Dimple avait vu le film Souviens-toi… l’été dernier ainsi que sa suite (qu’elle avait préférée d’ailleurs) et elle savait qu’elle n’allait plus tenir longtemps car elle n’était pas assez forte psychologiquement.
Elle sombra sous la couette et sanglota.
« Ça va ? » Lizzie traversa le salon à pas feutrés. « Je t’ai entendue pleurer.
— Patrice aussi m’a entendue ? »
Dimple se redressa en reniflant.
« Non. Elle dort déjà. Et rien ne la réveille, elle a un sommeil de plomb.
— J’ai reçu un message de Kyron.
— Qu’est-ce qu’il veut ? Ça ne peut pas encore être de l’argent ?
— Il dit que le compte à rebours a commencé. Est-ce qu’il faut prévenir Nikisha ?
— À moins que t’aies trouvé l’argent, tu devrais la laisser tranquille pour ce soir.
— Je t’en prie, ne t’énerve pas contre moi, supplia Dimple paniquée à l’idée que sa sœur puisse de nouveau la prendre en grippe.
— Je ne suis pas fâchée contre toi, dit Lizzie en posant une main sur son épaule. Enfin, si. Mais t’es ma sœur. Je commence à avoir l’habitude. »
Dimple rentra chez elle. À partir du moment où elle avait reçu le message, elle s’était mise à relever tous ses faits et gestes dans l’appartement de Lizzie. Quand elle se levait dans la nuit pour faire pipi, quand elle prenait une assiette dans le placard, quand elle sonnait pour rentrer après avoir fait des courses. Elle était devenue tellement sensible au moindre de ses mouvements que ç’en était insupportable. En plus, Lizzie n’avait pas fait pas grand-chose pour la mettre à l’aise.
Le bon sens lui avait dicté de rentrer chez elle et d’essayer d’éviter sa mère au maximum. Le premier jour se passa sans encombre. Même si elle n’était restée que deux nuits chez Lizzie, elle était contente de retrouver ses affaires : elle avait aussi un rapport affectif particulier aux objets. Elle enregistra une vidéo, la première depuis longtemps, dans laquelle elle justifia son absence par le décès de sa grand-mère.
Dans cette vidéo, elle insista sur l’importance de rester en lien avec l’histoire de sa famille, de ne pas oublier ses ancêtres ni ses origines. Elle expliqua combien découvrir la vie de cette femme forte avait réveillé en elle une nouvelle détermination, un nouvel élan. Elle ajouta qu’elle aimerait se rendre en Jamaïque pour retracer le parcours de sa famille, au cas où une compagnie de voyage serait intéressée pour la sponsoriser.
Prynce va avoir du grain à moudre avec cette vidéo, songea-t-elle en la mettant en ligne.
Lorsqu’elle eut fini, elle appela son père pour lui demander quelque chose. Il ne décrocha pas mais la rappela deux jours plus tard alors qu’elle étendait son linge.
« Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda-t-il d’un ton un peu trop enjoué, lorsqu’elle décrocha à la première sonnerie.
— Salut papa, comment ça va ?
— Nickel.
— T’es sûr ? Parce que j’ai l’impression que tu ne te rends pas vraiment compte de…
— J’ai dit nickel. C’est marrant que t’appelles parce que justement je voulais te demander quelque chose.
— Moi aussi, j’ai une question à te poser. »
C’était nouveau pour elle de discuter avec son père au téléphone. Dommage que ce soit un décès qui les ait rapprochés, mais c’était toujours mieux que rien.
« Qu’est-ce que tu veux savoir ? Vas-y d’abord.
— Tu te souviens de l’oraison funèbre pour ta mère ? En y repensant, j’ai compris qu’elle était mère célibataire, que sa mère et son père, tes grands-parents donc, l’avaient reniée pour t’avoir eu si jeune.
— C’est ça.
— Mais alors, papa, qui t’a élevé ? Quand elle est partie en Angleterre ? »
Il resta silencieux.
« Allô ? »
Dimple se déplaça légèrement, pensant qu’elle ne captait plus.
« Rita et Clarence, finit-il par répondre. Je vais t’en raconter une bonne.
— D’accord… » Dimple ne savait vraiment pas à quoi s’attendre.
« J’ai grandi dans la petite maison que t’as vue. Tu te souviens, celle sur la photo ?
— Ouais, la petite cahute.
— C’est ça. La petite cahute, rit-il. J’ai vécu là-dedans avec Desrence, ma grand-mère Rita et mon grand-père Clarence jusqu’à mes quinze ans. Un jour, Desrence m’a annoncé que quelqu’un me réclamait en Angleterre. J’avais un cousin plus âgé, Ivanjoe, qu’habitait la même rue et qui devait lui aussi prendre l’avion pour ce pays quelques semaines plus tard. Du coup on a voyagé ensemble. Après, il m’a emmené jusqu’à une maison. L’adresse était inscrite sur un bout de papier qu’il gardait au fond de sa poche. Même dans l’avion, je ne savais toujours pas qui me faisait venir. Alors imagine ma tronche quand je suis arrivé devant cette grande baraque, que la porte s’est ouverte et que j’ai vu une femme me regarder de haut en bas en me disant qu’elle était ma mère !
