13

Dimple se redressa, cligna des yeux et posa son regard sur le plafond en pierre grisâtre. Éblouie par la lumière blanche des néons fluorescents, elle referma les paupières et roula sur le côté. Le tissu râpeux de son survêtement gris lui irritait la peau. Elle se racla la gorge, tendit la main vers son gobelet en plastique posé sur un petit meuble à côté d’elle, puis en vida jusqu’à la dernière goutte.

« Ah, t’es réveillée ? »

Son regard suivit la voix et atterrit sur Lizzie, qui était allongée de l’autre côté du lit.

Une très forte sonnerie les fit toutes les deux sursauter.

« T’as bien dormi ? demanda Dimple à sa sœur.

— Putain, mais bien sûr que non ! Enfin, comment veux-tu que je passe une bonne nuit ? »

La sonnerie continuait de carillonner.

« C’est l’heure du petit déj. Tu ferais mieux de te lever.

— Pardon. Je suis désolée, Lizzie.

— C’est pas ça qui va changer quelque chose, hurla de l’autre bout de la chambre Nikisha, postée entre la porte et le petit lavabo qui se trouvait dans le coin.

— C’est clair, cracha Prynce qui apparut soudain au pied du lit. Ma vie est foutue à cause de toi. »

La sonnerie retentissait toujours.

« On a des enfants nous, dit Danny en s’asseyant sur le lit près de Lizzie. Marley, Nicky, Amara. Comment ils vont faire, hein ?

— Je sais, je suis désolée. »

Elle voulait se confondre en excuses mais les mots restaient coincés dans sa gorge sèche. Elle toussa et tendit à nouveau le bras vers le verre qu’elle savait pourtant vide.

« On est coincés ici pour le restant de nos jours à cause de toi ! vociféra Lizzie d’une voix qui emplissait toute la pièce. Tout est de ta faute. »

Dimple n’arrêtait pas de tousser, elle s’agrippait la gorge et la bouche, essayant à nouveau de s’excuser.

« Faut te lever, dit Nikisha en s’approchant d’elle.

— Quoi ? dit Dimple d’une voix rauque. Je n’y arrive pas.

— Allez, debout ! insista Prynce.

— Lève-toi ! » Lizzie bondit du lit pour la secouer.

« Dimple ! » cria Danny.

Elle ouvrit les yeux pour de bon et vit Janet debout au-dessus d’elle qui lui attrapait les épaules. La sonnerie de son réveil tintait en boucle près de son visage.

« Mon Dieu ! » expira Dimple.

Son cœur battait la chamade. Elle s’assit, repoussa les mains de sa mère puis éteignit l’alarme de son téléphone.

« Tu faisais un cauchemar », expliqua Janet en s’asseyant au bout du lit. Dimple se demanda si c’était sa mère qui sentait le vin ou elle qui était encore embrumée de sommeil.

« Nan, sans blague ? fit Dimple en saisissant le verre d’eau sur sa table de chevet.

— Je suis passée devant ta chambre et j’ai entendu ton réveil alors je t’ai laissée tranquille, mais quand je suis repassée, l’alarme sonnait toujours et tu répétais sans arrêt que tu étais désolée. »

Dimple essaya de se calmer.

« Il est quelle heure ?

— Dix heures passées. Mais ne te lève pas tout de suite, repose-toi encore un peu. Dimple, dis-moi ce qui ne va pas.

— Rien, tout va bien. » Dimple balança ses jambes flageolantes hors du lit et se leva. « Il faut que je me prépare. Tu permets ?

— Qu’est-ce que t’as de si urgent à faire aujourd’hui ? interrogea Janet d’un ton un peu amer. T’as rendez-vous avec un de tes frères et sœurs, c’est ça ?

— Avec les quatre en fait. Notre père veut nous voir. »

Janet déglutit bruyamment.

« Et toi, qu’est-ce que tu fais à la maison à cette heure-ci ? demanda Dimple.

— J’ai un rendez-vous à 11 heures donc j’irai au travail après. T’as d’autres questions ?

— Non. » Dimple secoua la tête. Elle s’affala une dernière fois sur son oreiller avant de se mettre en mouvement.

