Il y avait d’autres façons de faire

La vitesse à laquelle des gouvernements de pays démocratiques ont coupé dans les services éducatifs et sociaux – tels que les écoles, les soins aux personnes dans le besoin et les suivis psychologiques –, fermé des pans entiers de leur économie et imposé des mesures de répression forte avec un minimum de justification est inédite. Presque aussi inédit est le fait que ces mesures ont été largement appuyées par les partis d’opposition, les médias, les groupes de défense des droits de la personne et le public en général. Si certains mouvements d’opposition sont apparus ici et là pour remettre en question la dureté des mesures, l’état d’urgence a été déployé dans presque tous les pays développés sans contestation majeure.

Au début de mars 2020, une bonne partie de la planète avait les yeux rivés sur l’Italie, dont la situation sanitaire frôlait la catastrophe, et sur la France, qui se dirigeait rapidement dans la même direction. Les deux pays, frappés par le virus, voyaient leurs hôpitaux déborder. En panique, l’Italie, puis la France ont alors imposé une mesure jamais vue : le confinement total à l’échelle nationale.

Pour les Québécois et les Canadiens qui regardaient la situation, ébahis, les images qui provenaient d’Europe auraient aussi bien pu être envoyées d’une autre planète. Il était inconcevable que des pays comme le nôtre, au système de santé moderne, en arrivent à imposer des mesures aussi draconiennes. Par leur caractère exceptionnel, ces images, présentées en boucle par des médias survoltés et commentées par des experts paniqués, ont grandement contribué à faire monter l’angoisse dans la population et chez les élus. Lorsque la pandémie a touché le Québec, la population avait donc eu le temps d’anticiper le coup de massue porté par les autorités : le confinement total, l’interruption de nombreux services sociaux et la fermeture des écoles et de l’économie justifiés par l’urgence sanitaire. Si quelques critiques se sont manifestées dans les premiers jours, les autorités n’ont eu qu’à pointer vers l’Italie et la France pour les faire taire.

Presque instantanément, la population s’est rangée en bloc derrière le gouvernement du Québec, élevant son directeur de la santé publique au rang d’oracle. Les questions mièvres de quelques journalistes un peu plus courageux ont été immédiatement critiquées par le public, qui n’acceptait pas qu’on mette en doute les mesures annoncées ou qu’on essaie d’évaluer leur bien-fondé. Devant l’inconnu, les Québécois et l’ensemble des Canadiens ont perdu toute capacité critique ou de distanciation quant aux événements. Anxieux, inondés de nouvelles toujours plus apocalyptiques, les citoyens cherchaient d’abord à être rassurés par les autorités paternalistes qui sévissaient sur nos écrans plusieurs fois par jour, en fin de matinée pour le fédéral et en début d’après-midi pour le provincial. Ils étaient prêts, collectivement, à accepter toutes les contraintes que les gouvernements voulaient leur imposer, qu’elles soient ou non justifiables par la crise, en demandant souvent encore plus sous la pression des médias.

Pourtant, dans une démocratie, la panique ne justifie pas toutes les dérives autoritaires. Les mesures draconiennes imposées durant la crise de la COVID-19, pour être légitimes, auraient dû passer le test de leur nécessité absolue.

Quelques rares démocraties ont eu le courage de ne pas céder au vent de panique et de ne pas suivre le mouvement autocratique. Elles ont plutôt choisi d’évaluer avec soin la nature de la crise et de définir avec le plus de finesse possible les mesures absolument requises pour gérer la pandémie ou pour revenir à la quasi-normale.

L’approche rationnelle et profondément démocratique retenue par la Suède se démarque particulièrement ici. Ce pays a refusé les recommandations fantasques des épidémiologistes du reste de la planète et a choisi de privilégier une stratégie de réponse posée qui bousculait le moins possible les droits et le quotidien de ses citoyens. Pas question, pour ce gouvernement, d’imposer des amendes généralisées ou de brimer les gens, à moins que ce soit vraiment indispensable. Cette stratégie s’inscrit en opposition presque totale avec l’approche répressive adoptée au Québec, dans le reste du Canada et dans une portion importante des pays de la planète.

