XIV
Il faisait déjà nuit. Les réceptions de ce genre commencent à dix-neuf heures et le soleil est couché sous le tropique, à cette heure-là.
Il y eut d’abord les discours. On ne peut pas se jeter sur le buffet sans avoir payé son écot à la diplomatie. L’Ambassadeur du Liban fit donc un interminable laïus pour remercier tous les participants d’être venus célébrer la fête nationale de son pays. Il se lança ensuite dans une évocation touchante des relations entre le Liban et le Mozambique, relations pourtant réduites officiellement à sa seule présence. Les références littéraires maniées avec élégance par le diplomate ne firent, force est de le déplorer, que creuser l’appétit de tous ceux qui attendaient debout dans les jardins de la résidence. Les plus éloignés de l’estrade, qui se trouvaient également les plus proches du buffet, commencèrent à picorer des petits-fours, malgré les molles protestations des serveurs. D’aucuns réussirent même à convaincre le cuisinier chargé de préparer de petites brochettes qu’il était temps de commencer à les faire griller. Ils dégustaient ses premières productions en essuyant la sauce qui leur coulait sous le menton. L’Ambassadeur du Liban discourait toujours, mais le mouvement vers le buffet gagna peu à peu toute la foule, si bien que le diplomate termina son allocution devant une poignée d’officiels africains inquiets qui observaient les tables de loin, en se demandant ce qu’il leur resterait. Les deux hymnes nationaux enregistrés et diffusés sur une mauvaise sono furent accueillis par des bruits de mastication et un brouhaha dont n’émergèrent que de maigres applaudissements.
Aurel avait attendu respectueusement la fin des discours pour approcher des plats. Il avait d’autant moins de mérite que cette nourriture, préparée la veille et installée au soleil tout l’après-midi en attendant l’ouverture de la cérémonie, ne le tentait guère. Il joua tout de même des coudes pour tenter d’obtenir un verre de blanc. Il était un peu étourdi par cette foule car il n’était pas sorti de chez lui ces six dernières semaines.
La bousculade l’amena à côté d’un gros homme qui, en se reculant, lui marcha sur le pied. Il poussa un cri. L’homme se retourna.
— Timescu !
— Nicolaï ! Toujours aussi vorace, s’écria Aurel, en voyant l’assiette pleine que l’autre tenait à la main.
— À la guerre comme à la guerre !
Ils se saluèrent longuement en roumain puis reprirent en français.
— Je rentre de Bucarest, dit le dénommé Nicolaï, deux mois de vacances.
— J’ai pris aussi quelques semaines de vacances, mais ici, chez moi.
— Drôle d’idée.
— Tu ne sais pas ce que c’est. Avec ta petite Délégation spéciale de Roumanie pour l’Afrique australe, tu travailles tout seul. Tu n’as personne sur le dos. L’ambassade de France, c’est une autre paire de manches.
— Jusqu’à maintenant, tu as toujours fait ce que tu as voulu, c’est-à-dire pas grand-chose, non ?
Nicolaï avait connu Aurel dans d’autres postes et il savait avec quelle énergie il se gardait du travail.
— Cette fois, j’ai eu quelques problèmes avec l’Ambassadeur de France et j’attendais qu’il soit parti.
— On m’a dit qu’il avait été rappelé. Il me semble qu’il n’était pas là depuis longtemps. Que s’est-il passé ?
Aurel, même s’il faisait confiance à Nicolaï, préférait s’en tenir à une version courte.
— Il a démasqué un trafic d’ivoire et il est allé le dénoncer au gouvernement. Ça n’a pas plu aux Mozambicains.
— Ah oui, j’ai entendu ça à la radio. Il paraît pourtant qu’ils ont été exemplaires : ils ont récupéré les défenses qui avaient déjà embarqué à destination de la Chine et ils ont coffré les coupables. Tout le monde chantait leurs louanges. Le Secrétaire Général de l’ONU lui-même…
Ils avaient marché jusqu’au fond du jardin et s’étaient installés sur deux chaises branlantes, Aurel tenant son verre de vin et Nicolaï l’assiette qu’il avait commencé à picorer avec les doigts.