 

Quelques heures plus tard, au coin de la maison de sa grand-mère défunte, Dimple aperçut une silhouette familière traverser la route dans sa direction.

« Bonjour Marvette, ça va ? demanda Dimple à sa tante.

— Ça va, et toi ? » répondit-elle d’un ton sec.

Dimple fit de son mieux pour faire un peu la conversation avec sa tante, évoquant d’abord la météo puis la circulation qui s’intensifiait à côté d’elles.

« T’as vu ton bon à rien de père ? cracha Marvette en pinçant les lèvres, déposant ses courses à ses pieds.

— Je suis en chemin pour le retrouver chez Mamie justement. Il traverse une période difficile, j’espère qu’il va bien.

— C’est plutôt moi qui traverse une période difficile, crois moi ! s’emporta Marvette, prête à exploser de colère. Ces funérailles m’ont mise sur la paille. Il m’a fallu réclamer, emprunter, voler, et supplier à genoux pour qu’on m’aide. Et ton père n’a pas versé un centime bien sûr ! Mais il paraît qu’il raconte partout que notre mère n’a pas eu la fête de départ qu’elle méritait. Il me dégoûte. Dis-lui de ma part que ses jours sont comptés. »

Dimple voyait qu’elle ne plaisantait pas.

« Je suis navrée, je croyais qu’il… enfin il m’a juré que…

— Et ça me fait mal au cœur de dire ça, coupa Marvette qui ne voulait plus entendre parler de son frère, mais heureusement que la vente de la maison a été rapide, c’est une bénédiction. On n’a pas eu le temps de faire des adieux dignes de ce nom à cet endroit, mais c’est comme ça. »

Des larmes coulèrent sur les joues de Marvette, ce qui surprit Dimple.

« Prends soin de toi, déclara Marvette en reniflant, ramassant ses sacs de courses. J’espère que tu feras attention à l’argent. Pas comme ton vaurien de père. »

Alors qu’elle regardait sa tante s’éloigner en traînant des pieds, Dimple fut assaillie de pensées. Était-elle étonnée que son père ait menti au sujet de l’argent ? Pas vraiment. C’était plus une déception qu’une surprise. Son principal souci, c’était qu’elle avait elle-même raconté tellement de mensonges ces derniers temps qu’elle commençait à lui ressembler, et son esprit était si accaparé par cette révélation qu’elle n’enregistra pas le conseil de Marvette.

 

« J’ai une faveur à vous demander », annonça Cyril à ses cinq enfants. Assis sur le canapé usé de la maison de leur défunte grand-mère, ils le regardèrent tous.

« Qu’est-ce que tu veux ? demanda Nikisha.

— Ben… C’est assez marrant en fait. »

Ils savaient tous qu’il n’y aurait rien de marrant.

« Bon, vous voyez cette maison ? fit Cyril en montrant les quatre murs qui les entouraient.

— Oui ? répondit Nikisha avec impatience.

— Vous imaginez même pas combien elle vaut.

— D’accord, dit Lizzie, et en quoi ça nous concerne ?

— Bon, commença Cyril. Ma mère, c’était une drôle de femme.

— Vraiment ? intervint Danny. Drôle, dans le sens bizarre ou rigolote ?

— Les deux. » Cyril émit un rire qui mit ses enfants mal à l’aise.

« Bon, où tu veux en venir ?

— Nikisha ! s’exclama Dimple. Laisse-lui le temps !

— Elle lui passe tout… marmonna Nikisha entre ses dents.

— Alors, reprit Cyril. On ne dirait pas comme ça, mais cette maison vaut un million. Oui, un million.

— Rien d’étonnant, déclara Danny en haussant les épaules. C’est une maison de cinq chambres en plein cœur de Brixton !

— Même si c’est un ancien logement social ? interrogea Lizzie.

— Ouais, acquiesça Danny.

— Donc il y a ça, plus l’argent de l’ancien cabinet dentaire. Et même une fois les droits de succession versés à ces sangsues du gouvernement, il restera encore plein d’argent, continua Cyril. Et donc mon hurluberlue de mère a laissé un quart de million à Tessilda et ses enfants, un quart à Lavinia et sa famille, un quart à Marvette. Et le reste… à vous.