La mise en opposition du Québec et du Canada avec des pays qui avaient opté pour la voie la plus douce ne faisait pas l’unanimité parmi les observateurs, qui préféraient filtrer les exemples venant de l’étranger. L’épidémiologiste Nimâ Machouf, par exemple, dans une de ses très nombreuses interventions médiatiques, a rejeté toute possibilité de comparaison entre le Québec et la Suède, affirmant que les différences étaient tellement profondes qu’on ne pouvait rien apprendre de ce pays. Elle n’a pas hésité, pourtant, à utiliser régulièrement l’épouvantail américain pour demander l’imposition de contraintes additionnelles au Québec. Or, la diversité sociale et politique des États-Unis ainsi que la forte politisation de la gestion de la pandémie compliquent considérablement toute comparaison entre les situations québécoise et canadienne ainsi que celle de ce pays, ce qui explique notamment pourquoi ce livre parle plutôt de la conjoncture européenne, qui offre des exemples beaucoup plus pertinents.

Les médias ont largement repris le même discours. Pas question pour eux de remettre en question le bien-fondé de l’attaque contre les droits de la personne par nos gouvernements, quitte à ignorer les pays qui avaient choisi d’autres voies, tels que la Corée du Sud, qui a implanté rapidement un programme très efficace de dépistage et d’identification des contacts, et la Suède, qui a choisi une approche opposée. Dans les premiers mois de la pandémie, les rares articles à ce sujet présentaient généralement une réalité étriquée qui justifiait les excès d’ici. Il est donc utile de s’arrêter sur un exemple, celui de la Suède, et de l’examiner en détail afin de combler un manque de curiosité et d’objectivité par rapport à cette approche, particulièrement flagrant au début de la crise. Toutefois, cette lacune n’est pas le propre des médias canadiens et québécois. Les textes du New York Times, entre autres, présentaient systématiquement l’approche de ce pays scandinave comme un échec en choisissant avec soin les faits traités.

Quelques données générales sur la Suède

La Suède est un pays scandinave qui borde la Norvège sur la majorité de sa frontière occidentale et touche à la Finlande à l’ouest par sa pointe nord. Au sud-ouest, le Danemark peut être rejoint en traversant l’Øresund, un détroit de quatre kilomètres. Large d’environ 500 kilomètres et s’étendant du sud au nord sur plus de 1 500 kilomètres, la Suède a une superficie de quelque 450 000 kilomètres carrés, soit environ le quart du Québec (1 668 000 kilomètres carrés), pour une population de 20 % plus nombreuse (10,3 millions d’habitants contre 8,5 millions).

Plus de 17 % des citoyens de la Suède sont nés à l’extérieur du pays. Elle compte donc un grand nombre d’immigrants de première génération, dont beaucoup de réfugiés.

L’âge médian en Suède est de quarante et un ans, et plus de 20,4 % de sa population a soixante-cinq ans et plus. Si sa population est légèrement plus jeune que celle du Québec (âge médian de quarante-deux ans), elle compte une proportion plus grande de personnes âgées (18,5 % pour le Québec). Le tableau 5 présente quelques éléments de comparaison entre le Québec, le Canada, la Suède et d’autres pays scandinaves. Ces éléments sont retenus parce qu’ils peuvent affecter l’impact de la pandémie. La Suède, comme les autres pays dans ce tableau, possède un système de santé universel et un filet social développé.

Tableau 5. Comparaison d’indicateurs pour le Canada, le Québec et quelques pays scandinaves

Canada

Québec

Suède

Norvège

Danemark

Population

35,9 M

8,5 M

10,3 M

5,4 M

5,8 M 

Âge médian

42

42

41

39

42

Proportion des 65 ans et plus

19,8 %

18,5 %

20,4 %

17 %

19,4 %

Proportion des personnes nées à l’extérieur du pays

22 %

15 %

17 %

14 %

10 %

Nombre de réfugiés

114 000

8 800

250 000 

57 000 

37 000

Taille moyenne des ménages

2,4

2,3

2,2

2,2

2,1

Population de la plus grande ville

2,7 M

1,8 M

975 000 

681 000

602 000

Les données les plus récentes ont été utilisées ici et correspondent, selon les pays et les indicateurs, à la situation entre 2016 et 2019 (diverses sources).

