros coup, s’impatienta l’Ambassadeur.
Aurel tripotait rêveusement le tissu de son pantalon et feignait de lui donner un pli qu’il n’avait plus depuis longtemps.
— Avez-vous remarqué une chose étrange ici ? Il y en a beaucoup, me direz-vous. Je vous l’accorde !
Pellepoix découvrit les dents et ce qui pouvait passer pour un sourire encouragea Aurel.
— Si vous consultez les statistiques officielles, dans ce pays, cent pour cent des défenses d’éléphants abattus par des braconniers sont saisies par les gardes forestiers, la police, etc. Vous m’entendez : cent pour cent. Toutes, en d’autres termes.
— Oui, cent pour cent. Et alors ?
— Alors, pourquoi continue-t-on à chasser illégalement ces pachydermes dans un pays où il n’y a aucune chance d’échapper aux contrôles ? Et on n’en chasse pas un peu. On en chasse énormément. Malgré la prohibition et les saisies, les abattages n’ont pas diminué du tout. Ils auraient même tendance à s’accroître : qu’est-ce que vous dites de cela ?
Mortereau, voyant l’agacement de l’Ambassadeur, jugea prudent de répondre à sa place.
— Peut-être que les statistiques officielles sont fantaisistes ?
— Fantaisistes ! glapit Aurel. Elles sont validées par l’ONU et contrôlées par les plus grandes ONG de protection de la nature.
— Alors, peut-être que les braconniers espèrent quand même s’en tirer, garder quelques défenses pour eux en douce.
— Aucune chance !
— Est-ce que vous allez cesser de nous faire jouer aux devinettes ! coupa l’Ambassadeur.
Encouragé par le renfort inespéré de son Consul général, il trouva même la force de claquer du plat de la main sur sa cuisse
— Soit ! concéda Aurel en levant les bras comme s’il se rendait. Je vous donne la réponse. Elle m’a coûté du temps, croyez-moi. C’est pourtant très simple.
Sur ces mots, il surprit ses interlocuteurs en se levant d’un bond.
— Les braconniers continuent d’abattre des éléphants parce qu’ils ont l’assurance de pouvoir quand même revendre les défenses.
— Vous venez de nous dire qu’elles étaient saisies ! s’indigna l’Ambassadeur.
Aurel fondit jusqu’à lui et lui pointa un doigt sous le nez, au grand désespoir de Mortereau.
— Tout juste, Excellence ! Tout juste ! Suivez-moi bien.
Il retourna se placer au centre de la pièce et fit mine de courir lourdement sur place.
— Voici un éléphant. Tout à coup, horreur, des chasseurs apparaissent !
Il sursauta et se figea, comme s’il avait vu un commando menaçant sortir du mur où était épinglée une image jaunie de saint Jean-Baptiste.
— Pan ! s’écria-t-il. Ils tirent. Derrière l’œil, c’est là qu’il faut viser, tout le monde le sait. L’éléphant est tué.
Il mima le pachyderme atteint par une balle puis s’effondra sur le canapé, touché à mort.
— Ensuite, cria-t-il en se relevant, on lui ôte ses défenses. On les dépose dans un entrepôt.
Il fit mine d’arracher deux énormes appendices autour de sa bouche.
— Et là, un beau jour, discrètement, les braconniers viennent les récupérer. En douce, bien sûr, en graissant la patte à pas mal de gens. Le tour est joué.
Les bras levés, Aurel se tourna vers l’Ambassadeur puis vers Mortereau, comme un boxeur qui salue la salle sur le ring après sa victoire.
— Tout le monde est content. L’ONU est contente : protection de l’environnement. Le gouvernement est content : il touche plein de subventions internationales. Les braconniers sont contents parce qu’ils se font un max de profit. Et les Chinois sont contents parce qu’ils peuvent continuer à fabriquer des boules de billard.
Puis, prenant d’un coup un air accablé, il se rassit sur le canapé.
— Il n’y a guère que les éléphants pour ne pas être contents. Mais ceux-là, tout le monde s’en fout, naturellement.
— Vous êtes en train de nous dire, intervint l’Ambassadeur pour redonner un peu de sérieux à cet entretien, que ce sont les braconniers eux-mêmes qui ont volé le stock d’ivoire ?
— Je l’affirme, oui.
— Et quelle preuve avez-vous ? demanda Mortereau.