— À qui ? demanda Prynce, incrédule.

— À vous cinq, confirma Cyril. Elle m’a toujours dit que j’aurais dû mieux m’occuper de vous. J’imagine que c’est sa façon à elle de me punir ou de me donner une bonne leçon. Voyez ça comme vous voulez.

— Ouaouh, fit Dimple.

— Mais elle ne nous appréciait même pas, intervint Lizzie, perplexe.

— Pas besoin d’apprécier quelqu’un pour l’aimer, dit Cyril. Mais voilà, mes sœurs ont déjà trouvé des acheteurs. Un couple de rupins blancs qu’avaient des vues sur la maison depuis un bail. Et les gens qui louaient le cabinet vont l’acheter. Alors écoutez, j’ai bien réfléchi, poursuivit-il en sortant de sa poche un bout de papier tout froissé qu’il déplia lentement. Après la vente, Tessilda, Lavinia et Marvette vont chacune toucher environ 250 000 livres.

— Et donc nous aussi, d’après tes calculs, conclut Nikisha.

— Eh ben justement, à ce propos… fit-il avant de se racler la gorge. Vous savez que ma situation financière est un peu critique.

— Et alors ? » rétorqua Nikisha en haussant les épaules.

Elle n’allait pas faire semblant de compatir.

« Si on partage cet argent en cinq, vous aurez chacun 45 000 livres et des brouettes.

— Et des brouettes ? railla Lizzie. Pas la peine de faire comme si t’avais pas tout calculé au centime près !

— Donc je me suis dit que la meilleure chose à faire, c’était que chacun de vous prenne la coquette somme de 5 000 livres. Vous pouvez vous acheter un beau truc avec, ou peut-être vous payer des vacances. Et vous me donnez le reste. Ça me semble ce qu’il y a de plus juste.

— Pardon ? bredouilla Nikisha. Le plus juste pour qui ?

— Pour moi ! C’était ma mère. Et ça va me servir de leçon, je vous le garantis.

— Quelle leçon ? lui demanda Lizzie.

— Ben, la leçon comme quoi… je… euh… Je vais en prendre de la graine, vous savez.

— Non, papa, réctifia Nikisha. Tout ce que cette femme nous laisse, on le garde.

— Mais… Mais… »

Cyril ne trouvait plus ses mots.

« Tu pensais vraiment qu’on allait accepter ? lui demanda Nikisha.

— Vous savez bien que votre pauvre papa en a besoin, implora-t-il.

— Tu crois qu’on n’est pas au courant pour l’argent que t’as extorqué à Dimple ?! lança Nikisha.

— Je n’ai jamais dit ça ! s’offusqua Dimple.

— T’as pas eu besoin. Quand tu nous as raconté qu’il t’avait demandé de l’argent, on n’a pas eu de mal à deviner la suite. »

Dimple se sentit rougir de honte.

« Tu vois, papa, t’as beau te la jouer cool, faire le mec qui ne se soucie de rien, on sait que t’es malin, dit Nikisha en recentrant son attention sur Cyril. Ce n’est pas parce que Dimple paraît plus aisée que tu l’as choisie pour lui soutirer de l’argent, mais parce que c’est la plus naïve d’entre nous. »

Cyril ne sut pas quoi répondre. Elle n’avait pas tort. Il ne pouvait pas se disputer avec elle, ni tourner les choses en dérision comme il le faisait d’habitude.

« On garde l’argent, papa, insista Nikisha. On prend ça comme une pension alimentaire rétroactive. Avec les intérêts. »

Cyril se sentit trahi.

« Y en a pas un pour rattraper l’autre. Tous des voleurs. »

Il tchipa en secouant la tête.

« Des voleurs ? Tu peux bien nous appeler comme ça te chante. On ne te doit rien, et on ne prend que ce qu’on mérite. » Nikisha se dirigea vers la porte. « Allez tout le monde, on se tire ! »

Les enfants de Cyril sortirent de la maison en file indienne et se rassemblèrent dans la rue.