— Ouais, fit Aurel. Exemplaires, exemplaires… Ils ont bien été obligés. Je ne crois pas qu’ils voulaient que tant de gens tombent. Mais la presse a découvert beaucoup de complicités à haut niveau dans l’administration, la police, les douanes. Ils ont été contraints de faire le ménage.
— C’est monté haut ?
— Ils ont réussi à tenir les plus gros bonnets hors du coup. Immunité, etc. Tout de même, ils ont eu chaud et ils ne l’ont pas pardonné à ce pauvre Pellepoix de la Neuville. Il n’avait pourtant fait que son devoir.
Nicolaï haussa les épaules.
— Ils sont marrants, ces Occidentaux. S’ils avaient été élevés comme nous sous Ceausescu, ils auraient appris ce qu’il faut en penser, du devoir…
Aurel sourit et finit son verre de blanc.
— Je vais m’en chercher un autre. Je te rapporte quelque chose à boire ?
— Comme toi.
Aurel plongea dans la mêlée et ressortit en tenant bien haut deux verres remplis de mousseux tiède, faute de mieux.
— Au fait, reprit Nicolaï en saisissant son verre, j’y pensais pendant que tu étais parti. C’est quoi le rapport avec toi ? Pourquoi t’es-tu enfermé chez toi ? Il t’en voulait, l’Ambassadeur ?
— Un peu. Ce serait compliqué à raconter. Il faut un bouc émissaire quand ça ne va pas.
— C’est vrai que ça tombe facilement sur des gars comme nous. Le métèque de service…
— Voilà ! s’écria Aurel, tout heureux de ne pas avoir trop à en dire. Remarque, je ne risque rien. C’est vrai que j’ai un peu aidé à trouver les coupables mais personne ne peut me le reprocher. Et puis, je suis fonctionnaire. En France, c’est sacré. Quand mes supérieurs m’en veulent, c’est-à-dire toujours, ils n’ont qu’une solution : me mettre au placard. Et moi, le placard, j’aime ça !
Ils rirent joyeusement en trinquant avec leurs verres en faux cristal grossier.
Un bon quart d’heure passa, à discuter de choses et d’autres, à prendre des nouvelles de la Roumanie, quand une femme, un téléphone à l’oreille, se détacha de la foule. Aurel n’y prêta d’abord pas attention. Mais la femme cherchait un endroit calme pour mieux entendre et s’approcha du coin où s’étaient réfugiés Aurel et Nicolaï. Quand elle fut à quelques pas d’eux, elle se retourna : c’était Françoise Béliot.
Aurel se figea, incapable de faire autre chose que sourire bêtement. Quand elle eut raccroché, Françoise vint jusqu’à lui.
— Il me semble que nous nous connaissons, dit-elle en fixant sur lui son regard bleu.
— Mais certainement, madame.
Aurel se leva et exécuta une courbette qu’il jugea lui-même ridicule.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Elle le poussa presque et, avec le même empressement qu’il avait mis à se lever, il retomba sur sa chaise. Elle resta debout.
— Je n’ai pas eu l’occasion de vous voir depuis mon séjour en prison.
— En effet, en effet, bredouilla-t-il, incapable d’aller plus loin.
— Ce fut une période très difficile pour moi. Votre visite m’a fait du bien. Je tiens à vous en remercier.
Comme un joueur de tennis débutant qui voit avec terreur la balle arriver vers lui, Aurel comprit que son tour était venu de parler.
— Ce n’est rien… Que mon devoir… Et maintenant… Vous… allez bien ?
— Dieu merci, la vérité est apparue au grand jour. Les salauds qui ont tué mon mari ont pris ma place derrière les barreaux. Je suis particulièrement contente que cette garce de Fatoumata et son affreux amant, l’ancien flic, aient été démasqués.
— J’ai appris que vous n’aviez pas été libérée tout de suite ?
— Pensez-vous ! La justice est lente, surtout quand ce n’est pas une vraie justice. Maître Dieudonné, qui a accepté de me défendre, a mis plusieurs semaines à obtenir qu’ils me lâchent.