— Surtout, quel est le lien avec l’assassinat de ce vieil hôtelier ? compléta l’Ambassadeur en secouant la tête d’un air consterné.
Aurel les dévisagea l’un après l’autre, se leva et dit, en braquant le regard sur le petit Jésus joufflu d’une des reproductions épinglées au mur.
— La piscine était verte.
Après un instant de sidération, cette phrase provoqua une véritable révolte chez ses interlocuteurs. L’Ambassadeur envoya un coup de pied dans un guéridon, renversant une pile de Famille chrétienne en portugais. Mortereau prit son visage dans ses mains comme pour s’extraire d’une réalité de cauchemar.
— Ça suffit ! hurla Pellepoix. Vous vous moquez de nous.
L’Ambassadeur se dirigea vers la porte. Tout de même, avant de la franchir, il s’avisa qu’il était dans un couvent : il redressa le guéridon et remit en place les journaux éparpillés. Mortereau se précipita pour l’aider. Pendant qu’ils étaient baissés, Aurel avait ouvert une grosse boîte posée sur la table centrale depuis le début de l’entretien. Les diplomates avaient pensé qu’il s’agissait d’un instrument appartenant aux sœurs. Avec sa surface grise en plastique imitant le tissu, on aurait dit un vieux tourne-disque. En réalité, une fois ouvert, l’appareil se révélait être un magnétophone d’un modèle ancien. Aurel pressa un des boutons.
« … whisky. Et dépêche-toi, espèce de garce. »
La voix forte qui était sortie de l’appareil était celle d’un vieil homme. L’Ambassadeur et le Consul général se redressèrent. Aurel appuya de nouveau sur la grosse touche et arrêta la bande.
— Vous n’avez pas connu Roger Béliot ? demanda-t-il suavement. Il faut avouer qu’il n’était pas tendre avec son personnel. Heureusement, il était plus aimable avec ses invités.
Il pressa une autre touche qui fit avancer la bande rapidement puis il appuya sur « lecture » et le magnéto se remit en route. On entendait dans le haut-parleur des craquements de fauteuil en osier, le bruit d’une respiration rauque. La voix de Béliot retentit de nouveau, radoucie, presque aimable.
« Ça va ? La forme ?
— Ah, tu sais, on est des vieux, maintenant. »
La personne qui parlait était assez loin du micro. On l’entendait distinctement mais faiblement. L’homme s’exprimait en français avec un lourd accent portugais.
« Bon, poursuivit la même voix, passons aux choses sérieuses : on a un problème, Roger. »
L’apparition sonore de ces deux personnages dans le silence du parloir avait soudain redonné force aux propos d’Aurel. L’Ambassadeur et son Consul général se tenaient debout au-dessus de la table basse et regardaient tourner les bobines.
« Quel genre de problème ?
— Le genre grave. Très grave, même.
— Je t’écoute.
— L’ONU envoie un groupe d’inspecteurs pour assister à la destruction des…
— Chut ! »
L’enregistrement permit d’entendre un bruit de talons féminins. Puis des verres tintèrent et les pas de la serveuse s’éloignèrent. La conversation reprit. Béliot intervint le premier.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’inspecteurs ?
— C’est comme je te dis. Il paraît que l’ONU a fait savoir que ça ne pouvait pas durer plus longtemps. Il était prévu déjà de tout détruire l’année dernière et il ne s’était toujours rien passé.
— Mais ce n’est pas possible. Je pensais qu’on pourrait faire ça dans six mois.
— Il y a déjà beaucoup de marchandise. Pourquoi veux-tu attendre plus longtemps ?
— Parce que mes potes sont sur un coup. Tout un troupeau. Ils attendent qu’ils passent la frontière. Ça fera au moins cent paires de plus.
— Eh bien, je te dis, moi, que si on attend, on n’aura rien du tout. »
Des glouglous indiquèrent que Béliot venait de finir son verre d’un trait.
« Maïté, un autre ! cria-t-il, en saturant l’enregistrement. Il faut se débarrasser de ces fouineurs. Ça sert à quoi, bon Dieu, qu’on paie tout ce monde si personne n’est capable d’arrêter ça ?
— L’ONU, Roger ! Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent contre l’ONU ?
— Ils arrivent quand, ces inspecteurs, tu dis ?
— Le vingt-deux.
— On est déjà quoi ? Le onze. Bon, tu as raison. Il faut y aller alors.