« Même si ça ne me fait pas plaisir, il va falloir donner l’argent à Dimple pour payer Kyron !, lança Nikisha à ses frères et sœurs. Aucune objection ?

— Non, non, non, répondit Dimple en secouant la tête. Vous ne pouvez pas faire ça.

— On ne te demande pas ton avis, déclara Nikisha d’un ton ferme. Danny ?

— OK, fit-il en opinant du chef.

— Lizzie ? »

Dimple savait qu’elle refuserait.

« C’est bon pour moi. Qu’on en finisse avec tout ça.

— Prynce ?

— Bien sûr. C’est inespéré, on n’aurait jamais pu rassembler l’argent autrement !

— Alors c’est réglé. » Nikisha se tourna vers Dimple. « Dis à Kyron qu’il aura l’argent dès que la maison sera vendue. Tu pourras mettre au bout, hein ? »

Dimple était stupéfaite.

« Arrête d’ouvrir et de fermer la bouche comme un poisson et remercie-nous, dit Nikisha.

— Merci, merci ! bredouilla-t-elle. Je… je ne le mérite pas !

— On ne le fait pas pour toi, lui rappela Nikisha. On a tous intérêt à enterrer cette histoire le plus vite possible. Et il faut s’assurer que Kyron s’en tienne à ça, qu’il n’aille pas s’imaginer que la source est intarissable.

— Je le lui ferai savoir, promit Dimple.

— Oublie la tactique de faire l’amour avec lui, soupira Lizzie.

— Si on pouvait éviter ce genre de conversation, s’il vous plaît ! leur rappela Danny.

— Tout va s’arranger », conclut Dimple.

Ses frères et sœurs ne la crurent pas une seule seconde.

 

Et ils eurent bien raison. Avant de rentrer chez elle, Dimple passa chez Kyron lui expliquer qu’il recevrait l’argent dès que la vente de la maison serait effective. Cela eut l’air de lui convenir mais il garda la photo.

« Tu ne m’as pas présenté tes condoléances pour le décès de ma grand-mère, souligna Dimple.

— Tu la connaissais même pas, se moqua Kyron.

— Mais par principe.

— Parce que t’as des principes, toi, maintenant ?

— S’il te plaît, supprime cette photo », implora Dimple.

Il fit non de la tête.

« Pas question.

— Quand est-ce que tu vas l’effacer ?

— Quand j’aurai l’argent. Tu devrais déjà t’estimer heureuse d’avoir obtenu un délai.

— M’estimer heureuse ? Tu détiens un truc qui peut gâcher ma vie !

— Ça va pas gâcher ta vie, sourit-il en plissant les yeux. Ça va peut-être la foutre en l’air, mais la gâcher, t’exagères un peu.

— Comment tu peux être aussi cynique ? On s’aimait autrefois, Ky.

— On s’aimait ? C’est toi qui me parles d’amour ? Tu m’aimais quand j’étais au fond de ce fourgon peut-être ? T’as la mémoire courte. »

 

Une semaine avait passé depuis que Dimple avait vu ses frères et sœurs, mais cela lui avait semblé plus long. Elle se sentait de nouveau… seule. Sa popularité sur Internet avait considérablement diminué. Sa dernière vidéo avait obtenu autant de vues que ses anciennes, celles d’avant l’appel à témoins pour Kyron. Elle était aussi mélancolique qu’à sa période « ring light ».

Nikisha était très prise par Nicky et Amara parce que le père de ses enfants fréquentait quelqu’un depuis peu (il ne l’en avait pas informée, mais elle le sentait), donc il les avait déposés chez elle pour « partir quelques jours avec une amie ». De son côté, Danny avait décidé de recoller les morceaux avec la mère de Marley et restait quasi injoignable parce qu’il n’était pas doué pour faire deux choses en même temps – ce qui était plutôt ironique pour un Gémeau. Lizzie, elle, « se concentrait sur ses révisions ». Dimple ayant pris cette remarque comme un rejet, elle décida de ne pas tenir compte des quelques jours où sa sœur avait été gentille avec elle. Quant à Prynce, il était jeune et insouciant, donc elle ne pouvait pas vraiment compter sur lui.