— Attends, le coupa-t-elle. Qu’est-ce que tu racontes ? »
Il eut un petit rire.
« Je ne comprends pas. Tu croyais que Desrence était ta grande sœur ? Et que tes grands-parents étaient tes parents ?
— Ben, on ne m’avait jamais dit le contraire et quand ma mère est partie, j’étais trop jeune pour m’en souvenir. Alors voilà.
— Eh bien, t’as dû être complètement traumatisé ?
— Traumatisé ? gloussa de nouveau Cyril. Mais ma chérie c’est la vie !
— OK. »
C’était au tour de Dimple de rester silencieuse. D’habitude il lui faisait pitié, mais cette fois, c’était différent. Découvrir le passé de cet homme ajoutait une couche de tristesse et donnait un nouvel angle de compréhension. Pas étonnant qu’il ait toujours eu du mal à s’engager.
« À mon tour de te poser une question.
— Ouais, bien sûr, fit-elle en sachant très bien de quoi il allait retourner.
— Tu vois, les funérailles… Ben, ça m’a coûté un bras. Et l’argent que tu m’as filé l’autre jour y est passé. Parce que je ne m’attendais pas à devoir payer un enterrement, encore moins celui de ma mère, tu t’imagines ! Alors si tu pouvais me donner un peu plus… pour me dépanner jusqu’à ce qu’on règle le testament et que je vende la maison. »
Dimple avait vraiment de la peine pour lui, alors elle lui demanda combien il voulait et lui promit de transférer l’argent dès qu’elle aurait raccroché.
« Ma fille, t’es vraiment sympa », déclara-t-il avant de mettre un terme à la conversation. Cette remarque ne fit même pas plaisir à Dimple.
Sa mère arriva au moment où elle étendait la dernière chaussette sur le séchoir.
« T’es prête à discuter ? lui demanda Janet en se lavant les mains dans l’évier.
— De quoi ?
— Du fait que tu ne sois pas revenue à la maison depuis plusieurs jours. Et que tu m’évites en restant dans ta chambre depuis ton retour.
— Je n’ai rien à dire là-dessus.
— Je ne vais pas laisser passer ça sous mon toit. » Appuyée contre le bar, Janet croisa les bras.
« Il n’y a vraiment pas grand-chose à raconter, maman. Je n’avais pas de famille avant, maintenant j’en ai une. J’aime bien passer du temps avec eux, je ne devrais ni culpabiliser ni avoir à te le cacher.
— Ah, maintenant, t’as une famille ? Et moi je suis quoi alors ? C’est vraiment cruel de balancer ça.
— Écoute, il n’y a rien de cruel. Tu vois très bien ce que je veux dire, mais t’en fais une affaire personnelle. Je me sens seule, maman. T’es ma mère et je t’aime, aucun doute là-dessus, mais à présent ces quatre personnes sont entrées dans ma vie et je les aime aussi car c’est la famille. Il n’est pas question de te laisser en plan, mais d’apprendre à les connaître.
— Et ton père dans tout ça ? » demanda Janet ignorant complètement le cri du cœur de Dimple.
Elle avait suffisamment visionné les vidéos de sa fille pour savoir qu’elle était douée pour brosser les gens dans le sens du poil.
« Eh bien quoi, mon père ?
— T’as passé du temps avec lui ?
— Seulement à l’enterrement. Pourquoi ?
— Il t’a demandé de l’argent ?
— Quoi ?
— Est-ce qu’il t’a demandé de l’argent ?
— Non ! mentit Dimple. Pourquoi ?
— Parce que c’est dans ses habitudes. Il m’a emprunté de l’argent pendant très longtemps. Avant, et même après ta naissance, il débarquait dans ma vie et repartait aussitôt. Il revenait avec des excuses que je gobais parce que je l’aimais trop pour penser qu’il me racontait des salades. Il restait une semaine, voire deux. Il s’occupait de moi, me promettait qu’il avait changé, puis il me réclamait un peu d’argent pour le dépanner. Je lui en donnais et il disparaissait.
— Eh bien non, il ne m’a pas soutiré d’argent. Je suis sûre qu’il a changé. Je sais que tu ranges les gens dans des cases pour le restant de leur vie mais ça arrive que les gens évoluent, tu sais.
— À ton avis, pourquoi tu crois que je “range les gens dans des cases” ? À cause de ton père, tiens ! J’essaie simplement de te protéger de lui ! Et de sa progéniture ! Regarde ton frère ! Est-ce que Danny t’a expliqué pourquoi il a fait de la prison ?
— Non. Et je n’ai pas besoin de le savoir s’il n’a pas envie de partager ça avec moi.
— Eh bien, s’offusqua Janet, on verra s’il fait toujours partie de ta famille quand tu sauras ce qu’il a fait ! »
Dimple renversa la tête en arrière.
« Tu ne tenais pas à ce qu’on ait une vraie discussion, hein ? Tu voulais juste faire comme d’habitude : être méchante, aigrie et manipulatrice, m’isoler du reste du monde et me monter contre les autres. Mais ça ne marche plus. Je ne veux plus de ça.
— Je ne te reconnais plus ! On était les meilleures amies du monde il n’y a encore pas si longtemps !
— Parce que tu ne m’as jamais encouragée à avoir des amis. »
Dimple quitta la pièce et, rongée comme à son habitude par la culpabilité, laissa Janet en plan.
