Dimple, la troisième enfant de Cyril, désormais âgée de trente ans, était assise devant sa coiffeuse. Elle était plus mince qu’auparavant. Elle n’était pas maigre non plus, du moins pas comme l’entendent les standards européens. Plus jeune, ses gros bras et ses jambes robustes avaient été sources d’embarras, mais maintenant (et seulement grâce aux compliments qu’on lui faisait sur ses cuisses et ses fesses) elle acceptait ces membres qu’elle avait autrefois accusés de desservir son corps.
Elle était douée pour se maquiller. Cela avait largement contribué à la rendre séduisante. Parfois, certains commentaires sur ses selfies la décrivaient comme « canon », ce qui la remplissait de joie. L’émoji feu la rendait folle de bonheur. À partir de ses vingt-cinq ans, sa vie fut régie par les réseaux sociaux ; pour connaître son degré de popularité, elle se référait au barème variable du nombre de likes qu’elle obtenait pour un selfie, mais aussi au style d’émojis ajoutés. Celui représentant le feu était sans conteste son préféré. Elle aimait aussi beaucoup celui avec les yeux en forme de cœur, mais pas autant. Elle détestait celui qui pleurait, c’était pourtant censé être mignon, mais Dimple n’avait pas envie d’être mignonne. Elle voulait être sexy. Elle n’avait pas encore compris que si certaines personnes étaient sexy de naissance, malheureusement ce n’était pas son cas. Elle n’en restait pas moins charmante. En résumé, elle était mignonne ! Et elle avait un petit quelque chose, ce qui était toujours mieux que rien.
Le bruit de la chaudière qui grondait et claquait dans la pièce d’à côté lui rappelait combien il faisait froid dehors. Elle plaça son téléphone sur sa ring light, vérifia son allure dans le miroir. De l’index, elle tapota doucement ses yeux bouffis et se demanda si une autre paire de faux cils pourrait cacher ce gonflement. Elle fixa son téléphone au centre du cercle de lumière vive et enclencha le mode caméra, prit une profonde inspiration et afficha son habituel grand sourire. Elle redressa les épaules avant d’appuyer sur le bouton « enregistrer ».
« Salut tout le monde ! C’est moi, Dimple ! »
Elle arrêta l’enregistrement, se racla la gorge, fit quelques vocalises puis des exercices pour se détendre les mâchoires.
Elle refit une prise.
« Salut tout le monde ! C’est moi, Dimple ! Aujourd’hui je vais faire court, mais j’ai une très triste nouvelle à vous annoncer. »
Dimple baissa le regard vers ses genoux puis releva les yeux.
« Comme vous le savez, depuis un moment, Kyron et moi avons une relation compliquée. On a eu des hauts et des bas. Je vous ai pas mal parlé des bas… »
Elle inclina la tête en arrière pour donner l’illusion qu’elle allait pleurer.
« Enfin bref, je suis navrée de devoir vous informer qu’on a décidé d’en rester là. Même si on s’adore, on s’est rendu compte qu’on était arrivés au bout de notre histoire. On s’est apporté beaucoup de bonheur, mais le bonheur ça ne fait pas tout, hein ? » Elle marqua une pause pour créer un effet dramatique. « Bien sûr, on restera amis, je ne peux pas m’imaginer vivre sans lui. Allez, s’il vous plaît, envoyez-moi votre soutien via les commentaires. Je vous aime ! »
Dimple s’arrêta de filmer, prit le téléphone pour visionner sa vidéo, opéra quelques rapides modifications. Elle n’en était pas pleinement satisfaite mais elle se dit qu’elle aurait plus de succès si ce n’était pas parfait.
Elle activa le mode avion de son téléphone avant de publier son post sur ses chaînes – même si guère plus de cent personnes allaient le visionner. Certes Dimple avait quelques abonnés, mais elle avait beau se considérer comme une influenceuse, en réalité, ce n’était pas vraiment le cas. Même s’il faut bien commencer un jour. Quoi qu’il en soit, son nombre d’abonnés n’avait pas bougé depuis au moins trois ans.