Comme le montre le tableau, les sociétés retenues présentent de nombreux points communs. Qu’il s’agisse d’âge médian, de fraction de personnes de soixante-cinq ans et plus ou de taille des ménages, les chiffres se ressemblent considérablement. Les variations sont plus marquées du côté de l’immigration. Contrairement à ce qu’on pourrait croire de notre côté de l’Atlantique, en nombre absolu, la Suède a accueilli deux fois plus de réfugiés que le Canada et presque 30 fois plus que le Québec durant la dernière année, selon les statistiques disponibles. Cette différence n’est pas nouvelle, ce qui explique, par exemple, que la Suède compte proportionnellement plus de personnes nées à l’extérieur de ses frontières que le Québec. La dernière différence importante entre les pays scandinaves et le Québec et le Canada est la petite taille de leurs métropoles. Dans la plupart des pays, en effet, l’éclosion initiale a surgi dans les grandes villes, qui sont plus propices aux contacts de proximité.

La réponse initiale

Le mercredi 11 mars 2020, après avoir constaté un premier décès lié à la COVID-19, le gouvernement de la Suède annonce une série de mesures visant à limiter l’impact sanitaire de la propagation de la maladie.

À compter du lendemain, les activités publiques et les rencontres sont limitées à un maximum de 500 participants, limite qui sera par la suite réduite à 50. Cette mesure s’applique aux activités sportives, culturelles, religieuses, etc. En parallèle, le gouvernement recommande aux gens présentant des symptômes associés à la maladie de demeurer isolés. Il conseille également à ses citoyens de ne pas voyager dans le Tyrol, en Italie ou dans les autres pays touchés fortement par l’épidémie ; la compagnie aérienne nationale, SAS, suspend ses vols vers ces destinations. La Suède compte alors 461 cas confirmés de COVID-19, dont plus de la moitié dans sa capitale, Stockholm. Quelques jours plus tard, le 19 mars, le gouvernement ferme ses frontières à la plupart des visiteurs qui ne sont pas citoyens de l’Union européenne.

À la fin de mars, le gouvernement resserre plusieurs mesures.

Malgré les apparences, ces mesures sont fondamentalement différentes de celles imposées au Québec et au Canada. Tout d’abord, à l’exception de l’interdiction des rassemblements de plus de 50 personnes et des matchs sportifs, le gouvernement ne fait que des recommandations à ses citoyens. Aucune amende n’est prévue pour ceux qui ne les respectent pas, et la liberté de mouvement, avec des frontières largement ouvertes, est maintenue.

Toute la société continue de fonctionner. Les restaurants, les bars, les salles d’entraînement et l’ensemble des commerces restent ouverts, sans imposer le port du masque ni devoir désinfecter les lieux à tout instant non plus, puisque les données scientifiques ne le justifient pas. De même, les garderies et les écoles sont ouvertes, et les cours se donnent en présentiel au primaire et au secondaire. Quant aux universités, elles passent au mode d’enseignement à distance.

Ces mesures, légères par rapport à celles imposées en France, en Italie, mais aussi dans les pays limitrophes, tels que le Danemark et la Norvège, ainsi qu’au Canada et au Québec, attirent des critiques fortes de la part d’épidémiologistes, d’autres spécialistes de la santé publique à l’étranger et de plusieurs observateurs à l’intérieur du pays. Ceux-ci s’appuient notamment sur les projections des modèles épidémiologiques pour prédire que la Suède s’en va vers l’hécatombe. Ainsi, le modèle de l’Imperial College, fortement repris dans le monde comme justification des mesures draconiennes, prévoit qu’à moins de fermer les écoles et d’imposer un confinement massif d’au moins trois mois il sera impossible de limiter le besoin en lits de soins intensifs à moins de 100 par 100 000 habitants, soit 8 000 pour le Québec et 11 000 pour la Suède, ce qui est bien au-delà des ressources accessibles. À l’exception de rares spécialistes, le consensus international est clair : la Suède fait erreur en ne suivant pas les prescriptions brutales de l’Organisation mondiale de la santé.