Elle lança le moteur de recherche et tapa « Danny Smith-Pennington prison ». Aucune sortie. Elle essaya « Danny Smith-Pennington tribunal ». Pas de résultat. Elle referma son ordinateur portable. Elle n’avait pas besoin de savoir. Mais les paroles de sa mère résonnaient dans sa tête : « On verra s’il fait toujours partie de ta famille quand tu sauras ce qu’il a fait. » Elle laissa son imagination s’emballer, et parce qu’elle savait que certains crimes sont impardonnables, elle rouvrit son ordinateur et essaya avec « Danny Smith-Pennington condamnation ».
Bingo ! À côté du premier résultat, il y avait une photo floue de son frère plus jeune ; il devait avoir environ vingt-cinq ans. L’image illustrait un article du South London Press qui disait : « Des hommes condamnés pour avoir kidnappé un ami ». Danny avait le regard maussade. Ses cheveux étaient plus longs, hirsutes et négligés.
Elle cliqua sur l’article et le survola le plus vite possible. Essayant de comprendre ce qu’il avait fait, elle s’attarda sur la photo. Même s’il avait l’air renfrogné, il semblait plus triste qu’en colère. En dessous, il y avait le portrait d’un autre homme. Métis lui aussi, il avait la peau plus foncée que Danny. Il avait les yeux verts, encadrés par de gros sourcils épais.
Elle finit de lire l’article et referma son portable. Elle envoya un texto à son frère pour lui demander s’ils pouvaient se voir.
Une heure plus tard, elle était assise à la table de cuisine de Tracy. Marley trottinait dans la pièce en babillant tout seul, ne montrant aucun intérêt pour Dimple, qui semblait assez tendue.
« Salut Marley ! » lança-t-elle d’une voix qui, selon elle, interpellerait forcément un enfant. Elle prit entre ses mains une tasse ébréchée. « C’est tata Dimple ! Tu te souviens de moi ? »
Elle allait boire une gorgée de thé mais l’idée d’avaler la moindre goutte la rendit malade et son estomac fit des siennes. Elle recracha discrètement dans la tasse en veillant à ce que Marley ne remarque rien. Il avait beau n’avoir qu’un an et demi, elle n’avait pas envie de se sentir jugée par un gosse.
« Tout va bien, chérie ? demanda Tracy derrière elle, une montagne de linge dans les bras, alors qu’elle entrait dans la cuisine peu éclairée. Danny ne va pas tarder.
— Oui, merci, répondit Dimple qui s’essuyait la bouche du revers de la main aussi discrètement que possible.
— Comment va ta mère depuis la cérémonie funéraire ? Cette Bernice alors ! Je n’en reviens toujours pas de ce qu’elle lui a dit. Ta mère a une jolie silhouette et toi aussi !
— Euh, elle va bien, oui. »
Dimple ne tenait pas à savoir ce que Bernice avait dit, parce qu’elle ne voulait pas culpabiliser davantage pour sa mère. Au lieu de quoi elle regarda Tracy fourrer le linge dans le tambour de la machine et reculer d’un pas pour réfléchir.
« C’est une nouvelle machine, expliqua-t-elle en attrapant une boîte de lessive en poudre. Une chose est sûre c’est qu’il y a trop de boutons pour moi. Sur quoi j’appuie ? Sur le cycle essorage ou j’envoie le linge sale sur la lune ? »
Dimple sourit tandis que Tracy tirait le bac pour y verser la lessive et que Marley s’accrochait à ses jambes.
« Mamie arrive, mon chéri », répondit-elle à son petit-fils en repoussant le compartiment et en pressant les boutons. La machine bipa en guise de réponse puis se mit en branle.
« Ça devrait être bon. Si ça fait trop de bruit, on ira dans la pièce d’à côté.
— J’aime bien votre cuisine », commenta Dimple en regardant autour d’elle.
C’était la cuisine typique d’un logement social. Avec des appareils électroménagers un peu défraîchis mais qui fonctionnaient encore. Le revêtement gris foncé du plan de travail s’effritait dans les coins ; les poignées des placards en bois stratifié marron clair avaient été retirées sur la rangée du bas, sans doute pour éviter que Marley ne se blesse. Celles des placards du haut avaient des bords pointus.
Danny, plombier officiel de la maison, avait évidemment installé de la robinetterie et un évier neufs, qui détonnaient légèrement car ils étaient un peu trop sophistiqués pour cette cuisine. Mais l’ensemble, malgré tout, était plutôt joli.
« Tu trouves ? rit Tracy. Pas moi ! Mais bon, c’est chez nous.
— C’est sympa et accueillant. »
Tracy prit Marley dans ses bras et s’avança vers un placard. Elle en sortit un boudoir, le plaça dans la petite main potelée de l’enfant, et s’approcha de la table où Dimple était installée.
Elle tira une chaise et s’assit alors que Marley commençait à mâchonner son biscuit. Dimple remarqua que Tracy s’était teint les cheveux d’un blond plus clair qu’à la cérémonie.