Dimple se mordit la lèvre inférieure et repensa à tout ce qui l’avait récemment inquiétée dans sa relation avec Kyron. Il était imprévisible, colérique et jaloux. Parfois il ne répondait plus à ses appels pendant des jours, puis quand ça le prenait il refaisait surface en l’accusant d’être perfide.
Pendant un temps, elle avait mis ça sur le compte de la passion ; elle n’avait pas voulu y voir des traits de caractère détestables, qu’il n’hésiterait pas à tourner contre elle par la suite. Voilà ce qui arrive quand on a un père absent. On croit que n’importe quelle forme d’attention masculine est bonne à prendre. Pourtant, Kyron était gentil. Du moins parfois. Même s’il oubliait toujours son anniversaire, il lui offrait systématiquement des choses pour se faire pardonner quand il avait déconné, c’était déjà ça. Toute sa jeunesse, Dimple avait été gâtée par sa mère, histoire de compenser pour les cadeaux de Noël et d’anniversaire que Cyril ne lui avait jamais faits. Alors pour elle les cadeaux qui provenaient des hommes – même merdiques – revêtaient un caractère spécial. Et l’idée d’être en couple lui plaisait, même si ça s’était avéré plus laborieux que prévu. En plus, elle avait remarqué que les vidéos où apparaissait Kyron avaient moins de succès que celles où elle était en solo. Et la différence entre dix-sept et soixante-dix vues est énorme quand ton niveau de popularité n’est déjà pas aussi élevé que ce que tu souhaiterais.
Dimple avait essayé de rompre plusieurs fois déjà, mais Kyron avait toujours réussi à la reconquérir. Pourtant, après avoir reçu des messages d’abonnés dénonçant son comportement (qu’ils aient été ensemble ou séparés), Dimple avait définitivement mis un terme à leur relation. Pour de bon cette fois. Elle l’avait même écrit sur son mur (au crayon à papier) pour ne pas l’oublier.
Mais à ce stade de sa vie les choses étaient un peu plus compliquées, car Dimple n’était toujours pas indépendante, que ce soit au niveau émotionnel ou autre, et elle se reposait donc sur sa mère (et aussi sur Kyron, avant leur rupture, même si à chaque fois qu’elle se plaignait de quelque chose celui-ci lui répondait « C’est comme ça ») pour presque tout : argent mais aussi amour et attention. Elle ne pensait pas pouvoir quitter la maison un jour. Et même si Janet se montrait parfois un peu autoritaire et maladroite, Dimple l’aimait de façon inconditionnelle, alors pourquoi vivre ailleurs ?
Sa mère était partie quelques jours en vacances avec sa meilleure amie, Vanessa, alors Dimple tournait en rond chez elle, tentant (avec succès) de ne pas répondre aux appels ni aux messages de Kyron, qui avait tout essayé. Comme elle ignorait ses coups de fil, il avait appelé d’un numéro privé. Ensuite, Dimple ne décrochant toujours pas, il avait cherché à la joindre sur sa ligne fixe. Elle ne l’avait ouverte que pour avoir un accès Internet et ne sut jamais comment il s’était procuré le numéro. Elle sut que c’était lui parce que les appels avaient commencé juste après ceux reçus sur son portable. Elle avait composé le 1919 pour vérifier et c’était bien lui. Une fois qu’il eut compris qu’il ne parviendrait pas à la joindre par téléphone, Kyron s’était attaqué à Instagram. Il avait unliké puis reliké une série de selfies de Dimple (toujours les mêmes) avant de lui demander de le rappeler. Ensuite, il avait tenté Facebook, alors qu’elle l’utilisait encore moins que son fixe. C’était pareil à chaque fois qu’ils cassaient et, après avoir été harcelée toute une journée, elle finissait toujours par lui répondre ; mais cette fois-ci, elle ne céderait pas.
Dimple fit glisser son téléphone dans sa poche et descendit l’escalier. Le stress de la rupture lui avait coupé l’appétit (parce que cette fois, c’était effectif) mais elle savait qu’elle avait besoin de manger si elle ne voulait pas tourner de l’œil.