Pour l’épidémiologiste en chef de la Suède, Anders Tegnell, toutefois, rien ne permet de croire ces prédictions alarmistes. Les mesures déployées par la Suède sont au contraire, selon lui, une réponse appropriée aux spécificités du virus, déjà bien établies au début de mars 2020 : les effets meurtriers de la COVID-19 touchent avant tout les personnes âgées et certains groupes fragiles, le virus ne survit pas longtemps sur les surfaces, et la transmission se fait principalement par gouttelettes échangées au cours de contacts physiques rapprochés qui s’étendent dans le temps. Sans garantie de vaccin ou de traitement à brève échéance, Tegnell affirme qu’il est préférable de mettre en place des mesures viables dans la durée plutôt que d’agir à coups de massue et d’ajuster les règles à loisir en maintenant constamment la population sous chantage.

Malgré les critiques internes et, surtout, externes, ainsi qu’une campagne médiatique féroce, similaire à celle qu’on a vue au Québec, Tegnell a résisté. Le maintien de la ligne initiale a été rendu possible grâce à la compétence et à la personnalité de l’épidémiologiste en chef, mais aussi parce que les politiciens suédois sont restés à l’écart, lui laissant l’entière responsabilité de la lutte contre la COVID-19. Ainsi, Tegnell n’a pas multiplié les conférences de presse à côté du premier ministre. Il a plutôt établi dès le début une base scientifique solide pour justifier la nature des mesures découlant de l’état d’urgence sanitaire et, afin d’éviter d’entretenir un état de panique, il s’est abstenu de monopoliser les médias comme l’ont fait les politiciens québécois et canadiens. Le message de Tegnell était clair : la vie, même si elle est perturbée par le virus, continue.

De nombreux Suédois ont été très perplexes en constatant la différence de stratégie entre leur pays et les autres. Il y a eu des contestations, des mouvements de foule, de la peur, surtout dans les premiers temps, alors que le nombre de morts montait beaucoup plus rapidement que dans les autres pays scandinaves. Il a fallu une pugnacité à toute épreuve de la part de Tegnell pour résister aux pressions et aux critiques constantes des premières semaines, voire des premiers mois.

Le verdict

Il est possible d’évaluer la pertinence des mesures suédoises et de comparer la réalité avec les prévisions, optimistes ou pessimistes, des divers experts à la fin de la première vague.

Avec plus de 82 000 cas, contre 59 000 au Québec, à la fin de juillet 2020, la Suède compte 7,8 cas de COVID-19 pour 1 000 habitants, contre 6,8 pour le Québec ; pour ce qui est de la mortalité, par contre, la Suède fait mieux, avec 55 décès par 100 000 habitants, contre 67 pour le Québec.

Les figures 5 et 6 comparent l’évolution des nouveaux cas de COVID-19 et des décès liés à cette maladie en Suède avec ceux du Québec jusqu’à la fin de juillet 2020. Les deux États présentent une évolution très différente de la propagation du virus : la Suède, après un long plateau, semble perdre la maîtrise de la maladie. À partir de la fin de juin, toutefois, le nombre de nouveaux cas s’effondre pour rejoindre un seuil semblable à celui du Québec. Du côté de la mortalité, les deux courbes se ressemblent étrangement, avec un large pic d’avril à la fin de mai, qui chute légèrement plus vite au Québec qu’en Suède. Les courbes atteignent des seuils très semblables à partir de juillet.

Bien sûr, le Québec peut être vu comme un mauvais exemple. Après tout, son taux de mortalité détonne parmi les provinces canadiennes ainsi qu’avec le reste de la planète. Une comparaison entre la Suède et le Danemark, qui compte un peu plus de 600 décès, ou avec la Colombie-Britannique, qui déplore moins de 300 morts, serait beaucoup moins avantageuse pour ce pays. Le Québec, qui présente une mortalité catastrophique malgré un confinement extrêmement sévère, vient toutefois tempérer la critique. Il fournit la preuve sans équivoque que des facteurs indépendants du degré de répression adopté ont joué un rôle important pour expliquer les différences entre les deux.