« De vous tous, c’est toi qui ressembles le plus à votre père. Même les gars ne lui ressemblent pas autant ! Bon, pour ce qui est de Danny, c’est sans surprise ! Prynce ressemble un peu à Cyril. Quand il rit, je trouve. Et parfois quand il fait cette tête, je ne sais pas trop comment la décrire, mais je vois son père. Néanmoins, Cyril n’était pas aussi petit que lui à vingt-cinq ans.
— Je ne savais pas que tu connaissais les frères et sœurs de Danny.
— Oh si ! s’exclama-t-elle avant de boire une gorgée de thé.
C’est Nikisha que j’ai rencontrée en premier. Cyril est tellement débile que, quand elle était bébé, il la déposait ici en me disant que c’était sa nièce. Danny n’était pas encore né, et moi, peut-être un peu naïve, je croyais que ce gentil conducteur de bus qui m’aidait à porter mes courses était également à l’écoute des enfants. Au moment où je suis tombée enceinte, j’avais passé suffisamment de temps avec Nikisha pour savoir que c’était sa fille. Mais je m’en fichais. Elle était tellement adorable.
— Vraiment ? Ça ne te faisait rien qu’il te mente ?
— Ça m’était complètement égal ! Quand je la gardais, je l’emmenais avec moi et Danny, je la traitais comme ma propre fille. Je voyais les gens me regarder de travers parce que je me promenais accompagnée d’une petite fille noire, mais ça n’avait aucune importance. En tout cas, ça s’est arrêté quand Nikisha a eu deux ans, lorsque Bernice en a eu vent. C’est un phénomène celle-là, comme tu as pu le constater. Enfin bref, Cyril lui faisait croire que c’était lui qui s’occupait de Nikisha mais elle l’a surpris un samedi au bureau de pari et lui a demandé où se trouvait sa fille. Tu te rends compte ? »
Dimple n’était pas étonnée.
« Toi, je t’ai rencontrée quand t’avais environ trois ans. Une seule fois ! Cyril a rappliqué chez moi, ça faisait des mois que je ne l’avais pas vu, peut-être même un an, mais il a débarqué avec toi sur le pas de ma porte ! T’avais plein de cheveux, des grandes fossettes et une petite mine toute triste ; il m’a demandé si je pouvais te garder pour la nuit.
— Et tu l’as fait ?
— Bien sûr ! J’adore les bébés ! Tu ne t’en souviens pas, hein ? »
Dimple fit non de la tête.
« Tu pleurais beaucoup. Mais pas en hurlant à la mort, non, tu pleurnichais dans ton coin. J’ai fini par te prendre sur mes genoux jusqu’à ce que tu t’endormes de fatigue. Un petit bout de chou tellement sensible.
— Ça ne t’énervait pas qu’il te refourgue sans cesse ses gamins ? Tu devais être carrément furax, même ? Enfin… j’imagine bien que t’avais capté que ce n’était pas le petit copain en or, mais de là à ne pas t’expliquer qui on était, tu ne trouvais pas ça bizarre ?
— Non, pas du tout. Je savais à quoi m’en tenir avec ton père, chérie. Je l’ai cerné dès le premier jour ! Il n’était pas du genre à se fixer. Même lui n’est pas au clair avec lui-même. J’ai toujours dit en plaisantant que conducteur de bus était le boulot idéal pour lui. Mais ce n’est pas de sa faute. Toutes les histoires avec sa mère, son père… Ce n’est pas étonnant qu’il ne puisse pas rester en place. Il est toujours en quête de quelque chose. »
Dimple n’eut pas le temps de la relancer.
« Enfin bref, ensuite j’ai rencontré Elizabeth, poursuivit-elle. Elle adorait bavarder. Enfin rencontrer est un bien grand mot, disons que je l’ai aperçue. Une seule fois aussi. Je l’ai vue avec sa mère… rappelle-moi son nom ?
— Kemi ?
— C’est ça. Je l’ai croisée avec sa mère, Kemi, dans la rue. Elizabeth devait avoir environ dix ans ; j’ai tout de suite su que c’était la fille de Cyril. Et quand je lui ai parlé d’elle, il savait que ça ne servait à rien de mentir. En fait, je n’ai même pas eu besoin de lui demander ! J’ai dit « Oh ! Cyril, j’ai vu ton autre fille l’autre jour, celle avec la jolie mère nigérienne », et il a acquiescé, tout simplement. Et puis j’ai rencontré Prynce quand il avait quatorze ans. Je crois que Cyril s’était sacrément fait remonter les bretelles quand Bernice a découvert qu’il amenait Nikisha ici, alors il est resté à distance de Prynce. C’est dommage. Mais je sais qu’ils se sont quand même rencontrés quelques fois. Notamment le jour où il vous a emmenés dans ce parc… Toujours est-il que Prynce avait besoin d’un endroit où rester quelques mois et que Danny était parti. Je crois que Cyril et Bernice s’inquiétaient un peu des fréquentations de leur fils alors il est venu ici un temps pour se tenir à carreau. Tu me crois si tu veux, mais c’était une idée de Nikisha. Elle venait lui rendre visite tous les week-ends et l’aidait à faire ses devoirs. Ça reste entre toi et moi, mais cette fille s’est toujours débrouillée toute seule, et ensuite elle a élevé son frère.
— Oui, on dirait bien. Mais où était Danny ?
— En prison, ma chérie. T’étais au courant, hein ?
— Oui, bien sûr. Je suis désolée.