Elle arrivait dans la cuisine quand la sonnerie du fixe la fit sursauter. Elle scruta l’appareil et se mordit la lèvre, ce qui rouvrit sa plaie, comme d’habitude. Quand la sonnerie se tut, elle se dirigea vers le frigo pour voir ce que sa mère lui avait laissé en pensant qu’elle devait arrêter de stresser. Kyron n’allait pas surgir du téléphone, et s’il débarquait il lui suffisait de ne pas ouvrir. Elle fit la moue en voyant la soupe posée sur la dernière clayette du réfrigérateur. Quand elle referma la porte, la bouteille d’huile qui se trouvait sur le frigo tomba par terre, à ses pieds. Elle grimaça en voyant le liquide jaune répandu partout sur le sol.
« Pourquoi ?! » cria-t-elle à la bouteille comme si celle-ci l’avait trahie. Elle la ramassa et la posa sur le plan de travail, n’essuyant qu’en partie l’huile renversée : elle savait que sa mère le ferait à son retour. Dimple sortit son téléphone, désactiva le mode avion, ignora les millions de notifications de Kyron au fur et à mesure qu’elles apparaissaient, puis commanda à manger.
Elle jeta son téléphone sur le canapé, alluma la télévision, respira profondément puis s’obligea à baisser ses épaules crispées, qu’elle avait tendance à remonter près des oreilles. Elle se mit à regarder un film dont elle ne prit même pas la peine de vérifier le titre et commença à s’assoupir dès les premières minutes. Le soulagement d’avoir annoncé sa rupture à sa communauté (même si aux dernières nouvelles ça se résumait à trente personnes) lui rendait la séparation un peu moins douloureuse. Et ce même si elle savait pertinemment que celles et ceux qui regarderaient la vidéo et lui enverraient des commentaires, des messages d’amour et de soutien n’en avaient au fond absolument rien à faire. Elle était consciente de tout ça, mais cela ne l’empêchait pas de continuer. Elle se fixait néanmoins des objectifs. Elle n’aurait pas su les définir concrètement, mais elle avait des buts dans la vie.
*
Un coup de sonnette tira Dimple du sommeil. Elle inspira profondément et se traîna jusqu’à la porte d’entrée. Elle prit sur la table du vestibule un peu de monnaie pour le pourboire avant de lancer un « J’arrive ! » endormi, puis appuya sur la poignée. Elle se frotta les paupières avec le dos de sa main qui tenait les pièces et tendit l’autre pour saisir le carton à pizza. Elle ouvrit les yeux quand ses doigts ne rencontrèrent que le vide.
« Pourquoi tu réponds pas, bordel ?! hurla Kyron en poussant Dimple par les épaules à l’intérieur de la maison. Tu balances ma vie sur Internet mais t’as pas le temps de me parler ? »
Dimple eut une montée d’adrénaline. Elle était tout à fait réveillée à présent.
« Je dormais, désolée, répondit-elle, en palpant l’endroit où Kyron l’avait poussée.
— Ah ouais, tu dors depuis deux jours peut-être ? » rétorqua Kyron avec mépris. Il se rapprochait de Dimple qui reculait.
« On m’a fait suivre une vidéo où on te voit raconter un tas de conneries, comme quoi tu m’aimeras toujours et qu’on restera amis pour la vie. Putain, je suis pas ton pote, je suis ton mec.
— Non, on n’est plus ensemble ! On en a déjà parlé ! »
Kyron la toisa de haut en bas et s’approcha d’elle en la regardant avec suspicion.
« Pourquoi t’es toute pomponnée ? T’es avec quelqu’un ?
— Y a personne ! C’était pour ma vidéo ! »
Dimple repartit dans le salon. Elle n’avait jamais vu Kyron aussi furieux, elle décida donc d’être gentille pour calmer le jeu plutôt que de lui demander de partir.
Kyron la suivit.
« Si j’entends dire que t’as parlé à quelqu’un d’autre, je te jure que…
— Kyron ! Pourquoi tu ramènes toujours ça sur le tapis ? Pourquoi je parlerais à quelqu’un d’autre ?