Regardons par exemple le Québec et la Colombie-Britannique, deux provinces d’un même pays qui présentent un développement social similaire et partagent à peu près les mêmes traditions politiques et les mêmes structures gouvernementales. Alors que les liens entre la Colombie-Britannique et l’Asie sont beaucoup plus forts qu’entre le Québec et ce continent, il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que la pandémie frappe plus brutalement la province du Pacifique. Au contraire, celle-ci présente 12 fois moins de cas par habitant que le Québec, du début de mars à la fin de juillet, et 18 fois moins de morts. En comparaison, la Suède compte environ trois fois plus de cas et cinq fois plus de morts par habitant que le Danemark, un pays limitrophe.

La principale différence entre le Québec et la Colombie-Britannique réside dans la gestion catastrophique des CHSLD et des résidences pour personnes âgées de la grande région montréalaise. Alors que la Colombie-Britannique a agi très tôt pour protéger les personnes les plus à risque, le Québec a préféré mettre l’accent sur des mesures répressives à grande échelle, négligeant, tout comme la France et le Royaume-Uni, de consacrer ses efforts aux secteurs où ils étaient le plus nécessaires.

Si la Suède a adopté des mesures moins contraignantes pour sa population, elle a cependant elle aussi failli grandement dans sa gestion des résidences pour personnes âgées et de l’équivalent des CHSLD avec, pour résultat, une infection importante, particulièrement dans la région de Stockholm. Cet échec est visible dans les données de mortalité par groupes d’âge, qui ne se démarquent pas de celles du Québec, où la mort a frappé dans des institutions similaires. La Suède a aussi vu le nombre de cas exploser dans les quartiers à forte population immigrante, car leurs habitants plus démunis jouent un rôle essentiel dans le système de santé, comme au Québec. Ces personnes étaient donc plus exposées ; de plus, comme elles vivent souvent dans des familles élargies où l’entraide est importante, il était plus difficile de maintenir les mesures barrières.

Cet échec majeur dans les institutions et les quartiers d’immigration, dont les causes ressemblent beaucoup à celles qu’on a observées au Québec, a été reconnu par Tegnell, qui a admis les erreurs commises dans ce secteur ainsi qu’auprès de certaines communautés immigrantes. Ces manquements, toutefois, ne sont pas suffisants pour ignorer la valeur générale de la stratégie suédoise.

En effet, une fois le contrôle repris sur ces institutions, et malgré les prédictions des épidémiologistes et des observateurs, la Suède, tout comme le Québec et de nombreux pays, a vu son taux de mortalité chuter rapidement. À la mi-juin, si le nombre de nouvelles infections en Suède oscillait autour de 400 par jour (environ quatre fois celui du Québec), la mortalité quotidienne se maintenait sous la barre de 10, comparable à celle du Québec.

À la lumière de ces données, il est évident que la Suède, avec des mesures intelligentes et posées, a déjoué les projections catastrophiques de la plupart des experts qui se sont prononcés en public tant en Suède qu’à l’étranger. L’analyse des risques et des particularités de la COVID-19 menée par l’épidémiologiste en chef de la Suède et par son équipe au début de mars 2020, sur la base des nombreuses données déjà disponibles à partir de l’épidémie de Wuhan, semble donc beaucoup plus juste que celle faite par les directions de santé publique du Québec, du Canada et de nombreux autres pays qui ont opté pour la démesure.

Sans jamais reconnaître leur dette à l’endroit d’Anders Tegnell, la plupart des pays développés, y compris, très tôt, les voisins scandinaves, se sont alignés doucement sur les mesures suédoises à la fin de la première vague, avec la réouverture des écoles, des commerces, des restaurants et des bars, ainsi que l’augmentation de la taille des regroupements publics permis, sans jamais, toutefois, adopter complètement la base de cette approche qui s’appuie, avant tout, sur des règles stables et durables.