Sans le risque de se retrouver derrière les barreaux, la fratrie n’avait aucune raison de passer du temps ensemble. Un après-midi cependant, alors que Dimple s’apitoyait sur son sort, Kyron lui envoya un message pour lui rappeler qu’elle avait toujours une dette envers lui. Espérant qu’il aurait oublié ou que l’amnésie consécutive à son choc l’aurait frappé de nouveau, elle avait fait l’autruche – sa grande spécialité.

Elle ignora son message et reposa son téléphone sur sa table de nuit, mais dès que l’écran toucha le meuble, un autre texto arriva :

Tu peux encore réaliser ton rêve

de devenir célèbre sur le Net.

Elle appela Nikisha, qui répondit alors qu’elle tentait d’empêcher Amara de s’adonner à son nouveau passe-temps préféré, à savoir ouvrir la porte d’entrée pour courir dans la rue.

« Allô ? fit Nikisha à bout de souffle. Tout va bien ? Euh, attends une sec… AMARA ! Ne va pas… Nicky, va la chercher… Non, attrape-la… Pardon, tu disais ?

— On ne va pas lui donner l’argent, déclara Dimple d’un ton ferme. C’est un connard, il ne le mérite pas. »

À la fin de la journée, après trois autres coups de fil tout aussi théâtraux, la fratrie était à nouveau réunie dans la maison de leur défunte grand-mère. Maintenant que les enfants encore en vie avaient tous pris ce qu’ils voulaient, la demeure était vide. Nikisha avait une clé parce qu’elle connaissait quelqu’un qui pourrait nettoyer la maison pour pas cher. Une fois l’ensemble des biens de valeur de Delores répartis entre les petits-enfants par testament, ç’avait été au tour des enfants de faire le tri dans la maison.

Évidemment, Cyril avait été le premier à rappliquer et avait raflé tous les appareils électroménagers. Il les avait vendus au Cash Converters de Streatham High Road, et en avait retiré la coquette somme de 400 livres.

Tessilda, la fille aînée de Delores, n’avait rien voulu à part la bague de mariage de sa mère. Elle avait un fils et trois filles. Elle refusait d’admettre que son fils était homosexuel et qu’il vivait avec son conjoint ; elle espérait qu’un jour il offrirait l’alliance à une femme.

Lavinia ne voulait que le grand fauteuil qui se trouvait dans un coin de la chambre de Delores. Lorsqu’elle était enfant, elle s’y asseyait pour écouter sa mère lui raconter son arrivée en Angleterre. Peu lui importait qu’elle ressasse toujours la même histoire. Ça donnait à Tessilda l’impression d’avoir un lien avec la Jamaïque.

Marvette, celle qui avait tout géré, trié les affaires, fait en sorte que la maison soit propre, n’avait rien réclamé. Bien faire les choses par respect pour sa mère lui suffisait.

« Alors, t’as réfléchi à un plan que tu ne voulais pas nous exposer par texto, ou tu nous as juste réunis parce que t’as rien de mieux à faire aujourd’hui ? demanda Lizzie, appuyée contre un mur du salon vide.

— Je n’ai pas vraiment de plan, répondit Dimple en secouant la tête. Mais j’ai réfléchi et je ne trouve pas normal que Kyron récupère cet argent qui pourrait changer nos vies à tous. Ce n’est pas comme s’il l’avait gagné.

— Un peu quand même quelque part, vous trouvez pas ? fit remarquer Prynce. Je veux pas le défendre, mais ce qu’on a fait était un peu tordu.

— Même si je vois ce que tu veux dire, admit Dimple en écartant la remarque sensée de son petit frère, on pourrait accomplir tellement de choses avec cet argent ! Nikisha, t’as deux enfants à élever. Danny, tu pourrais, j’en sais rien, acheter un fourgon plus spacieux. Lizzie, tu pourrais offrir une grosse alliance à Patrice, et toi Prynce ? Ben, je ne sais pas… mais c’est une somme tellement importante !