— Je sais pas, moi, cracha Kyron, les narines frémissantes. Qu’est-ce que je suis censé penser quand tu réponds pas au téléphone ? »
Kyron ne décolérait pas.
« Où est ta mère ? demanda-t-il. Elle est là ?
— Non, mais elle ne va pas tarder », mentit Dimple.
Sa respiration s’accéléra. Elle n’aimait pas le conflit. Même quand elle se disputait avec sa mère, elle réussissait à pleurer, que ce soit au sujet de la vaisselle ou de la viande qu’elle n’avait pas sortie du congélateur à temps pour son retour. Pour une trentenaire, ce n’était pas normal de vivre dans un tel état de dépendance affective, mais Janet avait toujours laissé couler, si bien que ni l’une ni l’autre ne voyait ça comme un problème. S’asseyant sur le canapé pour essayer de contrôler les tremblements de ses genoux, Dimple aurait vraiment aimé que sa mère soit là.
« Passe-moi ton téléphone, ordonna Kyron en tendant le bras.
— Pourquoi ? T’en as pas besoin. Y a rien dessus.
— Ben, si y a rien, pourquoi tu veux pas que je regarde ? File-le-moi, insista-t-il en levant le ton.
— Je ne sais pas où il est. »
Ça l’énervait qu’il ne lui fasse pas confiance.
« Toi qui gardes ton téléphone à la main H24, tu sais pas où il est ? » ironisa Kyron.
Les yeux de Dimple indiquèrent l’autre côté du canapé. Kyron suivit son regard et attrapa le téléphone.
« Déverrouille-le.
— Non. » Malgré la peur, Dimple essayait de rester ferme.
« Je te dis qu’il n’y a rien dans mon téléphone. Tu ne peux pas simplement me faire confiance, s’il te plaît ? Pourquoi tu crois toujours que je te cache des choses ?
— Déverrouille-le.
— Je ne le déverrouillerai pas !
— Très bien », dit Kyron en jetant le portable à travers la pièce.
Dimple tressaillit lorsque son appareil heurta le mur, et elle partit le ramasser. Elle rejeta la tête en arrière de désespoir en découvrant une gigantesque fissure au milieu de l’écran, puis elle déposa le téléphone sur le canapé.
« Qui tu pars retrouver alors ? »
Kyron changeait de stratégie.
« Arrête, bordel ! Je déteste quand t’es comme ça, Ky !
— Tu détestes quand je… mais c’est de ta faute si je suis comme ça ! beugla Kyron en se jetant sur elle et lui appuyant un doigt contre la joue.
— Ne me touche pas », lâcha-t-elle, les lèvres tremblantes.
À ce moment-là, probablement le pire, la sonnette retentit.
« Ah, c’est ton nouveau mec qui arrive, c’est ça ? fulmina Kyron en se précipitant vers la porte d’entrée. Tu vois, j’en étais sûr. »
Kyron ouvrit la porte d’un coup sec et s’apprêtait à frapper le livreur planté devant lui.
« Euh… Bonsoir monsieur, c’est pour vous la pizza ?
— Passe-moi ça, mec, grogna Kyron en attrapant le carton dans le sac du livreur. Et dégage. »
Kyron retourna dans le salon et jeta le carton à pizza sur le bar de la cuisine contre lequel Dimple était adossée, encore toute tremblante.
« Ce serait plus simple si tu répondais à ton téléphone.
— Tu ne me facilites pas la vie, marmonna-t-elle.
— Quoi ? Parle plus fort, si t’as quelque chose à dire !
— J’ai dit… tu ne me facilites pas la vie », répéta-t-elle haussant légèrement la voix.
Alors, comme à son habitude, Kyron se métamorphosa. Il passa du véritable démon en survêtement Nike au gentil garçon attentionné qui joue certainement de la batterie tous les dimanches dans le groupe de bénévoles de la paroisse locale.
« Mais l’amour, c’est pas facile, bébé, déclara-t-il en s’avançant vers elle, prenant doucement son menton dans sa grosse main. C’est parce que je t’aime que je m’énerve autant quand ça va mal entre nous. »
Il attira le visage de Dimple vers le sien et se pencha pour l’embrasser sur la joue.