— C’est mon avis aussi.
— On est prêts ?
— Pas vraiment mais je préviens le destinataire et je pense qu’on peut vider le stock d’ici quarante-huit heures. »
Aurel pressa la touche et l’enregistrement s’arrêta.
— Comment avez-vous eu ça ? demanda l’Ambassadeur.
— J’espère, dit Aurel en ignorant la question, que maintenant vous allez vous asseoir et m’écouter.
L’Ambassadeur et Mortereau se regardèrent, gênés par leur propre embarras. Pellepoix, lentement, comme le tigre dompté prend place de mauvaise grâce sur un tabouret, recula jusqu’à un fauteuil et s’y assit. Mortereau s’empressa de l’imiter.
— Béliot cherchait un gros coup et il l’avait trouvé.
Aurel commençait son récit sur le ton du grand-père qui raconte une histoire à ses petits-enfants.
— Le garçon choyé par sa mère, le fils unique qui se rêvait en roi du monde avait fini par trouver la grosse affaire qui lui assurerait la fortune, sinon la gloire.
Les religieuses, comprenant que le conciliabule durerait, avaient repris leurs activités. Elles allaient et venaient autour du bâtiment. Aurel regardait passer les cornettes le long des fenêtres, comme des voiliers cinglants sur l’horizon.
— Toute sa vie, Béliot a eu une passion : la chasse. Les armes à feu lui donnaient sans doute un sentiment de toute-puissance et le mettaient pour un instant à la hauteur des ambitions de sa défunte mère.
La chaleur qui montait, le contrecoup des événements de cette étrange matinée, le fauteuil profond où il s’enfonçait, tout contribuait, si Aurel continuait à jouer « Bonne nuit les petits », à ce que l’Ambassadeur, déjà les yeux mi-clos, s’endorme tout à fait.
— Béliot a chassé longtemps, longtemps et de tout : des antilopes, des crocodiles, des lions. Et même des éléphants. Et puis un jour, après sa première attaque, il lui est devenu impossible de marcher dans la brousse.
La mâchoire de Pellepoix allait se décrocher quand soudain Aurel l’éveilla d’un coup de cymbales.
— Mais non ! hurla-t-il, Béliot n’allait pas renoncer comme ça, abandonner ses idées de richesse et de trophées. Un jour – il faut l’imaginer car bien sûr nous n’en saurons jamais rien –, c’est en rêvant aux éléphants et à leurs défenses d’ivoire brillant qu’il a eu l’IDÉE.
Aurel se mit debout et alla s’adosser à une fenêtre que le soleil tiédissait. Il prenait l’air inspiré du causeur appuyé à une cheminée.
— Les débuts, nous ne pouvons que les reconstituer à ce stade. Mais bientôt, quand les intéressés raconteront leur histoire, nous saurons tout dans le détail.
— Quels intéressés ? De quoi parlez-vous ?
— Béliot savait probablement que sa femme Fatoumata le trompait, poursuivit Aurel qui déroulait tranquillement sa pensée. Je crois bien que ça lui était indifférent et même que cela servait ses intérêts car elle avait choisi pour amant Ignace, le chef de la police qui allait bientôt partir à la retraite. C’est à lui que Béliot est allé proposer son gros coup.
À ces mots, Mortereau eut l’esprit traversé par une plaisanterie grivoise. Il pouffa mais l’Ambassadeur le foudroya du regard et il rougit.
— Il l’a convaincu de tout : encourager le gouvernement à réprimer le trafic d’ivoire et organiser en même temps le vol des stocks confisqués.
— Il y a bientôt sept ans que le gouvernement de ce pays a pris une attitude écologique, coupa Pellepoix, soudain ragaillardi d’avoir cru trouver une faille dans les propos d’Aurel. Et que je sache, il n’y a jamais eu le moindre vol d’ivoire sous douane.
— En effet. Mais la législation n’a pas pris effet tout de suite, ni les confiscations. Les premières défenses ont été déposées dans cet entrepôt il y a moins de quatre ans. Nos conspirateurs ont attendu qu’il y en ait suffisamment pour que le magot s’arrondisse.
L’Ambassadeur fit un « hum » qui indiquait son scepticisme. Malgré tout, il était bien obligé de reconnaître qu’Aurel maîtrisait son affaire.
— Et qui sont, selon vous, ces gens que Béliot prétend avoir « arrosés » ?