— D’accord, mais qu’est-ce que tu vas aller raconter à Kyron ? » demanda Lizzie, attendant une réponse claire de la part de sa sœur.

« Rien, répliqua-t-elle. Il peut dire ce qu’il veut, poster la photo, j’en n’ai plus rien à faire. Ça ne sera qu’un truc de plus sur le Net.

— T’espères quoi au juste ? Une nouvelle vague d’attention, c’est ça ? demanda Lizzie.

— Ouais, je sais pas trop si c’est une bonne idée, sœurette, dit Danny. Peut-être que ça te dérange pas qu’une telle photo de toi circule sur le Net mais moi, si.

— Qu’est-ce que tu sous-entends ? fit Dimple en s’avançant vers Lizzie et en levant la main pour faire taire Danny.

— Eh bien, toute l’attention que tu as reçue suite à l’appel à témoins de Kyron s’est dissipée assez rapidement. Je me demande simplement si ça ne ferait pas partie d’un nouveau plan pour récupérer un peu de popularité sur le Net ? J’ai l’impression que t’oublies qu’il n’a pas seulement une photo de toi, mais qu’il peut aussi décider à tout moment de révéler qu’on a essayé de l’enterrer vivant.

— Tu crois que je fais ça pour attirer l’attention ? » interrogea Dimple, agacée. Elle détestait le conflit, mais ça l’énervait que personne ne rabatte jamais son caquet à Lizzie. Dimple était du genre diesel, mais une fois lancée… « Kyron ne sait même pas que vous étiez là. Il ne vous a jamais mentionnés !

— Ben, on n’en est pas sûrs. Je te trouve gonflée. T’arrêtes pas de dire que tu ne veux pas attirer l’attention, mais tu ne fais que ça ! »

Dimple en resta abasourdie, tandis que les autres se retournaient pour dévisager Lizzie : elle dépassait les bornes. On pouvait comprendre qu’elle soit stressée par ses examens, mais quand même.

« Ben quoi ? » Lizzie leva les mains en signe de défense. « Je dis juste tout haut ce qu’on pense tous.

— Parle pas à ma place, s’il te plaît, siffla Danny sur un ton que personne ne lui connaissait.

— Ce n’est pas ça le problème, Danny. Tu me demandes de ne rien dire qui puisse froisser Dimple parce que tu l’adores. Tout ça parce que c’est elle qui ressemble le plus à Cyril et que tu meurs d’envie de te rapprocher de lui.

— Fais gaffe à ce que tu dis, répliqua-t-il.

— Sinon quoi ? Tu ne me ferais pas de mal, quand même ? continua Lizzie. À moins que tu me kidnappes ?

— Lizzie, intervint Nikisha avec fermeté.

— Eh oui. » Lizzie hochait doucement la tête en fusillant Danny du regard. « J’ai vu les articles.

— Non, répondit Danny, blessé par les paroles acerbes de sa sœur. Je vais pas te kidnapper. Et plutôt que d’aller fouiner, j’aurais préféré que tu me demandes. Mais t’es tellement hautaine que tu prends pas en considération la sensibilité des gens. C’est pas parce que j’étale pas mes sentiments que j’en ai pas. J’en ai bavé comme pas permis, et aujourd’hui encore c’est pas facile, tu sais. Mais toi bien sûr, tu peux pas savoir, parce que tu t’en fous, ça t’intéresse pas.

— Si ! protesta Lizzie.

— Ah vraiment ? intervint Prynce pour prendre la défense de son grand frère. Pourtant tu passes ton temps à nous dénigrer et à faire comme si t’étais mieux que nous.

— Alors c’est moi que vous attaquez maintenant ? geignit Lizzie. On est encore venus ici pour gérer les conneries de Dimple, mais tout le monde se ligue contre moi ?

— Personne se ligue contre toi ! » fit Prynce en riant pour essayer de détendre un peu l’atmosphère. Il n’était pas intervenu jusque-là, mais il trouvait qu’ils avaient été plutôt conciliants avec Lizzie ces dernières semaines. « On a même pas le loisir de te mettre à l’écart, c’est toi qui t’isoles toute seule. Avoue que t’es pas tendre avec nous quand même !