« Allez, souris-moi, montre-moi ces fossettes. »
Ce fut le coup de grâce pour Dimple (Kyron la connaissait bien) puisque pas moins d’une minute trente plus tard elle le chevauchait sur le canapé. Elle avait balancé sa petite culotte à travers la pièce, et Kyron avait son bas de jogging et son caleçon autour des chevilles.
Peu après, revenant de la salle de bains, Dimple récupéra sa culotte qui avait atterri sur le meuble télé.
« Tu vois », sourit Kyron allongé sur le canapé, encore un peu essoufflé. En apercevant ce sourire démoniaque, Dimple sut qu’elle allait le regretter. « Je savais que tu me quitterais pas. »
Elle leva le regard vers lui en se rhabillant et se souvint du pense-bête qu’elle avait inscrit sur le mur de sa chambre.
« Je t’ai quitté », dit-elle.
Malgré sa voix qui chevrotait, elle essayait de rester ferme et réussit malgré tout à réaffirmer sa détermination. Ne pas céder fut d’autant plus difficile que Kyron s’était vraiment surpassé dans cette dernière partie de jambes en l’air. D’habitude ce n’était pas aussi bien. Le sexe est toujours mieux quand une relation se termine. Ou quand on sait qu’on ne devrait pas.
« C’est pas toi qui décides », décréta Kyron en plissant les yeux.
Sale Type no 1 (le mec colérique, violent et démoniaque en survêt Nike) avait aussitôt refait surface pour remplacer Sale Type no 2 (la version enfant de chœur manipulateur, qui s’apitoie sur son propre sort).
« Si ! s’imposa Dimple. On se dispute tout le temps, Kyron. J’en ai ras le bol. On ne peut pas continuer comme ça, c’est trop éprouvant. Pour toi non plus, ce n’est pas agréable. C’est fini. Je suis désolée. » Elle se frotta les tempes, sa manucure était impeccable. « J’espère qu’on pourra rester amis. Je le pensais vraiment dans la vidéo. »
Dimple espérait que Kyron accepte la situation. Il allait peut-être la prendre dans ses bras, s’en aller, et plus tard lui envoyer de l’argent pour faire réparer son écran de téléphone. Au contraire, ses grosses pognes, celles qui avaient caressé son visage il y a si peu de temps, lui enserrèrent la gorge. Elle tenta de le repousser de toutes ses forces, mais c’était inutile. Il était grand et fort. Elle ferma les yeux et sentit les battements de son cœur accélérer puis ralentir.
Dimple essaya une nouvelle fois de se défendre mais son corps entier se liquéfiait tandis qu’il appuyait de plus en plus sur sa trachée. Dans un dernier sursaut de vie, elle planta ses ongles dans sa joue gauche et y creusa de profonds sillons.
Kyron hurla et toucha son visage lacéré après avoir repoussé Dimple. Quand il vit le sang sur ses mains, il faillit s’évanouir.
Dimple s’écarta de Kyron en reprenant son souffle par à-coups.
« Regarde ce que tu m’as fait ! » glapit-il, l’air si horrifié qu’elle se demanda s’il avait oublié ce qui venait de se passer.
« Moi ? Mais tu plaisantes ?! cria-t-elle en touchant son cou endolori. T’étais en train de m’étrangler !
— Je croyais que t’aimais ça.
— Putain, je te déteste ! Dégage !
— Salope ! Tu me parles pas sur ce ton ! », aboya-t-il en s’élançant vers elle.
Dimple l’esquiva, courut se réfugier près de l’évier de la cuisine. Il revint à la charge, bondit sur elle, les mains tendues vers son cou pour l’étrangler de nouveau. Mais en arrivant au niveau du réfrigérateur, il glissa sur l’huile que Dimple ne s’était pas donné la peine de nettoyer. Elle le vit tomber à la renverse et se cogner la tête contre le plan de travail. Ça commençait à faire beaucoup, même pour un samedi soir.
« Kyron ! s’écria Dimple, en posant les mains sur sa bouche. Ça va ? »
Elle savait très bien que non, mais vu la situation elle ne voyait pas quoi dire d’autre.