— Il y en a probablement à tous les niveaux : gouvernement, justice, police, douanes. Ils se sont assuré des complicités partout. Reste que le noyau dur de l’affaire est assez restreint.
— C’est-à-dire ?
Aurel compta sur ses doigts.
— Béliot lui-même, bien sûr. L’ancien chef de la police et indirectement Fatoumata. Piotr, qui servait d’agent de liaison avec tous les complices. Et quelques chasseurs.
— Des chasseurs ?
— Oui. C’est assez logique. Dans un montage pareil, Béliot ne pouvait pas envoyer un avis à tous les braconniers en disant : on interdit la chasse mais vous pouvez continuer à tirer. Il a dû mettre dans la confidence deux ou trois chasseurs de confiance.
— Ceux dont il parle dans l’enregistrement, dit Mortereau sur un ton assuré.
Il comprenait maintenant que la piste était sérieuse et tentait de monter dans le convoi, en faisant celui qui était au courant de tout.
— Deux broussards sont venus à l’enterrement, reprit Aurel. Je sais que Béliot les recevait régulièrement chez lui.
— Selon vous, lequel de tous ces complices a pu s’en prendre physiquement à Béliot, et pour quelle raison ?
La question de l’Ambassadeur montrait qu’il commençait à prendre l’hypothèse d’Aurel au sérieux. Celui-ci sentit qu’il avait gagné la première manche. Il se détendit, fit quelques pas et alla jusqu’à la porte du parloir. Il appela une des sœurs et lui demanda très humblement si elle pouvait leur faire apporter à boire. Il revint en s’épongeant le front avec son mouchoir et il reprit sur un ton plus apaisé.
— La particularité de Béliot était qu’il ne recevait jamais ses sbires tous ensemble. Il les divisait. Peut-être pour régner, peut-être pour ne pas attirer l’attention. Le soir du crime, sa piscine était allumée en vert.
L’Ambassadeur s’impatienta. Il espérait qu’Aurel n’allait pas recommencer avec ses énigmes.
— C’est-à-dire ?
— Le vert était la couleur réservée aux chasseurs.
— Donc, ce sont eux ! coupa Mortereau.
— Béliot attendait les chasseurs, soupira Aurel, mais rien n’indique qu’ils soient venus. Ni qu’ils soient venus seuls.
— Vous devez avoir un enregistrement de la nuit du crime parmi ces bandes magnétiques que vous avez trouvées ?
L’Ambassadeur avait posé cette question en montrant une certaine impatience. Il se doutait qu’Aurel avait d’autres atouts dans la manche et il n’aimait pas la manière dont il ménageait ses effets.
— Malheureusement non.
— Et pourquoi donc, puisque, apparemment, vous avez trouvé le magnétophone ?
Aurel soupira.
— Voyez-vous, monsieur l’Ambassadeur, ce Béliot était un vieil homme. Je dirais même un pauvre vieil homme. Il avait son hôtel, certes, mais rien d’autre, et vu la façon dont il le gérait, il ne lui rapportait pas grand-chose. Le dispositif qu’il avait installé pour espionner ses visiteurs datait de sa dernière période de splendeur, c’est-à-dire des années 80. C’est pourquoi il utilisait un enregistreur de bandes magnétiques, qui avait été moderne à cette époque mais est aujourd’hui largement dépassé.
— Et alors ?
— Alors, il n’y avait pas de sécurité dans ce système. En cas de panne de courant, il s’arrêtait.
— Il y a eu une coupure le soir du crime ?
— À vingt et une heures. J’ai vérifié et de plus je m’en souviens, parce que ce soir-là, j’étais en train d’écouter une retransmission d’un concert donné à la cathédrale de Bucarest par le grand chef d’orchestre Barenboïm…
— Bref ! Et il n’y a pas de générateur, en cas de panne ?
— Le temps qu’il se mette en route, le magnétophone s’arrête et il ne redémarre pas seul.
— Donc, nous sommes coincés, s’écria Mortereau dépité.
— Pas tout à fait.
L’Ambassadeur était excédé.
— Si vous nous disiez tout de suite, sans nous imposer ces espèces de coups de théâtre, ce que vous savez, nous gagnerions du temps.
— Vous avez mille fois raison, concéda Aurel.
Puis il se tut, bien calé dans son fauteuil, les mains sur le ventre.