— Il n’y a pas de quoi être désolée. Je ne le suis pas, moi. Mon fils est comme il est. Ton père aussi, et vous avez chacun votre propre personnalité. Je ne vous connais pas tous, mais ça ne m’empêche pas de m’intéresser à votre vie ni de veiller sur vous en cas de besoin. Qui que vous soyez, quoi que vous fassiez, bien ou mal.
— Mais pourquoi ? T’as pas à faire ça.
— Je suis mère, chérie. Ça ne s’arrête pas à son propre enfant. D’ailleurs, en parlant de ça, je crois que celui-là a besoin d’aller faire un gros dodo. »
Elle se leva, Marley complètement amorphe dans les bras. Au même moment, elles entendirent les clés de Danny cliqueter de l’autre côté de la porte d’entrée.
« Tu tombes à pic, fit remarquer Tracy quand il pénétra dans la cuisine.
— Salut tout le monde ! dit-il en souriant, avant de fondre sur Marley pour l’embrasser sur le front. Oh, il est sur le point de s’endormir, c’est ça ?
— Oui chéri, il n’a pas fait de sieste de toute la journée.
— Il a bien mangé aujourd’hui ?
— Mieux qu’hier, ça va. Ne t’inquiète pas trop, Dan, comme je t’ai dit il a sûrement attrapé un petit virus à la crèche, c’est tout.
— T’as raison. OK, bon, si ça te dérange pas de le coucher, je vais sortir nous chercher à manger pour ce soir ?
— Ça me va. Et Dimple, si tu veux rester dormir, je peux te préparer le canapé, proposa Tracy en sortant de la pièce avec son petit-fils.
— Oh, non, ça ira. Mais merci ! C’est vraiment très gentil.
— Sens-toi à l’aise, chérie. T’es ici chez toi ! s’écria Tracy depuis le couloir. T’as déjà dormi à la maison, tu peux le refaire quand tu veux.
— Ta mère est tellement gentille ! dit Dimple à Danny qui se lavait les mains dans l’évier de la cuisine. Elle est toujours comme ça ? »
Il laissa échapper un petit rire.
« Non, faut pas croire !
— Ouais enfin, t’as vu ma mère à côté !?
— Ouais c’est vrai… Nan, ma mère est chouette, t’as raison. Elle est gentille. Mais tu sais, elle peut aussi se mettre en rogne et être vraiment cassante. Mais en vieillissant j’ai l’impression qu’elle est moins agressive et plus… tolérante. »
Il s’assit en face de sa sœur en se laissant tomber sur la petite chaise en bois.
« Dure journée au boulot ?
— Comme tous les jours ! Mais ça va, je suis rentré maintenant. Et quand j’arrive à voir Marley avant qu’il aille au lit, je sais pourquoi je travaille autant. »
Cela fit sourire Dimple.
« C’est génial de voir à quel point t’aimes Marley. J’imagine que tous les parents aiment leurs enfants évidemment, mais toi, quand tu parles de ton fils, ton visage s’illumine, c’est beau.
— Ouais, ben… j’ai aucun mérite : il est tellement mignon et adorable. En fait c’est marrant, quand je le regarde, je me demande toujours comment papa a pu nous abandonner. Enfin, c’est pas marrant, mais tu comprends. Tu verras quand, ou plutôt si tu as des enfants un jour. Tout ce qui compte pour moi, c’est d’être auprès de lui.
— Sans doute parce que Cyril n’a jamais été là pour nous ? réfléchit Dimple à voix haute.
— Ouais. Ou peut-être que, comme Marley est un prolongement de moi, c’est juste normal de vouloir le protéger. »
Ils restèrent assis en silence un moment. « Danny, reprit Dimple qui ne voulait pourtant pas gâcher ce moment.
— Tu veux savoir, c’est ça ? » Danny rassembla ses esprits, soudain prêt à parler sérieusement. « Je m’en suis douté dès que j’ai reçu ton texto. »
Elle hocha la tête. « Désolée.
— Nan, pas de souci. Je suis content que tu me laisses une chance de t’expliquer. En disant ça, on dirait que je me cherche des excuses. Mais c’est pas le cas, ce que j’essaie de dire, c’est que je suis content que tu me poses la question.
— Ben t’es mon frère, c’est normal. Je ne vais pas te rejeter à cause de ça.
— En gros, commença Danny en enlevant sa veste de travail, plus jeune j’avais un copain que je connaissais depuis la grande section de maternelle. Ça remonte à loin ! On habitait la même cité, donc on était tout le temps fourrés ensemble. Tu veux une autre tasse de thé ? Je vais m’en faire une.
— Oh non. Non, merci. »
Dimple saisit le mug de thé qu’elle avait mis de côté, et posa sa main dessus.
Danny se dirigea vers l’évier sophistiqué pour remplir la bouilloire. Ce faisant, il plaça tout son poids sur sa jambe gauche, la droite restant allongée, ses orteils touchant à peine le sol.
« Moi aussi je fais ça. T’as déjà remarqué ?
— Quoi ? fit Danny en reposant la bouilloire sur sa base.
— Je me tiens comme toi. Comme une danseuse. Quand je fais la vaisselle.