Aurel sentit qu’il devait compatir.
— Ça a dû vous sembler long…
— Oui. Mais, du moment où j’ai appris l’affaire des éléphants, j’ai su que c’était gagné. Juste une question de temps.
— Vous avez su cela rapidement ?
Françoise sourit et le regarda avec un peu de pitié. Ce personnage modeste était décidément la dernière roue du carrosse.
— C’est le Consul général Mortereau qui est venu me l’annoncer lui-même dans ma cellule.
Aurel secoua la tête, en signe d’étonnement.
— D’ailleurs…
Françoise se pencha pour parler à l’oreille d’Aurel, quoique, avec le bruit de la fête, elle fût toujours obligée de crier.
— … il ne faut pas le dire mais le Consul général a joué… un rôle essentiel dans toute cette affaire.
— Tiens donc…
— Il a mené une enquête parallèle et c’est lui qui a donné à l’Ambassadeur les informations qui ont permis d’arrêter les coupables. Et de récupérer l’ivoire.
— Extraordinaire.
— Et savez-vous ce qui l’a mis sur la voie ?
— Vous allez me l’apprendre.
— Une nuit, le gardien, qui était désireux de faire plaisir au consulat de France, à cause d’une affaire de visa je suppose, est venu me réveiller. Il voulait savoir de quelle couleur était éclairée la piscine de mon mari la nuit du meurtre. J’en ai parlé à M. Mortereau. Il m’a dit qu’en effet, cet indice avait été décisif.
Brave Isidore, pensa Aurel, il n’a pas voulu me trahir et il n’a pas donné mon nom.
— J’ignorais, dit-il, que le Consul général fût un héros.
— Un héros, en effet. Modeste comme le sont les héros véritables. Vous pouvez être fier de travailler pour lui.
— C’est peu dire que je le suis, fit Aurel en se soulevant légèrement de son siège et en esquissant une courbette.
Françoise Béliot posa sur lui un regard plein d’une sereine indulgence. Même les plus insignifiantes créatures ont droit au respect et elle était heureuse de témoigner le sien à ce pauvre petit rond-de-cuir.
— Il faut que je rejoigne mon ami, s’excusa-t-elle.
Un homme d’un certain âge, élégant, des cheveux gris crantés peignés en arrière, la cherchait parmi les invités.
— Après ma libération, on m’a hospitalisée. J’étais si faible. Le docteur Fekhi m’a très bien soignée. Il est pakistanais. C’est lui qui m’a amenée ici.
Elle lui fit un petit signe de loin.
— J’arrive, articula-t-elle avec les lèvres.
Un sourire d’adolescente éclairait son visage. Quels que fussent les moyens employés, il fallait reconnaître que le médecin avait su lui redonner goût à la vie et à ses plaisirs.
Elle allait s’éloigner quand Aurel lui posa une dernière question.
— Vous avez des nouvelles de Lucrecia ?
— Elle a accouché d’une petite fille. Un peu prématurée mais rien de grave.
— Elle est toujours chez les sœurs ?
Françoise était déjà loin. Elle cria :
— Avec toute cette affaire, elle a été pas mal sollicitée. Elle a rencontré un journaliste. Belge, je crois, et ils vont partir là-bas avec la petite. Adieu, monsieur… monsieur…
Elle se rendit compte qu’elle avait oublié son nom. Mais il était trop tard pour revenir en arrière.
La réception battait son plein. On entendait des rires et des éclats de voix féminines.
Aurel et Nicolaï restèrent longtemps silencieux à regarder la fête.
— Il y a un piano, tu crois ?
— Il me semble que j’en ai vu un en arrivant, dans le salon.
Aurel se leva et son compatriote, sans trop savoir pourquoi, le suivit. Ils trouvèrent le demi-queue installé devant une des baies vitrées.
Aurel commença à jouer. Puis le jazz lui vint et mille airs de variété. Peu à peu les convives s’attroupèrent autour de lui. Il était très en forme, ou du moins c’est ce qu’ils crurent. Et il les fit danser jusque très tard dans la nuit.