— Alors ? pressa le Consul général.
Aurel gardait toujours le silence.
L’Ambassadeur se dressa sur ses pieds et fit mine de se diriger vers la porte.
— Ça suffit, cette comédie.
Mortereau était prêt à le suivre. Mais Aurel, tout à coup, s’adressa à lui.
— Très cher Consul général, puisque vous êtes ici le plus jeune, voulez-vous vous charger d’une petite besogne pour moi ?
— De quelle nature ?
— Montez sur la chaise là-bas et regardez par-dessus ce vaisselier.
Le Consul général était interloqué que son subordonné pût lui donner ce genre d’ordre. Il ne bougea pas. Mais l’Ambassadeur, le voyant hésiter, lui fit signe de s’exécuter. Mortereau saisit la chaise et l’approcha du vaisselier. C’était un meuble en sapin dont les étagères étaient encombrées d’images pieuses et de petites statues de la Vierge rapportées de Fatima ou de Lourdes.
— Il y a une boîte ronde en fer, là-haut, dit Aurel. Vous la voyez ?
Mortereau saisit une vieille boîte de biscuits anglais et la descendit.
— Ouvrez-la, je vous prie.
Le Consul général fit une grimace en tirant sur le couvercle qui était un peu collé. À l’intérieur, il découvrit un paquet de feuilles roulées.
— Regardez le document qui est sur le haut du paquet. La première feuille, oui.
C’était la photocopie d’une page de cahier à petits carreaux. Elle était couverte de chiffres.
— Je ne vais pas vous faire perdre votre temps à décrypter tout cela.
L’Ambassadeur prit le papier des mains de Mortereau. Pendant qu’Aurel commençait ses explications, il avait déjà compris.
— Sur cette feuille, vous avez une date : elle correspond au lendemain du jour où est enregistrée la conversation que je vous ai fait écouter (les bandes de Béliot étaient classées par date). Au-dessous, vous trouvez un chiffre. C’est exactement le nombre de défenses d’éléphant présentes dans l’entrepôt le jour du vol. Il a été abondamment relayé par la presse depuis lors. Il est multiplié par un montant à deux zéros, sans doute le prix unitaire acheté par le trafiquant.
Mortereau suivait du doigt sur la feuille.
— Plus bas, vous lisez un autre chiffre. Celui-ci m’a donné du mal mais j’ai fini par trouver. Je pense qu’il s’agit de la valeur des commissions, je veux dire les pots-de-vin à répartir entre tous les gens dont il a fallu s’assurer la complicité. Reste un total : la somme que doivent se partager Béliot et ses amis. En dessous de ce total figure la clef de répartition des bénéfices avec les noms des quatre conjurés : outre notre défunt ami, l’ancien chef de la police et les deux broussards. Puis un « F » qui doit vouloir dire Fatoumata. Ils ont tous signé en bas de la page.
— C’est une copie, s’étonna l’Ambassadeur en relevant la tête.
Aurel prit un air modeste.
— L’original est trop précieux pour qu’on le laisse traîner dans un monastère.
— Vous l’avez ?
— Il est en lieu sûr.
Il y eut un moment de grande tension. L’ambassadeur Pellepoix de la Neuville s’était parfaitement rendu compte que son idéal professionnel était menacé. Ce qu’il avait par-dessus tout en horreur se préparait : il allait y avoir des vagues.
— Que proposez-vous ? demanda-t-il à Aurel d’un air détaché, comme on appelle les annonces au bridge.
— Le dossier, certes, n’est pas tout à fait complet. Mais nous avons ce que les juges d’instruction appellent un faisceau de présomptions.
— Et alors ?
— Alors, c’est suffisant pour que vous sollicitiez une audience dès aujourd’hui auprès du Premier ministre. Il vous reçoit en général le jour même ?
La question n’appelait pas de réponse car Aurel était bien informé.
— Une audience. Mais… pour quoi faire ?
— Demander un complément d’enquête sur la base des informations que vous apporterez. Et, dans le même temps, bien sûr, vous saisirez la justice française qui ne s’est guère intéressée à ce dossier jusqu’ici. Vous exigerez l’ouverture immédiate d’une information judiciaire et l’envoi d’une commission rogatoire.