Elle s’approcha de lui. Il semblait endormi, sauf qu’une mare de sang s’étalait sous sa tête et commençait à l’entourer comme une sorte de halo lugubre. Elle fixait la flaque carmin, subjuguée par son éclat. D’habitude, elle ne supportait pas la vue du sang, mais pas cette fois. Non, là, sur le moment, elle se demanda ce qui se passerait si sa mère rentrait et découvrait une telle pagaille sur le parquet qu’elle venait de faire poncer.
« Oh mon Dieu !… qu’est-ce que je vais faire ? »
Dimple tenta de se souvenir de la formation aux premiers secours qu’elle avait dû suivre au collège dans le cadre du programme du Prix international du duc d’Édimbourg. Ça remontait à si longtemps ! Comment était-elle censée se rappeler ce qu’il fallait faire sur une vraie personne quand elle n’avait même pas réussi à prêter attention aux gestes qui pouvaient sauver un mannequin – d’ailleurs si réaliste qu’elle avait eu peur de s’en approcher ? Elle s’agenouilla et allait pour placer Kyron en position latérale de sécurité quand il lui vint l’idée de prendre son pouls. Elle pressa deux doigts sur son cou sans rien sentir. Elle appuya plus fort ; elle craignit d’abord de lui faire mal puis comprit rapidement que, vu la mare de sang par terre, ça ne pourrait pas être pire que sa blessure à la tête. Toujours rien.
« Bon, déclara-t-elle en se relevant. OK. »
Elle inspira profondément, tâtonna ses poches en quête de son téléphone avant de se rendre compte qu’elle l’avait laissé sur le canapé. Elle se rua vers l’appareil et jura quand elle s’aperçut qu’elle avait marché dans le sang de Kyron et en avait mis sur le tapis. Ça allait vraiment de mal en pis.
Elle saisit le téléphone, espérant qu’il fonctionnerait encore malgré l’écran fissuré.
« Ouf ! » dit-elle quand elle parvint à le déverrouiller.
Elle se retourna pour observer Kyron. Il était toujours inerte.
« Il est probablement mort à l’heure qu’il est », dit-elle à voix haute.
Lorsqu’elle avait des émotions fortes (et c’était souvent le cas) elle parlait seule, et l’état de choc extrême dans lequel elle se trouvait actuellement n’y faisait pas exception.
« C’est pas possible ! »
Elle jouait nerveusement avec son téléphone, les mains tremblantes. Il fallait peut-être appeler une ambulance ? Elle allait contacter les urgences mais se ravisa. Leur intervention engendrerait forcément celle de la police ; or, il lui fallait encore un peu de temps pour réfléchir à ce qui venait de se passer avant d’être plaquée au sol et menottée. D’abord, sa mère était avocate, donc un cadavre retrouvé chez elle serait un désastre total pour sa carrière. Ensuite, les raisons pour lesquelles Dimple ne faisait pas confiance à la police étaient innombrables. À chaque fois qu’elle avait eu affaire aux forces de l’ordre, ç’avait été traumatisant. Elle craignait la police plus que tout. Alors qu’elle s’asseyait près du corps de Kyron en essayant de réguler sa respiration, ses larmes commencèrent à couler. Elle s’essuya les yeux d’une main et posa l’autre sur la poitrine toujours immobile de son ex.
« Oh Ky, pleura-t-elle. Qu’est-ce que j’ai fait ? »
Dimple s’apprêtait à enfin appeler les secours lorsque son regard s’arrêta sur la joue égratignée de Kyron. Les griffures, profondes, donnaient l’impression qu’ils s’étaient disputés et qu’elle l’avait poussé.
Qui allait croire qu’on pouvait glisser sur de l’huile et mourir ? On n’était pas dans Destination finale, c’était la vraie vie, là !
Elle tapa dans ses contacts le nom de la personne dont elle s’était juré, tant d’années auparavant, de ne jamais solliciter l’aide.
« Allô ? »
Dimple mit le téléphone sur haut-parleur parce que ses mains tremblaient trop pour le tenir contre son oreille.
« Bonjour, c’est bien Nikisha ? »