— Ha, ha ! On a réussi à hériter d’un truc chouette de notre père. Même si ça sert à rien. »
La bouilloire se mit à frémir et à bouillonner tandis que Danny sortait un mug du placard et un sachet de thé du bocal en verre posé sur le plan de travail.
« Bref, je te parlais de mon super pote, Jerome, sur lequel je pouvais vraiment compter, tu vois ? Il me suivait pour tout et inversement. Tu sais, quand tes parents te sortent “Et s’il sautait d’une falaise, est-ce que tu ferais pareil ?” ? Eh bien, s’il avait fait un saut périlleux du haut d’une falaise, j’en aurais fait dix après lui.
— Je n’ai jamais connu une amitié pareille. Tant mieux pour toi. Vous vous voyez encore ?
— Nan, nan. Un jour, quand on avait tous les deux vingt-deux ans – on était jeunes et débiles, quoi ! –, Jerome s’est embrouillé avec un type de Sunnyhill, pas loin de chez nous. Tout ça à cause d’une fille qu’il connaissait à peine ! Bref, ce type, je vais pas le nommer car ça sert à rien, mais j’imagine qu’il était jaloux parce qu’il était complètement amoureux de cette nana. Alors il est venu nous chauffer, en disant que Jerome se prenait pour un dieu alors que la fille lui avait dit que c’était un mauvais coup… euh, pardon.
— Ne t’inquiète pas, je ne suis plus une gamine.
— Ouais, mais quand même. Quoi qu’il en soit, il arrêtait pas de dire que Jerome était impuissant, que c’était une petite bite, ce genre de trucs puérils. Jerome, fallait pas le chercher, mais ce jour-là il est resté calme. C’était vraiment bizarre, d’autant plus que beaucoup de gens assistaient à la scène et qu’ils rigolaient tous. Tout le monde dans le quartier le connaissait, mais personne l’avait jamais entendu se faire insulter comme ça. C’était un mec assez discret d’habitude. J’arrêtais pas de lui demander s’il voulait riposter, mais il me répondait toujours « Nan, ça va, c’est rien ». Donc j’ai pas insisté. Je trouvais ça un peu étonnant, mais bon… Si ça le dérangeait pas qu’on étale sa vie privée comme ça, moi ça me posait pas de problème. J’étais surtout content de pas être à sa place. »
Alors que Danny finissait de préparer son thé et s’asseyait devant elle, Dimple sourit en pensant combien il avait hérité des incroyables talents de conteuse de Tracy.
« J’ai pas eu de nouvelles pendant un ou deux jours, mais je m’inquiétais pas trop parce que même si on passait quasiment tout notre temps ensemble, ça nous arrivait aussi de faire des trucs chacun de notre côté et c’était cool. »
Dimple approuva d’un signe de tête.
« Mais une nuit, vers deux heures du matin, mon téléphone se met à sonner, et c’est lui, donc je décroche, genre “Ça va, frère ?” Il me dit “Ouais, j’ai besoin que tu me rendes un service.” Alors, forcément je lui réponds “Tout ce que tu veux, mon pote”, et là il me sort qu’il passe me chercher pour que je lui file un coup de main. Je m’étais endormi tout habillé, alors j’ai bondi de mon lit en disant “OK, cool, viens quand tu veux.” Il me rappelle vingt minutes plus tard et m’annonce qu’il m’attend en bas dans un fourgon. Je sais pas où il l’a dégoté, mais je monte dedans. Pourquoi j’aurais hésité ? »
Danny se leva en reprenant sa respiration – c’était bien mérité – et ouvrit un autre placard pour en sortir un paquet de Jammie Dodgers.
« Un biscuit ?
— Non, merci. »
Dimple secoua la tête et il reprit sa place en ouvrant le paquet de gâteaux.
« Alors nous voilà dans ce fourgon et Jerome démarre. Au bout d’un moment (et quand je dis un moment, ça fait bien une heure), je lui fais “On va où, mec ?” mais il répond pas. Comme c’est mon pote et que je lui fais confiance, je me rendors. Je précise que je suis pas du genre à réussir à m’endormir n’importe où. Ce qui montre à quel point j’étais en totale confiance. Quelques heures plus tard, je me réveille et on est en pleine cambrousse. Jerome est en train de se garer près d’une petite maison et je me dis : “Il m’emmène en week-end ou quoi ?” Il sort du fourgon, je le suis, et il entre dans la maisonnette. Il dit pas un mot alors je lui demande ce qu’on fout là et à qui appartient cette baraque mais il continue de se taire. Il fait encore nuit car il est tôt, c’est l’aube quoi, y a pas d’électricité dans la maison ni rien, et j’avance comme je peux, je marche sur des bouts de bois et d’autres trucs par terre. Lui, il a une lampe. Une lampe de poche.
— Finalement, je veux bien un verre d’eau, s’il te plaît », demanda Dimple qui avait la bouche sèche. Elle ne savait pas où allait cette histoire mais ça la stressait.
« Bien sûr. » Danny bondit jusqu’à l’évier.
Il prit un verre dans l’égouttoir et ouvrit le robinet.
« J’ai installé un filtre, dit-il en montrant le placard sous l’évier alors qu’il remplissait le verre. Avec les tuyaux que j’ai vus dans mon boulot, je peux plus boire l’eau du robinet.
— Merci. » Dimple saisit le verre plein qu’il lui tendait et avala une grande gorgée.