En effet, contrairement à ce qu’on a vu presque partout, les consignes n’ont presque pas changé en Suède depuis la fin de mars. Ayant dès le début évalué correctement les restrictions à imposer et les recommandations à faire à ses citoyens, le gouvernement s’est contenté de continuer à informer ceux-ci, évitant ainsi la confusion et l’incompréhension causées par des messages variant sans cesse. Les autorités suédoises ont choisi de ne pas maintenir leur population sous la menace constante d’un reconfinement. Elles ne sont pas intervenues tous les jours pour déplorer une fête privée rassemblant plus de 10 personnes ou une éclosion dans un bar. La Suède a misé dès le départ sur la durée et la stabilité des mesures, traitant ses citoyens comme des adultes et évitant de compter sur les remèdes miracles ou les vaccins promis selon des échéanciers intenables.

Ce pari n’a cependant pas protégé l’ensemble de la société suédoise. L’économie du pays, fortement dépendante des échanges avec l’Europe et le reste de planète, a été frappée aussi durement que celle de ses voisins mais moins que celle du Québec et du Canada. En effet, avec un taux de chômage de 9 % à la fin de juin, 1,9 % de plus qu’en février, la Suède faisait beaucoup mieux que le Québec et le Canada. Optimiste, les analystes prévoyaient également que l’économie suédoise se contracterait de seulement 5 % en 2020, contre 7,8 % pour le Canada. Ces chiffres, toutefois, sont similaires à ceux observés dans d’autres pays nordiques qui ont préféré imposer une réponse forte à la pandémie, puis relâcher les mesures à un degré similaire à celui de la Suède une fois le pic passé. Il est donc difficile de mesurer les effets de la stratégie suédoise sur son économie au cours des derniers mois.

Les débats autour du masque

La question du masque est un excellent exemple de message changeant et imprécis. Cette approche a considérablement compliqué la discussion quant à la meilleure façon d’utiliser cet équipement de protection pouvant jouer un rôle important pour permettre, dans une certaine mesure, un retour à la normale. Ce sujet est un exemple remarquable de l’analyse en silo des scientifiques, de l’incapacité des journalistes, des chroniqueurs et des commentateurs à prendre du recul pour regarder les chiffres et analyser les faits, ainsi que de la difficulté des politiciens à reconnaître la pertinence de leurs propres experts.

Chargé de significations, le masque a rapidement acquis, dès le début de la pandémie, une valeur de symbole pour celles et ceux qui voient, dans les mesures sanitaires, une attaque à la liberté des individus. Touchant l’imaginaire partout dans le monde, plus que presque toutes les autres mesures, il a rassemblé les mouvements d’opposition alors que les populations étaient de plus en plus désemparées devant un quotidien qui tardait à revenir à la normale. Au fil des mois, des manifestations antimasques se sont tenues aux États-Unis, bien sûr, mais aussi au Canada et en Europe – à la fin d’août 2020, par exemple, plus de 40 000 manifestants étaient rassemblés à Berlin pour s’opposer au masque et pour critiquer l’ensemble des mesures sanitaires en s’attaquant à ce symbole.

Un symbole qui dérange

Les nombreuses connotations sociales du masque expliquent en partie qu’il soit devenu le symbole presque officiel de l’opposition à ces mesures et que, malgré la relative faiblesse de ce mouvement tant en Europe qu’au Québec et au Canada, il serve d’épouvantail principal aux médias dans de nombreux pays, offrant un sujet d’attaque facile aux chroniqueurs et aux commentateurs en manque d’inspiration.

Il est déconcertant de se trouver entouré d’individus dont on ne peut lire les émotions ou l’état d’esprit d’un seul regard, car cette information est à la base des relations humaines depuis bien plus longtemps que le langage qui, par ailleurs, est fortement dépendant des mimiques au cours des échanges au quotidien. En effet, celles-ci permettent de décoder facilement l’ironie, la sincérité, l’humour, la colère derrière des mots neutres. En plus de priver les individus de ces signes essentiels, le masque assourdit les paroles et complique considérablement la communication de base.

Au-delà de l’aspect antisocial du masque, celui-ci a acquis, en raison de sa visibilité et de sa simplicité, une valeur de symbole qui transcende son utilité réelle. Un peu partout dans le monde occidental, il est devenu, pour les progressistes, un symbole de solidarité sociale, et pour la droite, l’étendard de la lutte pour les libertés contre un gouvernement totalitaire.