Neuville comprenait qu’il s’était trompé : ce n’était pas une vague, c’était un tsunami. Il imaginait la réaction des autorités mozambicaines, la crise diplomatique, la colère du Quai d’Orsay. Il lui était impossible d’accepter l’idée d’un tel désastre. Il décida de livrer un dernier combat.
— Vous êtes fou, prononça-t-il lentement.
— Hélas, oui, concéda Aurel qui vivait avec cette évidence depuis longtemps.
L’Ambassadeur se leva et bomba le torse pour délivrer son verdict.
— Vous avez fait un excellent travail, monsieur Timescu. Dommage que ce ne soit pas le vôtre. Car vous n’êtes pas policier ; vous appartenez au service consulaire, dois-je vous le rappeler ? En même temps, je comprends ce qui vous a motivé : faire libérer une femme que vous croyez innocente…
— Elle l’est ! bondit Aurel. Il faut bien comprendre ce qui s’est passé. L’assassinat de Béliot est un accident. Après le vol des défenses, ses comparses sont venus pour récupérer leur part du gâteau. Béliot a essayé de les rouler. « Le gros coup », monsieur l’Ambassadeur, il le tenait enfin. Il n’allait pas y renoncer pour cette bande de minables. Ils lui avaient fait confiance. Ils lui avaient laissé garder le papier qui consignait leur accord. Tant pis pour eux.
Aurel parlait vite, avec des intonations qui étaient celles de Béliot. Il rendait à merveille la rumination, la frustration qui habitait son personnage. Puis, soudain, il s’éteignit.
— L’entrevue s’est mal passée, prononça-t-il lugubrement. Ils l’ont attaché, bâillonné, il y a eu des coups. Béliot était un grand cardiaque. Il est mort. Alors, ils l’ont jeté à l’eau pour faire croire à une noyade.
— Peu importe…
— Non, non, renchérit Aurel qui cabriolait maintenant tout autour de la pièce, le doigt levé. Cela importe beaucoup, au contraire. Parce qu’à ce moment-là ils se sont mis à chercher le papier que vous avez entre les mains. C’est pour cette raison qu’ils ont fracturé le petit coffre qui était dans sa chambre. Hélas pour eux, Béliot était malin. Il gardait ce coffre comme un leurre mais il avait une autre cachette, pour ses affaires importantes. Cette cachette, seule sa jeune compagne, Lucrecia, la connaissait…
— Écoutez, Aurel, ça suffit maintenant. Peu importe ces détails. On a compris.
L’Ambassadeur l’avait appelé par son prénom. Une petite victoire : Aurel battit des paupières avec coquetterie.
— Non, non, vous ne savez pas tout. Quand Fatoumata a appris par les journaux que la mort de Béliot était considérée comme suspecte, elle a décidé de protéger ses amis et en même temps de se débarrasser de Françoise, qu’elle a toujours détestée. Coup double ! Pour cela, elle s’est servie de son avocat qui…
— J’ai dit « ça suffit », cria l’Ambassadeur.
Aurel se figea.
— Il se peut que vous ayez raison, déclara le chef de poste. Et alors ? La question est de ne pas compromettre la vie et la liberté d’une innocente puisque vous pensez que Mme Françoise Béliot l’est…
— Elle l’est.
— Soit. Eh bien…
L’Ambassadeur voyait qu’il devait faire une concession et lâcher quelque chose, s’il ne voulait pas tout perdre.
— … je m’engage à faire une démarche pour qu’elle soit libérée au plus vite. Je connais bien le ministre de la Justice. Tout s’arrange, ici. Il n’y a pas besoin d’ouvrir une crise politique.
Aurel se figea et regarda l’Ambassadeur fixement.
— Il n’en est pas question. Il y a des coupables, il faut les faire punir.
C’était le sang de son grand-père le rabbin qui parlait. Il était habité par une indignation profonde, venue des temps les plus anciens qui avaient donné à son peuple un seul ennemi : l’Injustice. Quand il se trouvait en sa présence, Aurel sentait monter en lui la force des prophètes et le courage des martyrs.
— Punir les coupables ! ricana l’Ambassadeur avec une légèreté qu’il devait bientôt regretter, mais ce n’est ni votre affaire ni la mienne.
— Pas mon affaire ! gronda Aurel, et ses yeux jetaient des éclairs. Pas mon affaire ! Mais qu’est-ce donc que « mon affaire » ? Quelle plus haute affaire avons-nous à traiter sur cette terre que la justice ?