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, Prynce. » Lizzie le dévisagea. « Mais j’imagine que tout est marrant pour toi vu que tu ne prends jamais rien au sérieux ! »

Prynce rit, ce qui, malgré lui, donnait raison à sa sœur.

« Attends, meuf, j’ai que vingt-cinq ans. Je vais pas commencer à me prendre la tête !

— Laisse-moi te poser une petite question : tu ressens quoi quand tout le monde sort que c’est Dimple qui ressemble le plus à Cyril ? reprit Lizzie. C’est pour ça que tu redoubles d’efforts pour devenir aussi nul que ton père ? Tu collectionnes les meufs pour marcher dans ses pas, hein ?

— Tu vas trop loin, la prévint Nikisha.

— C’est ça, viens protéger ton petit frère, toi ! Vous qui avez un “vrai” lien de fraternité !

— Vous êtes tous mes frères et sœurs, lui répondit Nikisha calmement. Je n’ai jamais adhéré à cette idée de demi-frère et sœur. Mais demi ou pas, si j’étais toi, je m’arrêterais là.

— Tu ne me fais pas peur ! Tu crois pouvoir nous contrôler parce que t’es l’aînée ? Qu’est-ce que tu sais faire à part commander les autres ?

— Lizzie, calme-toi, soupira Danny.

— Non !! hurla-t-elle, sa voix résonnant dans toute la maison. Depuis le début, Nikisha fait que de donner des ordres. Rappelez-vous la fois où elle nous a appelés à l’improviste pour nous entraîner dans tout ça. Qu’est-ce qu’elle a fait, elle, cette nuit-là ? Elle n’a pas levé le petit doigt ! C’est moi qui ai nettoyé…

— Hé, moi aussi… coupa Prynce.

— Danny, lui, c’était le chauffeur de service parce qu’il avait son fourgon. Les gars ont dû porter le corps pendant que moi et Dimple – et je n’en ai pas fini avec elle non plus d’ailleurs – on l’emmaillotait. Et pendant ce temps-là, il y en avait une qui ne se salissait pas les mains ! Mais peut-être que c’était prévu depuis le début ? Même quand Dimple s’est évanouie, t’es restée assise sur le canapé ! C’est moi qui me suis occupée d’elle !

— Allez, continue si ça te fait du bien. Vas-y, crache ta bile. »

Nikisha dévisagea Lizzie qui terminait sa diatribe.

« C’est pas une bonne idée, répliqua Danny.

— Si, affirma Nikisha calmement.

— Pourquoi ? demanda Dimple. Tu trouves ça normal qu’elle soit horrible comme ça avec nous ?

— Elle a besoin de vider son sac, expliqua Nikisha.

— Toi aussi, tu vidais ton sac quand tu m’as dit que j’étais grosse ? » demanda Dimple.

Nikisha rit.

« De quoi tu parles ?

— Quand on était jeunes. Le jour où papa est venu nous chercher dans sa Jeep pour nous emmener au parc. T’as dit que je devais m’asseoir à l’avant parce que c’était moi la plus grosse et que je prenais trop de place à l’arrière !

— Ce n’était pas sympa de ma part, ça, concéda Nikisha. Moi aussi, j’étais jeune, tu sais. J’étais habituée à ce qu’il n’y ait que Prynce et moi. Du coup j’étais sur la défensive. Je m’excuse.

— Ça m’a hantée pendant des années. T’imagines pas à quel point j’étais déjà effrayée qu’on vienne me chercher pour me retrouver dans une voiture remplie de personnes soi-disant de ma famille ! Et par là-dessus ma grande sœur, dont j’avais peur mais que j’admirais, qui me traite de grosse sans raison ! Je découvrais tout juste mon corps…

— Dimple ! T’espères encore des excuses pour une histoire qui date de Mathusalem ? fit Lizzie en se tournant vers elle, le doigt pointé sur son visage. C’est à cause de toi si on en est là ! Moi aussi on est venu me chercher pour te porter secours !