La science, pourtant, est plutôt claire

L’imposition du masque par les autorités a fait fi des normes sociales, privilégiant les raisons sanitaires. Or, malgré les attaques répétées des commentateurs et des observateurs à l’endroit des opposants au masque, la science est loin d’appuyer l’ensemble des mesures imposées dans de nombreux pays. La science du masque est, autant que sa signification sociale, complexe et accompagnée de zones grises.

Entre des simulations épidémiologiques et des analyses fondées sur des données de terrain, il n’y a aucune hésitation à avoir : les faits réels gagnent. Ceux-ci sont clairs : il n’y a aucune raison scientifiquement valable d’imposer le port du masque ou du couvre-visage dans les lieux publics où on ne fait que passer rapidement, particulièrement si des mesures de distanciation et de protection sont déjà en place. Cela explique que les éclosions rapportées dans les commerces, par exemple, ont pour origine les pauses-café ou les pauses-cigarette du personnel, et non la circulation des clients, même avant que le port du masque soit rendu obligatoire.

Le mode de transmission du virus permet de croire cependant que le couvre-visage et le masque peuvent réduire le risque de contamination lorsque les contacts de proximité se poursuivent pour des périodes étendues. Cela vaut également pour les transports en commun comme pour les endroits intérieurs où la ventilation est limitée. Cependant, la question est encore ouverte, comme le montre l’exemple suivant : une analyse intéressante des données de l’application de traçage française StopCovid n’a trouvé aucun cas de transmission du coronavirus dans les transports en commun de Paris, où le port du masque est obligatoire, mais on ne peut conclure à l’efficacité de la mesure, car on ne dispose d’aucune analyse équivalente pour un système de transport en commun où le masque n’est pas porté.

De même, bien que les risques de transmission entre les étudiants d’une classe de cégep ou d’université, lorsque ceux-ci sont assis tranquillement à écouter leur professeur, soient très faibles, on ne sait pas encore si le masque apporterait ou non une protection additionnelle significative. Bref, de nombreuses questions restent en suspens.

Comment expliquer les contraintes imposées presque partout sur la planète ?

Malgré les inconnues, le masque est rapidement devenu le symbole de la réaction des gouvernements à la pandémie. Alors que les mesures de distanciation se relâchaient, il est apparu comme la mesure barrière par excellence, puisque son port est facile à circonscrire et à vérifier. Toutefois, les règles quant à son utilisation ont souvent été conçues, semble-t-il, avant tout pour la visibilité de la mesure plutôt que pour son efficacité. Le port du masque dans la rue, dans les commerces et dans d’autres lieux de passage n’apporte aucun bénéfice. Il n’est vraiment utile qu’au cours de contacts rapprochés et prolongés, comme dans les endroits bruyants et bondés imposant qu’on se rapproche par manque d’espace ou pour se faire comprendre. Ça explique pourquoi son imposition au Québec, alors que la propagation était maîtrisée, n’a rien changé : la règle ne tenait pas compte des circonstances réelles qui favorisent les éclosions.

Bien sûr, on a rapporté des corrélations importantes entre l’imposition du masque dans les lieux publics et le recul des cas dans des États américains où la maladie semblait hors de contrôle. Toutefois, la causalité est difficile à établir, car cette imposition s’est accompagnée de nombreuses autres mesures volontaires et obligatoires qui ont fortement favorisé la distanciation physique.

Étant donné la nature du virus, les règles entourant le port du masque sont un exemple frappant du refus des autorités d’offrir à leurs citoyens une information nuancée appuyée par la science. Ils préfèrent imposer des mesures beaucoup trop larges qui ratent en partie leur cible, comme on a pu le constater avec la remontée des cas dans de nombreux pays à la fin de l’été 2020. Le débat autour de ce bout de tissu incarne l’importance, dans le contexte d’une crise, non pas de nous laisser aveugler par la peur et les mouvements collectifs, mais de choisir ensemble une réponse rationnelle, humaine et généreuse pour tous nos concitoyens.