Il était soudain méconnaissable. Malgré son accoutrement et la modestie que conservait d’ordinaire sa personne, un tout autre personnage, d’un coup, habitait ce corps malingre et rayonnait d’une puissance quasiment surnaturelle.
— Un homme est mort, des centaines de bêtes, les plus belles créatures animales de Dieu, sont mortes, une femme innocente a été jetée en prison et il faudrait supporter de voir les coupables jouir impunément de la liberté ?
— Calmez-vous, je vous en supplie, souffla Mortereau, les mains en avant, qui craignait la réaction de l’Ambassadeur.
Mais rien n’arrêtait Aurel. Il se mit à lancer ses invocations d’une voix tonnante qui alerta les sœurs. Plusieurs cornettes vinrent se coller à la fenêtre pour voir ce qui se passait.
— La justice n’est pas de ce monde, je sais ! Mais c’est précisément en la recherchant qu’on tend vers Dieu ou, si vous n’y croyez pas, ce qui parfois est mon cas, vers la part sacrée qui est en nous. C’est le plus bel hommage que nous puissions rendre à nos ancêtres car ils n’avaient, eux, que cette foi pour survivre.
Pellepoix, d’abord sidéré par cette diatribe de feu, reprit peu à peu ses esprits pendant qu’Aurel continuait d’évoquer la justice, ses ancêtres et les éléphants. Quand, à un moment, le prophète reprit sa respiration, il intervint.
— Ce n’est pas la peine de hurler. Je ne ferai pas ce que vous me demandez. C’est ridicule.
Tout le visage d’Aurel s’affaissa. L’éclat de ses yeux disparut. Ils se plissèrent et sa bouche rétrécit, devint un simple trait entre ses lèvres. Il prit soudain une expression cruelle et sournoise.
— Ah, c’est ridicule, susurra-t-il.
— Parfaitement.
— Et vous ne le ferez pas ?
— Non.
Aurel se secoua et rajusta sa veste, quoique ce fût parfaitement inutile, sur ce maillot de corps qu’elle couvrait à peine.
— En ce cas, bonjour !
Il mit un doigt sur sa tempe pour saluer à la manière des ouvriers de naguère.
— Les inspecteurs de l’ONU, eux, seront preneurs de mes informations.
L’Ambassadeur haussa les épaules.
— Allez-y ! dit-il. Vous verrez bien comment ils prendront vos racontars. Ils ne connaissent rien à la situation locale. Alors les infortunes du sieur Béliot…
Aurel ricana lui-aussi. Il attendit que l’Ambassadeur ait repris son sérieux pour ajouter calmement :
— Il y a une information à laquelle, cependant, ils seront sensibles.
— Oui ?
— Le nom du bateau qui a embarqué les défenses. Il doit avoir quitté Mombasa à l’heure actuelle, mais il sera facile de le faire arraisonner dans l’océan Indien.
— Vous savez où sont les défenses ? s’écria Mortereau.
— Cela figure noir sur blanc dans un document qui fait partie de la liasse. Ainsi que les coordonnées de l’acheteur chinois.
Ses deux interlocuteurs se regardèrent, interdits.
— Donc ? finit par demander l’Ambassadeur.
— Donc vous avez le choix. Soit vous faites une démarche locale pour faire châtier les coupables et libérer Françoise Béliot. Soit vous refusez et le scandale sera mondial. Dans cette hypothèse, l’affaire prendra un tour plus écologique que criminel, je vous l’accorde. Et les éléphants seront mieux défendus que les humains. C’est à vous de choisir. Surtout, vous choisissez vos ennemis. Si vous ne dites rien, vous garderez vos bonnes relations locales mais vous mettrez la France au banc des nations, en lui faisant couvrir un trafic d’ivoire. Si vous le dénoncez vous-même, on vous accusera d’avoir indisposé le gouvernement de ce pays mais on vous attribuera le mérite d’être un grand écologiste. En ces temps de mobilisation pour la planète, ce n’est pas négligeable.
L’Ambassadeur réfléchit longuement. Puis, avec mauvaise humeur, il lâcha :
— « Ce qu’on ne peut empêcher, il faut le vouloir. »
— Machiavel, reconnut Mortereau, sans mérite car c’était une des phrases préférées de son chef de poste.
— J’appelle le cabinet du Premier ministre, dit lugubrement l’Ambassadeur en sortant son téléphone portable.