— Je ne vous ai jamais appelés, moi ! soupira Dimple en levant les bras au ciel. Je n’ai jamais voulu vous mêler à tout ça. J’ai appelé Nikisha et c’est elle qui vous a contactés ! Si ç’avait tenu qu’à moi…

— C’est ça, ton problème ! la coupa Lizzie qui s’apprêtait à finir en apothéose. De toute ma vie, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui se pose autant en victime que toi. Au moindre souci, il faut que tu rejettes la faute sur quelqu’un d’autre. À la moindre émotion, c’est pareil. Tes problèmes deviennent les nôtres, on est tous embarqués et c’est à nous de les résoudre. Si t’avais tout simplement appelé la police quand Kyron s’est cogné la tête, on aurait pu continuer à vivre notre vie ! Mais non bien sûr, alors ça fait deux mois qu’on stresse, à se demander si oui ou non les flics vont débarquer à notre porte ! Et en plus, il faut prendre soin de toi. S’assurer que tu vas bien. Veiller à ce que tu ne culpabilises pas. Faire attention à ce que tu ne sois pas trop bouleversée. »

Dimple commençait à avoir des picotements dans la gorge. Elle sentait qu’elle était au bord des larmes mais elle ne les laisserait pas couler.

« Tu sais quoi, Lizzie ? Ferme ta gueule. » Les mots jaillirent de sa bouche sans prévenir, à sa plus grande surprise. « T’auras toujours quelque chose contre moi de toute façon. Je ne serai jamais assez bien pour toi, quoi que je fasse. Il y a des années, je t’avais déjà écrit pour te proposer qu’on se rencontre. Tu ne m’as jamais répondu. Je t’ai relancée parce que ça me tenait à cœur, j’avais vraiment envie d’être ta sœur. Je voulais voir si on traversait les mêmes choses, si on avait des ressentis en commun. Je voulais savoir si ç’avait été dur pour toi aussi de grandir en te sentant abandonnée par un père irresponsable. Mais à nouveau, tu m’as ignorée. À mon grand regret, ç’a toujours été comme ça. T’as toujours eu une dent contre moi et ça remonte à bien plus loin qu’à cette fameuse nuit. Je ne sais pas à quoi c’est dû mais je n’en ai plus rien à foutre. »

C’était au tour de Dimple de pointer Lizzie du doigt.

« T’es pas quelqu’un de bien, Lizzie. T’es rancunière et tu juges les gens. Je pensais vraiment qu’après être restée chez toi quelque temps on s’entendrait mieux. On a eu cette grande conversation pendant laquelle tu t’es adoucie, c’était incroyable. Parce que de vous tous, c’est auprès de toi que j’avais le plus envie d’être quand les choses allaient mal. En un sens, je crois que c’est parce que j’attendais ton pardon, tu vois ? J’avais envie que tu me pardonnes d’avoir le même âge que toi, et que papa ait mis nos mères enceintes à une semaine d’intervalle ; comme je suis la première à être née, j’avais l’impression que c’était de ma faute. Mais j’ai vu comme tu me prenais toujours de haut. J’ai vu dans ton regard à quel point je te dérangeais. T’as même plus pris la peine de le cacher au bout d’un moment ! Mais maintenant je sais que je n’attends plus rien de toi. Je n’ai pas besoin d’être pardonnée puisque je n’ai rien fait de mal. Et ce n’est pas grave si je ne t’aime pas. Je ne vois pas comment je le pourrais d’ailleurs, puisque toi-même, tu ne t’aimes pas ! »

Dimple cessa de crier, sa poitrine montait et descendait tandis qu’elle essayait de reprendre sa respiration.

« Vous savez quoi ? » Elle éclata en sanglots. « Je n’en ai plus rien à foutre de l’argent, de Kyron, de ma chatte sur le Net, ou de vous tous. Enfin, non, ce n’est pas vrai, vous savez que ça compte pour moi. Mais là tout de suite, je m’en fous ! »

Ils regardèrent tous Dimple sortir de la chambre en trombe et l’entendirent dévaler l’escalier puis claquer la porte.

« Je la pensais pas capable de ça ! » lança Prynce qui, par la fenêtre, la regarda traverser la rue puis s’élancer le long de la rue.