« J’en étais où ? »
Danny se rassit et engloutit un biscuit entier.
« Jerome avait une lampe de poche.
— C’est ça, dit-il en mastiquant. Jerome avait une lampe. Donc, je le suis à travers cette baraque démente qui ressemble aux maisons hantées des fêtes foraines, et on arrive dans une pièce tout au fond. Il éteint sa lampe ; je l’entends farfouiller puis je reconnais le son d’un briquet. Il allume des bougies, je vois qu’il porte un masque, le visage complètement caché sauf les yeux et la bouche et je lui dis “Hé mec, à quoi tu joues ?” Il me lance “Tais-toi” alors je lui réponds “OK.” Je commence à regarder dans la pièce et là, dans un coin, je vois un type ! Le mec qu’était venu insulter Jerome dans notre quartier.
— Qu’est-ce qu’il faisait là ?
— Il est attaché, le visage plein de sang, les yeux gonflés, et une chaussette dans la bouche. Il a même pas l’air effrayé, juste énervé. Moi au contraire je commence à flipper. Ensuite, Jerome me dit qu’il a quelque chose à faire et qu’il faut que je surveille ce mec à sa place ; évidemment ça me plaît pas des masses mais c’est mon pote donc je le fais. Je lui demande pendant combien de temps je dois le surveiller, il me répond pendant une heure ou deux maximum, qu’il sera de retour d’ici le lever du jour, qu’il m’apportera le petit déjeuner et tout. »
Danny avala un autre biscuit.
« Alors le matin arrive. J’ai mon téléphone mais ça capte pas alors je peux pas l’appeler pour lui demander où il est. J’ai faim mais je peux même pas me servir du GPS pour chercher un commerce. Et même si j’avais pu trouver une boutique, j’avais pas envie de marcher à travers champ, vu que de toute façon c’est Jerome qu’avait la caisse.
— Et t’as parlé au type ? Ou vous êtes restés à vous regarder en chiens de faïence ?
— Tu rigoles, je suis pas resté dans la même pièce que lui, je me sentais trop mal. Et puis il puait, je sais pas depuis combien de temps Jerome le séquestrait mais il s’était pissé dessus et je voulais pas me taper ça en plus.
— Combien de temps t’es resté alors ?
— Eh bien, la journée se passe… En vrai, je suis super énervé de me retrouver au milieu de nulle part avec ce type, y a rien à bouffer, pas d’eau, pas d’électricité, j’ai même dû aller chier dehors et me torcher avec des feuilles. À ce moment-là, j’ai plus de batterie et je crève la dalle. Je décide d’aller faire un tour, et là je croise un gars avec son chien. Le bonhomme me lance un regard suspicieux, parce qu’évidemment ça doit pas lui arriver tous les jours de voir des gens de couleur se balader dans le coin, mais je le salue d’un petit signe de la main et fais comme si je me promenais. Il me répond pas, et j’y pense plus. Puis, à la tombée de la nuit, je retourne dans la pièce du type et je rallume les bougies parce que j’ai un peu la trouille du noir et je me dis que ce mec doit avoir encore plus peur que moi parce qu’au point où on en est il doit commencer à stresser pour sa vie. »
Danny engouffra un autre biscuit qu’il mâcha doucement avant de le faire glisser à l’aide d’une gorgée de thé.
« Bref. Je rejoins la pièce d’à côté et me mets à regarder la lune par la fenêtre, puisque j’ai rien d’autre à faire. Ça m’occupe pendant un certain temps et puis je commence à sentir une odeur de brûlé. J’ai jamais trop fait de soirées feu de camp, mais je me souviens d’une de ces fêtes organisée par l’école, et ça sentait pareil. Rapidement, l’odeur devient plus forte et je me dis que c’est pas normal. Je vois de la fumée passer sous le seuil, je me lève d’un coup pour ouvrir la porte et je découvre l’autre pièce complètement en feu.
— Mon Dieu !
— Mais le mec va bien ! À l’autre bout de la pièce, une des bougies était tombée et c’est là que le feu avait pris, donc les flammes l’avaient pas encore atteint. Je cours vers lui pour le détacher, et direct il se lève et se tire. Je me retourne pour le suivre mais un bout de bois en feu me tombe dessus. »
Danny leva son bras pour montrer à Dimple la marque de brûlure qu’elle avait déjà repérée sur son avant-bras.
« Je t’ai vue regarder ma brûlure ce fameux soir. »
Dimple passa délicatement son doigt dessus pendant que Danny continuait son récit. La cicatrice était plus douce qu’elle n’en avait l’air. Comme Danny.
« Alors je me mets à crier, et l’espace d’une seconde je me demande si je devrais pas éteindre ce feu mais je sais pas comment m’y prendre. Et puis je me dis : Attends, qu’est-ce que j’en ai à foutre de cette maison ? Alors je sors en courant, et bien sûr : aucune trace du mec. Inutile de courir à travers ces champs de blé ou de je sais pas trop quoi, pour essayer de le retrouver. Alors j’attends dehors pendant que la maison brûle. Je sais pas où aller, dans le noir et à pied. Les pompiers finissent par arriver pour éteindre le feu ; quand je les entends, je me planque dans des buissons à proximité parce que je crois que c’est les flics. Une fois le feu éteint et les pompiers partis, je retourne m’asseoir à côté des restes de la maison, de tout ce bois brûlé par terre, et j’attends que mon pote revienne. Deux heures plus tard, il fait jour, je suis gelé, j’ai failli mourir dans un incendie, et Jerome finit par se pointer ; tout ce qu’il trouve à me dire c’est “Qu’est-ce qui s’est passé ?” Juste comme ça. Il voit bien que j’ai l’air de sortir d’un champ de bataille, que je suis debout devant un tas de cendres, mais il me sort “Qu’est-ce qui s’est passé ?” En plus, il m’avait rien apporté à manger. »
Dimple plissa les yeux. Un jour, l’obsession de Danny pour la nourriture finirait par le perdre.
« Ensuite, je monte dans le fourgon et lui raconte tout, il roule pour retrouver le type, mais impossible de lui mettre la main dessus. Un peu comme l’autre nuit, en fait. Quand on cherchait Kyron, ça m’a complètement retourné la tête.
— Je suis désolée…
— C’est pas ta faute. En tout cas, à ce stade de l’histoire, je lance à Jerome “Écoute, ramène-moi chez nous s’il te plaît, faut que je mange, que je prenne une douche et que je dorme.” Et sincèrement, j’étais sans doute encore sous le choc parce que ce feu était dingue. C’était vraiment flippant. Je pouvais plus respirer et il faisait super chaud. Bref, on rentre et Jerome me sort de pas m’inquiéter. D’après lui, le mec refera pas surface, et de toute façon il parlera pas. Je réponds “J’en suis pas si sûr” et lui “Moins on en dit, mieux ce sera” ; mais c’est mon pote, alors je pense qu’il doit être en train de réfléchir à un plan béton ou à trouver un alibi. Au lieu de lui dire qu’il faut qu’on soit raccords sur ce qu’on va raconter, je suis tellement épuisé que je m’endors, et quand je me réveille on est de retour en ville, je suis seul dans le fourgon, j’imagine que Jerome s’est tiré dès qu’on est arrivés. Je file chez moi, maman est au boulot, je prends une douche pour me débarrasser de l’odeur de fumée et j’avale enfin quelque chose. Après, je vais me coucher. J’ai dû dormir une éternité parce que j’ai entendu ma mère rentrer et me demander si je voulais venir manger, mais j’étais trop fatigué pour bouger. Quand je me suis de nouveau réveillé, c’était le matin et les flics défonçaient la porte – enfin, ils l’arrachaient carrément de ses gonds. Quand maman est rentrée, elle savait pas ce qui s’était passé mais elle avait plus de porte d’entrée et son appartement était sens dessus dessous. Vu que quasiment tout l’immeuble avait été témoin de la scène, c’est la voisine qui lui a annoncé que la police m’avait embarqué. Plus que tout, je m’en suis voulu pour elle. J’avais peur que tout le monde la traite de mauvaise mère.
— Attends, donc le mec a réussi à rentrer à Londres et il est allé voir les flics ?
— Même pas. En gros, il est sorti de la maison en feu, il a couru comme un fou et a croisé le gars avec son chien, celui qui m’avait repéré la veille. C’est lui qui a appelé la police ; il devait se demander : Mais qu’est-ce que tous ces Noirs foutent dans mon bled ? Ensuite, les flics ont récupéré le mec que j’étais censé surveiller alors qu’il essayait de rentrer à Londres à pied, et ils ont réussi à lui faire cracher qu’il avait été kidnappé et tout. Ils se sont dit que celui qui l’avait enlevé devait forcément posséder une arme, ce qui explique pourquoi ils ont démoli l’appart. Mais ils l’auraient sans doute saccagé de toute façon. Ils ont pas vraiment besoin d’excuses pour nous traiter comme des chiens.
— Alors t’es allé en prison avec Jerome ? J’espère qu’il a pris plus cher que toi au moins ?
— Eh bien, le type avait pas vu son visage puisque Jerome avait jamais baissé son masque. Mon pote a toujours été le plus futé de nous deux… mais il avait pas prévu de masque pour moi ! Évidemment, le type savait qui était derrière tout ça, mais c’était pas une balance. C’est le gars avec le chien qui m’a reconnu lors de la séance d’identification. Et j’allais pas dénoncer Jerome non plus, alors voilà.
— T’as pris six ans simplement parce que t’as pas voulu raconter ce qui s’était vraiment passé ?
— C’était censé être douze, mais la peine a été réduite de moitié.
— Qu’est-ce que Jerome est devenu ? Vous êtes encore amis ?
— J’ai plus jamais entendu parler de lui. La dernière fois que je l’ai vu, c’est quand je me suis endormi dans le van à côté de lui. Personne sait où il a filé après ça. » Danny rit tristement en secouant la tête. « Tu te rends compte ! Après une histoire pareille ! Mais bon, c’est comme ça.
— Qu’est-ce que tu veux dire par “C’est comme ça” ? T’avais rien fait de mal.
— C’est le monde dans lequel on vit. Il arrive des choses moches à des gens bien, et inversement. Personne m’a forcé à aider Jerome. J’aurais pu refuser. J’aurais pu libérer ce type. Mais je l’ai pas fait. J’ai préféré sauter de la falaise. »